Né en 1973, auteur de sept romans, d’un recueil de nouvelles, d’une biographie, de deux livres d’essais, de quelques traductions, d’un bon nombre d’articles de presse, Juan Gabriel Vásquez est l’un des auteurs colombiens contemporains les plus primés, les plus féconds et les plus traduits. Il appartient à une génération nomade. À l’instar de ses prédécesseurs, comme R. H. Moreno-Durán, Germán Espinosa et Óscar Collazos, ou de ses contemporains, comme Pablo Montoya, Santiago Gamboa et Juan Cárdenas, il est retourné en Colombie après des années à l’étranger. Un long exil, dans son cas, volontaire.
Dès l’âge de 22 ans, Juan Gabriel Vásquez est présent dans le champ littéraire avec ses « reseñas » pour le Boletín Cultural y Bibliográfico, une publication consacrée à la diffusion de la recherche et de la production éditoriale sur des thématiques colombiennes. Ce premier pas comme critique marque le début d’un chemin. D’autres textes vont paraître dans des revues pour un public plus vaste : Gatopardo, et surtout El Malpensante, une référence sur la scène littéraire nationale. À la fin de ses études de droit (1996), il s’installe à Paris où il commence à se faire connaître dans de nouveaux milieux culturels et éditoriaux. Il entame une thèse de doctorat sous la direction de Claude Fell, aventure qu’il va décider d’arrêter, certain de vouloir devenir écrivain. À cette époque, en dépit de sa jeunesse biographique et romanesque, Juan Gabriel Vásquez imprime déjà les traces d’une présence en France. La revue Caravelle, dans son anthologie de la littérature colombienne la plus récente (2000), ne choisit que sept auteurs dont le plus jeune est Vásquez. Celui-ci va y publier une nouvelle intitulée « Hyppolyte en las Ardenas » (avec une épigraphe de Racine), version qui sera remaniée pour devenir « El inquilino », l’une des nouvelles de Los amantes de Todos los Santos (2001), son premier recueil. Ce mode de fonctionnement s’applique à plusieurs de ses textes qui ont fait partie de diverses publications avant de s’inscrire dans un ouvrage.
Après Paris et Xhoris, en Belgique, Juan Gabriel Vásquez s’établit à Barcelone, ville à partir de laquelle il va étendre sa présence dans le champ littéraire européen, sans cesser de publier en Colombie. En quelques années, avec Los informantes et Historia secreta de Costaguana, sa réputation de figure importante de la littérature colombienne est installée. Les derniers grands auteurs latino-américains, Carlos Fuentes et Mario Vargas Llosa, font des commentaires élogieux de ses livres, de même que Ricardo Piglia, Edmundo Paz Soldán ou Rodrigo Fresán. Et de l’autre côté de l’Atlantique, Javier Cercas, Enrique Vila-Matas et Javier Marías reconnaissent l’importance et l’impact de son œuvre. Cette admiration va au-delà du cadre de la langue espagnole, car elle s’accompagne d’une large réception américaine et européenne. Le pouvoir économique de l’industrie de l’édition (le groupe Random House), le pouvoir symbolique des écrivains les plus reconnus, le pouvoir critique des réflexions de l’auteur sur l’art du roman, enfin le pouvoir littéraire de son œuvre en construction, font de Juan Gabriel Vásquez un écrivain qui s’inscrit dans la littérature mondiale.
Même si tous les romans de Vásquez présentent une recherche structurale propre, ils partagent le même problème névralgique : la tension entre le national et le transnational. Los informantes peut se lire comme le point de jonction entre le nazisme et le pays, un point aveugle, enfoui dans le passé, inhumé après un travail d’archéologue. Historia secreta de Costaguana interroge la confusion entre roman et réalité, le roman de Conrad, Nostromo (1904), et la réalité historique de la Colombie lors de la perte de Panamá. El ruido de las cosas al caer explore le terrorisme national dans la perspective des convulsions actuelles qui touchent la planète ; la peur, miroir psychologique de la violence colombienne, devient une peur ancrée dans n’importe quel territoire. Las reputaciones met en contact la caricature colombienne avec l’ère virtuelle assiégée par l’image et par la manipulation ; les années 20 à Bogotá avec la politique du spectacle. Enfin, La forma de las ruinas, grand roman sur l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán, figure emblématique de l’histoire colombienne, est une tentative pour mener le roman vers une réflexion globale sur les traumatismes du passé et leur héritage, sur la conspiration comme modalité de construction des nouveaux récits nationaux, une tentative pour rapprocher la littérature colombienne des techniques et des modes de narrations venus d’ailleurs (José Asunción Silva l’avait fait avec la littérature française ; Gabriel García Márquez avec Kafka, Faulkner et Virginia Woolf ; Vásquez le fait avec Roth, Pamuk, Sebald).
