Au-delà de l’intention de conquérir un nouveau style et de parler de sujets d’envergure, il n’est pas rare que l’écrivain s’intéresse au « moi » et cherche à répondre à la question « qui suis-je ? ». Ainsi, dans une certaine mesure, l’œuvre littéraire tend souvent vers l’autobiographie et aide l’auteur à mieux se comprendre lui-même, à se lancer dans une conquête intérieure. Toutefois, écrire sa vie ne signifie pas forcément tout raconter et celui qui entreprend ce projet peut se heurter à la crainte d’être mis à nu – l’un des écueils du pacte autobiographique. L’envie de se comprendre davantage soi-même se heurte souvent à la peur d’être mis à nu sous les yeux des autres. Le « moi » raconté dans les livres se compose non seulement du « moi » réel mais aussi d’un « moi » que l’on pourrait qualifier de « fictif ».
Chez Marguerite Duras, c’est l’ensemble de ses livres qui forme son autobiographie. Pourtant, elle n’utilise le « je » que dans L’Amant. L’Amant de la Chine du Nord, publié sept ans plus tard en 1991, raconte la même histoire mais à la troisième personne et exploite davantage la vie de l’enfant ainsi que sa relation avec le Chinois. Étrangement, jusqu'à la dernière page, nous, lecteurs, ne pouvons pas identifier Duras. En effet, elle tente d’emmener le lecteur vers son identité à travers ses livres et, en même temps, elle brouille toutes les pistes qui pourraient donner d’elle un portrait exact. On lit dans les personnages fictifs l’expression d’un désir qui serait le « moi » intime. Il pourrait donc s’agir, dans ce qu’elle raconte, de sa vraie personnalité et de ce qu’elle rêve de devenir. Dans L’Amant, l’auteure raconte ses « aveux limites »1, elle parle des « périodes cachées » quand elle parvient à « cette écriture courante »2 après la mort des membres de sa famille. « Ici je parle des périodes cachées de cette même jeunesse, de certains enfouissements que j'aurais opérés sur certains faits, sur certains sentiments, sur certains événements »3. Ses aveux limites portent sur les transgressions vécues pendant son enfance indochinoise : le fait d’avoir une relation avec le Chinois et de l’aimer.
Les deux livres en question ont un caractère hybride, « une écriture ni totalement autobiographique ni totalement romanesque, mais plutôt un mélange provocateur des deux », écrit Janice Morgan4. L'identité double marquée par les origines annamite et française, la narration hétérodiégétique, ainsi que certains personnages métis des deux romans autobiographiques renvoient au désir de métissage de Duras. Nous voudrions montrer comment Duras exprime cette aspiration dans ses deux romans autobiographiques L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord et pourquoi ce désir apparaît chez une auteure française dans des textes qu’on pourrait qualifier de « romans autobiographiques ».
Notre communication s’articulera en trois parties. La première portera sur l’écriture autobiographique dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord. Ces deux livres, surtout L’Amant, gravent ce que Duras appelle « l’image absolue » de la jeune fille. La deuxième partie analysera cette image et le désir de métissage. Dans la troisième, nous tenterons d’expliquer pourquoi ce désir apparaît chez Marguerite Duras dans ses romans autobiographiques.
