Qui suis-je ? C’est bien là la question que, dans l’esprit des Essais de Montaigne, pose continûment Jorge Semprun, tout au long de son œuvre. En l’occurrence, le « Qui suis-je ? » se reformule constamment en un « Qui étais-je ? », en une exploration du passé personnel : qui était donc, si « Je est un autre », ce « Je » que j’étais ? cet « Autre » que j’étais ? Le Moi semprunien, de fait, ne saurait se reconstituer que par le retour à ce passé, que par cette généalogie de lui-même, prémisse à toute entreprise romanesque, c’est-à-dire à toute genèse effective du Moi, vers laquelle d’ailleurs elle tend toujours – ce qui lui confère toujours une dimension intrinsèquement et obstinément littéraire.
L’œuvre entière de Semprun, c’est un truisme de l’affirmer, présente un aspect autobiographique et l’on peut dire que, de l’autofiction au roman à caractère autobiographique, en passant par les Mémoires, conçus à sa façon, il a exploré toutes les modalités du genre. Or il semble que l’on mettre relativement peu en relief l’originalité de cette écriture autobiographique, quoique les thuriféraires ne se privent pas, par ailleurs, d’encenser la papesse autoproclamée du genre, Annie Ernaux, d’ériger des piédestaux pour Marie Desplechin, Hervé Guibert, François Bon, Faïza Guène…, et jusqu’à l’éprouvant journal du confinement que nous a infligé Marie Darrieussecq…
L’Autobiographie de Federico Sánchez (1977) est à vrai dire une œuvre à part : d’une facture très étrange, savante même, faite d’un réseau de prolepses, d’analepses systématiques, elle rappelle – s’agissant du principe d’écriture – le Conrad de Nostromo (1904)1, le Claude Simon de L’Acacia (1989), ou bien encore et plus exactement, le Carlos Fuentes de La Mort d’Artemio Cruz (1962)… On pourrait alors supposer que Semprun emprunte les chemins du « roman moderne » tel qu’une Marguerite Duras l’a codifié, qui peut sembler convenu aujourd’hui, s’apparenter à une concession à certaine mode intellectuelle, à une pose en somme… Il n’en est rien cependant : il s’agit chez lui, on ne peut en douter, d’une méthode délibérée, motivée, mûrement réfléchie dont nous voudrions essayer de mettre à nu ici la fonction profonde, et même d’une hygiène – pour ne pas dire une éthique – de l’écriture, on le verra plus loin. Il y va en tout cas d’une extrême complexité narrative et le récit, tout sauf complaisant, qui s’élabore sous nos yeux, sans aucune concession à l’épanchement narcissique aujourd’hui institué en littérature, est tout sauf linéaire : les époques s’y bousculent, s’y chevauchent, superposent ; le narrateur s’adresse parfois au lecteur, parfois à un ami nommé, parfois à lui-même ; les « personnages » se pressent en cohortes, vont et viennent, apparaissent, disparaissent de façon épisodique… ; les images mentales s’allument et s’éteignent ; les tableaux, les scènes sont donnés à voir puis s’effacent, formant manifestement une structure éclatée, une sorte de kaléidoscope à première vue confus, où tous les éléments se reflètent les uns dans les autres. Un effort de clarification y est pourtant constamment à l’œuvre et décelable : le récit pourrait alors faire songer à la fragmentation d’un puzzle, à ceci près qu’il ne s’agit pas de reconstituer une forme préexistante, de recomposer, mu par une nostalgie quelque peu morbide, un passé qui aurait déjà été formé auparavant et se serait fracturé, mais bien plutôt, comme il l’écrit dans l’Autobiographie, de scruter les pièces-clés du puzzle, celles qui ouvrent la mémoire et permettent d’en retrouver l’ordonnancement, de saisir « les éclairs intermittents d’une mémoire dont les personnages se font de jour en jour plus jeunes à mesure que toi-même te rapproches de l’horizon crépusculaire de la mort »2.
Pour préciser sa pensée, Semprun recourt à une autre métaphore, celle du « mur écaillé de la cafétéria Beisbol »3 qui lui semble représenter l’exact fonctionnement de sa mémoire : sur cet écran intérieur, des zones d’un ensemble complètement conservé et préservé se détachent (comme des bas-reliefs naturels) qui laissent entrevoir ‛l’infrastructure’ qu’on cherche à retrouver, une forme de vérité pour tout dire, qui fait que ce mur ne se délabre pas désespérément mais qu’il demeure pour l’éternité en lui une ruine signifiante et infiniment précieuse.
Il convient de rappeler avant toute chose, en dépit de certaines réserves exprimées par Semprun4, que le livre est clairement, toutefois, un livre engagé, dans tous les sens du terme – nous y reviendrons –, en tout cas au sens le plus immédiat sans doute : il est dirigé contre quelqu’un (ou quelques-uns) et quelque chose. En puisant dans son passé en l’occurrence, Semprun règle ses comptes avec un certain nombre de ce que Sartre avait rangé dans la catégorie philosophique du « salaud »5, avec leur chef de file notamment, Santiago Carrillo de triste mémoire, à la suite de qui caracolent toute une théorie de lâches, de menteurs, d’opportunistes, d’imposteurs et de traîtres, de tous bords d’ailleurs : on citera indistinctement6 les « pécores telquéliens infatués d’eux-mêmes […] qui nous assomment des sémiaulements de leurs séminaires » ; Rafael Alberti qui avait « à n’en pas douter des airs de poète » ; Carlos son frère incarnation du gauchisme et son « acratisme de formules creuses et de salon » ; André Breton qui lui aussi « ressemblait on ne peut plus fidèlement au poète André Breton » et avait bien « des airs léonins de poète du XIXe, de poète hugolien » ; Antonio Mije, secrétaire de la propagande, éminent Brille-Babil, « superficiel, rhéteur, grossier, improvisateur […], d’une vulgarité d’esprit presque incroyable » ; Enrique Líster, chef de l’armée populaire pendant la Guerre Civile, qui voit « le passage de l’Èbre par le Ve corps d’armée comme l’opération militaire la plus brillante du XXe siècle » ; Irène Falcón, la secrétaire de la Pasionaria, dont la lâcheté « confine à l’abjection »7 ; Fidel Castro surtout, ce hâbleur né, expert en « rhétorique castillane » creuse à propos de qui Semprun procède en quatre pages à une extraordinaire démystification. Last but not least, un sort particulier est réservé à « l’un des plus amnésiques et pragmatiques et implacables sectateurs »8 du PSUC, dans les toutes dernières pages, Gregorio López Raimundo. Citons encore : Romero Marín ou Marcellino Camacho9. Le propos polémique nous vaut quelques portraits-charges d’anthologie, illustrant la bassesse insigne des dirigeants communistes. Staline se résume ainsi à une sorte d’enveloppe vide : « C’était un homme à peu près de ma taille, vêtu d’une vareuse très simple, chaussé de bottes militaires – enfin comme sur les photos »10.
