Les clés sont vieilles, immenses et nombreuses, trousseau de conte de fées-cauchemar – on n’en a jamais vu de pareilles. Les grilles grincent et les loquets successifs chuintent des plaintes rouillées. Le surveillant doit forcer. Les chaussures, talons ou pas, claquent et résonnent. Les talkies-walkies grésillent, répandent alertes, annonces d’urgence, émeutes ou agressions. Quand on est seule, sans gardien, on sonne à chaque grille, et le bouton d’appel produit des bips d’alarme nucléaire. Du brouhaha au loin, des cris, des rires. Parfois un long hululement ininterrompu, pas de mot, pas même une syllabe articulée.
Ce qui frappe d’abord, et sans doute frappe tout le monde, c’est le bruit. Les lieux d’enfermement n’ont pas de silence. Ni dans les couloirs nus où tout est amplifié, où tout fait écho, ni dans les cellules où les télés sont branchées en permanence et dont les flux multiples filtrent, dissonants, ni lors des « mouvements » groupés et organisés de détenus, qui plaisantent ou s’interpellent, ni dans la cour de promenade où les voix explosent à l’air libre.
On peut fermer ses yeux mais pas ses oreilles – pour le bruit nul ne peut rien faire, et souvent les détenus qui viennent aux ateliers d’écriture s’en plaignent, voudraient du temps pour lire, voudraient s’entendre penser, voudraient au moins dormir. La nuit, la détresse prend plus de place. Beaucoup de détenus hurlent à la mort par leurs fenêtres, et personne n’y peut rien.
Il y a quinze ans, pour la parution de mon premier roman1, j’ai été invitée en tant qu’auteure à le présenter dans des centrales ou des maisons d’arrêt. Rencontres ponctuelles, où le débat était parfois vif et argumenté, et parfois hors de propos, quand les détenus étaient juste venus là pour voir autre chose, rencontrer un copain, montrer leur bonne foi pour une demande de réduction de peine.
Comme j’animais déjà des ateliers d’écriture « au-dehors », comme on dit, je les ai proposés aux services qui m’avaient invitée : médiathèques, salons du livre, insertion-probation. Je préfère animer des ateliers que parler de mes romans : c’est un mode de rencontre plus riche. Plus tard, Languedoc Roussillon Livre et Lecture2 m’a permis d’animer des cycles plus réguliers en maison d’arrêt, avec des hommes, des femmes, des mineurs. Je suis aussi intervenue via l’association Oaqadi (ou « On a quelque chose à dire »), de médiation éducative par la radio, pour enregistrer des émissions (on dit aujourd’hui des podcasts) à partir de textes écrits en atelier dans des quartiers majeurs et mineurs.
Intervenir en détention n’a jamais été un but en soi, mais je travaille, par choix, quasi uniquement avec des publics captifs, ou empêchés, ou dits fragiles, ou en souffrance. J’y trouve davantage de sens qu’en ville, et les textes produits sont toujours originaux, saillants, peu conformes. De la langue vivante.
Avant ma première intervention j’ai dû répondre à une enquête. Aller à la gendarmerie. On m’a demandé de trouver des témoignages de ma moralité. « Un prêtre, ce serait bien », m’a dit le gendarme qui m’a reçue et m’a demandé, perplexe, pourquoi donc je voulais faire ça – les détenus sont punis, pourquoi les aider ?
On touche là à une spécificité de l’animation d’ateliers en prison, même si elle peut se retrouver dans d’autres institutions en souffrance (structures de soins, entreprises...) : l’ambivalence. Deux courants de pensée, ou de valeurs : l’un qui veut que vous interveniez, qui vous facilite les papiers, les autorisations, qui est souvent à l’origine de la demande, qui a trouvé les crédits. L’autre qui s’y oppose. Les détenus ne sont pas prévenus de l’atelier, ou on ne vient pas les chercher, ou encore l’atelier a été planifié en même temps que l’accès à la salle de musculation. Les détenus s’excusent ensuite, « Madame, j’aurais voulu venir hier, mais si je ne fais pas de sport, je pète vraiment les plombs ».
