Le tableau de Caravage est un acte de rénovation intérieure, un exercice spirituel comme en avaient voulu d’autres peintres de son époque, mais cette fois d’une nature morale, au sens de ce mot le plus rude, et dans la rue désormais, là où l’incarnation n’a plus d’évidence sensible, parmi les maux de la société : de même, a-t-il pu penser, qu’un ordre religieux peut cesser de se vouloir contemplation, oraison, pour se vouer aux œuvres de charité,
dans le chaos des guerres et de la peste.
Yves BONNEFOY, Rome, 16301.
On rencontre dans les églises et les galeries de palais italiens un nombre remarquable de peintures réalisées au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle sur le thème du martyre des saints et des saintes et de leur modèle, la Passion du Christ. Elles s’inscrivent dans une longue et riche tradition iconographique où représentation picturale, violence et quête du salut dialoguent selon des modalités variées, pour servir la prédication et les pratiques de dévotion en ce temps de réforme. Dans une production abondante, certaines images frappent par leur singularité et par des choix qui sollicitent le spectateur d’une façon inattendue, par le biais de l’un des acteurs de ces scènes de martyre, l’exécuteur. Les images de bourreaux, toutes œuvres de Caravage, rassemblées ici, montrent la mise à mort ou bien les moments qui la précèdent. Figurant la mort ou la préparation à la mort d’une victime – il s’agit du Christ au moment de la Passion ou d’un saint, l’apôtre Pierre, André, Jean le Baptiste – ces œuvres, toutes peintes au tournant du XVIIe siècle, en Italie, participent, dans leur brutalité, de l’histoire du salut, qui passe par l’incarnation et la mort, sur la croix, du corps souffrant. C’est la figure de celui qui inflige les coups, attache le corps, lui donne la mort que nous voulons étudier dans les pages qui suivent, le bourreau, ce personnage odieux, méprisé, tenu à l’écart en raison de l’infamie de sa fonction, figure intermédiaire dans ces scènes entre le Christ ou le saint et le spectateur-dévot. La représentation de la violence la plus extrême transforme ainsi l’espace même du tableau en un locus horridus propre à exacerber les émotions.
Face à la Flagellation du Christ de Caravage conservée au musée de Capodimonte, à Naples, qui apparaît au fond d’une enfilade de salles, les bourreaux saisissent le regard et retiennent l’attention, tout aussi violents que soient leurs gestes et leur apparence. Le même sentiment affleure à Rome, à chaque visite à Saint-Louis-des-Français, dans la chapelle Contarelli, sur la paroi de droite, puis à Santa Maria del Popolo, dans la chapelle funéraire du cardinal Tiberio Cerasi ; ou encore à Malte, dans une composition très différente, devant la grande peinture toujours en place dans l’oratoire de la co-cathédrale Saint-Jean à La Valette ; enfin, plus tardivement, au musée des Beaux-Arts de Rouen, devant une autre Flagellation du Christ à la colonne. La rencontre de ces œuvres, célèbres et abondamment commentées, a suscité cette question : comment un personnage à la connotation fortement négative tant dans la société de l’époque moderne que dans les représentations littéraires ou iconographiques, en principe secondaire dans les scènes où il apparaît, contre-point à la figure du Christ, d’un saint ou d’une sainte martyre, occupe-t-il dans certaines images une place remarquable et entretient-il un rapport significatif, voire structurant, avec l’espace du tableau ?
À partir de huit peintures de Caravage illustrant les épisodes de la Passion du Christ ou le martyre d’un saint, on voudrait proposer quelques interrogations et pistes de réflexion autour de la présence, dans une certaine mesure inattendue, donnée par la peinture à ce personnage, sur la complexité d’une figure, qui n’est pas forcément là où on l’attendrait. Après avoir présenté ces différentes œuvres et le rôle tenu par le bourreau dans l’histoire rapportée par les Évangiles ou les Vies de saints, on examinera les procédés utilisés par le peintre pour produire cet effet de surprise ou de malaise sur le spectateur, attirant son regard vers ce personnage pourtant accessoire, rejeté et honni de tous. Plusieurs ressorts semblent en jeu et à l’œuvre. On s’intéressera alors ici à l’un d’entre eux, les relations qu’entretient ce personnage avec l’espace du tableau, la place qui lui est accordée, le rôle qui lui est donné. Il s’agira de suggérer quel pouvait être le sens pour le peintre de souligner ainsi cet acteur vil et dérangeant et le but recherché par ce procédé de mise en lumière et d’individualisation dans l’espace pictural2.
Les peintures sélectionnées, toutes datées entre 1599 et 1609-1610, peintes par Caravage lors de ses séjours à Rome, Naples ou sur l’île de Malte, siège d’un ordre militaire hospitalier, illustrent deux passages du récit de la Passion du Christ rapporté par les évangélistes et quatre épisodes du supplice et de la mort de martyrs, parmi les premiers : Jean-Baptiste, le Précurseur et prophète, trois apôtres, au nombre des plus fidèles disciples du Christ, Pierre, André et Matthieu.
La place accordée par les sources scripturaires ou les légendes de la vie des saints au bourreau, l’un des personnages centraux de la mort du Christ ou des martyrs, est réduite. Parmi les moments distincts et successifs qui composent le récit de la Passion, et où interviennent des bourreaux, associant pouvoirs civils et religieux, à savoir la Comparution devant Caïphe, la Comparution devant Pilate, les Outrages, la Flagellation, le Couronnement d’épines, la Crucifixion, deux sont traités par Caravage. À propos de la Flagellation, supplice qui anticipe celui de la crucifixion et du Couronnement d’épines, on trouve juste quelques lignes dans l’Évangile de Matthieu (27, 26-31). Chez Marc (15, 15-20) et Jean (19, 1-3 ; 14-18), les faits sont rapportés de façon tout aussi laconique. Aucune mention n’est faite des exécuteurs. Ce n’est pas davantage le cas dans le récit qui concerne la mort de Jean-Baptiste, préfiguration de la Passion du Christ, dans le texte de Matthieu (14, 9-11). Seul Marc (6, 27-28) évoque le garde qui se rend dans la prison pour décapiter Jean de façon expéditive. Sur le martyre des saints, c’est avant tout la Légende dorée de Jacques de Voragine (vers 1228-1298) qui est alors la source de référence utilisée par les commanditaires et les artistes, que ce soit pour la décollation de Jean-Baptiste, fêtée le 29 août3, au sujet de l’apôtre Pierre4 ou encore de saint Matthieu5.