L'Amant est le premier retour officiel au passé indochinois. C’est dans ce livre que Duras expose les périodes les plus cachées de sa vie et va jusqu’au cœur de son histoire. Après plus de quarante ans passés à tourner autour d’une forme de « vérité », Marguerite Duras parvient pour la première fois à prendre la position de narratrice pour raconter. Elle donne au lecteur l’impression de tout raconter, d’être franche avec elle-même. Son autobiographie fantasmée devient alors la clé nécessaire pour comprendre ses autres livres, pour décoder des personnages mythiques, comme Anne-Marie Stretter dont le modèle, d’après L’Amant de la Chine du Nord, est la Dame de Vinhlong. Dès le début de L’Amant de la Chine du Nord, Duras précise la relation entre L’Amant et ce livre-ci : « Pendant un an j'ai retrouvé l'âge de la traversée du Mékong dans le bac de Vinh-Long »5. Bien que ce livre soit écrit à la troisième personne et qu’il s’agisse d’un narrateur fictif, Duras encourage sans cesse son lecteur à identifier l’enfant de L’Amant de la Chine du Nord avec la jeune fille de L’Amant, et la jeune fille de L’Amant avec l’écrivaine en se référant à différents livres déjà écrits et aux anciens personnages. Si L’Amant insiste sur la vie d’adulte de la jeune fille avec le Chinois, si ce livre insiste sur la misère, sur l’histoire de la famille des petits colons avec L’Amant de la Chine du Nord, le lecteur connaît mieux la vie de cette enfant : elle habite une maison au milieu d’une cour d’école française. Elle partage la vie des indigènes, elle connaît non seulement la misère, la faim, la peur, l’injustice, mais aussi la fête, la joie quand ils lavent la maison à grande eau avec du savon, quand la mère joue du piano et les enfants, indigènes et Blancs ensemble, dansent tous au son des valses de Strauss ou de Franz Lehár. Duras revient sur les informations contenues dans d’autres livres, qu’elle modifie, comme le lieu de rencontre entre le Chinois et la jeune fille : « Ce n’est donc pas à la cantine de Réam, vous voyez, comme je l’avais écrit, que je rencontre l’homme riche à la limousine noire »6. L’auteure fait ici référence à Un barrage contre le Pacifique, écrit en 1950. Ainsi, dans une certaine mesure, elle sous-entend que Suzanne, l’héroïne d’Un barrage contre le Pacifique, est la jeune fille de L’Amant, et M. Jo, l’amant de Suzanne du Barrage, le Chinois de L’Amant. Alors nous pourrions dire qu’Un barrage contre le Pacifique, L’Amant, et L’Amant de la Chine du Nord constituent les fragments détachés d’un processus autobiographique qui mêle les différentes écritures de Marguerite Duras.
Toutefois, malgré le « je » narrateur féminin dans L’Amant, malgré les événements réels racontés, ce livre n’est pas l’autobiographie de Duras, puisque le « je » narrateur est remplacé dans certains passages par la troisième personne, surtout dans les scènes avec le Chinois. La connexion logique entre les événements racontés est faible. Par exemple, le passage parlant de Betty Fernandez suit celui de Marie-Claude Carpenter, sans aucun lien. Le temps utilisé est souvent le présent ; parfois, le futur et le passé peuvent être suivis abruptement par un futur dans le passé, par exemple quand la narratrice parle de ses cheveux : « Ces cheveux remarquables je les ferais couper à vingt-trois ans à Paris, cinq ans après avoir quitté ma mère »7.
Dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord, les personnages fictifs comme Alice la métisse, les lieux fictifs comme la pension Lyautey ont une origine réelle, mais leur apparition dans l’énoncé vient de l’imaginaire et du désir personnel de l’écrivaine. Dans les deux livres en question, le processus autobiographique fait s’intriquer le réel et la fiction : la fiction est matérialisée dans le réel et le réel est fantasmé. Or, chez Duras, la relation entre le réel et la fiction se manifeste par le désir. Comme ce que Duras désire voir se passer ne s’est pas passé, elle le fait se réaliser dans ses pages. Ce qu’elle a vu se passer, elle le fait parfois revenir, mais à son gré. La seule biographie que Duras accepte, comme David Michel l’indique dans son livre Marguerite Duras, une écriture de la jouissance : psychanalyse de l’écriture, est « celle de ses livres, voire de ses pièces de théâtre ou de ses films : son œuvre »8.