L’ambivalence est en soi aussi, bien sûr. On se questionne : la prison est fantasmatique. S’y rend-on par pulsion voyeuriste ? Pour en parler dans les dîners ? Pour soi, ou pour eux ? Et puis l’enfermement. C’est le mode de punition de nos sociétés occidentales. D’autres sociétés (on pense à certaines tribus amérindiennes) punissent un crime en brûlant toutes les possessions du coupable. Après quoi, la faute est lavée et on repart de zéro. Nous ne privons pas nos coupables de tous leurs biens matériels. Nous ne touchons pas aux affaires – à la liberté, seulement.
Et puis il y a les conditions, bien sûr. Les prisons sont surpeuplées, souvent vieillottes, on le sait – même si, comme le disait un directeur de prison interviewé par des détenus lors d’une émission Oaqadi, « on revient de loin ». On revient du bagne, où des détenus dormaient dans le foin et les déjections, sans lumière, sans rien à faire. Les moyens restent insuffisants pour réinsérer, les temps pour la bibliothèque, l’école, les ateliers, le travail. C’est notre choix de société. Le personnel de réinsertion en souffre, les surveillants sont épuisés, tendus. En sortant, les détenus sont désemparés, et pas plus prêts qu’avant. Ils se plaignent beaucoup de leurs conditions de détention, c’est même la deuxième chose dont ils parlent – la première étant, bien sûr, l’injustice ou la sévérité de leur peine. « Moi, mon dossier a pas été instruit à charge et à décharge, mais à charge et à surcharge », écrit ainsi un homme en atelier d’écriture slam. Ici, ma formation de psychologue clinicienne intervient. L’écoute d’abord. Il y a quinze ans, je proposais de relayer leurs témoignages. Je donnais le nom d’éditeurs spécialisés. « Si tu veux t’exprimer, fais-le ». Nul ne transmettait rien et, une fois sortis, ils n’avaient plus la tête à ça. Ce qui était demandé était un espace immédiat de parole, d’écriture, pas d’action, pas de jugement : ni des détenus, dont je ne demande jamais le motif de condamnation, ni des surveillants, parfois opposés à ma présence, et qui eux aussi font ce qu’ils peuvent.
Il n’y a pas, pour moi, de spécificité de la population détenue en elle-même en lien avec les ateliers d’écriture. Il y a une spécificité des lieux, des conditions d’animation, du rapport à l’institution, du contrôle exercé par la Pénitentiaire sur les propos des détenus – textes relus, demandes de modifications, émissions de radio réécoutées, parfois censurées, temps nécessaire aux autorisations de diffusion. Contrôle des sacs à l’entrée, pièce d’identité en dépôt, abandon du portable dans les casiers... L’animateur aussi doit laisser son monde au dehors. Une fois en détention, il n’existe plus que la détention. Mais le contrôle existe ailleurs. L’Éducation Nationale ou les entreprises privées demandent aussi un droit de regard sur les textes qui seront diffusés. J’ai ainsi accepté de changer le texte d’un mineur incarcéré à la demande de la Pénitentiaire : « Nous voulons le droit d’avoir des putes en cellule ». J’ai modifié en : « Nous voulons le droit d’avoir des filles en cellule ». Mais j’ai refusé d’intervenir dans une usine où la direction me demandait par avance d’interdire aux ouvrières participantes toute critique de l’entreprise. C’est à l’animateur de clarifier sa posture, son rapport à l’autorité, à la commande, au payeur, dans ce qu’il acceptera ou pas. Pour le reste, les gens qu’on voit là, on aurait pu les voir avant, on les verra peut-être après – réinsertion, centres sociaux. On se doute bien aussi qu’on ne voit pas en atelier les détenus dangereux ou ceux des quartiers disciplinaires. Les participants sont toujours volontaires, même si ça ne fait pas de mal à leur dossier de venir écrire. Ils sont contents d’être là, respectueux, coopératifs, ils plaisantent, et l’atelier est un moment chaleureux, dont ils sortent fiers de ce qu’ils ont écrit.
