Le Printemps adorable a perdu son odeur !
Et le Temps m’engloutit minute par minute,
comme la neige immense un corps pris de roideur
Charles BAUDELAIRE, « Le Goût du Néant ».
UN PRINTEMPS 2011 HISTORIQUE
[…] surtout le plus chaud jamais enregistré. […] ce printemps 2011 se place devant le printemps 1945 qui était jusqu’alors le printemps le plus chaud depuis qu’un réseau de stations météo existe en France. Il s’agit également (et probablement) du printemps le plus ensoleillé jamais observé en France. […] Mercredi 1er juin 2011, en pleine sécheresse et après un lundi très chaud, une langue d’air froid venue d’Islande descend si bas qu’elle réussit à provoquer des chutes de neige jusqu’à 800m d’altitude sur les Alpes1.
Le mardi 1er mai 1945, au milieu d’un printemps exceptionnellement chaud, un Jorge Semprun âgé de 21 ans, qui vient de rentrer à Paris après la libération du camp de concentration de Buchenwald où il était prisonnier, se retrouve à participer au défilé du Premier Mai, particulièrement significatif pour la liberté retrouvée et la fin imminente de la guerre. Soudain, comme nous le verrons et comme l’auteur le rappelle dans plusieurs de ses livres, une tempête de neige imprévue s’est abattue sur les drapeaux rouges du défilé, une neige qui a dissous l’instant présent et a ramené l’auteur à une autre réalité, éternelle...
Le mardi 7 juin 2011, je marchais rue Vieille du Temple à Paris. Je voyais la ville émerveillée, fière, pleine de vie pour un printemps exceptionnellement doux et ensoleillé, qui invitait à savourer chaque instant de ces lieux évocateurs. Mais soixante-six ans et un mois après ce premier mai 1945, la neige était retombée. Mais pas à Paris. J’avais un rendez-vous de travail dans un café, mais mon collègue et moi n’avons pas pu rester assises à la terrasse : tout à coup, la ville a été balayée par un vent fort et froid, la température a chuté brusquement et nous nous sommes réfugiées à l’intérieur. Je me souviens avoir pensé qu’il s’agissait d’un temps de neige.
Peu après, j’ai appris que Jorge Semprun était mort ce jour-là, dans la nuit. J’ai aussi entendu dire que depuis quelques jours il neigeait en France, au mois de juin. Semprun aurait adoré cette coïncidence. Elle aurait été parfaite pour un roman, pour le roman d’une vie, soigneusement tissé par les fils tressés dans ses différents livres, à travers des renvois, des citations, des allusions, des jeux avec le lecteur, une réécriture constante, comme des couches de neige superposées, comme des cristaux uniques qui ne sont jamais les mêmes et pourtant semblables. Couches de neige, d’écriture, de mémoire...
Né en Espagne en 1923 au sein d’une famille républicaine contrainte à l’exil après le coup d’État de Franco, Semprun passe son adolescence à Paris et part dans le maquis avec les partisans à l’âge de vingt ans. Il y est capturé et déporté à Buchenwald, où il reste jusqu’à la libération du camp, le 11 avril 1945. De retour à Paris, ne pouvant rentrer dans l’Espagne franquiste, il décide de se lancer dans la lutte politique en adhérant au Parti Communiste Espagnol clandestin, pour lequel il effectue des missions secrètes sous de faux noms, pseudonymes qu’il prêtera plus tard aux personnages de ses romans, ses doubles littéraires.
Ce passage à l’action politique se fait après une décision importante : pendant l’été 1945, Semprun tente d’écrire un livre sur l’expérience de Buchenwald, mais il se rend compte que cette écriture le ramène à la mort et au désespoir, il abandonne donc le livre en gestation et décide de choisir l’oubli et la vie : cette décision est à la base de la narration de son récit le plus connu, L’Écriture ou la Vie, publié cinquante ans plus tard. Le premier livre sur l’expérience de la déportation, Le Grand Voyage, a été écrit en français seize ans après son retour, dans des circonstances qui seront rappelées plus loin.