Le mélange de vécu et d’imaginaire forme donc dans l’œuvre durassienne un espace où le moi textuel est plus réel que le moi écrivant. Car « l'histoire de votre vie, de ma vie, elles n'existent pas, ou bien alors il s'agit de lexicologie »9. La vie n’est pas la chronologie. Quand on vit, on ignore l’ordre du temps. C’est par la mémoire, en écrivant, qu’« on croit savoir ce qu’il y a eu »10. Il est exact qu’on ne peut pas mémoriser tout ce qui s’est passé. De plus, par peur d’être traumatisé encore une fois en revivant les moments difficiles, l’individu refoule certains événements et certains moments. Raconter sa vie, c’est se remémorer le passé, mais avec l’oubli. Le récit est une restauration du réel avec l’aide de l’invention guidée par le désir de l’écrivain. Ainsi, L’Amant ne commence pas de manière linéaire et chronologique par la naissance de la narratrice, mais par la comparaison entre le visage d’une femme écrivaine et celui d’une jeune fille de quinze ans et demi. Tous les événements racontés flottent dans un espace fictif en même temps que réel. Il n’y a aucun repère temporel hormis ceux que l’on trouve dans d’autres livres de Duras. C’est donc entre la fiction et le réel que Duras écrit sa vraie vie : l’écriture met à nu sa personnalité fantasmée par elle-même. Elle révèle ce que l’écrivaine désire devenir sans avoir pu l’être.
Selon le pacte autobiographique proposé par Philippe Lejeune, bien que l’histoire soit racontée à la troisième personne, le lien entre l’auteur, le narrateur et le personnage est précisé « sans aucune ambiguïté, par la double équation : auteur = narrateur, et auteur = personnage, d'où l'on déduit que narrateur = personnage même si le narrateur reste implicite »11. Alors, la triple identité auteur-narrateur-personnage dans L’Amant ne garantit pas l’écriture autobiographique. Le « je » narrateur accompagne parallèlement la troisième personne, « elle » ou « la petite ». Cette mise à distance est due au décalage du moment de l’écriture. C’est seulement au moment où Duras écrit L’Amant qu’elle prend conscience de la force désirante de ses souvenirs d’enfant au Vietnam. Il est probable que l’« écrivain de nationalité française » disparaisse alors pour la femme Marguerite Donnadieu qui écrit. Elle se croyait française, elle est en fait ancrée dans une identité et une biographie vietnamiennes. Ce conflit culturel refait surface avec l’écriture qui va l’exprimer. C’est pourquoi, dans L’Amant, Marguerite Duras change de position : tantôt elle joue le rôle de la narratrice écrivaine française en utilisant le « je », tantôt elle utilise la troisième personne et se voit en jeune fille vietnamienne. La mise à distance au niveau de la narration marque le refus de distinguer les différents degrés de réalité et de mélanger les expériences, les positions et les désirs.
Le moment d’écrire les légendes des photos de famille se transforme en « madeleine de Proust ». Il désactive le refoulement et fait resurgir les souvenirs de l’enfance indochinoise. L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord reconstituent l’image d’une jeune fille traversant le Mékong, image que l’écrivaine appelle « la photo absolue ». Cette image devient problématique du fait de son ambiguïté.
Par ses écrits, Marguerite Duras veut reconstituer cette photo qui n’a pas été prise et qui aurait dû l’être, car « c’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante »12. Étrangement, cette image absolue est un puzzle que Duras veut reconstituer avec différents morceaux épars de la mémoire. Cette mémoire est tellement floue et lointaine que l’auteure elle-même ne reconnaît plus la frontière entre le souvenir oublié et l’imagination souvent choisie par Duras. Elle dessine une fille d’apparence métissée : une fille française en robe très décolletée d’un blanc jauni, sur le bac indigène qui traverse le Mékong, la « tenue d’enfant prostitué »13. Ce n’est pas le blanc « d’immunité et d’innocence »14, la couleur des colons dans le haut quartier propre, réservé aux Blancs riches. Et c’est dans cette image absolue que Duras exprime son désir de métissage.
Malgré la présence de la jeune fille parmi les indigènes sur le bac du Mékong, elle attire l’attention du Chinois par son apparence insolite. Si dans L’Amant, la nationalité, de même que le statut de la jeune fille, restent indéterminables, dans L’Amant de la Chine du Nord, Duras précise directement et ce, dès le début du livre : « Parmi ceux qui dansent, il y a un très jeune homme, français, beau, qui danse avec une très jeune fille, française elle aussi. Ils se ressemblent »15. Plus loin, elle ajoute « de race blanche »16. Pourtant, dans L’Amant de la Chine du Nord, l’apparence de la jeune fille est toujours la même que dans L’Amant :
La robe en soie indigène d’un blanc jauni, du chapeau d’homme d’ « enfance et d’innocence », au bord plat, en feutre-souple-couleur-bois-de-rose-avec-large-ruban-noir, [de] ces souliers de bal, très usés, complètement éculés, en-lamé-noir-s'il-vous-plaît, avec motifs de strass17.