Semprun établit, ce faisant, une ligne de démarcation très nette entre ceux-ci et les « cœurs purs », dont il fait le recensement comme au Jugement dernier dans une belle litanie des fidèles défunts (des saints ?)11. Là encore, à la tête des martyrs ou des camarades intègres qu’il vénère, on trouve des figures de proue : son grand ami Fernando Claudín, exclu avec lui du PCE en 1964, Josef Frank12, Francesc Vicens alias Berenguer, « le seul et unique dirigeant communiste à ne pas être un imbécile »13, Rossana Rossanda, exclue du PCI après la fondation d’Il Manifesto, et quelques autres qui ont toujours été animés par une passion généreuse. Simone Signoret par exemple, en France, est pour lui de ceux-là14, ainsi que Miss Bryant qui autorise son entrée sur le territoire américain, ayant sondé – avec quelle clairvoyance et miséricorde ! – le cœur de son vis-à-vis d’un jour. Santiago Carrillo à l’opposé, sa bête noire, qui « ne paraît pas éprouver le moindre scrupule à proférer les choses les plus contradictoires à propos de faits identiques, au gré des objectifs immédiats qu’il poursuit »15, n’hésite pas à faire peser sur les déportés le soupçon de collusion avec l’ennemi et introduit dans le Parti « l’esprit de délation »16, incarne le plus parfait assemblage de soumission veule, de corruption morale, de mauvaise foi et de soif immodérée du pouvoir.
Semprun dénonce, du reste, avec virulence et force le stalinisme et même le communisme (à distinguer de l’idée communiste) en tant qu’erreur conceptuelle ayant fatalement produit le stalinisme. Au fil des évocations, le procès est sans appel. Et de passer en revue : ici les réunions pompeuses au siège de la direction du PCE en exil en 1947 rue Kléber, les cérémoniaux rigides et compassés, les discours ronflants, la rhétorique convenue et dérisoire, les « éléments de langage » de rigueur, les principes stéréotypés et autoritaires, là le culte de la personnalité, le système idéologique infantile et infantilisant appliqué au monde (nommé la « Réalité »…), etc. Dans ce processus psychotique doublé d’une terrifiante paranoïa, le plus grave, souligne-t-il, est d’une part l’instrumentalisation de la notion de « peuple », la façon dont « ceux d’en bas » sont spoliés de leur légitime aspiration au bonheur et sont formés à admirer le « maître du barreau bourré de talent, ce gallego qui parl[e] si bien, si inlassablement en leur nom, ou plutôt qui parl[e] à leur place, à la place de leur silence, unique voix autorisée dans l’obscur silence des masses » (il s’agit de Castro)17 ; d’autre part le fanatisme doctrinaire qui élimine tout ce qui n’est pas conforme au modèle idéologique, « assassine [tout] adversaire politique »18. Folie aliénante et folie meurtrière donc.
Semprun tout à la fois procède à la généalogie d’une idée et retrace l’histoire d’une illusion : lui-même – il le reconnaît – a cru pouvoir, comme intellectuel, être celui qui au sein du Parti serait, en matière d’art, le représentant et le porte-parole de la classe ouvrière19. Mais on ne saurait, démontre-t-il, vouloir, prévoir, décider du bonheur : de son propre bonheur certes ; a fortiori du Bonheur des peuples, de surcroît malgré eux… Le communisme ainsi conçu se ramène alors à une construction toute faite, suspecte sur le plan moral, une pseudo-générosité, un artifice mental, en définitive une forme de démence.
C’est ainsi que Simón Sánchez Montero, quand il dresse l’acte d’accusation de Semprun et Claudín en 196420, concède que leurs analyses sur les évolutions du capitalisme sont justes (du moins comportent « beaucoup de vrai ») mais non pertinentes néanmoins, en d’autres termes qu’elles procèdent des vertus diaboliques du capitalisme lui-même, « capable de faire germer [de telles idées] dans la tête de [ces] camarades »21. On voit par quel sophisme on en vient à nier ce que l’on vient de reconnaître sur le champ, à décréter faux, nul et non avenu ce qui par ailleurs se manifeste comme une évidence, pour la seule raison qu’on ne saurait l’admettre par principe ; comment on en vient à disqualifier a priori tout jugement contraire en le proclamant une émanation du Mal (l’Ennemi) et le produit – ô comble de la mauvaise foi – d’une manipulation, en niant le libre arbitre des intéressés (on voit au passage quelle place occupe la figure du Diable dans ce type de système). Démence qui conduit à changer le vrai en faux, à faire s’équivaloir strictement le oui et le non, au nom d’un furieux et singulier « arbitraire du signe »… Démence qui s’accompagne aussi d’un luxe de perversité, cultive le manichéisme et le confusionnisme délibéré, et ne peut mener 1) qu’à la démence collective 2) qu’au meurtre organisé et à la culture du massacre.