C’est dans les préconisations du commanditaire de la peinture que l’on trouve de plus amples détails. Pour la commande du Martyre de saint Matthieu de la chapelle Contarelli, dans l’église romaine de Saint-Louis-des-Français, des recommandations avaient été rédigées par Contarelli. La scène devait montrer :
[un] long et vaste lieu, plus ou moins en forme de temps et, dans la partie supérieure, un autel isolé, surélevé de trois, quatre ou cinq marches, sur lequel saint Matthieu, en habits liturgiques, célèbre la messe. Il faut qu’il soit tué par quelques soldats, et il serait plus subtil de le représenter au moment où on le tue, ayant déjà reçu quelques blessures, et qu’il soit déjà tombé ou en train de tomber, mais pas encore mort6.
Il est certain que le bourreau, certes nécessaire à l’exécution du supplice, ne revêt en principe guère d’importance dans ces histoires ni dans leur illustration. Singulier ou pluriel, personnage secondaire, il concentre en outre dans sa personne et sur ses traits toute l’ignominie et l’horreur attachées à sa fonction et aux actes qu’il accomplit. D’autant plus que, dans les scènes retenues, il inflige les tourments ou donne la mort à un innocent, et non pas à un malfrat ou autre condamné de droit commun, ce qui accentue son caractère misérable.
Il apparaît en revanche dans les peintures où les artistes réservent aux bourreaux une plus grande importance que les évangélistes ou les hagiographes, dans les cycles consacrés à la Passion et dans les scènes de martyres, thèmes abondamment représentés sur les murs des églises. Les exécuteurs sont introduits en raison de leur caractère nécessaire à l’action illustrée et pour les besoins de la mise en scène narrative. Parmi cette production très riche sur des sujets sacrés traditionnels, les œuvres retenues ici présentent, dans leur variation autour d’une même thématique, déclinée selon les commandes et le sujet précis représenté, la particularité d’accorder une place significative et remarquable au ou aux bourreau(x).
Ces peintures relèvent de deux catégories, selon qu’elles étaient destinées à la chapelle d’une église (cinq d’entre elles) ou, vraisemblablement, plutôt à la collection d’un mécène de Caravage, autrement dit à un palais privé. Quatre d’entre elles illustrent la Passion, ce ne sont pas là des bourreaux qui mettent à mort mais des hommes qui jouent un rôle dans le déroulement des événements. Deux représentent la flagellation du Christ attaché à la colonne, l’une conservée au musée de Capodimonte à Naples, l’autre au musée des Beaux-Arts à Rouen, elles ont vraisemblablement été réalisées à la même période, vers 16077. Les deux autres toiles montrent le Christ couronné d’épines par les bourreaux ; elles se trouvent respectivement au Kunsthistorischesmuseum, à Vienne, et, pour le moment encore, dans la collection de la Banca Popolare de Vicenza et datent des années 1604-1605. Le second ensemble thématique aborde le martyre des saints déjà cités : celui de saint Matthieu (1599-1600) et le crucifiement de saint Pierre (1601-1605), peintures destinées à des églises romaines, Saint-Louis des-Français et Santa Maria del Popolo, la décollation de Jean-Baptiste, toujours in sitù, à Malte, dans l’oratoire de la cathédrale (1607-1608), et la mort de saint André sur la croix, œuvre napolitaine peinte vers 1609-1610 (conservée au musée de Cleveland). Ce sont cette fois des exécuteurs directs. Trois de ces tableaux mettent en scène un bourreau unique, deux autres en font intervenir deux, tandis que la Flagellation de Naples, le Couronnement d’épines de Vicenza et la Crucifixion de saint Pierre en comportent chacun trois. Dans tous les cas, et c’est cet élément de surprise qui fut au point de départ de notre réflexion, alors que le sujet est la souffrance du Christ ou d’un saint au moment de son martyre, le regard est accroché par ceux qui exécutent le supplice, comme s’ils étaient eux aussi des acteurs importants.
Quels sont les procédés utilisés pour produire cet effet ?
Parmi plusieurs éléments qui contribuent dans ces tableaux à sortir le ou les bourreau(x) de leur anonymat et de leur rôle de simple exécutant d’un acte terrible, l’un concerne le rapport qu’entretient la figure du bourreau de la Passion ou de martyres de saints avec la construction de l’espace de la peinture. Ces tableaux concentrent certes l’attention sur leur sujet, sur le protagoniste principal de la scène, que ce soit Jésus flagellé ou couronné d’épines, Jean le Baptiste ou l’un des apôtres, dans une invitation à méditer sur la Passion et sur le sacrifice du Christ, l’exemplarité de la vie des saints torturés et morts pour avoir défendu leur foi. La disposition de ces personnages victimes et, avant tout, l’usage de la lumière, les mettent en valeur et en évidence, offerts au spectateur-dévot. Par ailleurs, en contre-point, plusieurs des bourreaux peints par Caravage expriment dans leurs gestes brutaux, dans leurs traits déformés et dans leur accoutrement, le dégoût, l’horreur et l’infamie qu’inspirent leur acte. Les deux tortionnaires placés de part et d’autre de la colonne dans la Flagellation de Naples ont des corps massifs, lourds, aux muscles saillants. Le visage de celui de gauche, qui retient le corps du Christ par les cheveux de son poing serré, est déformé. Les visages des deux bourreaux de la Flagellation de Rouen, sombres, usés, ont les traits marqués d’hommes de peine, de travailleurs à l’activité éprouvante. Leur comparse de la mise en croix de Pierre, occupé à soulever le bois de la croix qu’il enserre de ses deux mains, arbore le même visage au front plissé par l’effort que l’on retrouve chez plusieurs de ces hommes. Agenouillé sur le sol pour participer à cette élévation en poussant de toute la force de son épaule l’instrument du supplice sur lequel le saint est déjà fixé, un autre bourreau a les pieds nus, noircis par la terre et la poussière. Presque tous ces sbires sont dépenaillés, le torse à moitié nu, entièrement même pour l’un d’entre eux, la chemise ou la tunique dégagées pour faciliter l’exercice physique violent, le col froissé, la culotte ou les braies retroussées. Ces aspects caractérisent l’iconographie de l’exécuteur des basses et hautes œuvres.