Malgré la nationalité affirmée au début, l’identité de l’enfant dans L’Amant de la Chine du Nord, le deuxième livre dont Duras avoue qu’il est plus vrai que le premier, reste indéfinissable : « difficile à dire qui c’est »18. L’enfant déteste la France, reste « inconsolable du pays natal et d'enfance, crachant la viande rouge des steaks occidentaux »19. Ce qui se cacherait derrière cette apparence mixte, serait le désir de Duras d’être métisse, à la fois vietnamienne et française.
Ce n’est pas seulement la tenue qui forme ce désir de métissage, c’est aussi le contact avec des indigènes, le climat tropical avec soleil et pluie, la nourriture. Tous ces aliments donnent à la jeune fille une apparence et une vie indigènes. Cette jeune fille est plus indochinoise que la future femme du Chinois :
Toutes ces années passées ici, à cette intolérable latitude, ont fait qu'elle est devenue une jeune fille de ce pays de l'Indochine. Qu'elle a la finesse de leurs poignets, leurs cheveux drus […] et surtout, cette peau, cette peau de tout le corps qui vient de l'eau de la pluie qu'on garde ici pour le bain des femmes, des enfants. […]. Il dit encore que la nourriture pauvre des tropiques, faite de poissons, de fruits, y est aussi pour quelque chose. Et aussi les cotonnades et les soies dont les vêtements sont faits, toujours larges ces vêtements, qui laissent le corps loin d'eux, libre, nu20.
En revoyant son image à l’âge de quinze ans et demi, Duras écrivaine remet en doute sa nationalité. Elle a cru à sa nationalité française en quittant son pays natal, elle a oublié son origine indochinoise dans ses premiers livres, qui ne racontent que des histoires de famille en France. Le resurgissement de l’enfance indochinoise l’aiderait à regarder en face son origine véritable. Néanmoins, raconter son histoire (les injustices, la misère, les discriminations dont elle a été témoin, en tant que Française) place Duras dans une position « sensible ». Car raconter le passé en tant que Français, c’est-à-dire en tant que colon, est culpabilisant. Elle faisait non seulement partie des jaunes qui subissaient l’injustice, mais aussi des colons qui commettaient l’injustice. L’écrivaine est tiraillée entre deux cultures qui définissent deux statuts différents. L’image absolue de la jeune fille durassienne est donc celle d’un être vivant dans cet entre-deux culturel qu’est le métissage. Il s’agit vraiment d’un « entre-deux » car la jeune fille n’a de place nulle part. Sa robe « de soie naturelle à l’usage »21 et surtout le chapeau d’homme la différencient du reste de toute la société coloniale (colons et indigènes) : « aucune femme, aucune jeune fille ne porte de feutre d'homme dans cette colonie à cette époque-là. Aucune femme indigène non plus »22.
Le désir de métissage apparaît dans L’Amant de la Chine du Nord comme une issue pour guérir le trauma de l’enfance, ce décalage entre les deux cultures, « cette gracilité du corps la donnerait comme une métisse »23. Le métissage pour Duras existe sur deux plans : la prostitution et la langue étrangère.