Après la mort de l’écrivain, les éditions Gallimard ont rassemblé les ouvrages de Semprun sur le camp de concentration, ainsi que certains de ses essais et préfaces, en un seul volume intitulé Le Fer rouge de la mémoire, en reprenant une expression de Semprun lui-même. Si la référence au rouge constitue sans aucun doute un « fil rouge » dans le discours de Semprun − l’écrivain lui-même s’est toujours défini comme un « rouge espagnol, à tout jamais » − une référence tout aussi pertinente aurait été celle au blanc comme couleur la plus étroitement liée à la mémoire inconsciente, involontaire et profonde de l’auteur. En effet, le rouge symbolise l’engagement conscient et assumé par l’auteur, comme il le dit lui-même dans Autobiographie de Federico Sánchez, sa première autobiographie politique : « Eh bien soit, je continuerai à remuer ce passé, à mettre au jour ses plaies purulentes, pour le cautériser avec le fer rouge de la mémoire »2. Cependant c’est « l’éclat blanchâtre de sa mémoire »3 qui le guette toujours, dans les plis de l’absence de soi, dans l’abandon, dans la fragilité du quotidien :
Il suffit d’un instant de rêverie éveillée, n’importe où, n’importe quand, ou d’un instant de distraction délibérée […], pour que brusquement, sans rapport apparent avec les préoccupations ou les désirs circonstanciels, se déploie dans ma mémoire un envol d’éclatante blancheur d’images au ralenti. [...] Il m’arrive de ne pas identifier ces images. Je reste alors au seuil de leur lisibilité, remué par une émotion indéfinissable : quelque chose de fort et de vrai demeure caché, m’échappe et se dérobe. Quelque chose se défait, sitôt surgi, comme un désir inassouvi. Mais il arrive aussi qu’elles se précisent, qu’elles cessent d’être floues, de me flouer4.
Cette blancheur vague, parfois indéfinissable, prend forme et se décline dans des instants de souvenirs éparpillés tout au long de sa vie : les ailes des mouettes, sur la plage ; un vol de pigeons sur une place du Madrid de son enfance ; une brume matinale, depuis la fenêtre de son hôtel ; mais surtout les draps blancs qui recouvraient les meubles de la maison familiale, à Madrid, lorsque la famille partait en vacances d’été. Puis viendra la neige, la neige liée à la mémoire du camp de concentration, mais avant cela, le blanc devient la couleur symbole de son exil : durant l’été 1936, lorsque la Guerre Civile éclate, la famille Semprun était en vacances et n’est jamais revenue à Madrid, ayant pris directement la route pour se mettre à l’abri en France. Dès lors, les souvenirs les plus profonds de son enfance interrompue remontent souvent, dans ses livres, à ces draps blancs qui recouvrent inutilement les meubles de la maison paternelle, à jamais abandonnée ; draps blancs tendus sur le corps de sa mère morte quelques années plus tôt, dans cette même maison, recouvrant l’espoir d’un impossible retour en Espagne.
Les draps blancs comme les ailes blanches d’une paloma blanca como la nieve, un autre souvenir d’enfance, une chanson espagnole qui revient dans de nombreux livres et à différentes époques pour souligner la pureté perdue, la découverte de la souffrance dans l’innocence : « Una paloma blanca / como la nieve / me ha picado en el pecho / cómo me duele… » :
Ici […] sont pareillement associées blancheur et mort – neige tourbillonnante/présence de la mort ; neige d’antan/linceul cotonneux et paloma blanca como la nieve/jeune morte – qui renvoient au souvenir de sa mère morte alors qu’il était encore enfant5.
Et c’est encore quelque chose de blanc qui souligne un autre retour parfois impossible, dans la perception de l’écrivain : c’est la neige, comme mentionné au début, qui accueille Semprun à son retour à Paris de Buchenwald, en 1945, et qui dès lors rappellera ses souvenirs de l’expérience concentrationnaire vécue. En effet, le processus le plus profond et inconscient de l’écriture de Semprun sur le camp semble toujours déclenché par l’apparition de la neige, qui constitue le symbole de Buchenwald, de la mémoire et de la mort qui lui sont liées :
Je parle souvent de la neige liée à la mémoire. […] J’ai découvert la vraie neige, profonde et durable, non pas celle floconneuse qui se transforme en boue dans les rues de Paris, dans la forêt de Thuringe autour de Buchenwald. C’est aussi simple que cela. L’une des images les plus fortes reste pour moi l’image de la neige tourbillonnante devant les projecteurs du camp, à la tombée de la nuit. Le souvenir de la neige, c’est le souvenir de la mort. Et l’impression est d’autant plus forte que je ne savais pas ce qu’était la neige6.