En effet, puisqu’il est impératif (pour ne pas dire impérieux) d’anéantir tout ce qui ne « cadre » pas, ne s’accommode pas du fantasme politique, ne s’inscrit pas dans le dogme – c’est-à-dire en vérité : tout le réel – (toute la réflexion sur la mythique « Gé Enne Pé » à laquelle on continue de croire vaille que vaille alors même qu’elle s’avère positivement irréalisable, traite de cela)22, ‛tout’ le monde en vient logiquement à être, tour à tour, suspect n°1, même les plus serviles des membres du Parti, étant entendu qu’ils ne sauraient avoir de réalité, d’existence réelle, tous excepté le Grand Maître, celui qui, déifié, sanctifié, protégé, proclamé d’une autre essence, extermine23 le monde (et avec son consentement même) et qui, animé de fil en aiguille d’un désir fantasmatique de toute-puissance progressivement révélé, en vient à soutenir le paradoxe suivant : le Bonheur du Monde, c’est ‛mon’ existence, l’existence solitaire du Dernier Homme (ou prétendu Surhomme…), élu de fait par l’Humanité, rêvant d’éternité, conformément au principe sartrien, au fond, selon lequel « l’enfer, c’est les autres »… S’ébauche là la figure d’un Christ à l’envers, d’une sorte d’Antéchrist (au sens médiéval, patristique, et non pas nietzschéen), voire même, si l’on prend toute la mesure du phénomène désastreux, la figure grotesque et tragicomique d’un Père Ubu régnant sur une île déserte : c’est Staline, un moustachu « chaussé de bottes militaires », c’est Carrillo et ses « rêvasseries frustrées » qui a manqué « une possible carrière d’écrivain de science-fiction »24.
L’Autobiographie de Federico Sánchez, de ce point de vue, prend place au rang des œuvres les plus marquantes et offensives dans la dénonciation du totalitarisme moderne, au même titre que Le Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler (1945), L’Homme révolté de Camus (1951), le Retour de l’URSS (1936) et les Retouches à mon « Retour de l’URSS » (1937) de Gide, La Ferme des animaux de George Orwell (1945) ou L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne (1973)25.
À maintes reprises d’ailleurs Semprun assimile avec insistance le Parti à un avatar de l’Église catholique dans ce qu’elle peut avoir de pire : à une nouvelle Inquisition par exemple, manifestant le même fanatisme et propageant les mêmes erreurs : « l’Esprit-de-Parti » est une caricature de l’Esprit saint26, « l’histoire profane » est comparée à l’histoire « sacrée » dont « le cours [est toujours plus] rose »27, Marx, Engels, Lénine et Staline sont assimilés aux quatre mousquetaires ou aux quatre évangélistes28, la Pasionaria qui, promenant sa « noble et sévère effigie », se pose en quasi réplique de la Vierge de Fatima, propose de « jet[er] à bas le temple avec tous ses philistins »29, les responsables du PCE exilés communient comme à une « chose […] eucharistique » au cassoulet asturien ou à la soupe galicienne30…, il n’est pas jusqu’à l’auteur lui-même qui ne se présente sotto voce (quand il admet la faiblesse dont il a pu faire preuve au regard de ses engagements premiers) comme un double laïc de saint Pierre au moment de la Passion31.
L’avertissement de Semprun cependant, qu’on y prenne garde, est plus vigoureux encore. La position à l’origine de leur exclusion que lui et Claudίn ont défendue en 1964 est très clairement rappelée : tous les deux soulignaient la « nécessité d’une analyse objective de la réalité »32 et, observant la « crise [des] formes politiques de domination [du capital monopolistique] »33, plaidaient pour l’adoption d’une nouvelle stratégie face à un ennemi en cours de mutation34. La fin de non-recevoir qu’ils s’étaient vu signifier lui a fait se rendre compte, moyennant une infinie désillusion, que l’objectif du Parti n’était pas réellement de combattre l’injustice du capitalisme pour la raison ‛qu’il en procédait’, d’une certaine manière, qu’il avait besoin de cet ennemi permanent, non pour le vaincre mais pour exister face à lui35. Il comprend alors aussi que ‛deux démocratismes pré(ou proto)-totalitaires’, deux démocratismes potentiellement totalitaires se dressent l’un en face de l’autre, aux caractéristiques différentes mais pourtant comparables ; on trouve cette pierre angulaire de sa philosophie politique au chapitre 4 de l’Autobiographie36 : d’un côté le système capitaliste qui « se doit d’accepter et de respecter [un minimum de libertés démocratiques] dont [il] a même besoin », tolère cet espace de libertés pour que la machine à « s’approprier la plus-value du travail salarié » puisse tourner, mais il opprime d’autant mieux qu’il maintient les populations en état de semi ou simili-liberté, d’espérance en des jours meilleurs, etc. ; la liberté y est un leurre, en tant qu’apparence de liberté. Le système communiste, de l’autre côté, aliène et jugule complètement les populations laborieuses car – là est son génie machiavélique – il les opprime ‛au nom de la liberté’, en faisant accroire qu’il représente, incarne supérieurement la liberté, bref que ‛l’oppression, c’est la liberté’37. Le leurre cette fois-ci est de nature pathologique : on fait prendre des vessies pour des lanternes et la démence psychotique consiste alors à altérer le jugement de telle sorte qu’on prenne la réalité pour sa négation et pour ce qu’elle n’est pas.
À ce point de son analyse, Semprun se pose la question de la tactique pour laquelle opter en vue d’en revenir à l’idée communiste originelle38. Faut-il demeurer à l’intérieur du Parti pour tâcher de le transformer ultérieurement, « en interne » ? La chose, eu égard en grande partie à la formidable emprise et turpitude de Carrillo, ne lui paraît pas viable : le processus est tellement avancé en effet que s’y maintenir reviendrait à se nier soi-même, à accepter des compromis inacceptables au nom de très hypothétiques jours meilleurs, finalement – tout à l’orgueil de croire qu’on peut à soi seul modifier le cours de l’histoire – à faire le jeu de l’adversaire (qui n’est peut-être pas le capitalisme en soi, mais le capitalisme en tant qu’il génère aussi le totalitarisme) et tomber dans son piège.