Dans l’histoire amoureuse de l’enfant avec le Chinois, dans le désir de fusion mortelle, l’homme parle une langue étrangère. Or, la langue étrangère, c’est aussi la langue vietnamienne que Duras a su parler dès l’enfance et qui est occultée. De temps en temps dans le langage durassien, cette langue apparaît à la manière d’un souvenir refoulé. D’après la théorie de Daniel Sibony dans son livre Entre-deux : l’origine en partage24, pour parler il faut deux langues et l’on inhibe la première pour la traduire dans la deuxième. Cette théorie correspond exactement à l’expérience des gens qui vivent deux cultures et qui parlent deux langues dans l’enfance comme Marguerite Duras. « Elles écoutent les chants en vietnamien. Peut-être les chantonnent-elles tout bas avec eux en vietnamien »25. Le vietnamien n’apparaît jamais sur les pages de Duras quand elle raconte son passé. Pourtant, cette langue perturbe le français utilisé comme langue de l’écriture. En effet, dans l’entretien avec Xavière Gauthier Les Parleuses, Marguerite Duras avoue que « le mot compte plus que la syntaxe. C'est avant tout des mots, sans articles d'ailleurs, qui viennent et qui s'imposent. Le temps grammatical suit, d'assez loin »26. Ce qu’elle dit dans ce passage à propos de sa façon d’écrire, à propos de sa langue, fait allusion à la langue vietnamienne. En effet, la syntaxe du vietnamien est simple. C’est une langue qui ne possède pas de morphosyntaxe verbale. Le temps et le mode dépendent du contexte ou d’autres prépositions de temps qui se trouvent en début de phrase. Les connexions grammaticales entre les éléments de la phrase n’existent pas. Les mots sont juxtaposés. Le noyau de la phrase est un seul mot qui peut être soit un verbe, soit un substantif, soit un adjectif. Enfin, le vietnamien est monosyllabique. Ces caractéristiques hantent l’écriture durassienne et construisent avec des mots très courts une syntaxe utilisant surtout les asyndètes et les anacoluthes et une morphologie verbale flottante. L’écriture durassienne fait donc entendre à son lecteur une autre langue que le français. Nous l’appelons un « langage métis ». Certes, nous n’ignorons pas le jeu de Duras sur sa langue pour affirmer son style ; pourtant, nous ajouterons à ce style affirmé par Duras l’existence obsédante du vietnamien que l’écrivaine considère comme sa première langue, sa langue d’origine. De plus, la langue vietnamienne différencie Duras de sa mère et la place du côté des indigènes : la jeune fille blanche parle la langue annamite. Elle, la mère, ne peut pas parler cette « langue étrangère ». L’auteure ajoute : « elle est trop vieille, elle ne peut plus entrer dans la langue étrangère. Nous, on ne l'a même pas apprise »27. Dans une certaine mesure, le vietnamien est une des deux langues maternelles de Duras pendant son enfance, car c’est la langue qu’elle « n’a même pas apprise », elle la parle de manière naturelle. L’expression « langue étrangère » utilisée pour qualifier la langue vietnamienne paraît singulière car elle donne pour étrangère la langue qu’elle parle depuis l’enfance.
Le métissage fantasmé s’exprime également sur un second plan : celui du désir envers l’inconnu représenté dans l’œuvre par la thématique de la prostitution. Cette thématique est exploitée à travers deux personnages féminins : celui d’Alice la métisse et celui d’Anne-Marie Stretter ou la Dame de Vinhlong, une Blanche chère aux indigènes. L’un de ces personnages est fictif, l’autre est le modèle fantasmé d’une dame qui s’appelle Striedter. Ces deux personnages expriment leur désir envers les inconnus. L’envie de s’offrir à l’inconnu rapproche implicitement l’enfant du personnage d’Alice la métisse par allusion à la tenue, au désir, à la langue étrangère… Ce personnage n’apparaît que dans L’Amant de la Chine du Nord. C’est une prostituée de la pension Lyautey, lieu de rencontre et de métissage (mais lieu fictif, remarquons-le) :
Mais ce qui plaît surtout à Alice, et il y en a beaucoup de ceux-là, c'est ceux qui lui parlent comme à d'autres femmes, qui l'appellent avec d'autres noms, qui lui disent des choses dans des langues étrangères aussi. Qui parlent de leur femme aussi, il y en a beaucoup, de ceux-là. Il y en a aussi qui l'insultent. Et des autres qui lui disent qu'ils n'ont aimé qu'elle dans leur vie28.
Dans L’Amant, la jeune fille se nomme plusieurs fois « la petite prostituée blanche »29 et, à la fin du roman, Duras juxtapose l’image de la jeune fille et celle de la Dame de Vinhlong, isolées par leur désir d’amant, séparées de leur communauté et de leurs amis. Il s’agit ici d’une sorte d’identification : la jeune fille se trouve parmi les prostituées, et elle ressemble à la Dame de Vinhlong.