Deux des cinq livres consacrés à l’expérience du camp commencent par un souvenir de neige : L’Évanouissement et Quel beau dimanche ! L’Évanouissement est le récit syncopé, abordé comme un voyage dans les va-et-vient de la mémoire du protagoniste, dans le style habituel de Semprun, de l’été du retour du camp de Manuel Mora, un jeune homme d’origine espagnole, le même que dans Le Grand Voyage (« Manuel » était l’un des noms de Semprun dans la clandestinité partisane). L’Évanouissement du titre est celui du protagoniste, lorsqu’il tombe d’un train en provenance de Paris qui entrait dans la gare de Saint-Prix. L’accident serait arrivé à Semprun, qui aurait failli perdre une oreille. Les témoignages sur le fait, rapportés par Semprun lui-même plus tard dans L’Écriture ou la Vie, sont contradictoires : certains ont dit que le jeune homme s’était délibérément jeté sur les rails pour se suicider. L’écrivain ne dissipe pas ce doute, en disant qu’il se souvient vaguement d’un sentiment de fatigue et de tristesse avant sa chute et sa perte de connaissance. À son réveil, la neige, dans l’incipit du roman :
Il se demande pourquoi il y a tant de neige dans sa mémoire, plein de neige crissante dans son insomnie. C’est le mois d’août, pourtant […]. Il essaie de cerner ce souvenir de neige, cette mémoire floconneuse où il baigne. […] Peut-être, s’il s’acharne sur ce passé tout neuf, ces quelques heures, depuis qu’il s’est retrouvé dans la pharmacie de Gros-Noyer-Saint-Prix, blessé à la tête, pourra-t-il découvrir l’origine de cette neige, de toute cette neige crissante et douce, qui, dans son souvenir, embaume le lilas.
— La neige et le lilas, dit-il à haute voix7.
Ce n’est qu’après avoir exploré les méandres de ses souvenirs et les sensations qu’il éprouve à son réveil après l’accident que Manuel parvient à identifier d’où vient le souvenir de la neige et des lilas, en se rappelant un souvenir réellement vécu par l’écrivain, qui reviendra dans plusieurs de ses œuvres, interprété différemment selon l’angoisse suscitée par le moment : celui de la neige du premier mai. Le premier mai 1945, en effet, deux jours après son retour de Buchenwald à Paris, Semprun assiste à la manifestation dans les rues de Paris, joyeuse pour la fin victorieuse de la guerre. Mais soudain le ciel s’assombrit et une tempête de neige aussi violente que brève s’abat sur le cortège. L’émotion pour lui est très forte, en un instant il se sent transporté là d’où il vient, les temps et les lieux s’effacent et se mélangent : l’intérieur et l’extérieur, la liberté et la mort, et surtout sa perception de la réalité est altérée par le sentiment de ne pas savoir ce qui est réel, quelle vie il est en train de vivre vraiment.
Dans L’Évanouissement, Manuel, lorsqu’il reprend conscience, avant même de retrouver la mémoire et la parole, avant même de découvrir qu’il y a deux mots différents pour tout, en français et en espagnol, est envahi par cette image confuse où sont associés « la neige et les lilas », qui lui reste mystérieuse et incompréhensible. Ce n’est que plusieurs mois plus tard, à la terrasse d’un café d’Ascona, qu’il se rend compte que la neige et les lilas sont associés dans sa mémoire précisément depuis ce fameux souvenir du premier mai : après avoir assisté au cortège et à l’arrivée soudaine de la tempête de neige, il s’était réfugié dans un café où la radio diffusait une chanson populaire à l’époque dont le refrain parlait de « jardins pleins de lilas »8.
Dans cette œuvre, ainsi que dans Quel beau dimanche !, où l’épisode est repris pratiquement dans les mêmes termes, l’évocation de la neige du premier mai acquiert un sens positif, symbolique de la fin de la mort côtoyée dans le camp de concentration, qui se manifeste une dernière fois mais de manière évanescente, se fondant aussitôt après dans la chaleur du printemps et de la vie retrouvée :
Comme si cette dernière neige éphémère n’était apparue, subitement, que pour souligner la fin de l’hiver, de cette guerre, de ce passé. Comme si toute la neige qui avait si longtemps recouvert les hêtres de la forêt, autour du camp, venait de fondre, secouée par une bourrasque légère qui faisait frémir les drapeaux rouges, qui les faisait déployer, recouverts subitement non pas de crêpons de deuil, mais de brillants crêpons de printemps. Alors, il avait ri […]9.