Pourtant, les seize bourreaux ici observés ne se résument pas à ces aspects attendus. Non seulement certains échappent à cette caractérisation – ainsi les jeunes bourreaux, ou bien les bourreaux vêtus avec soin du Couronnement de Vicenza –, mais ils occupent une place non négligeable dans la construction de l’espace et une part importante de la toile.
Fig. 1. Le Martyre de saint Matthieu, 1599-1600. Huile sur toile, 323 x 343 cm. Rome, San Luigi dei Francesi, chapelle Contarelli, paroi latérale droite.
On peut reprendre l’esquisse de typologie proposée en fonction du nombre de bourreaux présents et considérer les œuvres au regard du rapport qu’ils nouent avec l’espace de la scène, de la narration et du tableau. Dans les œuvres à un seul bourreau, ce dernier occupe, à deux reprises, le centre de la composition, étroitement associé à sa victime, Matthieu ou Jean-Baptiste. Dans la chapelle Contarelli, dévoilée au public romain en juillet 1600, face à la scène calme de la Vocation de saint Matthieu, la paroi de droite raconte l’épisode brutal, dans l’agitation et les cris, de l’exécution du saint. Désormais âgé, étendu au sol, il est sur le point d’être mis à mort par l’épée que brandit un jeune homme, campé au cœur de la scène et de l’action, presque nu, les muscles saillants et le visage tendu, la bouche ouverte sur un hurlement. Autour, disposés comme en un cercle en masses qui ouvrent vers l’extérieur, les spectateurs assistent à la scène du meurtre, stupéfaits, effrayés, certains s’éloignant ; un ange apporte à l’apôtre la palme du martyre. La composition, de 323 sur 343 cm, très travaillée et encadrée par deux figures latérales, est centrée sur le couple paradoxal du saint et du bourreau, figure athlétique, au corps magnifique, concret, non idéalisé, éclairé par une lumière qui émane du saint. L’ensemble paraît obéir à un mouvement ordonné par le geste du bourreau penché sur le saint jeté à terre. Son bras tendu se prolonge dans le bras droit, puis le bras gauche de l’apôtre, la jambe de l’homme à terre dans l’angle inférieur gauche, pour remonter à travers les gestes des autres assistants, revenir de l’autre côté de la toile en passant par l’ange, redescendre enfin jusqu’au corps quasiment nu, en un puissant mouvement de rotation construit par ces lignes des bras, des jambes et des torses. La violence de la scène est en premier lieu celle du corps monumental du bourreau, ses deux jambes plantées sur le sol de part et d’autre de celles du saint, vêtu de blanc, sa main droite agrippant d’une poigne ferme le poignet de celui qu’il s’apprête à exécuter et qui ne peut fuir, se dégager, se relever. La violence est celle de cet homme jeune, illuminé et en même temps fortement touché par l’ombre, au centre du tableau, violence incarnée dans ce personnage déchaîné et dans un instant. Ce qui fait écrire à Manuel Jover :
Le bourreau est, de toute évidence, la figure dominante, et l’invention majeure du tableau. Cette figure est littéralement traversée par la haine meurtrière qui la propulse dans l’espace et qui contracte tous ses muscles : qu’on observe cette épaule, ce cou, cette poitrine, comment l’extraordinaire travail des ombres noires traduit la mobilité et la tension maximale des muscles et des tendons ; qu’on observe ce bras projeté en avant dont la poigne est celle d’une pince d’acier ; et qu’on « entende » par les yeux, ce cri de haine qui tétanise. C’est de la violence vue, connue, éprouvée, prélevée directement de la vie8.
Ici, l’espace, organisé autour de l’exécuteur, héroïsé, érotisé, est conçu à la manière d’un cadre théâtral, inspiré par la légende, à peine visible dans l’obscurité brumeuse qui baigne la scène.
Fig. 2. La Décollation de saint Jean-Baptiste, 1607-1608. 361 x 520 cm. La Valette, co-cathédrale Saint Jean, oratoire.
Dans l’immense toile peinte à Malte pour la Compagnia della Misericordia qui avait en charge l’oratoire de l’église conventuelle des chevaliers, au contraire, le drame se déroule dans le cadre bien défini d’une construction rigoureuse, classique, à l’architecture géométrique, rare occurrence dans la peinture de Caravage. La scène est très différente des décollations spectaculaires antérieures, nombreuse peintes par Caravage au cours de sa carrière. La composition est équilibrée, scandée de lignes horizontales et verticales, les figures figées. Le point de vue est cette fois plus éloigné ; le champ élargi à la cour de la prison évoquée par les sources scripturaires, devant un mur austère qui rappelle le palais du grand-maître, accueille les protagonistes, grandeur nature. À gauche, devant le porche, Salomé s’apprête à recevoir sur un plat doré la tête tranchée qu’elle a demandée à Hérode. Elle est accompagnée d’une vieille femme, dont les mains portées au visage traduisent l’horreur ressentie devant l’acte accompli, et d’un homme qui désigne de son doigt pointé le plateau que tient la jeune femme. Placé devant la retombée du porche, le bourreau se tient penché, jambes tendues, au-dessus du corps de Jean-Baptiste, allongé sur le ventre au sol, la tête déjà tranchée. Le sang s’en écoule. De sa main gauche, le bras également tendu, il tient les cheveux de sa victime, tandis qu’il dégage de son bras droit, replié derrière son dos, le couteau avec lequel il va achever l’exécution, la misericordia, référence au nom de la compagnie de charité commanditaire, qui avait pour charge d’assister les condamnés à mort. Le reste de la toile est dépouillé, constitué d’espaces vides. Sur la droite, deux prisonniers assistent à la mise à mort derrière une fenêtre grillagée ouverte dans le pan du mur. Une double corde pend du plafond, attachée à un anneau et retombe sur le sol en serpentant.