Dans Federico Sánchez vous salue bien, Semprun pousse plus avant la réflexion, prolongeant les vues qu’il développe dans l’Autobiographie. Très amer à nouveau après son expérience au gouvernement socialiste espagnol (au Ministère de la Culture), il pressent et prédit peut-être que la modernité européenne prend et prendra le même chemin que celui de l’ex-URSS, mutatis mutandis : il montre, à travers la figure peu reluisante d’un autre « salaud » (Alfonso Guerra) que l’idéal démocratique européen court le risque extrême d’être une fois de plus volé, confisqué, dénaturé, au profit d’une caste qui en use pour aliéner et dominer les citoyens qu’elle est censée gouverner. Au fond sa prophétie consiste à établir, au prix d’une dialectique ni plus ni moins que hégélienne, que deux totalitarismes (modernes) se regardent, se nourrissant mutuellement l’un de l’autre : le totalitarisme soviétique, déclaré, d’une part ; le totalitarisme occidental, larvé, d’autre part. C’est ainsi que l’Occident, cédant à ses démons, tend, singulièrement, à s’approprier l’expérience de la terreur communiste (c’est peut-être ce qui est paradoxalement déjà à l’œuvre, mais de façon moins subtile, dans le franquisme…), à tirer parti à sa façon du bolchévisme. Dans sa conférence de 1996 donnée à Berlin, Semprun envisage l’avenir des démocraties européennes avec un certain pessimisme39. C’est cela en effet que l’on voit se généraliser (et dans les « démocraties », et dans les dictatures d’ailleurs) : la pseudo-démocratie libérale, la tyrannie d’une « classe dominante […] vivante incarnation du socialisme en marche »40, de « l’oligarchie [qui enjoint] de prendre en marche le “train” de la “libéralisation” »41, le totalitarisme feutré, le « stalinisme pastoral » (pour reprendre la belle formule de Philippe Muray), les « stalinismes d’apparence toute douce »42. Opprimer et régner tout en propageant l’idée qu’on libère et démocratise et produit du « vivre-ensemble » : telle est la ligne oxymorique que se sont fixée, semble-t-il nous dire, les tenants de la postmodernité43.
Le Moi toutefois, rappelons-le, est ce qui prime, et non pas d’abord cette dénonciation, aussi nécessaire fût-elle. Ce qui importe au premier chef à Semprun, c’est ‛l’épiphanie’ du Moi, c’est ce qui donne sens à son existence, c’est la recherche de ‛sa’ vérité personnelle – et non pas de ‛la’ vérité qui émanerait toute faite, normalisée, d’un Parti, d’une Religion ou de quelque appareil politique ou organe officiel que ce soit. Non qu’il ne soit pas capable d’une réfutation logique, chronologique, ‛cartésienne’, argumentée et éloquente : il démontre dans l’Autobiographie qu’il maîtrise parfaitement l’exercice (lorsqu’il démonte point par point par exemple les falsifications historiques de Carrillo alignées dans son opuscule Qu’est-ce que la rupture démocratique ? à propos de la grève générale44, ou lorsqu’il rectifie les allégations mensongères sur la réunion de 1964 relayées/validées par Régis Debray dans son livre Demain l’Espagne)45. Ce qui lui importe en vérité est de ‛dire’ une période de sa vie, en l’occurrence celle de son engagement dans le Parti après la Deuxième Guerre jusqu’à la mort de Franco46, c’est-à-dire de comprendre ce qui a justifié ses choix, comment il en est venu à être ce qu’il ‛a été’ alors, étant donné ce qu’il ‛était’, mais compte tenu aussi du contexte historique et idéologique de l’époque et de son évolution, ou de la crise morale qui a frappé le siècle – ce qui n’exclut nullement, on le voit, l’analyse de ce contexte historique et idéologique mais ne le tient pas pour le but ultime47. Son dessein est donc de se ‛ressaisir’ et de se retrouver, dans les limites de cet épisode de sa vie. C’est la raison pour laquelle il insiste sur la nécessité d’historiciser tout positionnement idéologique, d’inscrire le devenir existentiel dans le devenir historique :
On dirait que les gens n’ont plus de mémoire, plus d’archives. Qu’ils sont tombés dans le piège […] : celui de l’instantané, de l’immédiat, de la non-mémoire. On a perdu le sens de la relativité historique […] J’essaie toujours de comprendre les origines, les antécédents. J’ai, disons sur un plan intellectuel méthodologique, un immense besoin d’Histoire48.
En d’autres termes : il est impensable d’élaborer une phénoménologie du Moi indépendamment d’une phénoménologie de l’histoire.
La ‛méthode’ utilisée par Semprun est précisément – et c’est en cela surtout qu’il fait œuvre de résistance – le contraire de celle que préconisent ses ennemis, les adorateurs du totalitarisme, qui ont « tous […] en horreur la mémoire authentique »49, pratiquent sans vergogne la censure (cf. « la mémoire communiste [ou idéologique] en fait, est une faculté d’oubli, elle ne consiste pas à se souvenir du passé, mais à le censurer »)50, ou pire encore, qui ont institutionnalisé la pratique du ‛faux témoignage’ : « Lamémoire de Romero Marín est une mémoire de merde. Ce n’est pas une mémoire qui porte témoignage, mais une mémoire de faux témoin »51. La méthode de Semprun est exactement antinomique de celle-là, elle consiste – non soviétique, non idéologique – à ‛faire mémoire’, c’est-à-dire à donner du sens rétrospectivement à ce qu’il a vécu et, pour cela, à lâcher la bride à son esprit pour permettre ‛au sens d’émerger’ et trouver ce qui fait sens, la ‛logique intérieure’ qui a réglé son activité de militant et façonné cette expérience de vie. « Rien n’a de sens si je n’y ai engagé mon corps et mon esprit » écrit Saint-Exupéry52, c’est-à-dire sans cette liberté accordée au monde, sans cette disponibilité qui ne contraint/contrôle pas le sens mais le laisse émerger, non pas sous la forme d’un récit officiel, d’un argumentaire, d’un pamphlet en bonne et due forme, mais d’une série d’évocations libres, apparemment décousues, reprises, abandonnées, de circonvolutions multiples qui permettent, sans diktat mutilant, de finir par cerner les liens, les attaches, par reconstituer la trame profonde du souvenir (Semprun confie avoir « une excellente [mémoire] »)53, ce qui a, en profondeur, informé et produit les phénomènes54, ce qui, autrement dit, unit profondément les faits les uns aux autres et les ordonne.