Toutefois, dans L’Écriture ou la Vie, cette tempête de neige est interprétée d’une toute autre manière : elle devient le symbole d’une mort qui ne s’effacera jamais, dont on se souviendra même au milieu de la joie de vivre :
Le monde s’est effacé autour de moi dans une sorte de vertige. Les maisons, la foule, Paris, le printemps, les drapeaux, les chants, les cris scandés : tout s’est effacé. […] C’est précisément que je n’étais pas vraiment sûr d’être là, d’être vraiment revenu. Une sorte de vertige m’a emporté dans le souvenir de la neige sur l’Ettersberg. La neige et la fumée sur l’Ettersberg. Un vertige parfaitement serein, lucide jusqu’au déchirement. Je me sentais flotter dans l’avenir de cette mémoire. Il y aurait toujours cette mémoire, cette solitude : cette neige dans tous les soleils, cette fumée dans tous les printemps10.
Semprun revient à plusieurs reprises dans ses œuvres sur cette irréalité de la vie après le camp : même dans les moments les plus banals, les plus quotidiens, la mémoire mortelle est toujours à l’affût, peut toujours le surprendre avec un souvenir de neige, de pain noir, d’odeur de crématorium, de cris hystériques des nazis dans ses cauchemars. Le sentiment est si fort qu’il a l’impression que « La vie, les arbres dans la nuit, les musiques du ‛Petit Schubert’ n’étaient qu’un rêve. Tout était un rêve depuis que j’avais quitté Buchenwald, la forêt de hêtres sur l’Ettersberg, ultime réalité »11. Personne mieux que Primo Levi, cité par Semprun dans L’Algarabie et L’Écriture ou la Vie, n’a réussi à exprimer cette angoisse incontrôlable et lucide de la domination perpétuelle de la mort sur toute vie future, de l’annulation de l’existence quotidienne par la seule vraie réalité possible, celle du camp. Dans La Trêve, il raconte un autre rêve récurrent qui le visite depuis son retour d’Auschwitz, et qui, comme celui du récit impossible, commence bien : il est en compagnie d’amis dans une situation confortable, mais
au fur et à mesure que le rêve avance, peu à peu, tout s’écroule et se défait autour de moi, les décors, les murs, les gens, et l’angoisse se fait plus intense et plus précise. Tout est devenu chaos : je suis seul au centre d’un néant gris et trouble, et je sais ce que cela signifie, et je sais aussi que je l’ai toujours su : je suis à nouveau dans le Lager, et rien n’était plus réel que le Lager. Le reste n’était qu’une brève vacance, ou une tromperie des sens, un rêve : la famille, la nature en fleurs, la maison12.
Le rêve, c’est donc la vie après le camp, c’est l’idée absurde qu’il puisse y avoir un après, c’est l’illusion du retour à la normalité : une existence possible semble ne pas être accordée à ceux dont le regard a été contaminé par l’horreur la plus profonde, et tôt ou tard le réveil se matérialisera, comme il le fait toujours, par « le commandement de l’aube à Auschwitz, un mot étranger, craint et attendu : lève-toi, Wstawać »13.
Semprun pousse plus loin cette certitude angoissante dans sa description : non seulement la réalité hors du camp acquiert la substance d’un rêve par rapport à l’intrusion brutale de la mort dans sa mémoire, mais lui-même, son être revenu, devient impossible. Son existence physique après Buchenwald est remise en cause, ainsi que la vie qui l’entoure : il se sent donc partie de ce rêve qu’est la vie, il devient un rêve sans substance, fait de cette fumée légère du crématoire, lui aussi mort au camp à l’âge de vingt ans ; ce n’est pas un hasard si Semprun se qualifie de « revenant », au double sens de ‛celui qui revient’ et de ‛fantôme’. Dans beaucoup de ses œuvres, ce sentiment terrible est évoqué, de manière légère ou approfondie, et il contraste souvent des moments de forte vitalité, comme les nuits blanches de Paris, ou l’action clandestine, ou même les moments d’amour, comme pour souligner la futilité évanescente de ces événements, précisément parce qu’ils sont rêvés par un jeune fantôme. Ainsi Semprun fait sienne une phrase de la Dialectique négative d’Adorno où il est question de l’angoisse du survivant et qui exprime exactement son état d’esprit :
En retour des rêves le visitent comme celui qu’il ne vivrait plus du tout mais aurait été gazé en 1944 et qu’il ne mènerait par conséquent toute son existence qu’en imagination Émanation du désir fou d’un assassiné d’il y a vingt ans […]14.