Le bourreau, dont le corps presque entièrement nu est frappé sur le dos par la lumière qui le fait ressortir des teintes terreuses dominantes, est au cœur de cette mise en scène, entre les figurants tous groupés sur la gauche et les spectateurs à droite. Il est le point de départ d’un arc de cercle qui passe par les têtes et aboutit à Salomé, initiatrice du crime, dont la position fait écho à celle du bourreau, motif repris par l’arche du porche au-dessus de ce groupe. La violence de son action est renforcée par son geste pour approcher le couteau et par la nécessité d’achever une décapitation incomplète ; il pose son pied gauche sur le rouge vif du Baptiste, posé sur lui, selon une perpendiculaire. Dans cette gigantesque peinture, la plus grande peinte par Caravage, la seule qu’il ait signée, en l’occurrence dans le rouge du sang versé, sous la gorge du saint et dans l’axe formé par la jambe du bourreau et les pierres derrière lui, l’exécution racontée pourrait être l’issue tragique d’une rixe de rue, survenue dans les quartiers agités de la ville. Les larges pans vides, le silence et la tension qui habitent la scène tranchent avec ce corps jeune et vigoureux, qui manteau ferme l’action.
C’est une autre logique de construction de l’espace qui prévaut dans la dernière peinture de ce groupe, la Crucifixion de saint André (202,5 x 152,7 cm), datant du premier séjour napolitain de l’artiste.
Fig. 3. La Crucifixion de saint André, 1609-1610. Huile sur toile de lin, 202,5 x 152,7 cm. Cleveland, The Cleveland Museum of Art.
La composition, en hauteur, est resserrée et associe en une synthèse plusieurs éléments du martyre du saint rapportés dans la Légende dorée, ainsi la présence du proconsul romain Égée, en armure, à droite au premier plan, saisi à mi-corps, est-elle antérieure à la mort d’André à laquelle on assiste. Expirant sur la croix, les yeux à demi fermés, l’apôtre occupe presque toute la hauteur de la toile et sa largeur à la limite supérieure. Sur son côté droit, dressé sur une échelle, le bourreau qui lie les bras du saint à la croix est aussi grand que lui. Il habite une partie remarquable de l’espace entre le saint et le bord gauche du tableau et son corps se dégage de la même manière que celui d’André des ombres environnantes, sur le fond d’un décor quasi inexistant. Cambré pour atteindre l’extrémité de la poutre horizontale, le corps du bourreau, vu de dos et frappé par la lumière, forme un léger arc en demi-cercle, ouvert sur l’extérieur qui participe à l’entrée du regard dans la scène. Il est le seul figurant à être à la hauteur du saint, presque en contact avec lui, les bras et les jambes pliés provoquant un rapprochement du centre de son corps avec le saint. Son vêtement blanc contraste avec le noir autour et dessine une ligne qui souligne le cœur de la représentation et se croise en une perpendiculaire avec une autre ligne allant de la tête du saint jusqu’au nœud blanc, en passant par les épaules. Ce corps contribue aussi à dessiner deux triangles : une pyramide ascendante avec le pli de la culotte jaune et les regards des personnages placés en bas, contemporains, et un triangle inversé avec le tissu blanc et le tissu rouge, comme si s’ouvrait une forme évasée, soulignée de part et d’autre par le saint et le bourreau. Le bourreau intervient pleinement dans la construction de l’espace et de la lecture proposée au regard.
Les œuvres à deux bourreaux, elles-mêmes au nombre de deux, adoptent une organisation spatiale distincte.
Fig. 4. La Flagellation du Christ à la colonne, 1606-1607. Huile sur toile, 134,5 x 174,5 cm. Rouen, Musée des Beaux-Arts.
La Flagellation du Christ à la colonne du musée de Rouen (134,5 x 174,5 cm) suit une disposition horizontale, asymétrique, où les deux bourreaux sont placés derrière le Christ, tous trois regardant, sinon forcément dans la même direction ni le même objet, vers la gauche et vers l’extérieur de la toile. Ils occupent les deux-tiers de l’espace et leurs têtes sont placées sur un arc de cercle qui part de celle du Christ, tout à gauche. L’un des tourmenteurs, au premier plan, noue les mains du Christ. Le second, placé à l’arrière, englobe la scène de ses bras levés en un large mouvement, il attrape le Christ par les cheveux d’une main et s’apprête à le frapper de son fouet tenu dans l’autre, dans l’angle supérieur gauche de la toile. De grande taille, saisis en plan rapproché, la silhouette coupée au niveau des cuisses, ils émergent de la pénombre, emplissant toute cette partie du tableau de leur présence massive et inquiétante, tandis que le Christ est décentré, placé entre la colonne et le bord gauche du tableau.
Dans le Couronnement d’épines conservé à Vienne, de format également horizontal (127 x 166 cm), le spectateur est une fois encore placé tout près de la scène, presque contre le soldat, en armure et chapeau à plume qui se tient dans l’angle gauche et paraît ordonner et superviser la scène, dans un espace très resserré et clos, dépourvu d’arrière-plan.
Fig.5. Le Couronnement d’épines, vers 1602-1604. Huile sur toile, 127 x 166 cm. Vienne, Kunsthistorischesmuseum.
Les deux bourreaux en haillons sont debout, l’un derrière le Christ, dos à la lumière, qui semble surgir selon une diagonale surprenante ; l’autre sur la droite de la toile, dont il occupe toute la hauteur et dont le corps déborde – on n’en voit qu’une partie –, dessinant presque un angle droit, dans une torsion étrange. Tous deux poussent de toutes leurs forces, muscles bandés, sur de longues tiges, droites quant à elles, qui contribuent à dessiner deux diagonales, pour enfoncer la couronne d’épines dans la tête de Jésus, affaissé. Penchés sur leur victime, concentrés sur l’exercice violent de leur tâche, ils frappent le regard par leur taille imposante et forment une sorte de cercle, empêchant le Christ de se redresser, de respirer, occupant la moitié de la toile. Leurs têtes sont penchées, mais les deux masses de leurs corps et leurs gestes sont dans la lumière. Ce sont eux qui portent l’action et contribuent, projetés dans l’espace, en surplomb, à structurer la toile, circonscrite dans une boucle.
La présence des bourreaux en trio occasionne une autre distribution des rôles dans l’espace. À Santa Maria del Popolo, où la Crucifixion de saint Pierre (230 x 175 cm) est peinte dans les premières années du siècle, pour la chapelle Cerasi, ces ouvriers de la mort sont disposés sur le côté gauche de la toile, en éventail, comme trois rayons autour de la croix qu’ils hissent, le saint déjà fixé sur ses branches, la tête en bas, conformément à sa volonté de subir un martyre plus douloureux encore que celui du Christ, dans une diagonale inhabituelle.