Car s’il laisse errer, flotter sa mémoire pour la déplier en prenant garde qu’elle ne se cabre point, déjouant les pièges du Surmoi et de l’autocensure, il n’en ouvre pas pour autant les portes à l’indifférenciation généralisée, au délire hyper-mnésique, à l’association frénétique d’idées, de souvenirs complaisants et arbitraires, c’est-à-dire, dans le processus mémoriel, au vertige baroque du non-sens, qui serait l’autre versant de l’anéantissement et/ou de l’absurdité de type stalinien. (C’est là aussi la caractéristique de l’approche glissantienne55, qui ramène tout à tout et nie tout particularisme, toute identité véritable, qui prône le subjectivisme total – selon le sacro-saint principe du « tout est possible » – et en revient donc, par un autre chemin, à la dictature et à la mutilation mentale).
La rêverie de Semprun, en réalité, est toujours orientée, guidée, polarisée par un point fixe qui l’aimante. Au-delà de l’apparent anarchisme de sa méthode, le rêveur et contemplatif de son passé se livre à une véritable ascèse qui vise fondamentalement au ‛discernement’56 (Semprun n’a pourtant pas, comme son père, été formé par les Jésuites) : celui-ci ne saurait s’obtenir qu’au prix d’une tension constante, de petits exercices spirituels répétitifs et obstinés, sans lâcher jamais le fil rouge, c’est-à-dire perdre de vue la vérité dont il a l’intuition57, en établissant des liens, des rapports de cause à effet, on l’a dit, en produisant des éléments d’intelligibilité du réel. Il s’agit profondément d’un dessaisissement de soi en vue d’un re-saisissement, ce qui ne signifie pas, on le voit, atomisation de soi :
J’ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer un cœur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisés, pourrait-il alors proclamer avec Apollinaire58…
La méthode, énergique, a ses ratés et ses tâtonnements, on passe de Charybde en Scylla. Ainsi parfois l’on s’égare et il convient de reprendre ses sens : lorsque la digression sur le PCI et le mémorandum préparé à l’intention de Palmiro Togliatti59 par exemple lui semble vaine, artificielle et par trop dirigiste ; parfois à l’inverse l’on s’efforce de donner plus libre cours à l’enquête mémorielle, de la débarrasser de ses entraves : « Rappelle-toi, rappelle-toi »60. « Cherche, cherche ! » se murmure à lui-même l’archéologue de sa propre vie.
La vérité recherchée, attendue, espérée, est là cependant, toute proche. « Tout est lisse, tout est là, et pourtant certaines portes sont fermées » écrit Gérard de Cortanze61. Comment les ouvrir, comment cheminer dans cette mémoire jusqu’à elle ? Comment parvenir à l’exhumer ? La stratégie adoptée s’apparente souvent à celle de l’araignée tissant sa toile : un travail de tissage complexe s’accomplit, par paliers, par glissements, de maille en maille, sans désemparer, tissage arachnéen non pas ici dans la mesure où l’araignée se ménage un dispositif prédatoire mais en tant qu’elle met à nu une (infra)structure : c’est toute une cartographie du Moi, un réseau mémoriel qui se dessinent peu à peu jusqu’à ressusciter et réactiver la source62, le ‛Graal’ par lequel le Moi reçoit d’une certaine manière l’illumination du sens retrouvé. Tout un travail ‛de la’ mémoire s’opère (et non un ‛travail de mémoire’), travail fractionné, on l’a vu (pour ne pas dire délibérément ‛fractionnel’ puisqu’il contrevient aux principes de la mémoire stalinienne), travail qui obéit à un principe de contiguïté thématique (il s’agit de trouver du sens et pas seulement de dérouler le fil du souvenir) et va progressivement, les uns après les autres, soulever les voiles superposés63 sur ce que nous serions tentés de nommer son arche sainte, pieusement dissimulée et protégée en son for intérieur. C’est elle que le narrateur s’apprête décidément à ouvrir, avec mille précautions et très solennellement64. Il évoque symboliquement à Foixá, le 12 décembre 1976, cette arche comme si le souvenir s’était en quelque sorte cristallisé en un emblème :
Le château est abandonné, ses portes disjointes, arrachées de leurs gonds, laissent le passage libre. Nous parcourons les salles spacieuses, les greniers déserts. De la plus haute fenêtre nous contemplons le paysage de l’Ampurdán dans une lumière d’hiver vacillante65.