La neige représente donc la mémoire de la mort qui voltigera de temps en temps dans son esprit, qui l’enveloppera dans les moments apparemment les plus impensables, loin de ce passé, comme à Madrid en 1961 : après avoir écouté les récits imparfaits de son hôte Manuel sur Mauthausen, Semprun, après tant d’années, est à nouveau visité par la neige de la mémoire dans un rêve :
Une nuit, soudain, après une longue semaine de récits de cette sorte, la neige était tombée sur mon sommeil. La neige d’antan : neige profonde sur la forêt des hêtres autour du camp, étincelante dans la lumière des projecteurs15.
Au réveil, il se met immédiatement à écrire Le Grand Voyage : la tempête de neige a balayé de son esprit des années d’indécision, et a réveillé ses souvenirs, son écriture. La publication de Le Grand Voyage marque le passage à une nouvelle phase de la vie de Semprun : cette même année 1963 voit le début du processus de destitution de la direction du Parti Communiste Espagnol clandestin pour ses positions critiques « hérétiques », ce qui donne lieu à un véritable « procès » kafkaïen lors d’une réunion du comité exécutif du PCE. En fait, cette réunion a été convoquée spécifiquement pour décider des positions de Semprun et de Claudín, en avril 1964, dans un château des rois de Bohême près de Prague, dernier acte d’une conclusion déjà annoncée, l’exclusion du parti :
Ainsi, en 1964, j’avais été obligé de redevenir moi-même. De le devenir, plutôt, car je n’avais pas encore été vraiment moi-même. […] Federico Sánchez avait disparu, provisoirement du moins, rejeté dans les ténèbres extérieures. J’étais redevenu moi-même – cet autre que je n’avais pas encore été – grâce à un livre, Le Grand Voyage16.
Peu après, le premier mai 1964, toujours un premier mai, Semprun participe à la cérémonie de remise du prix Formentor à Salzbourg pour Le Grand Voyage, au cours de laquelle on lui offre les différentes éditions du roman traduites en d’autres langues. Au moment de la version espagnole, l’éditeur Carlos Barral remet à l’écrivain une édition aux pages entièrement vierges, car la censure franquiste a empêché la publication du roman en Espagne ; la version espagnole sera donc imprimée au Mexique, mais elle n’est pas encore prête au moment de la cérémonie. La blancheur des pages est le signe de sa nouvelle condition et, en même temps, la confirmation du travail récurrent de la mémoire et du destin accompli et à accomplir :
Dix-neuf ans plus tard, le temps d’une génération, le 1er mai 1964, à Salzbourg, la neige d’antan était de nouveau tombée sur ma vie. Elle avait effacé les traces imprimées du livre écrit d’une traite, sans reprendre mon souffle, à Madrid, dans un appartement clandestin de la rue Concepción-Bahamonde. La neige d’antan recouvrait les pages de mon livre, les ensevelissait dans un linceul cotonneux. La neige effaçait mon livre, du moins dans sa version espagnole. Le signe était aisé à interpréter, la leçon facile à tirer : rien ne m’était encore acquis. Ce livre que j’avais mis près de vingt ans à pouvoir écrire, s’évanouissait de nouveau, à peine terminé. Il me faudrait le recommencer : tâche interminable, sans doute, que la transcription de l’expérience de la mort17.
« Du moins dans sa version espagnole » : en effet, comme le souligne Semprun lui-même, « la neige d’antan [...] n’a pas enseveli n’importe quelle langue, [...] elle a effacé la langue originaire, enseveli la langue maternelle »18. Semprun, lors d’une mission clandestine en Espagne, avait commencé à écrire son premier livre sur l’expérience concentrationnaire, après que la neige était réapparue dans ses rêves, en utilisant la langue française et non sa langue maternelle19 : la neige de la mémoire avait enseveli ses origines pour donner vie au processus créatif de l’écriture, tout comme les pages blanches de l’édition espagnole continuent à lui rappeler sans cesse son être-en-exil et la nécessité de revenir, à plusieurs reprises, au récit de toute sa vie, à l’écriture de la vie. En effet, ce n’est qu’un début : Le Grand Voyage, à peine achevé, est déjà à réécrire, à reprendre, à poursuivre d’un point de vue nouveau. Comme dans d’autres moments de sa vie, la neige, réelle ou rêvée, devient déterminante pour déclencher le processus créatif, pour lui révéler comme une prémonition le chemin à prendre. Ainsi, en avril 1963, immédiatement après la publication de Le Grand Voyage, à la sortie du train à la gare de Lyon, il est soudain emporté par l’émotion de se retrouver dans une nouvelle tempête de neige printanière éclairée par les phares de la gare. L’angoisse le submerge et, une fois le choc passé, il s’aperçoit que le souvenir qui s’est matérialisé de manière écrasante devant lui n’est pas le sien : il s’agit cette fois d’une mémoire induite par la lecture d’Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne, qu’il vient d’achever :
Une lumière dansante et glacée. Qui disait ces mots, en moi ? D’où venaient-ils ? Qui les disait, les chuchotait, sinon moi-même ? D’où venaient-ils, sinon du plus lointain de moi-même ? […] Mais je ne me souvenais pas de Buchenwald, ce jour-là, en avril 1963, voilà la question. Je me souvenais d’un endroit où je n’avais jamais été. […] Je me souvenais d’un camp inconnu dont j’ignorais le nom : le camp spécial où est enfermé – depuis toujours, me semble-t-il, jusqu’à la fin des temps, peut-être – Ivan Denissovitch Choukhov20.