Fig. 6. Le Crucifiement de saint Pierre, 1601-1605. Huile sur toile, 230 x 175 cm. Rome, Santa Maria del Popolo, chapelle Cerasi, paroi latérale gauche.
L’un des bourreaux est positionné dans le prolongement de cette ligne, le demi-cercle de ses épaules délimite la fin de l’action. Ses membres sont tordus, ses bras enlaçant la croix, un avant-bras crispé, les doigts très nettement dessinés, les ongles sales, évoquent les griffes d’un animal. Les deux autres dessinent la diagonale opposée, leurs membres pliés, le premier sans tête, en boule, les pieds gris, seul à être placé dans la moitié inférieure du tableau. Tous trois sont peints concentrés sur leur effort pour redresser la croix pesante et la planter dans la terre. Hommes ordinaires, vêtus d’habits modestes, ils occupent de nouveau les deux-tiers de l’espace, du bas jusqu’en haut du tableau, en plan rapproché, lourdes masses aux regards cachés ou détournés, et lui donnent son mouvement, dans le silence du moment de l’exécution. Partant du bourreau agenouillé sur la gauche, occupé à soulever le bois de la croix à la force de ses épaules, tenant une pelle entre les mains, près de la pierre qui renvoie au prénom du disciple martyrisé, ce mouvement passe par les épaules du bourreau qui tient le haut de la croix, puis le dos du troisième en train de tirer la corde par-dessus sa tête, pour redescendre enfin vers la tête de Pierre. La palette des couleurs distribuées en taches sur les vêtements des bourreaux (jaune, rouge, vert) contraste avec le blanc qui seul habille le saint. La lumière les frappe, tout comme le saint, et les fait ressortir de l’obscurité environnante, dépourvue de tout élément d’arrière-plan ; elle les révèle dans cet espace qu’ils investissent tout entier, d’un bord de la toile jusqu’à l’autre. Acteurs déshumanisés, la tête courbée, dissimulée, ils sont tous trois orientés vers la partie basse du tableau, vers un point de convergence qui est peut-être extérieur au tableau.
Très différent dans son intention, le Couronnement d’épines, longtemps propriété de la Banca popolare di Vicenza9.
Fig. 7. Le Couronnement d’épines, vers 1604-1605. Huile sur toile, 178 x 125 cm. Vicenza, Collezione Banca Popolare di Vicenza.
Il est également d’un format vertical (178 x 125 cm). Dans cette composition ordonnée autour de la figure à demi dénudée du Christ, assis les mains croisées, regard levé, les bourreaux forment une couronne ovale : deux se tiennent en pied dans la partie supérieure. L’un à droite, le bâton dans la main, agrippe les cheveux du Christ pour redresser son visage. L’autre, placé derrière le Christ, maintient son corps entre ses deux mains placées sur son buste, tandis que le troisième, de dos, incliné en bas à gauche, tire les cordes avec lesquelles Jésus est attaché. Le tableau de Titien peint entre 1540 et 1543 pour la chapelle de la Couronne, dans l’église dominicaine de Santa Maria delle Grazie à Milan, aujourd’hui conservé au musée du Louvre, connue de Caravage, est, comme cela a été souvent noté, à l’origine de cette disposition10.
On retrouve une structuration classique dans la Flagellation de Capodimonte (286 x 213 cm), destinée à l’église San Domenico Maggiore de Naples, pour la chapelle de la famille des De Franchis.
Fig. 8. La Flagellation du Christ, vers 1607-1610. Huile sur toile, 286 x 213 cm. Naples, Museo Nazionale di Capodimonte (auparavant dans l’église San Domenico Maggiore).
Selon une convention déjà expérimentée dans la peinture, trois bourreaux sont placés autour du Christ devant une colonne, haute, celle du Temple de Jérusalem, repère circulaire pivot de la scène, posé sur le sol, parallèle au plan du tableau. Les bourreaux sont représentés en train d’attacher le Christ à la colonne et, visuellement, on pense que la colonne, repère vertical, permet de retenir le corps sur le point de s’effondrer. Dans cet espace réduit à très peu d’éléments de désignation, où les indices d’arrière-plan ont été le plus possible évacués, les bourreaux semblent émerger de l’obscurité, d’une profondeur simulée, insondable, éclairée par le clair-obscur qui joue son rôle de révélateur de l’espace. Autour de l’élément d’ordonnancement qu’est la colonne, parfaite figure géométrique, ils introduisent le déséquilibre, l’instable, comme dans une chorégraphie, les mouvements de leurs corps étant justifiés par leur action, codée, ritualisée par les récits. En prenant la lumière, ils concrétisent l’espace. Ils rythment la composition en un cercle autour de la figure centrale du Christ, deux sur les côtés et une en bas à gauche, inclinée. La tension qu’ils insufflent à la scène est très forte dans la violence du bourreau de gauche qui attrape les cheveux du Christ avec le poing gauche et le retient, serrant dans son autre main les verges prêtes pour le frapper et dans la force bestiale du bourreau de droite qui s’appuie avec son pied sur le mollet du Christ pendant qu’il serre les cordes. Ces deux exécuteurs sont disposés de chaque côté, employés à attacher le Christ à la colonne, se répondant, le troisième, agenouillé au premier plan, occupé à attacher des branches, citation d’un modèle de la statuaire antique repris déjà chez d’autres peintres pour ce sujet. La lumière est moins forte sur leurs corps massifs que sur celui du Christ. À moitié nus, ce sont leurs corps modelés qui structurent le tableau et leur violence qui en est le sujet. La tentation serait de leur donner le même rôle, plastique, qu’au Christ, mais ce ne serait pas exact, ils demeurent du côté de l’obscurité, de la tension, des gestes saccadés, des corps instables et sombres, pris dans un mouvement, du côté du profane.
Dans ces tableaux violents, la scène tourne d’une certaine manière autour des bourreaux, dans une logique de mise en page, de construction de l’espace et du discours de l’image distincte de celle qui est premièrement attendue. Sans en être le sujet principal, ils retiennent l’attention, organisent la lecture de l’œuvre, frappent le spectateur tout en se montrant dans toute la violence de leur acte.