Semprun convoque à un moment donné l’image des poupées russes66 pour décrire cette mémoire des profondeurs : « Une autre poupée identique, mais plus petite, qui en contient une autre […] jusqu’à […] celle qu’on ne peut plus ouvrir ». Mais il recourt ailleurs aussi à l’image de la spirale67 : il s’avère que ces poupées russes sont non seulement emboîtées les unes dans les autres, mais aussi attachées les unes aux autres, et que les ouvrir successivement, c’est déployer une sorte de structure scalaire, que l’on arpente en tous sens – de gauche à droite mais aussi de haut en bas, en un mouvement spiralaire – jusqu’à parvenir à cette dernière poupée matricielle « qu’on ne peut plus ouvrir ». Or précisément si : Semprun réussit à combler cette vaine attente, à faire s’animer miraculeusement la dernière poupée…
Auparavant, il aura dévoilé l’illusion et l’imposture communistes, mais aussi montré pourquoi et comment il s’est abusé lui-même en s’engageant dans cette voie, au nom de motivations généreuses au départ, comment il lui a été difficile aussi – porté lui-même à un certain esprit de système, par goût des systèmes philosophiques – de se défaire du Parti, de ne pas succomber à ses arguties et de se soustraire à ses fallacieux « débats d’idées ». Par certains aspects, le livre fait figure de confession : « Eh bien moi j’ai été un intellectuel stalinien » nous dit-il68 ; plus loin, en substance : j’ai cru en ces leurres, ces billevesées, j’ai chanté la louange de Dolores Ibárruri, j’ai publié des articles dithyrambiques, j’ai toléré la mise à mort d’un camarade69. On entendrait presque : J’ai péché…
Tout ce travail d’élucidation est rendu nécessaire par les vicissitudes de l’engagement malheureux qui a été le sien mais n’est rendu possible que parce que « l’arche » précitée a été ouverte. Quelle est-elle ? Le ‛souvenir d’enfance’, qui jaillit dans les derniers moments de cette autobiographie70 et constitue finalement le credo semprunien : l’évocation du père d’une part (prenant à partie, dans l’église de l’Alexanderstraat à La Haye – Jorge a 14 ans –, au sortir de la messe, le pasteur qui vient de fustiger dans son prêche les Rouges Espagnols, et poignant dans sa douleur et sa colère folle)71, celle de la mère d’autre part dont il se sent terriblement orphelin (« sereine et d’une admirable beauté » au milieu des hortensias du jardin de la maison du Sardinero à Santander, « souvenir [auquel il se] cramponne »)72, que vient couronner celle, sublime et éminemment proustienne73, des parents réunis, de la sainte famille assemblée, près de Piquío (« en 1930, tu avais 7 ans, tu descendais avec tes frères à la plage de la Concha […] c’est vrai que tes parents étaient eux aussi très jeunes ; il se passe même ceci qu’ils sont de jour en jour plus jeunes dans ton souvenir »). Elles sont « le dénouement de cette histoire »74 car elles sont le sens retrouvé. Et de même que pour Camus, la mémoire de la mère est sacrée et fonde un impératif catégorique a priori (« Je préfère ma mère à la justice »)75, de même Semprun ne saurait trahir ses parents, ni surtout cette Mère idéalisée dans son souvenir76.
Le souvenir d’enfance est ce qui structure sa pensée profonde, informe son existence, motive ses choix professionnels, idéologiques, mais il est surtout la réminiscence capitale, le moment spirituel qui contient tout l’Être, tout l’ADN pour ainsi dire du narrateur, explique son devenir, qui est source de vérité et qui résume son identité essentielle. Mythe personnel fondateur, structure psychique archaïque, il est ce tabernacle intime d’où renaît l’Esprit.
Il y a dans l’ouvrage d’autres moments poétiques, souvent à peine esquissés, fugitifs, qui sont autant de jalons ou de relais du souvenir capital, disséminés ici et là, et lui confèrent le lyrisme discret d’un andante sostenuto. Chaque fois, l’émouvante miniature qui est ébauchée est étroitement liée à l’amitié qui se manifeste dans toute sa pureté, c’est-à-dire au sentiment puissant de la fraternité (car l’amour et l’amitié n’ont-ils pas partie liée ?) : voici Prague, ville chère à son âme et pour lui le seuil du Nouveau Monde77, voici « la masse blanche et presque vaporeuse du bois de hêtres autour de l’enceinte du camp » de Buchenwald78, voilà les « roses automnales dans le jardin entourant la villa de la Gestapo à Auxerre »79, voilà le tramway dans le Madrid d’antan, « une cafétéria […] une façade brusquement chaulée par le soleil de trois heures de l’après-midi » entrevues lors des rendez-vous avec Simón80, les merveilleuses criques d’Anacapri où l’on pêchait l’oursin avec Juan Goytisolo et « buvait moultes bouteilles d’un délicieux vin blanc quasi transparent »81, voici enfin la plage à Palafrugell avec Vicens : « Le samedi 11 décembre 1976, nous fûmes à Calella de Palafrugell. La plage était déserte, la mer d’huile. Un ciel légèrement couvert grisaillait la lumière du jour sur le paysage »82.
Tout est donc enchevêtré dans cette Autobiographie de Federico Sánchez, qui s’emploie à démêler et distinguer dans l’imbroglio de son passé. Semprun porte témoignage ; il fait advenir une vérité sur deux plans : sur le plan collectif et historique (il est témoin de son époque), sur le plan individuel et spirituel (il témoigne de ce Moi retrouvé, de cette douloureuse conquête de soi qu’il relate, comme s’il retraçait l’histoire d’une âme ou d’une prise de conscience). L’humanisme de Semprun pourtant n’est pas celui – intellectuel – de Giraudoux, – doctrinaire et ampoulé – de Bernanos, – théorique et normalien – de Sartre, – poseur – de Malraux…, mais plutôt celui de Kessel, de Saint-Exupéry, de Panaït Istrati, de Camus. Lui pour qui « la littérature [c’est-à-dire l’Esprit] est la seule vie possible »83, nous le voyons se livrer avec sincérité et humilité, tout couturé de ses erreurs mais à la lumière de l’espérance, dans le dessein de fortifier les cœurs des hommes de bonne volonté par le legs de cette aventure spirituelle. Son entreprise n’est donc pas seulement testimoniale mais aussi ‛testamentaire’. Il eût pu dire alors, comme le Thésée de Gide : « Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu »84.
[1] Modèle véritable d’Absalon, Absalon ! (1936) roman de William Faulkner pour lequel Semprun éprouve une très grande admiration – et que les romanciers du XXe siècle (via Faulkner entre autres) n’ont cessé de tenir pour éminemment novateur voire d’imiter.
[2] Jorge SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], Paris, Seuil, 1978 (pour la traduction française), p. 412.
[3] J. SEMPRUN, op. cit., p. 60 : le mur « couvert de taches d’humidité et d’empreintes douteuses », qui est d’abord l’emblème des rencontres clandestines avec Simón Sánchez, devient au fil de la rêverie « comme un écran où se projette le souvenir de tes rencontres avec Simón, des événements, des images et de tout ce qui faisait la vie de cette époque-là », devient une figuration symbolique non plus du souvenir mais de la ‛mémoire’ elle-même.