Je n’ai pu intervenir que sur un seul cycle en quartier femmes, ce qui ne permet aucune réflexion étendue. Les conditions étaient encore plus compliquées, les femmes étant tenues à l’écart des hommes pour éviter (sic) les émeutes de ces derniers s’ils les voyaient au loin dans les couloirs. Les temps d’action, les déplacements étaient donc restreints. Les participantes me semblaient plus abattues que dans les quartiers hommes : la faute aussi à leur astucieuse fabrique d’alcool maison clandestin en cellule (recette donnée dans le livret de textes d’Occitanie Livre et Lecture, à ne pas essayer chez soi), et aux médicaments qu’on leur donnait pour supporter la détention – anxiolytiques et antidépresseurs. Les enfants qui manquent, également. Dans les textes, une souffrance dite plus brutalement, dans le témoignage, sans aller dans la fiction, sans sortir de soi.
Un dernier mot, sur les quartiers mineurs. Certains collègues animateurs ou éducateurs refusent d’y intervenir – incarcérer un mineur étant pour eux un échec de notre société. Signe qu’aucune action éducative ou de soin n’a fonctionné. Posture tout aussi valable, par sa conviction, que de décider comme moi d’intervenir pour tenter de limiter les dégâts. Les quartiers mineurs sont, nous nous en doutons, bien plus durs. Un mineur en prison, ce n’est pas pour du trafic de cannabis. C’est toute une vie de violence qui a fini par échouer là. Ce sont des jeunes qu’on ne peut avoir en atelier qu’à trois ou quatre maximum (contre dix/douze adultes), car ils sont trop agités, prêts à frapper, prêts à se frapper. L’un des jeunes me raconte le passage à tabac d’un nouveau qui n’avait pas baissé les yeux à son arrivée. Il dit comment les anciens ont mis une chaussette sur la caméra de surveillance, et décrit ses Adidas blanches à lui, peu à peu couvertes du sang du jeune à terre, comme toutes les autres. Récit fait d’une voix très douce, sans aucune conscience de son geste, ni de la valeur propre de son corps à lui, que son père frappait à la ceinture ou au martinet. Une autre fois en atelier, j’ai parlé à l’un des trois jeunes présents – j’ai relu avec lui son texte, je n’ai pas fait pas attention à un autre qui regardait les livres de la petite étagère de la bibliothèque. Nous avons terminé l’atelier et sommes sortis. Le surveillant a interpellé le jeune. A touché le côté extérieur de la cuisse de son pantalon. En quoi, trente secondes où je lisais le texte, ce frêle petit blondinet avait démonté un pilier entier de la bibliothèque, soit une barre de fer, et l’avait cachée sous son jean – mais comment ? Pour le prochain passage à tabac. « C’est mieux si on couvre la barre d’une chaussette », ils disent, « on peut taper plus longtemps ». Je n’avais rien vu, rien compris. La bibliothèque avait tenu debout.
Les cris, les hululements, les coups : l’atelier d’écriture en prison vient faire pièce à la crudité inarticulée du bruit et de la violence. Un temps de silence pour écrire, un temps d’écoute pour lire, un temps de retour de l’animateur pour reconnaître ce qui a été créé. Comme dans le film Avatar, où « bonjour » se dit « je te vois ». Nous y allons avec la conviction que plus il y aura de mots, mieux on s’en sortira tous. En prison, dire et écrire sont une survie psychique. Un jeune écrit un texte où, selon la proposition, il est réincarné en stylo et doit raconter sa journée, sa vie de stylo. Le stylo (un stylo-plume) est pris dans une violente bagarre. Il est gravement blessé. On doit l’emmener à « l’hostylôpital » pour qu’il reçoive un « don de cartouche ». Lorsqu’il a fini, je le félicite. Pour le texte, l’originalité, la polysémie, la création de mots à lui. D’une langue à soi. Il lève les yeux, hésitant : « Vous voulez dire que c’est bien, Madame ? On m’a jamais dit que j’avais fait quelque chose de bien. »
La langue articulée draine, comme on draine un abcès, cette violence du registre du réel lacanien, le réel qu’on ne peut pas voir. De même, écrit Jacques Lacan, qu’on ne peut se voir s’arracher soi-même son œil. On sait bien ce qui se passe quand on n’a plus de mots, tous, quand c’est trop dur. On crie, on pleure – ou on frappe.