Cet isolement fait se lever le pur souvenir de la dame de Vinhlong. Elle venait, à ce moment-là, d’avoir trente-huit ans. Et dix ans alors l’enfant. Et puis maintenant seize ans tandis qu’elle se souvient30.
D’une façon implicite, Duras exprime donc son désir d’être métisse dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord, ses romans autobiographiques. Pourtant, pourquoi ce désir, surtout quand l’écrivaine revient sur son passé, quand elle parle d’elle-même ?
Il est évident que Duras n’est pas métisse, elle est née en Indochine, mais ses parents sont français. Ils sont venus en Indochine pour réaliser leur rêve : faire fortune. Duras ne quitte cette terre définitivement qu’en 1931. Durant son enfance, sa famille a plus de contacts avec les indigènes qu’avec les Français, car ce sont de petits colons. Néanmoins, la jeune Marguerite ne peut pas ignorer sa nationalité française. Elle a grandi entre les deux cultures – la culture indochinoise et la culture française –, entre deux statuts. Sa position entre-deux éveille la douleur de n’appartenir à aucune culture, de n’avoir aucune identité, aucun statut. Nous entendons ici l’entre-deux comme un espace dans lequel l’individu se déplace entre deux frontières sans en franchir aucune clairement. Plus précisément, Duras oscille entre le statut de colon et de colonisée, entre l’identité française et l’identité indochinoise, sans être ni l’un ni l’autre. La non-appartenance ressemble à la situation des métis qui ne peuvent être figurés ni sur l’échiquier social du pays ni dans la société coloniale. Dans cette perspective, Duras joue « à cache-cache » avec le lecteur, en montrant qu’elle appartient tantôt à la communauté indigène, tantôt à la communauté française. Mais ce jeu masque un enjeu : l’écrivaine pourrait être perdante si son identité se fige d’un côté. En effet, la touche d’exotisme de ses textes devient vite une des caractéristiques de son écriture. Ainsi le métissage devient-il un refuge pour échapper au conflit statutaire et culturel, en même temps qu’il a l’avantage de marquer la singularité du style de Marguerite Duras.
Si nous suivons l’analyse de Degott et Miguet-Ollagnier dans Écritures de soi : secrets et réticences, celles et ceux qui ont grandi pendant une époque de colonisation connaissent souvent une sorte de « trauma ». En effet, l’écriture de soi installe l’individu dans « une tension entre deux positions psychiques : attester d'une identité (voilà qui je suis), témoigner d'une altération (voilà qui je suis empêché d'être) »31. Le passé colonial n’est pas clos, il reste présent tout au long de la vie. Cette blessure n’est jamais guérie et devient plus profonde chez les métis qui ont le sentiment d’être rejetés par les deux cultures. Paradoxalement, pour faire baisser la violence de ce passé, il faudrait connaître l’origine de la douleur, et il serait donc nécessaire de rouvrir la blessure en faisant un retour sur le passé. Ce retour, Duras s’obstine à ne pas le faire, en se cachant sous le statut d’écrivain de nationalité française et en essayant de s’adapter à la culture française. Pourtant, en plaçant ses textes dans le passé colonial du Vietnam, même virtuellement, Duras accepte de revivre le trauma colonial causé par l’articulation entre la mémoire personnelle et la mémoire collective. Plus précisément dans son cas, le trauma se trouve entre l’enfance indochinoise (ce qu’elle a vécu et ce dont elle témoigne dans les livres après 1984) et l’idéologie coloniale acquise au moment de l’écriture de textes appartenant à la littérature française. Il est significatif sur ce plan qu’elle essaie de rayer totalement son premier livre de sa biographie. Nous savons qu’elle publie L’Empire français avec Philippe Roques en 1940. Plus tard, elle admet que ce livre commet une trahison envers le peuple qu’elle a côtoyé pendant son enfance. Il contredit ce qu’elle a vécu et ce dont elle a été témoin. Ainsi, le passé indochinois revient dans ses livres plus tardifs comme une vengeance. Ce trauma cruel conduit à « une effraction entraînant une destruction de l’identité »32 selon Philippe Spoljar, comme un mécanisme d’auto-défense. Cet anéantissement s’exprime clairement chez les personnages féminins durassiens : Anne-Marie Stretter, la mendiante, la petite ou l’enfant dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord.