Il me semble que dans une vision très panoramique, l’œuvre en devenir de Vásquez est une mise en scène complexe de cette problématique : la tension entre une histoire tourmentée, celle de la Colombie, pleine de zones inexplorées et secrètes mais présentes dans l’imaginaire collectif et dans les drames personnels ou, comme je l’ai dit plus haut, la tension entre ce fond autobiographique, national, et une écriture extraterritoriale. Une tension qui va de pair avec le lien entre roman et réalité, un lien qui parfois s’inverse, lien paranoïaque qui fait de la lecture la substance de l’œuvre. Il s’agit là, bien évidemment, d’une clé d’accès à l’œuvre de ce romancier, qu’il conviendra d’enrichir à travers la lecture de ses textes et de ses autres œuvres.
Lors du « Festival America » de 2012, j’ai rencontré Juan Gabriel Vásquez qui a aimablement accepté de répondre à quelques questions. Il venait de remporter le prix Alfaguara (2011) pour El ruido de las cosas al caer, circonstance qui l’a mené à donner environ six cents entretiens. Le nôtre est publié six ans après. Son actualité est pourtant incontestable. Je tiens à remercier Cécile Chapon pour sa traduction.
Œuvres de Juan Gabriel Vásquez en français
Les Dénonciateurs, traduction de Los informantes par Claude Bleton, Arles, Actes Sud, 2008.
Histoire secrète du Costaguana, traduction de Historia secreta de Costaguana par Isabelle Gugnon, Paris, Seuil, 2010.
« Aéroport », traduction de Isabelle Gugnon, Les Bonnes Nouvelles de l’Amérique latine, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2010.
Les Amants de la Toussaint, traduction de Los amantes de Todos los Santos par Isabelle Gugnon, Paris, Seuil, coll. « Cadre vert », 2011.
Le Bruit des choses qui tombent, traduction de El ruido de las cosas al caer par Isabelle Gugnon, Paris, Seuil, coll. « Cadre vert », 2012.
« Éthique et poétique de Marcel Proust », traduction de Isabelle Gugnon, NRF, 604-605, mars 2013.
Les Réputations, traduction de Las reputaciones par Isabelle Gugnon, Paris, Seuil, coll. « Cadre vert », 2014.
Le Corps des ruines, traduction de La forma de las ruinas, Paris, Seuil, coll. « Cadre vert », 2017.
Sur l’auteur
ABAD FACIOLINCE, Héctor, « La música del ruido », El Espectador, 5 de junio de 2011, URL: http://www.elespectador.com/impreso/opinion/columna-275098-musica-del-ruido.
BENMILOUD, Karim (dir.), Juan Gabriel Vásquez : une archéologie du passé colombien récent, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017.
BOGOYA, Camilo, « Posturas e imposturas en la nueva narrativa colombiana : el caso de Juan Gabriel Vásquez o el arte de la traición », Les Ateliers du SAL, 0, 2012, p. 38-48, URL : https://lesateliersdusal.files.wordpress.com/2012/03/bogoya.pdf
CARPIO FRANCO Ricardo, « Espejos, simulacros y distorsiones: Hacia una tipología de la ‘metaficción historiográfica’ en Historia secreta de Costaguana, de Juan Gabriel Vásquez », Espéculo, 44, 2010, URL : https://webs.ucm.es/info/especulo/numero44/espesimu.html
DE MAESENEER Rita et VERVAEKE Jasper, « Un fósforo en la oscuridad. Conversación con Juan Gabriel Vásquez », Confluencia: Revista Hispánica de Cultura y Literatura, vol. 28 (2), University of Northern Colorado, primavera 2013, p. 209-216.
FUENTES, Carlos, La gran novela latinoamericana, Madrid, Alfaguara, 2011, p. 389-391.