Ma formation de psychologue ne m’autorise nullement à faire de l’analyse sauvage de textes : elle m’en dissuade. Ce qui est écrit tient toujours pour moi, et c’est dit au début de chaque atelier, de la fiction. Qu’il y ait des éléments autobiographiques ou pas ne me regarde aucunement. En prison plus encore qu’ailleurs. On ne s’adresse pas à des criminels, ni à des cas sociaux, mais à des hommes, des femmes qui s’essaient à la création littéraire. Comme tous les participants.
Cependant, les psychanalystes, les philosophes et les écrivains nous aident à penser les apports de l’écriture en termes d’intériorité et de soutien existentiel. En voici quelques éléments.
Pour Sigmund Freud, écrire permet d’abord tout simplement la décharge énergétique, motrice (motricité fine) et psychique, d’excitations et contenus : la catharsis. Nous connaissons tous cette décharge via l’écriture d’un journal intime ou même le fait de gribouiller, à vide, sur un papier, pour se défouler, penser à autre chose, ou quand on est au téléphone. C’est la même que par la parole. Parler soulage, via le corps, le souffle, la voix, même si on chantonne quelque chose qui nous paraît sans rapport avec notre état.
Romain Gary, dans La vie devant soi, fait ainsi dire à Momo :
Ça me faisait du bien de leur parler parce qu’il me semblait que c’était arrivé moins, une fois que je l’avais sorti […] Je ne pouvais plus m’arrêter, tellement je les intéressais. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour les intéresser encore plus et pour qu’ils sentent qu’avec moi, ils faisaient une affaire […] Je m’emballais de plus en plus et je ne pouvais plus m’arrêter de leur parler parce que j’avais peur si je m’arrêtais qu’ils n’allaient plus m’écouter […] Je ne sais pas ce que je leur ai dit et j’avais envie de continuer, tellement il me restait des choses que j’avais envie de mettre dehors3.
Écrire permet ainsi de verbaliser et écouler le trop-plein d’excitations, intégrer un événement, trouver un destinataire. Ce destinataire est, en atelier, l’animateur. En prison, il y a peu d’interlocuteurs, surtout venus du dehors. Il semble important que les textes y soient lus à voix haute, et qu’il en soit, par un retour, accusé bonne réception.
Il y a, par ailleurs, pour Sigmund Freud sublimation dès qu’il y a mot. Le mot véhicule et transforme une excitation, une énergie, en signifiance. Baudelaire décrit ainsi l’alchimie : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». La boue, c’est, en prison, la violence, la colère, les hurlements, les coups. L’or, les textes qui nous sont offerts et pour lesquels, toujours, on remercie.
La sublimation est également liée à la perte. Il faut perdre l’objet pour le penser et le nommer. Il faut que Maman soit ailleurs pour que je l’appelle (ou que le sel soit loin sur la table pour que je le demande). L’absence, le chagrin, la séparation sont alors sans doute à l’origine du langage. On pense au jeu de la bobine, décrit par Sigmund Freud : le fort-da. Ou encore au « coucou ! » – cachons devant un petit enfant notre visage derrière nos mains, puis réapparaissons en criant « coucou ! » : le mot symbolise la présence/absence, il la joue, l’articule et la rend supportable. Il dit aussi que la perte et l’absence ont une fin, qu’on ne sera pas seul, dans sa chambre ou sa cellule, pour toujours. Le langage décrit la perte et la répare, dans le même mouvement.
Ce qui est écrit ci-dessus est valable pour toute forme de langage, fictionnelle ou pas. Penchons-nous un peu plus sur l’apport de la créativité et donc, pour l’atelier d’écriture, des propositions de fiction.
