Portrait de la traductrice par Maria Zerari
La traductrice est née à Casablanca qu’elle a dû quitter, enfant, pendant la guerre. Ainsi, avant l’âge de raison, elle a vécu deux années dans la ville de Borges. En guise de souvenirs, de Buenos Aires, seule la langue lui est restée. Après le retour au Maroc puis un autre départ, à Paris, moins errante, elle a étudié l’espagnol plutôt que la langue anglaise. Or, anglaise, sa mère l’était. Devenue parisienne, en termes d’élégance et de résidence, et une fois agrégée, elle a enseigné la langue, la littérature d’Espagne et d’Amérique, à la Sorbonne Nouvelle.
Très tôt, on s’est tourné vers elle : à 20 ans, elle traduisait, en espagnol, Sabine Sicaud, poétesse française, très précoce, précocement disparue :
« Vous parler ? non ; je ne peux pas »...
Plus tard, ce furent les Espagnols et les Latino-Américains. Sa vie durant, elle a traduit ou, du moins, durant plus de quarante ans : d’abord des contemporains, puis ces autres modernes que sont souvent les anciens devenus des classiques.
La grande affaire ce fut Juan Goytisolo, l’autre affaire, Cervantès. Elle fut la traductrice attitrée du premier et la première femme au monde à traduire Don Quijote (mais qu’en est-il du sexe des traducteurs ?). La première à escalader la montagne, le monument : « pourquoi pas moi ? » avait-elle pensé, modeste et crâne.
En parlant de l’un, elle dit volontiers « Juan », pour l’autre, elle ne dit pas « Miguel ». En elle, les noms Goytisolo et Cervantès coïncident – se confondent ? – avec une vie vouée à la lecture dans son intensité. Traduire n’est peut-être ici que l’absolu de la lecture. Et pour cette fervente de la Recherche, traduire c’est sans nul doute aussi (r)écrire, écrire en français, apprivoiser une langue, non-maternelle, qui se dérobe.
Lire, marcher, regarder, au-dehors et en soi, marcher, traduire, écrire, récrire, récrire encore, autant de scansions de sa vie. Aimer ?
Une vie à lire les mots de quelques-uns, vivants ou morts, morts ou vivants, bientôt tous morts, au demeurant, mais souvent plus enthousiasmants que « la tribu » entière.
Une vie à tendre l’oreille, à écouter, à entrevoir, à déceler : des inflexions, des dits et des non-dits, des silences, une musique. Une vie à vouloir faire entendre, en français, ce que certains ont écrit dans une langue autre, différente, singulière et même tout autre, au moins doublement, puisque, avec Proust et Cicéron, la traductrice admet volontiers que « les beaux livres sont écrits dans une langue étrangère ».
Traductions d’Aline Schulman
La Réalité et le désir, Luis Cernuda, Anthologie bilingue, Juan Goytisolo éd., traduit par Robert Marrast et Aline Schulman, Paris, Gallimard, 1969.
Don Julian, Juan Goytisolo, Paris, Gallimard, 1971.
Ce lieu sans limites, José Donoso, Paris, Calmann-Levy, 1973.
Juan sans Terre, Juan Goytisolo, Paris, Éditions du Seuil, 1977.
Makbara, Juan Goytisolo, Paris, Éditions du Seuil, 1982.
La Plantation, Reinaldo Arenas, Paris, Éditions du Seuil, 1983.
Paysage après la bataille, Juan Goytisolo, Paris, Fayard, 1985.
Colibri, Severo Sarduy, Paris, Éditions du Seuil, 1986.
Chasse gardée, Juan Goytisolo, Paris, Fayard, 1987.
Fin de défilé, Reinaldo Arenas, Paris, Presses de la Renaissance, 1988.
Les vertus de l’oiseau solitaire, Juan Goytisolo, Paris, Fayard, 1990.
Pour que personne ne sache que j’ai peur, Severo Sarduy, Paris, Gallimard, 1990.
Le vitrail écarlate, Pilar Pedraza, Paris, Éditions du Seuil, 1991.
Les oiseaux de la plage, Severo Sarduy, Paris, Gallimard, 1994.