La lecture de ce livre a été pour lui la révélation et la prise de conscience définitive de l’atroce dérive du système du socialisme réel. La neige arrive de manière hautement symbolique alors qu’il vient de publier son premier roman, l’obligeant immédiatement à poursuivre l’écriture, comme si c’était la preuve de la partialité de la création qu’il avait entreprise jusqu’alors. En effet, Le Grand Voyage est un livre écrit alors qu’il était encore dirigeant du PCE et qui est influencé par sa vision idéale du monde, où le bien est du côté des militants communistes et les ennemis sont clairement les fascistes, et où la réalité peut être interprétée selon une relation de cause à effet, révolutionnée par la lutte qui mènerait à l’établissement de la société sans classes. Mais la lecture éclairante de Soljenitsyne lui fait comprendre que le mensonge qui a dominé une partie de sa vie, et dont il se remet aujourd’hui, ne peut pas non plus affecter l’éthique de son écriture. Il lui faut donc revenir à l’expérience du camp, la raconter à nouveau en gardant à l’esprit qu’à la même époque, et aussi pendant de nombreuses années après la fin du nazisme, des millions de personnes sont mortes dans les goulags soviétiques, aux mains de ce parti politique auquel il avait appartenu et auquel il avait aveuglément cru :
Il me semblait ce jour-là, gare de Lyon, que je n’avais encore rien raconté. […] Je savais qu’il me faudrait revivre mon expérience de Buchenwald, heure par heure, avec la certitude désespérée de l’existence simultanée des camps russes, du Goulag de Staline. Je savais aussi que la seule façon de revivre cette expérience était de la réécrire, en connaissance de cause, cette fois-ci. Dans la lumière aveuglante des projecteurs des camps de la Kolyma éclairant ma mémoire de Buchenwald21.
Cette entreprise de réécriture de l’expérience de Buchenwald à la lumière de la vérité des camps russes sera menée dans Quel beau dimanche ! C’est ainsi que commence cet ouvrage : dans une tempête de neige, à cinq heures du matin, un dimanche d’hiver à Buchenwald, au moment où les prisonniers doivent se présenter sur la place d’appel pour commencer la journée. Le temps et le découragement sont tels que Fernand Barizon, l’interlocuteur de Semprun tout au long du livre, s’écrie, ironiquement : « Les gars, quel beau dimanche ! »22, avant de plonger dans le gel insupportable sous les projecteurs. Dans ce même livre, la neige revient encore dans un moment de mise en abyme où le Narrateur s’illustre dans une pause de son écriture. C’est un autre premier mai, celui de 1979, et à nouveau, soudainement, la neige tombe sous ses yeux, « à Paris, sur les arbres du petit square, boulevard Saint-Germain », et suscite immédiatement chez lui un sentiment de déjà-vu qui explique le malaise à terminer le livre en question :
Tu étais assis à ta table de travail, dans le malaise d’une écriture inachevée. Depuis plusieurs semaines, tu avais ressorti ce manuscrit pour y mettre la dernière main, te disais-tu. Mais ce n’était pas la première fois que tu prétendais y mettre la dernière main, sans y parvenir. […] Peut-être ce manuscrit était-il tout bêtement ta vie. Tu n’allais pas mettre un point final à ta vie, bien sûr ! Tu n’allais pas mettre un point final à ta mémoire des camps, c’était impossible, bien sûr23.