Pour Sigmund Freud, le travail du rêve et ses mécanismes4 (condensation, déplacement, renversement en son contraire, dramatisation, intégration et métabolisation des restes diurnes ou souvenirs) se retrouvent dans la fiction, qui est proche de la métaphore. La fiction permet de rendre les contenus bruts (violence, désir), issus de l’inconscient, acceptables pour le psychisme. La fiction permet également de satisfaire le Surmoi, notre instance de censure, qui peut ainsi « laisser passer ». Ajoutons que la fiction permet davantage de liberté par rapport aux censures extérieures : on peut dire plus, si c’est une histoire, si on déplace, sans offenser personne.
Le rêve est, pour Sigmund Freud, une hallucination « normale ». Il en va de même pour la fiction, qui permet de sortir de soi, et est en ce sens proche de la folie, mais d’une folie acceptable. Délirer signifie sortir du sillon.
Donald Winnicott décrit longuement l’objet transitionnel5, celui qui n’est ni moi, ni non-moi, une sorte de sas entre les deux qui permet à l’enfant de lutter contre l’angoisse : le doudou.
Donald Winnicott étend ce concept à l’espace transitionnel5 : ni dedans ni dehors, ni moi ni non-moi, il est celui des productions créatives. Si Gustave Flaubert dit fréquemment à ses proches : « Madame Bovary, c’est moi ! », il écrit dans une lettre à Louise Colet : « Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même »6. Moi et l’autre, ici et là-bas, seul et ensemble : textes, peintures, livres, films se déploient au sein de cet espace mystérieux qui est aussi celui de l’atelier d’écriture. C’est un espace extensible qui peut inclure toutes les créations, particulièrement intéressant en prison puisqu’il permet de pousser les murs, et de se sentir, ensemble, plus vastes.
Par ailleurs, pour Donald Winnicott, le jeu est à la base de la créativité, qui est le reflet de la santé psychique. Pour l’atelier, cela induit l’importance des propositions ludiques et fictionnelles. Jouer avec les mots, assonances, allitérations, mots-valises, ou raconter des histoires lointaines de mondes parallèles et magiques ont beaucoup de succès en prison, de par la pauvreté close de l’univers ambiant. « Madame, vous nous avez évadés ! », formule un détenu en fin d’atelier. Bien sûr, ce n’est pas l’animateur, les participants s’évadent seuls : nous amenons juste des clés. Nous avons intérêt à leur montrer un maximum de trousseaux possibles, une grande variété de jeux d’écriture. J’en donne souvent un ou deux en fin d’atelier, pour la route. Parfois les participants écrivent dans leur cellule et amènent leur texte à la séance suivante, qu’ils présentent timidement.
Parmi les propositions qui ont beaucoup de succès en prison se trouvent les propositions de correspondances sensorielles. Je viens par exemple avec un coffret de petites fioles d’essences de parfumeur (blague de détenu : « Tatiana, y a de l’alcool ? On peut les boire ? »). Les participants les piochent au hasard. Grâce à elles, en les respirant, ils vont écrire le journal de bord d’un naufragé sur une île exotique, et les flash-backs de sa vie d’avant. Les cinq sens sont pauvrement représentés en prison, tout ce qui vient du dehors et vient renouveler l’air renfermé (photos, tableaux, parfums, sons...) est donc bienvenu.
Les propositions fictionnelles avec construction de personnage précis (âge, occupation, signe particulier) permettent de sortir de soi et de s’évader, de se relier aussi à l’inconscient collectif commun. Le personnage est un masque : avancer masqué permet d’aller plus loin et de dépasser à la fois la pudeur personnelle et la censure institutionnelle.
Le cadre et les propositions de l’atelier permettent aussi de sortir de l’écriture dite « de décharge ». On pourrait pour résumer mettre en regard « cris et coups / écriture type journal ou notes / décharge psychomotrice » et « langage / fictionnalisation / création et communication ».
Il nous faut tous trouver des mots à notre taille. Gilles Deleuze décrit la « langue mineure » comme un usage particulier de la « langue majeure », qui la sape. En écrivant, nous devenons bilingues dans notre propre langue. C’est comme lorsque l’on vient d’une langue étrangère : nous essayons en atelier de déséquilibrer la langue pour lui rendre son pouvoir de création, de créer nos propres mots, de faire boiter la syntaxe, de travailler rythmes et scansions.