L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Miguel de Cervantès, Paris, Éditions du Seuil, 1997.
État de siège, Juan Goytisolo, Paris, Fayard, 1999.
Trois semaines en ce jardin, Juan Goytisolo, Paris, Fayard, 2000.
Survivent les mots, Carlos Fuentes Lemus, Paris, Gallimard, 2003.
Et quand le rideau tombe, Juan Goytisolo, Paris, Fayard, 2005.
La Célestine, Fernando de Rojas, Paris, Fayard, 2006.
L’exilé d’ici et d’ailleurs, Juan Goytisolo, Paris, Fayard, 2008.
Le bonheur des familles, Carlos Fuentes, Paris, Gallimard, 2009.
Genet à Barcelone, Juan Goytisolo, Paris, Fayard, 2009.
Lettres à Margarita et Jorge Camacho, Reinaldo Arenas, Arles, Acte Sud, 2009.
La vie du truand don Pablos de Ségovie, Francisco de Quevedo, Paris, Fayard, 2010.
Les chemins de la perfection, Thérèse d’Avila, Paris, Fayard, 2015, Anthologie.
Beauté n’a pas de loi, Juan Goytisolo, Paris, Fayard, 2016.
Œuvre :
Paloma, Paris, Éditions du Seuil, 2001.
1. Maria Zerari : D’où vous vient la langue espagnole ?
Aline Schulman : Des hasards de l’existence, car la langue de mes parents n’était pas l’espagnol. La guerre venant, nous avons quitté Casablanca, la ville où nous habitions. Ce départ nous a mené en Argentine ; c’est donc à Buenos Aires que tous trois avons appris l’espagnol, et moi d’autant plus vite que j’étais une enfant.
2. MZ : Quel est le parcours qui vous a transformée en hispaniste professionnelle ?
AS : Là aussi, le hasard a joué son rôle : les hasards de la vie, rencontres, influences. Alors que je comptais faire des études de médecine, j’ai finalement choisi des études d’espagnol à la Sorbonne, à l’Institut hispanique, précisément. J’ai commencé ces études et je suis allée jusqu’en fin de parcours, jusqu’au concours de l’agrégation. On commence et on va au bout…
3. MZ : Votre première traduction fut publiée à Madrid, en 1960, dans la revue Cuadernos hispanoamericanos. Il s’agit de la traduction, en espagnol, de quatre poèmes de Sabine Sicaud (1913-1928), jeune poète de grand talent, qui fut saluée par ses pairs et mourut à quinze ans. Quelle signification pourriez-vous donner aujourd’hui à ce tout premier travail ?
AS : À l’époque, l’important n’était pas la traduction ; l’important pour moi c’était la poésie, et ma patrie poétique c’était l’espagnol, depuis les Cantigas d’Alphonse le Sage jusqu’à Lorca et Cernuda, en passant par Saint Jean de la Croix. Lorsque j’ai découvert les poèmes de Sabine Sicaud, j’ai ressenti comme une urgence, celle d’inclure ces poèmes dans ma contrée poétique, pour qu’ils en participent et pour pouvoir ainsi les donner en partage. J’ai traduit sans vraiment penser que je traduisais ces textes, mais plutôt que je les faisais chavirer dans ma langue d’émotion, l’espagnol. Je constate que c’est d’ailleurs l’une des rares fois que j’ai traduit du français et non de l’espagnol ; c’est dire combien l’œuvre de Sabine Sicaud avait dû toucher la jeune femme que j’étais.
4. MZ : Luis Cernuda a été un auteur important dans votre parcours. En quel sens ?
AS : J’ai découvert Cernuda alors qu’il était encore peu connu en France. Songeant à faire une thèse, j’ai pensé à ce poète, car s’il s’agissait d’écrire longuement sur un auteur, il ne pouvait être que poète, pour les raisons que je viens d’expliquer. Juan Goytisolo qui, à cette époque, était éditeur chez Gallimard, avait demandé à Robert Marrast, mon directeur de thèse, de traduire une anthologie de poèmes de Cernuda. Robert Marrast s’est alors tourné vers moi, et c’est ainsi que nous avons traduit une série de poèmes publiés chez Gallimard. J’ai gardé en mémoire le « Soy un español sin ganas » du poème « Es lástima que fuera mi tierra », un vers que j’ai traduit par « Je suis un Espagnol à contrecœur », ce qui n’a pas déplu à Goytisolo.