Cette neige tombée, soulignant la gravité d’un travail de toute une vie qui ne s’achèvera jamais, se révèle aussi un signe du destin : au moment où il écrit ces pages imprégnées de la double mémoire des camps nazis et soviétiques, en ce premier mai 1979, il reçoit la nouvelle de la libération du goulag de l’écrivain juif Edouard Kouznetsov. Cette même fatigue d’écrire sur le camp de concentration est au centre, comme nous l’avons déjà dit, de L’Écriture ou la Vie, où l’auteur lui-même raconte la genèse difficile de ce livre, qui a eu lieu le 11 avril 1987, jour de la mort de Primo Levi, alors qu’il était en train d’écrire un tout autre roman de pure fiction. Soudain, en écrivant, Semprun a commencé les premières pages de L’Écriture ou la Vie, réalisant plus tard qu’un autre livre de son interminable écriture sur l’expérience vécue était en train de naître :
Malgré les détours, les ruses de l’inconscient, les censures délibérées ou involontaires, la stratégie de l’oubli ; malgré les fuites en avant et le brouillage du souvenir ; malgré tant de pages déjà écrites pour exorciser cette expérience, la rendre au moins partiellement habitable ; malgré tout cela, le passé conservait son éclat de neige et de fumée, comme au premier jour24.
Enfin, c’est la neige de la mémoire qui vient conclure L’Écriture ou la Vie, se manifestant, une fois de plus, comme la possibilité d’achever cette écriture difficile. Semprun est retourné à Buchenwald en 1992 pour une interview. Il visite le camp et est saisi d’une émotion inexprimable :
Je ne pouvais rien dire, je suis resté immobile, saisi par la beauté dramatique de l’espace qui s’offrait à ma vue. Je ne peux pas dire que j’étais ému, le mot est trop faible. J’ai su que je revenais chez moi. Ce n’était pas l’espoir qu’il fallait que j’abandonne, à la porte de cet enfer, bien au contraire. J’abandonnais ma vieillesse, mes déceptions, les ratages et les ratures de la vie. Je revenais chez moi, je veux dire, dans l’univers de mes vingt ans : ses colères, ses passions, sa curiosité, ses rires. Son espoir surtout. J’abandonnais toutes les désespérances mortelles qui s’accumulent dans l’âme, au long d’une vie, pour retrouver l’espérance de mes vingt ans qu’avait cernée la mort25.
Le soir, une fois endormi, la neige tombe à nouveau dans ses rêves :
Ce n’était pas la neige d’autrefois. Ou plutôt c’était la neige d’antan, mais elle était tombée aujourd’hui, sur ma dernière vision de Buchenwald. La neige était tombée, dans mon sommeil, sur le camp de Buchenwald tel qu’il m’était apparu ce matin-là26.
Une autre boucle est bouclée, le cycle du temps s’efface et les visions se compensent : la neige tombe sur le Buchenwald actuel, celui visité le matin, et la voix menaçante de l’officier nazi criant d’éteindre le crématorium est remplacée par la voix mélancolique et mélodieuse de Zarah Leander. Le rêve se poursuit avec l’image de lui-même marchant dans la neige épaisse en compagnie de ses neveux, Thomas et Mathieu ; mais soudain, il rajeunit, retrouve ses vingt ans, se met à marcher rapidement dans la neige épaisse, entre dans la forêt qui a poussé sur le site du Petit Camp, et ses neveux ne peuvent plus le suivre. Il se retrouve seul et là, toujours là, dans la partie la plus vraie de sa vie.
À la fin de L’Écriture ou la vie, le rêve et la vie se réconcilient enfin, l’auteur assumant toute la profondeur de l’expérience vécue, dans la compréhension sereine de ce que les mois de Buchenwald ont été pour lui fondamentaux, constitutifs de son identité la plus profonde. Rêve et réalité se confondent et se mêlent, et le sentiment d’avoir vécu une vie rêvée n’est plus angoissant, car il est soutenu par la certitude de s’être retrouvé là, à Buchenwald, d’avoir compris que ses vingt ans au camp représentent non seulement son héritage de douleur, mais aussi et surtout ce qui fonde son espérance et son bonheur :
Soudain, j’avais vingt ans et je marchais très vite dans les tourbillons de neige, ici même, mais des années auparavant. […] Je me suis réveillé, dans la chambre de l’Éléphant. Je ne rêvais plus, j’étais revenu dans ce rêve qui avait été ma vie, qui sera ma vie27.
Le cercle de la vie et de la mort se referme : les visions du camp se superposent, le passé et le présent se mélangent, et le souvenir de la neige cesse d’être menaçant, mortel, glaçant, pour devenir le signe familier du cycle de la vie écoulée. L’écriture peut enfin s’accomplir.
[1] Chronique météo publiée sur le site www.meteo-paris.com le 01/06/2011.