[4] « […] L’Autobiographie de Federico Sánchez n’avait été lu que comme un livre exclusivement politique. Pour certains il s’agissait d’un règlement de comptes, pour d’autres d’une analyse, pour d’autres encore d’un livre nécessaire et salutaire ou d’une horreur infâme, mais on ne le jugea qu’en fonction du rapport que l’auteur (l’écrivain) avait entretenu/entretenait avec le Parti communiste, avec son passé communiste et avec Santiago Carrillo personnellement. Tout ce que le livre pouvait contenir de proprement littéraire – la tentative d’un récit autobiographique, sa construction, son côté « romanesque », etc. – passa totalement inaperçu ou fut passé sous silence. Je suis persuadé qu’aujourd’hui il existe la possibilité d’une lecture différente » (« Dans l’Espagne du postfranquisme », entretien de 1981 avec Gérard de Cortanze, dans Gérard DE CORTANZE, Jorge Semprun, l’écriture de la vie, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, p. 211).
[5] En oubliant de s’y inclure.
[6] J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 30, 122, 95, 122-124, 127, 132, 180, 209 respectivement.
[7] Nonobstant le fait que son fiancé tchèque a été torturé et mis à mort par les Bolchéviques, elle accorde un blanc-seing ardent et l’amnistie totale à ses bourreaux.
[8] J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 428.
[9] Ibid., p. 304.
[10] Ibid., p. 147.
[11] Ibid., p. 226.
[12] « Homme froid et réservé au premier abord, mais qui se révélait plein de tendresse, d’alacrité, de fermeté placide et tolérante dès lors qu’on parvenait à franchir […] la barrière par laquelle il protégeait son intimité » (ibid., p. 163).
[13] Ibid., p. 232.
[14] Ibid., p. 346.
[15] Ibid., p. 138.
[16] Ibid., p. 144.
[17] Ibid., p. 210.
[18] Lénine en l’occurrence (ibid., p. 247).
[19] « Comme si la classe ouvrière était à même d’avoir des opinions déterminées sur la littérature, la musique ou la philosophie ! » (ibid., p. 127).
[20] Consigné dans une brochure intitulée Opinions sur la discussion au sein du comité exécutif (à l’attention exclusive du comité central, 7e fascicule, n° 22).
[21] J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 202.
[22] Ibid., p. 113.
[23] Au sens propre de « rejeter hors des limites du monde ».
[24] Ibid., p. 114.
[25] Il faudrait mentionner aussi ce grand visionnaire qu’est Kafka (ibid., p. 355).
[26] Semprun ne le nomme pas en ces termes mais évoque de préférence « l’Esprit absolu hégélien », lorsqu’il veut mettre en évidence la « justification quasi religieuse » de la Grève générale (ibid., p. 103).
[27] Ibid., p. 105.
[28] Ibid., p. 108.
[29] Ibid., p. 157 et 111.
[30] Ibid., p. 130.
[31] « Es-tu sûr que tu aurais lutté pour que le militant égaré bénéficie, au cours du processus d’exclusion, de toutes les possibilités d’exprimer librement ses raisons ou ses déraisons ? » (à propos des « cérémonies purificatrices ») (ibid., p. 159).
[32] Ibid., p. 337.
[33] Ibid., p. 289-290. « Crise » a ici le sens de « transformation, passage ».
[34] Ibid., p. 341. Federico Sánchez propose de ne pas sous-estimer la capacité du capitalisme à devenir plus faussement démocratique.
[35] L’approche semprunienne est à rapprocher de celle de Camus dans L’Homme révolté : « Marx n’est anticapitaliste que dans la mesure où le capitalisme est périmé. Un autre ordre donc s’établira qui réclamera, au nom de l’histoire, un nouveau conformisme » (L’Homme révolté, « Le terrorisme d’état et la terreur rationnelle », dans Albert CAMUS, Essais, Paris, Gallimard, 1965, p. 597).
[36] J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., « À l’attention exclusive du comité central », p. 220-223 en particulier.
[37] « [Dans les régimes totalitaires de type allemand ou soviétique] on choisit d’appeler liberté la servitude totale […] La vraie passion du XXe siècle, c’est la servitude » (A. CAMUS, op. cit., p. 637).
[38] Voir J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 362.
[39] « L’Expérience du totalitarisme », dans Jorge SEMPRUN, Le Fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2012, p. 949-954. Six ans auparavant, en 1990, dans une autre conférence donnée à l’École des Hautes Études en Sciences sociales (« Mal et modernité »), il résume l’analyse de la modernité par Heidegger : « [Selon Heidegger] l’Europe est en danger mortel, prise comme elle l’est en étau entre l’Amérique et l’URSS. Ces deux puissances sont, du point de vue métaphysique, la même chose : “ La même frénésie sinistre de la technique déchaînée, et de l’organisation sans racines de l’homme normalisé ”. Cette situation est qualifiée par Heidegger comme une “ invasion du démoniaque ” (au sens de la malveillance dévastatrice) » (J. SEMPRUN, Le Fer rouge de la mémoire, op. cit., p. 707). Si Semprun adhère au constat de Heidegger, il réprouve catégoriquement la solution violemment cathartique que ce dernier préconise, le « sursaut de l’être ». Pour lui, il croit plutôt, avec Marc Bloch et Léon Blum, au sursaut de la « raison démocratique ».
[40] J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 223. Pseudo-démocratie qui désarme absolument les classes ouvrières et les ‛citoyens’ en général.
[41] Ibid., p. 232.
[42] Ibid., p. 204.
[43] Ces questions sont presque explicitement soulevées (ibid., p. 341).
[44] Ibid., p. 113-119 : Semprun montre entre autres que le manichéisme de Carrillo fausse le débat en occultant les vraies forces en jeu, qui sont : 1) le mouvement ouvrier 2) la bourgeoisie monarchiste 3) la bourgeoisie libérale.
[45] Ibid., p. 333 et suivantes.
[46] De même que Federico Sánchez vous salue bien est consacré à son expérience ministérielle ou Le Grand Voyage à Buchenwald, ou encore L’Écriture ou la vie à la Libération…
[47] Car (il le rappelle à propos d’Eduardo García, p. 342) on ne débat pas avec des fous, ou des interlocuteurs animés de mauvaise foi, il est impératif de se situer sur un autre terrain.