5. MZ : Devenue hispaniste, vous semblez privilégier la traduction à la recherche : hasard, choix, ou nécessité ?
AS : Je n’ai jamais été ce que l’on appelle une « chercheuse ». Je ne suis pas un rat de bibliothèque. Dans les bibliothèques, ces antres de la conservation et de l’accumulation du savoir, je ressens un malaise, je me sens comme une petite souris écrasée et non comme un rat avide et concentré... Et puis, je n’accumule pas le savoir, ce n’est pas dans ma nature. Même si je suis une lectrice passionnée, je n’apprécie pas l’érudition. Je chéris d’autres trésors : des souvenirs de lecture, des images, des passages, des phrases, de simples mots. Avec la traduction, je me suis sentie plus libre, moins écrasée par le poids des siècles et du savoir. J’y ai trouvé quelque chose de plus vivant, de plus vital, une activité moins écrasante, moins étouffante, pour moi, que la recherche pure.
6. MZ : Vous en venez à traduire Donoso, Arenas, Sarduy, Fuentes, père et fils, mais c’est de Juan Goytisolo que vous devenez la traductrice attitrée, après Maurice-Edgar Coindreau. Pouvez-vous, tout d’abord, évoquer votre rencontre ?
AS : La première rencontre n’a pas compté, elle n’en était pas une. Je n’en garde aucun souvenir. Les choses se faisaient par courrier. La vraie rencontre a eu lieu à travers le premier livre que j’ai traduit de lui. Dès les premières pages de Reinvindicación del conde don Julián, je me suis sentie comme en connivence avec Goytisolo : il y avait entre nous une mémoire partagée, un réel partagé. Avec ce livre, ce premier livre de lui par moi traduit, j’ai pu entrer en fiction avec lui. C’est un texte plein de méandres, de ruelles, de souks, c’était soudain comme si je rentrais à la maison, je veux dire, dans le Maroc de ma petite enfance.
7. MZ : Le livre de Goytisolo qui vous fut le plus difficile à traduire est, justement, selon vous, Reinvindicación del conde don Julián. En raison de la censure franquiste, il est paru à Mexico, en 1970. Vous l’avez traduit en français sous le titre Don Julian (1971), titre qui, soit dit en passant, à partir de l’édition révisée de l’année 2000 (Don Julián, Barcelone, Galaxia Gutenberg), sera dès lors le nouveau titre du texte en espagnol. Quelles ont été les raisons de cette difficulté ?
AS : C’était l’une de mes premières traductions, la première d’un texte de Goytisolo, en tout cas. Plus de deux cents pages, avec seulement des virgules et des deux points, sauf dans les quelques passages en discours direct, et avec quantité de gérondifs en lieu et place de verbes conjugués. Il y a dans ce texte une volonté syntaxique très déroutante, un discours tissé de phrases nominales, d’énumérations, de mélanges de langues, de juxtapositions, d’images aussi superbes que surprenantes. On est un peu perdu, du moins, je l’étais souvent, et mon fil d’Ariane ce fut le Maroc, certains lieux que je retrouvais, que je reconnaissais. Mon passé me guidait dans la langue et l’univers de Juan Goytisolo.
8. MZ : En contrepoint de votre traduction de Reinvindicación del conde don Julián, le livre que vous avez préféré traduire fut Telón de boca, publié en français, en 2003, sous le titre Et quand le rideau tombe. Pourquoi vous êtes-vous le plus « appropriée » ce texte, selon vos dires ?