[2] Cité dans la préface de Le Fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 9.
[3] Jorge SEMPRUN, L’Évanouissement, Paris, Gallimard, 1967, p. 140.
[4] Jorge SEMPRUN, L’Écriture ou la Vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 200.
[5] Alba BLÜCHER, Enfermements et écritures : de l’étouffement à l’inspiration créatrice, thèse de doctorat en Psychopathologie et Psychologie Clinique, Université Lyon II, 2006, p. 180.
[6] J. SEMPRUN, L’Écriture ou la Vie, op. cit., p. 273-274.
[7] J. SEMPRUN, L’Évanouissement, op. cit., p. 7, 9.
[8] Ibid., p. 142.
[9] Ibid., p. 149-150.
[10] J. SEMPRUN, L’Écriture ou la Vie, op. cit., p. 185.
[11] J. SEMPRUN, L’Écriture ou la Vie, op. cit., p. 203.
[12] Nous traduisons de l’italien (Primo LEVI, La Tregua [1963], Turin, Einaudi, 1989, p. 325).
[13] Ibid.
[14] Jorge SEMPRUN, L’Algarabie [1981], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.
[15] J. SEMPRUN, L’Écriture ou la Vie, op. cit., p. 310.
[16] Jorge SEMPRUN, Federico Sánchez vous salue bien, Paris, Grasset, 1993, p. 26-27.
[17] J. SEMPRUN, L’Écriture ou la Vie, op. cit., p. 350-351.
[18] Ibid.
[19] Voir Emanuela CAVICCHI, « Suffisamment d’artifice pour que ça devienne de l’art » : Jorge Semprún, la riscrittura della vita, thèse de doctorat, Università degli Studi di Milano, 2004 ; Emanuela CAVICCHI, « Quelle voix/voie pour raconter des expériences-limite ? Quelques réflexions autour de Jorge Semprún, Elie Wiesel, Michel del Castillo et Agota Kristof », Publifarum, n° 13, 2010.
[20] Jorge SEMPRUN, Quel beau dimanche !, Paris, Grasset, 1980, p. 154-155.
[21] Ibid., p. 433.
[22] Ibid., p. 31.
[23] Ibid., p. 292.
[24] J. SEMPRUN, L’Écriture ou la Vie, op. cit., p. 297.
[25] Ibid., p. 373.
[26] Ibid., p. 389.
[27] Ibid., p. 93.
Emanuela Cavicchi retrace la genèse de l’écriture concentrationnaire de Jorge Semprun en suivant, à travers ses œuvres de genres différents, le tourbillon des souvenirs liés à la neige durable et permanente qu’il a rencontrée au camp de Buchenwald. La neige qui voltige dans la mémoire de l’écrivain déclenche le processus créatif lié à la narration de l’expérience concentrationnaire, tombe sur les pages, devient parole racontable.
Abstract
Emanuela Cavicchi traces the genesis of Jorge Semprun’s concentration camp writing by following, through his works in different genres, the whirlwind of memories linked to the long-lasting, permanent snow he encountered in the Buchenwald camp. The snow that flutters in the writer’s memory triggers the creative process linked to the narration of the concentration camp experience, falls onto the pages, and becomes a narrative.
Emanuela CAVICCHI
Université de Milan
BLÜCHER, Alba, Enfermements et écritures : de l’étouffement à l’inspiration créatrice, thèse de doctorat en Psychopathologie et Psychologie Clinique, Université Lyon II, 2006.
CAVICCHI, Emanuela, « Suffisamment d’artifice pour que ça devienne de l’art » : Jorge Semprún, la riscrittura della vita, thèse de doctorat, Università degli Studi di Milano, 2004.
—, « Quelle voix/voie pour raconter des expériences-limite ? Quelques réflexions autour de Jorge Semprún, Elie Wiesel, Michel del Castillo et Agota Kristof », Publifarum, n° 13, 2010.
LEVI, Primo, Se questo è un uomo. La Tregua, Turin, Einaudi, 1989.
SEMPRUN, Jorge, Le Fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012.
—, L’Écriture ou la Vie, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1994.
—, Federico Sánchez vous salue bien, Paris, Grasset, 1993.
—, L’Algarabie [1981], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.
—, Quel beau dimanche !, Paris, Grasset, 1980.
—, Autobiographie de Federico Sánchez [1977], traduction de l’espagnol de Claude et Carmen DURAND, Paris, Seuil, coll. « Points », 1978.
—, L’Évanouissement, Paris, Gallimard, 1967.
—, Le Grand Voyage, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1963.