À partir de cette perte d’identité, Duras choisit un biais fictionnel en créant des personnages ou en fantasmant les personnes rencontrées afin d’exprimer son désir tout en évitant d’être entièrement dévoilée et de se trouver face à son trauma d’enfance. Le métissage est donc un choix de sa part. Bien sûr, la condition métisse est aussi une condition douloureuse, car le métis abandonne ce qu’il est et quitte ce qu’il a. Mais cette condition est moins douloureuse que le trauma colonial, qui déchire l’individu entre deux positions conflictuelles. Pour Marguerite Duras, le métissage devient une solution pour apaiser la violence du conflit statutaire. Les positions d’entre-deux, dont le métissage, offrent à l’auteure une échappée dans les situations de transgression. L’ambiguïté de statut, la non-appartenance à une culture, font osciller aussi l’écriture : une écriture marquée par deux cultures, deux statuts, avec de nombreuses affirmations, réaffirmations et des refus absolus. « Je n’ai pas de pays natal » ; « Le pays où j’ai vécu, c’est l’horreur », dit Marguerite Duras dans Les Parleuses33. Or l’horreur force à choisir l’oubli. Pour Duras, raconter est aussi oublier, car le récit transforme le passé en fiction pour éviter le trauma. Paradoxalement, plus le récit est fictif, plus il reflète exactement ce qui est vrai. Le « paravent » du métissage permet à Duras une avancée vers ses « aveux limites ». L’écrivaine ne cesse de confirmer, de reconfirmer et puis de nier son identité indochinoise :
Les enfants-vieillards de la faim endémique, oui, mais nous, non, nous n’avions pas faim, nous étions des enfants blancs, nous avions honte, nous vendions nos meubles, mais nous n’avions pas faim, nous avions un boy...34
La réécriture, ce trait typique de l’œuvre de Duras, montre une mémoire en train de se construire de manière floue entre ce qui s’est passé et ce qui aurait dû se passer, entre le réel et la fiction, entre la réalité et les désirs cachés depuis l’enfance. L’écrivaine accumule plusieurs strates d’une même histoire. À chaque version, elle dévoile un peu plus une vérité en renonçant à ou en modifiant ce qu’elle a raconté auparavant. Le lecteur se trouve donc dans un labyrinthe typique de l’univers durassien.
Duras choisit donc le roman autobiographique pour raconter sa vie et surtout le désir de ce qui aurait dû exister. Ce genre littéraire lui permet de mêler la fiction et le réel, le vécu et le rêvé. La fiction lui offre la liberté d’écrire sans aucun souci de référentialité. Cet espace ouvert se transforme en espace de rêve où l’auteure peut exprimer toutes les incohérences entre sa vie privée et la vie réelle. L’écrivaine se libère de tous les paradoxes de sa vie intime, sociale, morale. Elle peut dire son désir sans avoir peur d’être dévoilée ou de le voir taxé de transgression. Le roman autobiographique de Duras est bien métis par un choix conscient. Raconter son passé indochinois tout en restant écrivaine française de fiction apaise le trauma colonial. Écrire dans la langue française en utilisant les souvenirs de la langue originelle vietnamienne oubliée lui permet de construire le labyrinthe de son écriture si inclassable.
[1] « Je nommerai « aveux limites » les révélations intimes qui « passent les bornes » en ce sens qu'elles franchissent trois lignes de démarcation. Une limite morale lorsque le fait avoué implique une infraction au code éthique commun au lecteur et à l'auteur. Une limite psychique dans la mesure où cette action est le symptôme d'une névrose : « limite » prend alors le même sens que l'anglais border (frontière) dans le mot borderline, qui caractérise un état proche de la folie. Une limite générique enfin, dès l'instant où l'aveu trouble le lecteur, encourage et, en même temps, rend douteuse l'identification de l'auteur au héros. ». Philippe GASPARINI, Est-il je ? : roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004, p. 262.