L’un des bénéfices des aspects formels du langage est de pouvoir jouer avec les mots, de reprendre pied dans la langue. Gilles Deleuze soutient ainsi que créer n’est pas communiquer, mais résister7 (étymologie de résister : sta, comme dans stare/to stand, « se tenir debout »). Résister : l’atelier d’écriture est un acte politique, avec une fonction d’émancipation. Il tient pour moi de l’éducation populaire, sans posture de surplomb, ou descendante, de l’animateur : c’est de la base (les participants) qu’émergeront en un mouvement ascendant la créativité et la dignité. Avoir une langue à soi permet de tenir debout face au monde, à la langue d’entreprise, aux éléments de langage de l’administratif auquel nous ne comprenons plus rien, ou à ceux du publicitaire qui veut nous réduire à la consommation. Une langue à soi apporte reconnaissance, plaisir esthétique et estime de soi.
On devient en écrivant le porte-voix de langues innombrables. Sigmund Freud, énonce, dans un texte de 1923, « Le Moi et le Ça », qui sera repris dans les Essais de psychanalyse : « Le Ça héréditaire abrite les restes d’innombrables existences individuelles, et lorsque le Moi puise dans le Ça son Sur-Moi, il ne fait peut-être que ressusciter et retrouver des aspects anciens du Moi »8 Romain Gary, dans Pseudo, écrit quant à lui : « Il est vrai que j’ai eu des problèmes avec ma peau, parce que ce n’est pas la mienne : je l’ai reçue en héritage. J’en ai été enveloppé par voix génétiques, avec soin, préméditation et accusé-levez-vous »9. Pour Gilles Deleuze, il n’y a pas de « moi » originairement constitué, mais une énonciation originairement plurielle, à tel point que, pour Hélène Cixous, « [s]igner ses livres est une forme de malhonnêteté »10. Anaïs Nin le formule différemment : « J’ai creusé tellement profond vers ma propre source que j’ai trouvé notre nappe phréatique commune »11.
L’atelier doit donc toujours avoir lieu dans le respect et l’encouragement de cette langue propre prête à émerger. Il doit aussi permettre aux participants d’accéder à un état leur permettant d’être traversés par toutes ces langues et voix.
En prison, le bénéfice est encore augmenté par l’accès au monde entier que l’écriture permet : évasion générale. Les détenus peuvent écrire depuis, et sur, n’importe où. Ils sont considérés comme une partie du réservoir collectif créatif, et poussent les murs, le temps de l’atelier. Avec Occitanie Livre et Lecture, lors d’un cycle avec les femmes détenues à Perpignan, les participantes ont ainsi créé un monde entier, et son journal, complet : Le Journal du Monde Sans Cœur, avec ses faits divers, témoignages, poèmes et petites annonces. Un monde très proche du nôtre. Un monde entier en plus du nôtre.
En guise d’illustration, je donne à lire deux textes de détenus : on prêtera attention à la décharge (dire ce qui fait souffrir), à l’apport de la créativité (imagination, poésie, aspects formels), à l’adresse (le lien à l’autre), à l’écho collectif (notre émotion).
La maison de mes rêves : tout est permis, tout est possible
La maison de mes rêves elle serait infinie, pas infinie dans le sens pas fini, mais infinie !!
Sans limite dans le temps, ni dans l’espace.
Dans la maison de mes rêves, ma chambre serait dans les îles, ma cuisine au Maroc, et mon salon sur la lune.
Mon jardin serait l’Amazonie, mon garage une concession Ferrari, ma douche elle serait les chutes du Niagara et mon bain la Méditerranée.
La maison de mes rêves c’est celle de mon esprit, de mon âme.
La maison de mes rêves en fin de compte c’est mon corps.
J’ai refait ma naissance
J’exerce le métier de...
Pour Kassandra, le plus tard possible.
J’ai refait ma naissance.
J’exerce le métier de vent...
Ne pleure pas, ma petite fille !
N’écoute pas ceux qui te diront que je suis parti. Souviens-toi que je t’ai promis de ne pas t’abandonner. N’oublie jamais que je suis auprès de toi.