AS : Il me faut évoquer des choses très tristes, pour vous répondre, mais on traduit avec sa vie, voire sa biographie. Telón de boca est ce livre que Goytisolo a écrit après la mort de Monique Lange, sa femme. Le livre est paru, en espagnol, en 2003. Juan Goytisolo avait lu, auparavant, Paloma, le récit, publié en 2001, que j’avais écrit sur ma fille, sa maladie et son agonie. Là encore, avec ces deux livres de deuil, nous étions en fraternité. Dans Telón de boca, tout est dit, écrit, avec une discrétion, une simplicité extraordinaire. En le lisant, en le traduisant, je retrouvais des émotions, les ressentais. J’ai donc immédiatement adhéré à cette écriture. Je trouve que ce livre est l’un des plus beaux de Goytisolo, intense et sobre, à la fois. Je pense par exemple à ce passage de la fin où le personnage prend un taxi collectif pour aller vers un « désert de pierres ocres », vers des « paysages à l’ordonnance abrupte et saisissante », comme s’il allait vers sa propre mort.
9. MZ : Quel était le rapport de Juan Goytisolo à vos traductions ?
AS : Les choses ont énormément évolué en quarante-cinq années de collaboration. Au début, je m’en souviens, sa relecture des pages traduites était très pointue. Il en reprenait la ponctuation, ou bien certains mots, à juste titre. Puis, le temps passant, il m’a laissé faire, il me faisait confiance. Il me disait : « Dis ce que tu voudras, du moment qu’il y a du rythme ». Et pour le dernier texte que j’ai traduit de lui, qui s’intitule en français, Beauté n’a pas de loi, j’ai façonné, modelé son texte selon mon désir, mais toujours avec son accord. L’évolution de notre relation a été magnifique, tant intellectuellement qu’humainement. Une grande tendresse et une infinie connaissance mutuelle nous liaient. Je me sens orpheline depuis qu’il est mort.
10. MZ : Concernant l’œuvre de Goytisolo, pourquoi, à un certain moment, avez-vous comme laissé la place à d’autres traducteurs ? La chose a-t-elle eu à voir avec votre travail sur les classiques, à partir des années 90, avec pour résultats la parution de Don Quichotte, en 1997, de La Célestine, en 2006, de La vie du truand don Pablos de Ségovie, en 2010, et de l’anthologie thérésienne Les chemins de la perfection, en 2015 ?
AS : Oui, c’est certain, mais je dois préciser que je n’ai jamais traduit que les textes de fiction de Juan Goytisolo, et pas ses textes théoriques ou politiques. Quoi qu’il en soit, après la traduction du livre de Pilar Pedraza, La fase del rubí (Tusquets, 1987), parue aux éditions du Seuil, en 1991, sous le titre Le vitrail écarlate, l’éditrice Annie Morvan, qui rappelons-le, fut la traductrice de García Márquez, et qui connaissait mon travail, me proposa de traduire Don Quichotte. Cette traduction de longue haleine supposait que je me consacre à elle des années durant. J’en prévins Juan Goytisolo en lui conseillant d’autres traducteurs : les talentueux Claude Bleton et Céline Zins. Cette proposition que me faisait Le Seuil, une fois acceptée et menée à bien, a changé ma vie, notamment de traductrice ; elle m’a incitée à traduire d’autres œuvres anciennes : La Célestine, le Buscón et des textes de sainte Thérèse. Et grâce à cette traduction de Don Quichotte, j’ai pu désormais choisir ce que j’allais traduire. Tous ces textes anciens m’ont tellement nourrie, passionnée, habitée, que si je devais recommencer mon parcours, je pense que je traduirais essentiellement des textes du Siècle d’or, tant ce siècle, plein de beautés mais aussi de noirceurs, d’une violence renversante en raison des méfaits de l’Inquisition, que Goytisolo rapprochait du KGB, m’a fascinée.
11. MZ : Est-ce très différent de traduire et de retraduire, étant entendu que, depuis le XVIIe siècle et les traductions de César Oudin et de François Rosset, Don Quichotte est une retraduction ?