[2] Terme utilisé par Marguerite Duras.
[3] Marguerite DURAS, L’Amant, dans Œuvres complètes, vol. 3, coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 2014, p. 1458.
[4] Janice MORGAN, « Femmes et genres littéraires : le cas du roman autobiographique », in Protée, automne 1992, p. 28, cité par Martin JACQUOT, Duras, ou, Le regard absolu, Toulon, Presses du Midi, 2009, p. 34.
[5] Marguerite DURAS, L’Amant de la Chine du Nord, in Œuvres complètes, vol. 4, coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 2014, p. 591.
[6] Marguerite DURAS, L’Amant, op. cit., p. 1469.
[7] Ibid., p. 1463.
[8] Michel DAVID, Marguerite Duras, une écriture de la jouissance : psychanalyse de l’écriture, Paris, Desclée de Brouwer, 1996, p. 13.
[9] Marguerite DURAS, « Entretien avec Hervé Le Masson », Le Nouvel Observateur, 28 septembre 1984, in Œuvres complètes, vol. 3, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2011, p. 1546.
[10] Loc. cit.
[11] Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 16.
[12] Marguerite DURAS, L’Amant, op. cit., p. 1455.
[13] Ibid., p. 1468.
[14] Marguerite DURAS, Un barrage contre le pacifique, in Œuvres complètes, vol. 1, coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 2011, p. 376.
[15] Marguerite DURAS, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 593.
[16] Ibid., p. 597.
[17] Ibid., p. 608.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Marguerite DURAS, L’Amant, op.cit., p. 1513.
[21] Ibid.
[22] Ibid., p. 1461.
[23] Marguerite DURAS, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 610.
[24] Daniel SIBONY, Entre-deux : l’origine en partage, Paris, Seuil, 1991, 398 p.
[25] Marguerite DURAS, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 649.
[26] Marguerite DURAS, Les Parleuses, dans Œuvres complètes, vol. 3, coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 2014, p. 7.
[27] Marguerite DURAS, Outside, dans Œuvres complètes, vol. 3, coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 2014, p. 1081.
[28] Marguerite DURAS, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 624.
[29] Marguerite DURAS, L’Amant, op. cit., p. 1474.
[30] Ibid., p. 1508.
[31] Bertrand DEGOTT, Marie MIGUET-OLLAGNIER (dir.), Écritures de soi : secrets et réticences : actes du colloque international de Besançon (22, 23, 24 novembre 2000), Paris, Harmattan, 2001, Introduction.
[32] Philippe SPOLZAR, « Réécrire l’origine. Duras dans le champ analytique », in Bernard Alazet (éd.), Écrire, réécrire : bilan critique de l’œuvre de Marguerite Duras, Lettres Modernes Minard, Paris, 2002, p. 59-100.
[33] Marguerite DURAS, Les Parleuses, op. cit., p. 95.
[34] Marguerite DURAS, L’Amant, op. cit., p. 1457.
Résumé
L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord de Marguerite Duras racontent la même histoire selon différents points de vue qui se complètent et dessinent « l’image absolue ». Le mélange de fiction et de réel dans la narration provoque un entre-deux au moment de l’écriture. Ainsi, l’image absolue cache celle de la jeune fille entreposée dans le personnage de la Dame de Vinhlong, son imago féminin. La langue dévoile quant à elle une autre langue : le vietnamien. L’écriture durassienne, malgré la volonté de l’auteure, se mélange à l’écriture autobiographique et forme l’écriture métisse.
Abstract
The Lover and The Lover of Northern China by Marguerite Duras tell the same story but in different voices which complement each other and draw the « absolute image ». The mixture of fiction and reality in the narration causes an in-between at the time of writing. Thus, the image of the young girl is hidden in the absolute image, whose feminine imago is the Lady of Vinhlong. The language of writing reveals another language: Vietnamese. Despite the author's wishes, Duras’s writing blends with autobiographical writing and forms mixed, or hybrid, writing.
Écriture autobiographique dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord
Thi Thu BA TRAN
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—, L’Amant, (1re éd., 1984), dans Œuvres complètes, vol. 3, coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 2014.
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