Si le bourreau dans l’histoire sainte n’est pas, pour le corpus étudié, un personnage remarquable, il l’est donc davantage dans ses illustrations peintes. Il tient un rôle dans la structure de la composition, l’espace étant organisé en partie autour du bourreau, comme distribué par le ou les bourreau(x). Leurs corps, anonymes, permettent d’ordonner l’espace et de l’occuper ; ils interpellent le spectateur. Si l’effet produit par leur présence physique est plus cru, plus violent, plus brutal, que s’ils étaient restés anodins, il est en même temps, paradoxalement, atténué, moins dramatique, en ce que l’action épouvantable est donnée à voir sous un angle tristement humain.
En 1672, Giovanni Pietro Bellori écrivait à propos de Caravage que celui-ci « ne propos[ait] à son pinceau que l’imitation de la nature »11. C’est un lieu commun de rappeler cette forte attention pour le réel, l’exigence d’une peinture toujours fidèle à la réalité associée au souci d’un travail précis sur la disposition des formes et des masses dans ses compositions. Ces données que l’on observe dans les œuvres ici réunies proposent une vision immédiate, qu’on pourrait presque dire banale, quotidienne, d’un épisode relevant de l’histoire sacrée ; et leur fonctionnement visuel repose, notamment, sur l’efficacité d’une construction parfaite des objets et des personnages dans l’espace du tableau.
Dans le Martyre de saint Matthieu ou dans la Décollation de saint Jean-Baptiste – tableau vivant, posé, dirait-on – on a presque l’impression d’un temps suspendu. Le peintre joue sur le temps et sur l’illusion : il fait semblant de nous faire assister à une scène sur le vif, un incident extrêmement violent où les personnages sont pris dans le feu de l’action. En même temps, le spectateur perçoit l’étonnante coïncidence des motifs, l’articulation des éléments autour de cette figure terrible, éprouvant que ce qui se passe ici est forcément grave. L’impression d’instantanéité est forte, soulignée par la lumière et l’ombre qui projettent les individus en avant et font éclater les gestes et les corps. Dans cette immédiateté, le corps nu de l’exécuteur de Matthieu est fortement marqué par l’ombre, l’assassin de Jean-Baptiste se détache, entièrement baigné de lumière, tous deux au moment où ils enjambent le corps de leur victime et la saisissent d’une main. Dans le Couronnement d’épines de Vienne aussi, la lumière contribue à projeter les figures des bourreaux dans l’espace du spectateur, qui devient témoin direct de la scène et de l’événement, absorbé dans l’espace du tableau. À Naples, devant la Flagellation, ou à Malte, on est happé par le temps d’un événement auquel on est prié d’assister, saisi par la proximité de ces corps actifs et mis en contact avec violence.
Le peintre cherche à produire et produit un effet, il montre un instant décisif, comme un point d’équilibre de la composition, selon une géométrie calculée, visible, pensée pour toucher le spectateur. Ce qui est présenté est le moment clé où se joue l’action, le drame, ce qui advient dans ce sujet. Il ne s’agit pas de montrer une scène lisse, figée, mais plutôt de saisir l’essentiel de la scène, sa dimension sacrée, qui surgit, et vient de l’identification du sens de l’histoire peinte et d’une appréhension de l’organisation ordonnée des formes qui l’expriment picturalement, visuellement. En effet, le regard rassemble les étapes de ce qu’il voit et lit en même temps qu’il est touché par le fonctionnement visuel auquel ici le ou les bourreau(x) participent en tant qu’éléments picturaux. Ils sont une figure bien utile d’ailleurs, qu’il est possible de doubler ou tripler selon les nécessités de l’espace. L’équilibre ainsi obtenu et la parfaite disposition des motifs engendrent une simulation – ce qui est montré se passe vraiment – et disent en même temps que le tableau est une représentation sacrée, une représentation du sacré, réintroduit par la magnifique exactitude du dispositif. Caravage, comme souvent, passe par le profane, le vulgaire, l’anecdotique, fondé sur des diagonales qui sont par définition actionnelles, temporaires, un intermédiaire avant l’horizontale ou la verticale. Il montre stratégiquement un événement trivial, un fait divers, pour capter l’attention et, au-delà de ce qui est donné à voir, conduire vers ce qui est donné à lire. Dans la Crucifixion de saint André, le peintre ne montre pas l’instant le plus spectaculaire ni le plus douloureux du martyre infligé au frère de Pierre, mais celui qui constitue le cœur du drame, le bourreau si proche de sa victime, son geste suspendu, immobilisé dans ce contact, cette rencontre.
Dans le Crucifiement de saint Pierre, le peintre joue sur les correspondances entre l’espace littéral et l’espace suggéré. La croix en bois s’inscrit dans la littéralité de l’espace, dans la planéité du tableau, tandis que la croix représentée par les corps s’inscrit dans un espace suggéré. Toutes deux ont le même point de croisement, toutes deux sont confondues sur l’un des deux axes, celui de la partie horizontale. Elles servent à dynamiser le tableau, en tournant. Ici de nouveau, on est bien pris dans le vif de l’action, mais la coïncidence entre ces deux champs, entre la composition et la simulation, à laquelle participent les trois corps massifs des bourreaux révélés par la lumière, fait signe : ce qui est représenté là est sacré.
Face à ces peintures, rencontrées dans la pénombre de l’église, méditées dans l’espace familier d’une demeure, le spectateur, pris dans le dispositif de construction visuelle et spatiale, peut être attiré, par le biais d’une proximité, si ce n’est d’une forme d’identification, avec ces acteurs du quotidien, laborieux, vils, étudiés d’après nature dans les rues de la ville. Assassins non volontaires mais emportés par les tâches qui leur reviennent ou par le poids de leurs passions, ils expriment une violence de tous les jours, une violence qui blesse, qui met à mort. C’est donc au spectacle d’une action physique épouvantable que le spectateur est confronté et mêlé, par la puissance de la peinture de Caravage. Une histoire lointaine de mise à mort et de martyre d’un innocent, le Christ Jésus, ou l’un de ses apôtres, ou celui qui l’a précédé sur le chemin, le Précurseur, représentée comme un fait divers presque contemporain.