AS : Oui, sans aucun doute, surtout quand il s’agit d’un livre comme Don Quichotte, le livre des livres, lequel a été traduit de si nombreuses fois, à la différence des livres contemporains que j’ai traduits en français pour la première fois. Concernant Don Quichotte, je ne pense pas que l’on puisse faire table rase des traductions passées. Aussi, je dois avouer que j’ai traduit entourée de nombreuses traductions françaises et anglaises du texte. Elles étaient pour moi une sorte de garde-fou dans l’abîme où je me précipitais, c’était rassurant de penser que d’autres avant moi avaient tenté cette même folie, et avaient réussi à aller jusqu’au bout ! De plus, je n’étais pas spécialiste du Siècle d’or : ce monde, son histoire et son langage étaient mal connus de moi. C’est en comparant les traductions, en travaillant de mon côté, puis en traduisant, que j’ai appris à connaître et à adorer ce Siècle d’or qui est plutôt un Siècle de fer, comme le dit si bien don Quichotte. Comparaison n’est pas raison, et j’ai le sens des choses, mais Borges, pour remonter à l’original des Mille et Une Nuits, lui qui ne connaissait pas l’arabe, comparait les traductions en anglais et en français qu’il avait sous la main.
12. MZ : Avez-vous ressenti quelque chose comme un vertige face à un tel chef-d’œuvre, à commencer par un vertige de l’incipit, en quelque sorte ? Et quelle est votre méthode de travail ?
AS : Oh là là, oui ! Un immense vertige, comme devant un gouffre. L’incipit de Don Quijote est une phrase si célèbre, si connue, comme iconique – pour employer un terme que je n’utilise jamais d’habitude –, qu’il m’a été impossible de commencer par elle. Je suis donc entrée dans le texte par la Seconde partie, qui débute de façon moins impressionnante, qui en impose moins. Cette partie, après le « Prologue », on s’en souvient, ouvre sur une scène de conversation, plus abordable donc. Avec cette Seconde partie, j’ai ressenti, cette fois, une sorte de vertige d’égalité, une sorte de pouvoir sur le texte. Je me suis emparée du texte cervantin, me l’appropriant peu à peu et le rendant en français, à ma façon.
13. MZ : Souscrivez-vous à l’opinion de Paul Ricœur, qui écrit dans Sur la traduction [Paris, Bayard, 2004 (1re éd. 1964)] : « C’est le deuil de la traduction absolue qui fait le bonheur du traduire. Le bonheur de traduire est un gain, lorsqu’il […] accepte l’écart entre l’adéquation et l’équivalence, l’équivalence sans adéquation […] une correspondance sans adéquation » ?
AS : Pardonnez-moi mais tout cela me semble évident. Faire « le deuil de la traduction absolue » ? mais, d’une part, cela va sans dire et, d’autre part, je ne crois pas en l’absolu…, quel qu’il soit, qu’il s’agisse d’amour absolu, de beauté absolue etc. Quant au reste, cela va de soi également. Personnellement, je préfère dire que le traducteur n’est pas Pierre Ménard : il ne « récrit » pas le texte source à l’identique. Le traducteur est un anti-Pierre Ménard qui ne calque pas « verbalement » le texte qu’il traduit. Mais tout cela tient du truisme.
14. MZ : Une autre citation rien que pour vous faire encore réagir… Feriez-vous vôtre cette phrase de Pascal Quignard, tirée des Petits traités (I) : « Traduire, c’est suivre le texte dont on s’écarte » ?
AS : C’est, là aussi, une jolie phrase, mais je trouve qu’elle ne correspond pas à la réalité. Je ne souscris pas à ce paradoxe. Je crois qu’un traducteur ne cherche pas à s’écarter du texte qu’il traduit : quand je traduis, j’essaye, au contraire, d’être au plus près du texte original. Même si, encore une fois, cela ne revient pas à faire du mot à mot. Même si, parfois – je pense aux proverbes lancés par Sancho –, cela consiste à dire tout autre chose pour dire la même chose. Par exemple : « No con quien naces sino con quien paces », que j’ai traduit, non par « Non avec qui tu nais, mais avec qui tu pais », mais par un proverbe de l’époque : « Qui se frotte à l’ail ne peut sentir la giroflée ».