J’ai seulement changé d’apparence.
Cherche-moi dans le vent qui passe : je suis ce souffle léger qui caresse tes cheveux.
Cherche-moi dans la plainte du vent qui gémit : je suis cette tristesse qui désole ton cœur.
Cherche-moi dans la ronde du vent qui tourbillonne : je suis cette gaieté qui te fait danser.
Cherche-moi dans la force du vent qui rugit : je suis l’élan de tes indignations.
Cherche-moi dans la sérénité du vent qui s’apaise : je suis le soir qui descend sur ton âme.
Où que tu sois, je serai avec toi. Je serai l’écho de tes soupirs, l’écho de tes désirs, l’écho de tes révoltes, l’écho de tes joies, l’écho de ton amour.
Si j’ai lâché ta main, c’est pour mieux t’accompagner dans le murmure du vent qui porte ton nom.
Oaqadi est une association qui intervient auprès de tous les publics dits « en difficulté » ou éloignés de la culture. Elle leur fait écrire et enregistrer des émissions de radio autour d’un thème, avec des témoignages, des fictions, des entretiens…12
J’interviens avec Oaqadi depuis dix ans. Par rapport aux ateliers d’écriture « simples » (écriture, lecture, et livret de textes si possible pour garder trace), l’association apporte en premier lieu le corps. La voix émane du corps et les temps d’enregistrements laissent une trace vivante des textes qui ont été écrits. Comme le dit Ryoko Sekiguchi dans La Voix sombre13, toutes les voix enregistrées résonnent au présent. On pourrait ajouter le réel de la voix lors d’une écoute, en prison ou au dehors, comme si, après avoir sublimé, symbolisé ce réel lacanien par les mots, on le réinjectait dans un réel ainsi adouci. De plus, produire une émission complète permet de valoriser davantage les détenus, en permettant des écoutes larges, qui émeuvent les auditeurs et les proches.
Pour Sigmund Freud, le Surmoi, notre instance de censure intérieure, a des origines acoustiques. Qu’on pense aux injonctions parentales (« Range ta chambre ! Ne mets pas tes coudes sur la table ! ») qui résonnent dans nos oreilles. C’est très gênant pour tout le monde d’entendre sa voix, qui tient de l’intime. Julia Kristeva parle ainsi de « l’impudence d’énoncer »14. Travailler la voix en radio pour les enregistrements est précieux, donne confiance, et l’écoute publique des émissions, moment d’épreuve pour les détenus devant tous leurs camarades non participants, valide leur appartenance au monde des hommes.
Enfin, le média radio, pour reprendre un concept de Jacques Lacan, fait ici « tiers », entre moi et l’autre. C’est la technique qui représente l’autorité, ou le Nom-du-père. Ce n’est pas l’animateur. Il faut se taire pendant un enregistrement, non pour se soumettre à un vouloir d’autrui, mais pour que le son soit bon. Pour construire l’émission, nous sommes tous au service des impératifs techniques visant à une création de qualité.
J’ai co-réalisé une émission15 entièrement écrite et enregistrée par dix détenus volontaires adultes, autour du thème du parcours (thème choisi par le SPIP), pendant une semaine de projet radio avec ateliers d’écriture, re-travail des textes, mise en voix, préparation des entretiens. On y retrouvera des témoignages (décharge et élaboration), mais aussi de la fiction (fausse pub, faux entretien d’embauche...), ainsi que des jeux d’écriture (jingles, courts poèmes, aphorismes). Cette émission a fédéré ces hommes (ainsi qu’une psychologue et un éducateur) autour d’un projet commun, dans une ambiance chaleureuse, souvent drôle et galvanisante.
L’écoute publique, au sein de la maison d’arrêt, a fait salle comble, et a remporté des tonnerres d’applaudissements, remplissant deux des premiers objectifs des ateliers : la valorisation des participants et la prise de conscience de notre fraternité globale.