Une histoire de salut aussi où, selon un thème récurrent rappelé par Pierre-Antoine Fabre et Giovanni Careri à propos de la Flagellation de Rouen, il est question de la conversion du bourreau par sa victime, « spécialement dans ces temps d’incantation évangélique du tournant du XVIIe siècle […] où l’on rappelle les supplices des premiers chrétiens, dont on découvre ou « invente » les ossements dans les catacombes de Rome ou de Naples »12. Les auteurs ont volontiers souligné comment la lumière dans ces œuvres irradie de la victime et enveloppe le bourreau, éventuellement pluriel, dans un éblouissement qui est celui du miracle, de la grâce divine, du pardon et du salut accordé, même aux bourreaux. Des bourreaux transformés par le Christ qui, dans les deux Flagellations, assure la recomposition de leurs corps fragmentés par la lumière, comme au jour du Jugement les corps seront reconstitués lors de la résurrection13. Les bourreaux sont eux aussi touchés. S’ils sont si fortement présents dans ces tableaux, c’est non seulement parce qu’ils participent à cette histoire du salut qui passe par la mise à mort et le sacrifice de la victime, mais aussi parce que ce sont les plus vils, les plus ignobles, les plus laids, et que la peinture apporte cette réponse à la question de savoir si même de tels individus peuvent accéder au salut. La place du bourreau dans ces toiles est à lire dans cette interrogation et cette réponse : le bourreau aussi peut être touché par le salut et être converti et sauvé. Il intéresse donc car la place qui lui est donnée invite à s’identifier à lui dans cette économie du salut. Même le pire pécheur, même le bourreau, oui, est illuminé, éclairé, digne d’être sauvé. En ce sens, cette figure participe d’une spiritualité à laquelle Caravage se confronte et d’une dévotion vers laquelle le peintre porte le spectateur, par le choix du commanditaire ou par le contexte de la prédication.
L’importance du bourreau nous semble aussi résider dans ce mouvement qui entraîne avec lui le regard du fidèle dans son action et dans son sillage, un mouvement donné à lire comme une invitation à méditer sur ce que chacun inflige au Christ à travers ses propres actions, à travers ses péchés. On rejoint alors la réponse évoquée précédemment. Le bourreau, central dans la construction, attire le regard dans la scène, malgré la violence atroce dont il est l’instrument ; il fait entrer dans le drame, certes en suscitant une identification à ce pécheur, misérable, et place ce dernier au cœur de l’attention. Il invite à la prise de conscience du mal que chacun fait, que chacun porte, quand il blesse le Christ, le tue, à travers ses apôtres ou tout autre. Par cette importance, cette prise de conscience de ce qu’il fait, de son propre rôle comme acteur, le spectateur est sensible à la conversion, au changement nécessaire, imposé grâce à la force de ces images. À la réserve près, faudrait-il noter, que le bourreau représenté n’a pas exactement le choix de sa fonction, mais c’est la réalité d’un homme misérable, que la société méprise, évite et marginalise, parmi les plus vils, qui est montrée et avec elle l’image fait signe pour dire autre chose. Il s’agit de montrer, dans une attention au réel de l’histoire simple et des hommes, cette conversion qui est attendue du bourreau et de celui qui s’assimile à lui, dans une lutte pour sortir de l’obscurité, grâce aux effets du clair-obscur, de l’ombre qui couvre les visages et obscurcit ou rend presque aveugle.
Dans l’espace surinvesti de l’horreur du supplice et dans le temps suspendu sur un geste, ces peintures confrontent le spectateur à un récit d’une très grande violence, centré sur l’agression de corps souffrants et un assassinat. L’entrée dans leur contemplation par la figure du bourreau, terrible et misérable, incite à une pause méditative sur le mal, le pardon possible du pécheur, dans sa traduction quotidienne propre à chaque spectateur, fidèle-dévot. « Comme souvent dans la Bible », écrivait le père dominicain Philippe Lefebvre, « une parole ou un geste qu’on pense être destructeur exprime en fait une vérité vivifiante »14.
[1] Yves BONNEFOY, Rome, 1630, Paris, Gallimard, 1994, p. 188.
[2] Sur la peinture de Caravage, parmi une bibliographie abondante, on se référera aux ouvrages suivants : Ferdinando BOLOGNA, L’incredulità del Caravaggio e l’esperienza delle « cose naturali », Turin, Bollati Boringhieri, 2006 ; Maurizio CALVESI, Caravaggio, Florence, Giunti, « Artedossier », 1986 et La realtà del Caravaggio, Turin, Einaudi, 1990 ; Giovanni CARERI, Caravage : la peinture en ses miroirs, Paris, Citadelles et Mazenod, 2015 ; Giuseppe FORNARI, La verità di Caravaggio, Busto Arsizio, Nomos Edizioni, 2014 ; Mina GREGORI, Caravaggio, Milan, Electa, 1994 ; Eberhard KÖNIG, Michelangelo, Merisi da Caravaggio 1571-1610, Köln, Könemann, 1997 ; Roberto LONGHI, Caravaggio (1ère éd., 1952), Giovanni PREVITALI (éd.), Rome, Editori riuniti, 2006 et Studi caravaggeschi, 2 volumes, Florence, Sansoni, 1999-2000 ; Giovanni PREVITALI (dir.), Caravaggio, Rome, Editori Riuniti, 2009 ; Stefano ZUFFI (traduction de l'italien, Tiziania STEVANATO), Le Caravage, Paris, Hazan, 1991 ; ainsi que les biographies de Laurent BOLARD, Caravage. Michelangelo Merisi dit Le Caravage, 1571-1610, Paris, Fayard, 2008 et Gérard-Julien SALVY, Le Caravage, Paris, Gallimard, 2008. On consultera encore avec profit les catalogues des expositions suivantes : Caravaggio e il suo tempo, [exposition, Metropolitan museum of art, New York, 5 febbraio-14 aprile 1985, Napoli, Museo nazionale di Capodimonte, 14 maggio-30 giugno 1985], Napoli, Electa, 1985 ; Caravaggio. L’ultimo tempo 1606-1610, [exposition, Napoli, Museo di Capodimonte, 23 ottobre 2004-23 gennaio 2005], Naples, Electa Napoli, 2004 et Dentro Caravaggio, [exposition, Milano, Palazzo reale, 29 settembre 2017- 28 gennaio 2018], Milan, Skira, 2017.
