Ce dossier regroupe les actes du colloque international « À la recherche d’un passé lointain : quête d’identité et reconstitution d’une identité nationale dans le roman historique » qui s’est tenu à l’Université d’Artois et à la Médiathèque d’Arras les 6 et 7 février 2020. Organisée grâce au soutien du laboratoire Textes & Cultures de l’Université d’Artois, du laboratoire CLEA de Sorbonne Université, du CREM LECEMO de l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, mais aussi de la Région Hauts-de-France, du Conseil scientifique de l’Université d’Artois ainsi que du Service Vie culturelle et associative de l’Université d’Artois et de la ville d’Arras, cette rencontre s’est articulée autour d’une réflexion qui s’est prolongée, d’une part, sous la forme d’un récital consacré à l’adaptation des airs d’opéra de Mozart, proposé par le flûtiste Marc Zuili et le violoniste Glenn Zuili, et d’autre part, d’une table ronde autour des auteurs José Calvo Poyato, Alejandro Corral et José Luis Corral et de l’autrice Suzanne Varga.
La réflexion présentée ici s’inscrit dans le droit fil des travaux sur les « Mémoires du passé » menés depuis plusieurs années au sein de l’équipe TransLittéraires du laboratoire Textes & Cultures. En effet, après avoir interrogé, en 2014, les relations mouvantes entre Histoire et Fiction, pour un temps lointain, celui des époques médiévales et modernes, premiers moments des échanges et emprunts entre diverses formes d’écriture du passé, et pour une aire géographique très précise, celle de la péninsule Ibérique1, nous nous sommes intéressées, au cours de deux journées de séminaire doctoral2, à cette formule fictionnelle ouverte, hybride, complexe et bien particulière qu’est le roman historique, lequel connaît un succès étendu à l’ensemble des lettres européennes. Rappelons par exemple qu’en Espagne, selon des chiffres récents, la majorité des ouvrages de fiction vendus appartiennent à cette catégorie et représentent 27 % des ventes. Ces travaux ont été l’occasion d’aborder la question de l’utilisation et du remaniement des sources dans ce type de récit, ainsi que de caractériser les formes nouvelles, telles que la biographie romancée, qui naissent de ces réélaborations et manipulations pour écrire au présent l’histoire du temps passé. Face aux résultats fructueux de ces rencontres et aux discussions auxquelles ces dernières ont donné lieu, il nous est apparu que la question de la revisitation fictionnelle du passé avait plus que jamais son importance en ce début de seconde décennie du XXIe siècle, pour tout le continent européen.
Ainsi donc, partant de la tendance de ce sous-genre à mettre à distance, dans un regard critique, des faits passés, des légendes, des mythes ou encore de sa faculté à venir combler les vides de l’Histoire officielle, il nous a semblé nécessaire de poursuivre et d’élargir l’enquête à travers une réflexion sur l’aptitude de ces écrits, et de ceux qui les ont précédés depuis le XIXe siècle, à exprimer les questionnements et les angoisses des hommes des trois derniers siècles quant à leur identité individuelle et collective ou nationale3. En effet, si, comme l’affirme Gérard Gengembre, les romans historiques sont « des symptômes littéraires de nos interrogations et de nos retours sur les fondations de notre modernité »4, la notion d’identité, bien que mouvante et ne recouvrant sans doute pas la multiplicité et la diversité de ce que nous sommes en tant qu’individus et en tant que membres d’une famille, d’un groupe, ou d’un pays, semble pertinente pour aborder ces productions et en comprendre les enjeux esthétiques et idéologiques en des temps d’incertitude politique et économique tant la perception du passé occupe une place centrale dans l’édification d’une mémoire nationale.
La restitution et la préservation d’une mémoire collective est d’ailleurs l’un des objectifs de l’association Escritores con la Historia à laquelle appartiennent les prestigieux invités espagnols qui se sont exprimés lors de la table ronde. En effet, selon son Président Antonio Pérez Henares, l’association a été créée
dans le but de prendre part à la diffusion, en particulier à travers le roman, des valeurs que l’Histoire offre aux citoyens du présent, et d’aider à développer chez les Espagnols, généralement peu curieux de leur passé commun, un intérêt pour les faits, les idées et les personnes qui, à chaque époque, ont contribué à construire ce que nous sommes5.
Le propos de la rencontre était donc d’observer, notamment, les interactions complexes entre mémoire individuelle, mémoire des proches et mémoire collective qui, selon Paul Ricœur6, régissent la réécriture de l’histoire. Il s’agissait de s’intéresser aux procédés formels, aux stratégies, aux thèmes, aux événements fondateurs ou encore aux idéologies sur lesquels s’appuie le roman historique contemporain pour restituer, réhabiliter ou revisiter le passé national. Il était aussi question de voir dans quelle mesure ce type de récit contribuait à la préservation et la transmission d’un patrimoine national et comment pouvaient se manifester en son sein des revendications d’ordre générique, identitaire ou politique. La réflexion portait, par ailleurs, sur les réhabilitations idéologiques qui pouvaient accompagner la réécriture de l’Histoire, parfois au risque d’alimenter des visions réductrices ou simplifiées, servant un patriotisme exacerbé, voire des idées extrémistes. La diversité des approches visait, enfin, à observer si l’expression de l’identité collective par le roman historique différait d’une langue à l’autre, d’une aire géographique à une autre en fonction des spécificités de chaque pays, ou si elle dessinait au contraire des points de convergence, des formules narratives, des images et des mythes communs.