Garder trace. Livrets de textes, émissions de radio, ou encore lectures publiques des textes des détenus par des comédiens, comme ce fut fait par Occitanie Livre et Lecture, in situ en maison d’arrêt ou au-dehors, au salon annuel du livre de Montpellier, La Comédie du Livre : le temps d’atelier pétrit la boue. Mais l’or produit, ce sont les mots et les textes : il faut partout les diffuser. Ils sont contagieux.
[1] Tatiana ARFEL, L’Attente du soir, Paris, José Corti, coll. « Merveilleux », 2008.
[2] Languedoc-Roussillon Livre et Lecture, devenu Occitanie Livre et Lecture, œuvre à rassembler les professionnels du territoire (autour des pôles montpelliérain et toulousain) autour du livre et de la lecture : https://www.occitanielivre.fr.
[3] Romain GARY (Émile AJAR), La Vie devant soi [1975], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1982, p. 214.
[4] Voir Sigmund FREUD, L’Interprétation des rêves [1900], Paris, PUF, Œuvres complètes, IV, 2003.
[5] Voir Donald W. WINNICOTT, Jeu et réalité. L’espace potentiel [Playing and Reality, 1971], trad. française, 1975 ; réédition Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2004.
[6] Gustave FLAUBERT, lettre à Louise Colet, 14 août 1853 ; correspondance consultable en ligne : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Gustave_Flaubert/Tome_3/0413.
[7] Gilles DELEUZE, conférence donnée à la Fémis le 17/5/1987, « Qu’est-ce que l’acte de création ? ».
[8] Sigmund FREUD, « Le Moi et le Ça » (1923), repris dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 2001 ; texte consultable en ligne : https://psychaanalyse.com/pdf/Freud_le_moi_et_le_ca.pdf.
[9] Romain GARY (Émile AJAR), Pseudo [1976], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004.
[10] Hélène CIXOUS, propos tenus lors d’une conférence à Paris en 2003.
[11] Anaïs NIN, Journal de l’amour (journal inédit et non expurgé des années 1932-1939), Paris, Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », 2003.
[12] La présentation de l’association est ici : https://www.oaqadi.fr/Qui%20sommes%20nous%3F (page consultée pour la dernière fois le 7/6/2024).
[13] Ryoko SEKIGUCHI, La Voix sombre, Paris, POL, coll. « #formatpoche », 2015.
[14] Julia KRISTEVA, « L’impudence d’énoncer : la langue maternelle », Revue française de psychanalyse, vol. 69, 2005/5, p. 1655-1667 ; texte consultable en ligne : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2005-5-page-1655.htm.
Résumé
Tatiana Arfel, romancière et psychologue, anime très régulièrement des ateliers d’écriture, en tant qu’écrivaine et en tant que clinicienne : si intervenir en détention n’a jamais été un but en soi, elle travaille, par choix, quasi uniquement avec des publics captifs, ou empêchés, ou dits fragiles, ou en souffrance. Elle revient dans cet article sur l’expérience qu’elle a conduite en maison d’arrêt avec des hommes, des femmes et des mineurs, l’association régionale Languedoc Roussillon Livre et Lecture lui ayant donné l’occasion d’animer des cycles réguliers. Elle revient également sur les interventions qu’elle a menées via l’association Oaqadi (« On a quelque chose à dire ») de médiation éducative par la radio, pour enregistrer des podcasts à partir de textes écrits en atelier dans des quartiers majeurs et mineurs.
Abstract
Tatiana Arfel, novelist and psychologist, regularly runs writing workshops, both as a writer and as a clinician: although working in detention has never been a goal in itself, she works, by choice, almost exclusively with captive audiences, or those who are prevented, or s association, recording podcasts based on texts written in workshops in adult and juvenile wards. aid to be fragile, or suffering. In this article, she looks back on her experience in prisons with men, women and minor childs, where the Languedoc Roussillon Livre et Lecture regional association has given her the opportunity to run regular cycles. She also talks about the work she has carried out via the Oaqadi (« On a quelque chose à dire ») educational radio mediation.
Décharge, verbalisation, créativité. 1
L’invention d’une langue à soi : (se) tisser une écorce de mots à sa taille. 1
Tatiana ARFEL
(écrivaine, animatrice d’ateliers d’écriture, psychologue clinicienne / Montpellier)
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