15. MZ : Concernant Don Quijote, quels ont été vos critères de traductrice ?
AS : Retraduire un texte du passé, ce n’est pas résoudre les incertitudes qu’il contient, mais au contraire passer outre pour proposer un texte recevable. Comme je l’ai souvent expliqué, l’objectif des éditions du Seuil, qui m’ont commandé cette retraduction, c’était de rendre au texte sa lisibilité : une traduction « moderne » du Don Quijote, sans notes de bas de page. Dans ces conditions, le choix du lexique a été primordial. À force de fréquenter le Dictionnaire historique Robert, j’ai pu conclure, de manière empirique, qu’en mettant la barre aux alentours de 1650, et en ne m’autorisant ni termes ni expressions entrés dans la langue postérieurement, je pouvais traduire aussi « modernement » que m’y autorisait le texte. Mais cette attention au lexique ne suffisait pas. Pour qu’un lecteur contemporain accède à une œuvre du passé en y retrouvant sa vitalité orale, il faut changer d’axe et se poser non pas dans la diachronie, dans le paradigme, mais sur l’axe syntagmatique. Ne pas seulement tenir compte du temps qui sépare et s’efforcer de le réduire, mais travailler sur le temps du texte, c’est-à-dire le temps que le texte met à se dérouler, à se faire entendre ; bref, au niveau de la syntaxe et du phrasé. Ces deux considérations s’ajoutant, il m’a semblé possible de rester à la fois dans le respect du texte d’alors et du lecteur d’aujourd’hui.
16. MZ : Est-ce que, comme pour certains, tel André Gide retraduisant Hamlet durant la Seconde Guerre mondiale, la traduction a pu parfois relever du refuge ?
AS : Je n’ai pas traduit par temps de guerre, je veux dire en vivant dans un pays en guerre, mais j’ai travaillé à des traductions alors que je vivais une grande épreuve et une grande douleur, en cette occasion je dois dire que la traduction ne fut pas du tout un refuge, plutôt un pensum, au sens premier du terme : un poids.
17. MZ : Pourquoi dites-vous souvent que Goytisolo et Cervantès ont été les « hommes de votre vie » ?
AS : Sans Juan Goytisolo, qui a accepté mes premières traductions, je ne serais pas devenue traductrice et c’est grâce à lui que j’ai poursuivi dans cette voie. Un traducteur est souvent tenu pour un sous-fifre, et lui, bien au contraire, me poussait en avant, me présentait en disant, avec chaleur, « Ma traductrice ». En fait, grâce à lui, je suis devenue une personne, une traductrice et une personne. Cervantès est l’auteur qui m’a permis d’avoir un nom que certains connaissent. On m’a proposé de traduire Don Quijote : je ne savais pas du tout si je parviendrais à aller jusqu’au bout du travail demandé, mais je me suis prise au jeu et j’ai mené mon travail à son terme. Après cela, plus besoin du phallus des autres, disons que Cervantès m’en a donné un…
18. MZ : Vous êtes une grande marcheuse et aimez la montagne, à l’image de l’écrivain italien Erri De Lucas, traducteur de la Bible et de la littérature yiddish, et grand alpiniste, de ce fait, diriez-vous que la pratique de la traduction est un sport de l’esprit qui implique aussi le corps du traducteur ? ou, encore, diriez-vous, en plagiant Michel Serre (qui le disait pour l’écriture), que l’on traduit « avec ses pieds » ?
AS : Là encore, je trouve la phrase de Michel Serre assez jolie. Mais plus amusante et vraie me semble celle de mon ami l’historien Arno Mayer qui dit « j’écris avec mon derrière », c’est-à-dire « assis »… Pour moi, qui marche en effet beaucoup (au moins une heure de marche nordique par jour) et tous les étés en montagne, la traduction n’est pas un sport, même si, jouant moi aussi avec les mots, je peux dire que je traduis en mettant un pied devant l’autre, que chaque phrase difficile à traduire a été, en quelque sorte, comme grimper l’Himalaya et parvenir à redescendre du sommet après en avoir appréhendé la beauté. Mais, trêve de métaphores, la traduction est un travail d’obstination : on s’entête, on ne lâche pas tant que l’on n’a pas trouvé, tant que l’oreille n’est pas satisfaite par ce que l’on a traduit.