C’est sur toutes ces questions, destinées à comprendre comment et pourquoi le roman historique s’est imposé comme remède à cette « crise d’identité collective de la société contemporaine », où les citoyens sont devenus « des orphelins de leur propre histoire »7 que se penchent les diverses contributions réunies dans ce volume. Réparties selon trois axes – « Résurgences romanesques du Moyen Âge : histoire, patrimoine et identité », « Réécritures de l’histoire du Siècle d’Or : revendications génériques, identitaires et politiques » et « Revisiter le passé du XIXe siècle à nos jours : réflexions et enjeux » – elles donnent à voir une riche variété d’exemples se rapportant à la réécriture de l’Histoire du Moyen Âge au XIXe siècle en France, en Espagne, en Angleterre ou en Amérique Latine. Le dossier s’achève sur quelques notes de synthèse et recueille les propos des auteurs qui se sont prêtés aux questions qui leur ont été posées lors de la table ronde.
Comme le dit Chateaubriand dans une formule illustrant parfaitement le tableau de Caspar David Friedrich figurant en couverture de ce dossier8 : « l’homme est suspendu dans le présent, entre le passé et l’avenir, comme sur un rocher entre deux gouffres : derrière lui, devant lui, tout est ténèbres ».
Souhaitons donc que les réflexions recueillies dans cet ensemble de contributions soient l’occasion de mieux appréhender la façon dont la reconstitution de l’Histoire par la fiction romanesque contemporaine peut mener à une meilleure compréhension de ce que l’on est et de ce que l’on peut devenir.
[1] Caroline LYVET, Patricia ROCHWERT-ZUILI et Sarah VOINIER (dir.), Entre histoire et littérature : mémoires du passé dans l’Espagne médiévale et classique, e-Spania, 23, février 2016. URL : http://journals.openedition.org/e-spania/25206.
[2] Cf. Caroline LYVET, Patricia ROCHWERT-ZUILI et Sarah VOINIER (dir.), Entre histoire et fiction : le roman historique contemporain sur l’Espagne du Moyen Âge à nos jours, L’Entre-deux, 2 (2), décembre 2017. URL : http://lentre-deux.com/index.php?b=numero2 et Id., Le Moyen Âge et le Siècle d’Or dans la biographie romancée d’aujourd’hui », L’Entre-deux, 7 (3), juin 2020. URL : https://lentre-deux.com/index.php?b=numero7.
[3] Cf. Jesús MAESO DE LA TORRE, « La novela histórica », in José JURADO MORALES (coord.), Reflexiones sobre la novela histórica, Cadix, Fundación Fernando Quiñones/Universidad de Cádiz, 2006, p. 81-93, p. 87 : « La novela histórica surge en la época romántica con la intención de espolear la conciencia nacional de los pueblos que buscaban unas raíces perdidas que respaldaran sus esperanzas nacionales ».
[4] Gérard GENGEMBRE, « Histoire et roman aujourd’hui », in L’histoire saisie par la fiction, Le Débat, dir. Pierre NORA, 65, mai-août 2011, p. 122-135, p. 131.
[5] « ‘Escritores con la historia’ ha nacido con la intención de colaborar a difundir, a través sobre todo de la novela, los valores que la historia ofrece a la ciudadanía del presente, y a ayudar a que los españoles, en general desafectos hacia el pasado común, se interesen por los hechos, las ideas y las personas que en cada época han contribuido a construir lo que somos », http://www.escritoresconlahistoria.es.
[6] Voir en particulier Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 152-163.
[7] José Luis CORRAL, « La novela histórica actual sobre la Edad Media », in Josep Lluís MARTOS SANCHEZ et Marinela Garcia Sempere (coord.), L’edat mitjana en el cinema i en la novel·la històrica, Valence, Institut Interuniversitari de Filologia Valenciana, 2009, p. 147-162.
[8] Caspar David FRIEDRICH, Le voyageur contemplant une mer de nuages, 1818, 74,8×94,8 cm, Hambourg Kunsthalle, crédits : Wikimedia Commons.
Caroline LYVET
Patricia ROCHWERT-ZUILI
Sarah VOINIER
Univ. Artois, UR 4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras, France
CORRAL, José Luis, « La novela histórica actual sobre la Edad Media », in Josep Lluís MARTOS SANCHEZ et Marinela Garcia Sempere (coord.), L’edat mitjana en el cinema i en la novel·la històrica, Valence, Institut Interuniversitari de Filologia Valenciana, 2009, p. 147-162.
GENGEMBRE, Gérard, « Histoire et roman aujourd’hui », in L’histoire saisie par la fiction, Le Débat, dir. Pierre NORA, 65, mai-août 2011, p. 122-135.
MAESO DE LA TORRE, Jesús, « La novela histórica », in José JURADO MORALES (coord.), Reflexiones sobre la novela histórica, Cadix, Fundación Fernando Quiñones/Universidad de Cádiz, 2006, p. 81-93
LYVET, Caroline, ROCHWERT-ZUILI, Patricia et VOINIER, Sarah (dir.), Entre histoire et littérature : mémoires du passé dans l’Espagne médiévale et classique, e-Spania, 23, février 2016. URL : http://journals.openedition.org/e-spania/25206.
—, Entre histoire et fiction : le roman historique contemporain sur l’Espagne du Moyen Âge à nos jours, L’Entre-deux, 2 (2), décembre 2017. URL : http://lentre-deux.com/index.php?b=numero2.
—, Le Moyen Âge et le Siècle d’Or dans la biographie romancée d’aujourd’hui », L’Entre-deux, 7 (3), juin 2020. URL : https://lentre-deux.com/index.php?b=numero7.
RICŒUR, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.