[48] « Un ministre clandestin » (1993), entretien avec G. de Cortanze, dans G. DE CORTANZE, op. cit., p. 263.
[49] J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 247, à propos des dirigeants communistes.
[50] Ibid., p. 302.
[51] Ibid., p. 303.
[52] Antoine de SAINT-EXUPÉRY, Citadelle [1948], Paris, Gallimard, 2000, p. 136, ce qui revient à dire : rien n’a de sens que dans le don absolu.
[53] J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 295.
[54] « Une mémoire lucide et critique est la pire ennemie de cette arbitraire et pragmatique histoire d’amnésiques » (ibid., p. 246).
[55] L’adjectif renvoie (entre autres) au Traité du Tout-Monde d’Édouard Glissant.
[56] « […] les chemins bourbeux et tortueux de sa mémoire » (J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 244).
[57] Au sens étymologique d’intueri : « porter ses regards sur, avoir la pensée fixée sur ». Voir l’image de la spirale utilisée par l’auteur (ibid., p. 421), tout à fait éclairante : l’Autobiographie s’ouvre et se referme sur l’évocation de la Pasionaria à Prague en avril 1964, au cours d’une conférence au sommet. Une brèche s’est ouverte dans le souvenir qui ne va cesser de s’approfondir, sans que l’on s’écarte en esprit cependant de l’axe, du pivot central, figuré par l’appartement du 5, rue Bahamonde à Madrid. Entre-temps l’auteur a pu reconstituer les grandes étapes de son parcours communiste : le « plénum de Montreuil » en 1947, son premier voyage clandestin en Espagne en 1953, l’été 1956 à Bucarest en compagnie de la Pasionaria en raison du désaccord entre elle et Carrillo sur l’admission de l’Espagne à l’ONU, l’arrestation de Simón Sánchez Montero en juin 1959, le dernier voyage clandestin à Madrid en 1963, son exclusion à l’été 1965, son premier voyage légal en Espagne en juillet 1967, l’entrevue avec Simón – la première depuis son emprisonnement – durant l’été 1969, etc.
[58] « La Chanson du Mal-Aimé », dans Alcools.
[59] J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 345.
[60] Ibid., p. 160, à propos de Josef Frank.
[61] Dans G. DE CORTANZE, op. cit., p. 28.
[62] « […] l’espace protégé d’un patio planté de myrtes où palpitaient des sources » (J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 415).
[63] Voir par exemple ibid., p. 243-260 : l’auteur et Vicens se trouvent à Fontanillas en décembre 1976 : ils se rappellent comment Carrillo a de manière indécente « commémoré » dans son discours d’avril 1964 la mort de Julián Grimau, probablement exécuté avec son assentiment, comme Staline avait commandité l’assassinat de l’agent secret Fried ; ils se souviennent conjointement de la « douce nuit » parisienne d’avril 1963 au cours de laquelle on s’est rendu au domicile de Carrillo pour tenter de sauver Grimau, puis, plus en amont encore, de l’imprudence dont faisait preuve Grimau et des circonstances de son arrestation.
[64] Liturgiquement ? La liturgie serait alors le ‛récit’ autobiographique.
[65] Ibid., p. 283.
[66] Ibid.
[67] Ibid, p. 421.
[68] Ibid., p. 24. L’emploi du passé composé ne laisse pas ici d’être admirable.
[69] Ibid., p. 162 : Josef Frank, compagnon d’infortune à Buchenwald.
[70] Conformément au principe de Baudelaire qui juge « horrible de prostituer les choses intimes de la famille » (lettre à Mme Aupick du 11 janvier 1858).
[71] Voir J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 285.
[72] Ibid., p. 382.
[73] Car c’est la ‛sensation’, dans toute sa pureté, qui est exhumée, revivifiée (voir ibid., p. 379).
[74] Ibid., p. 354.
[75] Camus, lors de la remise du prix Nobel, prononce ces fameuses paroles : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice » (dans Olivier TODD, Albert Camus, une vie, Paris, Gallimard, 1996, p. 700). Sa mère, c’est-à-dire : la vraie Justice.
[76] Sans doute est-ce pour cela que la trahison de la Pasionaria, cette Mère de substitution pour lui, révélée dans les toutes dernières pages, l’affecte tant.
[77] Voir J. SEMPRUN, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], op. cit., p. 355, puis la confrontation avec l’auguste Miss Bryant.
[78] Ibid., p. 175.
[79] Ibid., p. 82.
[80] Ibid., p. 58-59.
[81] Ibid., p. 318.
[82] Ibid., p. 238.
[83] Ibid., p. 315.
[84] André GIDE, Thésée [1946], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 1453.
Resumé
Dans cet article Thierry Ozwald aborde Autobiographie de Federico Sánchez (1977) en soulignant particulièrement sa qualité littéraire, sa qualité en tant qu’ouvrage de littérature autobiographique qui, malgré le désordre temporel du récit (ses ‛meandres’), répond à un projet précis d’écriture qui n’a pas été suffisament appréciée en raison du caractère très politique de cet ouvrage dans lequel Semprun revoit sa période en tant que cadre du Parti Communiste Espagnol en exil.
Abstract
In this article Thierry Ozwald discusses Autobiography of Federico Sánchez (1977), highlighting in particular its literary quality, its quality as a work of autobiographical literature which, despite the temporal disorder of the narrative (its ‛meandres’), responds to a precise writing project that has not been sufficiently appreciated due to the highly political nature of this work in which Semprun reviews his period as a permanent member of the Spanish Communist Party in exile.
Thierry OZWALD
Université de Limoges
APOLLINAIRE, Guillaume, Alcools [1913], Paris, Flammarion, 2013.
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SEMPRUN, Jorge, Le Fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2012.
—, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], traduit de l’espagnol par Claude DURAND et Carmen DURAND, Paris, Seuil, coll. « Points », 1978.
TODD, Olivier, Albert Camus, une vie, Paris, Gallimard, 1996.