19. MZ : Quels liens établissez-vous entre la traduction et la musique ?
AS : Certains traducteurs n’ont pas l’oreille musicale, mais ils suppléent à ce manque par leur grande richesse lexicale ou encore par une grande érudition. Pour moi, je crois avoir le sens de la musique, par naissance et par éducation. Et ce sens-là m’a aidé à traduire, non pas les mots eux-mêmes, mais leur assemblage dans la phrase – pourquoi un mot va-t-il avec un autre ? – car j’entends les fausses notes et les couacs, autrement dit, ce qui colle et ce qui ne colle pas dans ce que je viens d’écrire.
20. MZ : Vous avez tenu un journal de « traductrice », pour ainsi dire, pourriez-vous le décrire ?
AS : Difficilement, parce que, au bout du compte, ce journal concerne essentiellement ma vie privée et la vie privée est privée, comme on dit. Au départ, j’y parlais en effet de ma traduction de Don Quichotte, de mes difficultés, de mes doutes, de mes interrogations face au texte, mais aussi de certaines idées ou illuminations concernant ce travail. Peu à peu, la teneur du discours a changé, peut-être parce que la traduction de Don Quichotte est devenue un entêtement journalier, nécessairement journalier, une obstination régulière, quotidienne.
21. MZ : Avec le recul, trouvez-vous un sens particulier à votre travail de traductrice ? Quel serait le fil rouge qui traverse et relie toutes vos traductions ?
AS : Je ne sais pas, je ne trouve aucun fil rouge entre tout ce que j’ai pu traduire. Je constate que j’ai surtout traduit des auteurs hommes, pour le dire, comme on ne le dit plus aujourd’hui, et que, malgré mon amour de la poésie, à l’exception des poèmes de Cernuda et de certains autres de Goytisolo que l’on trouve à la fin de État de siège, je n’ai traduit que de la fiction en prose. Mais le traducteur ne choisit pas toujours, d’autres disposent, comme on sait, et, comme je l’ai déjà dit, je n’ai pu vraiment choisir mes traductions qu’à partir de celle du Don Quichotte.
22. MZ : Quel livre traduisez-vous, actuellement ?
AS : Aucun ! Car c’est un livre sur mon travail et surtout sur ma vie, qui m’occupe depuis quelque temps. En ce moment, je suis donc une traductrice qui ne traduit pas, mais qui, si l’on veut, essaie de se traduire elle-même.
23. MZ : Y-a-t-il un livre que vous auriez aimé traduire ou aimeriez traduire ?
AS : J’aurais aimé traduire deux livres. L’un de Miguel de Unamuno, Tres novelas ejemplares y un prólogo, et l’autre, d’Antonio Gamoneda : Un armario lleno de sombra. Certains pensent que le livre d’Unamuno est daté, dépassé. Je ne le crois pas, et l’ingénieuse et réflexive préface de ce texte le prouve assez :
¡TRES NOVELAS EJEMPLARES Y UN PRÓLOGO! Lo mismo pude haber puesto en la portada de este libro Cuatro novelas ejemplares. ¿Cuatro? ¿Por qué? Porque este prólogo es también una novela. Una novela, entendámonos, y no una nívola; una novela.
Eso de nívola, como bauticé a mi novela –¡y tan novela!– Niebla, y en ella misma, página 158, lo explico–, fue una salida que encontré para mis… –¿críticos? Bueno; pase– críticos. Y lo han sabido aprovechar porque ello favorecía su pereza mental. La pereza mental, el no saber juzgar sino conforme a precedentes, es lo más propio de los que se consagran a críticos.
Ne pas avoir traduit Unamuno reste donc un regret. Quant au livre du poète Antonio Gamoneda, grand récit en prose où une armoire de famille, l’armoire maternelle, s’ouvre sur toute une mémoire, tout un passé lié à l’enfance, aux figures de la mère et du père de l’écrivain, et à la guerre civile, c’est là une œuvre magnifique. J’ai proposé de traduire ce texte à plusieurs maisons d’édition, malheureusement, en vain.