[3] « […] Hérode le fit jeter en prison, tant pour plaire à sa femme que pour empêcher Jean de soulever le peuple contre lui. Cependant, il n’osait le tuer, par crainte du peuple. Mais comme sa femme et lui voulaient sa mort, ils convinrent en secret que, dans une fête qui allait être donnée pour l’anniversaire de la naissance d’Hérode, la fille d’Hérodiade danserait devant lui, qu’en récompense ils l’autoriseraient à obtenir ce qu’elle lui demanderait, que la jeune fille lui demanderait alors la tête de saint Jean, et que lui, tout en affectant d’être désolé de son serment, se déclarerait ainsi forcé à le tenir. Donc, pendant le festin, la jeune fille arrive, danse devant tous, plaît à tous ; et le roi lui promet de lui offrir tout ce qu’elle lui demandera ; et elle, sur le conseil de sa mère, demande la tête de saint Jean, que le roi lui accorde en feignant de déplorer son serment. Puis le bourreau se rend dans la prison, coupe la tête de saint Jean, la remet à la jeune fille […] », Jacques de VORAGINE, La Légende Dorée (traduction du latin et introduction par Teodor DE WYZENA), Paris, Diane de Selliers, 2000, tome II, p 119-121.
[4] Les pages consacrées à l’apôtre Pierre, fêté le 29 juin, au moment de rapporter sa mort, ne mentionnent pas ceux qui préparent la croix ni la dressent avec le saint : « Alors en sa qualité d'étranger, il fut condamné au supplice de la croix : tandis que Paul, qui était citoyen romain, fut condamné à avoir la tête tranchée. […] les deux apôtres furent exécutés en deux endroits différents. Et Pierre, quand il fut en face de la croix, dit : « Mon maître est descendu du ciel sur la terre, aussi a-t-il été élevé sur la croix. Mais moi, qu'il a daigné appeler de la terre au ciel, je veux que, sur ma croix, ma tête soit tournée vers la terre mes pieds vers le ciel. Donc, crucifiez-moi la tête en bas, car je ne suis pas digne de mourir de la même façon que mon maître Jésus ». Et ainsi fut fait : « on retourna la croix, de sorte qu’il fut placé la tête en bas et les pieds en haut […] », ibid., tome II, p. 304.
[5] Peu de mots sont encore consacrés à l’exécution de Matthieu, en Égypte, ordonnée par le roi païen Hirtacus, furieux que l’apôtre se soit opposé à son mariage en convertissant sa future épouse au christianisme : « Quand la messe fut achevée, le roi envoya dans l’église un bourreau qui, frappant par derrière, de son épée, l’apôtre debout devant l’autel et les mains jointes, en prière, le tua sur place et lui assura ainsi la couronne du martyre », ibid., tome II, p. 166.
[6] Traduction du mémorandum dans Catherine PUGLISI, Caravage [1997] (traduction, Denis-Armand CANAL), Paris, Phaidon, 2005, p. 154.
[7] Ces peintures peuvent constituer d’une certaine manière des variations sur un même sujet. Nous ne rapportons pas ici les débats sur la question des attributions de cette dernière œuvre à Caravage.
[8] Manuel JOVER, Caravage, Paris, Éditions Terrail, 2007, p. 104-109.
[9] Ce Couronnement d’épines, destiné à un collectionneur privé, Massimo Massimi, et non à une chapelle d’église, a été peint par Caravage avant sa fuite de Rome à la fin du mois de mai 1606, à la suite de l’homicide de Ranuccio Tomassoni. Plusieurs mains ont peut-être travaillé à côté du maître sur ce tableau mis en vente à la suite de la liquidation des biens de l’institut bancaire qui en était propriétaire, au début de l’année 2022, tout en devant rester dans le palais qui abrite cette collection.
[10] TITIEN, Le Couronnement d’épines, 1540-1543. Huile sur bois de peuplier, 303 x 180 cm. Paris, musée du Louvre. Le tableau avait été peint pour la Confraternità di Santa Corona et destiné à sa chapelle funéraire dans l’église des frères dominicains, Santa Maria delle Grazie. Elle est emportée dans le contexte des conquêtes militaires napoléoniennes en 1796 et fait partie des collections du Louvre depuis 1797.
[11] Giovani Pietro BELLORI, Le vite de’ pittori, scultori e architteti moderni (Rome, 1672), Evelina BOREA et Giovanni PREVITALI (éd.), Turin, G. Einaudi, 2009 et Vie du Caravage (traduction de l’italien, Brigitte PÉROL), Paris, Le Promeneur, 2007.
[12] Giovanni CARERI et Pierre Antoine FABRE, Caravage : hors-champ. La Flagellation de Rouen, Musée des Beaux-Arts de Rouen - éditions 1 : 1 (ars), 2017, p. 12.
[13] Pierre-Antoine Fabre précise à propos de la Flagellation de Naples qu’elle « fragmente le corps des bourreaux, dont la lumière détache, ou mieux découpe, un bras, une jambe, une épaule, que le Christ rassemble en quelque sorte dans son mouvement de torsion, comme s’il recomposait dans une totalité réunifiée les corps démembrés des bourreaux, comme s’il les sauvait de la décomposition, de la corruption – du péché ? », op. cit., p. 31.
[14] Philippe LEFEBVRE, Comment tuer Jésus ? Abus, violence et emprises dans la Bible, Paris, Éditions du Cerf, 2021, p. 44. Philippe Lefebvre est professeur de théologie à l’université de Fribourg.
Résumé
Les œuvres peintes en Italie sur le thème du martyre des saints et des saintes et de leur modèle, la Passion du Christ, abondent au XVIe et au début du XVIIe siècles, associant violence extrême et quête du salut. Certaines sollicitent le fidèle spectateur de manière inattendue à travers l’un des acteurs de ces scènes de martyre, le bourreau. L’étude s’attache à huit peintures de Caravage où le rôle donné à l’exécuteur dans la construction de l’espace et de la composition fait du tableau un locus horridus et transforme le rapport émotionnel et esthétique de celui qui contemple à la scène terrible.
Un constat : les bourreaux dans les scènes choisies, entre ignominie et attrait
Les bourreaux dans l’économie d’un locus horridus
Quand la présence dérangeante des bourreaux participe d’une spiritualité
Anne-Sophie MOLINIÉ
Sorbonne Université, Faculté des Lettres
BOLARD, Laurent, Caravage. Michelangelo Merisi dit Le Caravage (1571-1610), Paris, Fayard, 2010.
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