GIRALDO, Luz Mary, « Del lugar de paso al lugar para el olvido: Bibliowicz, Schwartz, Vásquez », En otro lugar: Migraciones y desplazamientos en la narrativa colombiana contemporánea, Bogota, Editorial Pontificia Universidad Javeriana, 2008, p. 115-128.
JIMÉNEZ, Iván, « Historia y memoria : la confesión de Los informantes », in Françoise AUBÈS et Caroline LEPAGE (éd.), Les Écritures de la confession dans la péninsule ibérique et en Amérique latine, , GRELLP/CRLA-Archivos, 2015, p. 336-348.
MONTOYA, Pablo, Novela histórica en Colombia 1988-2008. Entre la pompa y el fracaso, Medellín, Editorial Universidad de Antioquia, 2009, p. 85-95.
QUESADA GÓMEZ, Catalina, « De cuentos y recuentos. Fragmentos del relato colombiano reciente », in Adélaïde de CHATELLUS, El cuento hispanoamericano contemporáneo. Vivir del cuento, México-Paris, Rilma 2 – ADEHL, 2009, p. 109-120.
—, « Vacillements. Poétique du déséquilibre dans l’œuvre de Juan Gabriel Vásquez », in Eduardo RAMOS-IZQUIERDO et Marie-Alexandra BARATAUD, Les espaces des écritures hispaniques et hispano-américaines au XXIe siècle, Limoges, PULIM, 2012, p. 75-85.
SEMILLA DURÁN, María Angélica, « Le récit cannibale : Historia secreta de Costaguana, de Juan Gabriel Vásquez » in Michèle RAMOND, Eduardo RAMOS-IZQUIERDO et Julien ROGER (dir.), Hommage à Milagros Ezquerro. Téorie et fiction, Paris, Rilma 2, 2009, p. 545–61. Article publié également dans BENMILOUD, Karim (dir.), Juan Gabriel Vásquez : une archéologie du passé colombien récent, p. 149-164.
VERVAEKE, Jasper, Juan Gabriel Vásquez: la distorsión deliberada, thèse de doctorat sous la direction de Rita DE MAESENEER, Université d’Anvers, 2015.
1. Camilo Bogoya: Historia secreta de Costaguana y Los informantes son novelas preocupadas por el desafío y las acrobacias de la forma. ¿El ruido de las cosas al caer es una crítica formal de las novelas anteriores?
Juan Gabriel Vásquez: No una crítica, no: una pelea, una rebeldía. Toda novela es una rebelión contra la novela anterior: no me explico el trabajo de un novelista de otra manera. No aprovecharse del impulso adquirido. Eso es lo que decía André Gide, ¿no? Para mí ese mandato sigue vigente, y casi diría que se trata de una poética. Escribir novelas es conquistar nuevos territorios de la experiencia, y eso no se puede hacer si uno escribe siempre el mismo libro de la misma forma. Además, yo creo que escribir una novela es sobre todo aprender a escribir esa novela; la novela es como un aparato que uno tiene que armar sin manual de instrucciones, o cuyo manual de instrucciones se tiene que ir descubriendo por el camino. Cada mundo novelesco requiere una forma expresiva que siempre es distinta. El novelista debe encontrarla.
2. CB: En sus novelas hay momentos en que se reescriben fragmentos de grandes novelas precursoras. En su caso, ¿cuál es el lugar que ocupa este tipo de reescritura?
JGV: Hay escritores que escriben como si fueran los primeros, con total desdén por la tradición (o ignorancia de ella). A veces envidio esa inocencia, pero no la deseo. Yo escribo en parte (como decía Piglia), para saber qué es la literatura. Escribo con plena y dolorosa y agradecida conciencia de lo que se ha escrito antes, y a algún nivel mis novelas son discusiones más o menos secretas con todo eso que se ha escrito antes. La escritura de novelas como deporte de contacto, ¿no? De todo esto ya había hablado en un ensayo que se llama “Malentendidos alrededor de García Márquez”.
3. CB: El narrador de Historia secreta de Costaguana exhibe su autoritarismo, le dice al lector que la narración y sus silencios dependen de su voluntad. ¿Esta confesión no es una grieta que exhibe las dificultades de toda novela?
JGV: A veces pienso que hoy en día es muy difícil escribir una novela que no sea, al mismo tiempo, una reflexión sobre la escritura de novelas. Enrique Vila-Matas decía que toda novela es metaliteraria aun a pesar de sí misma, y viene a ser eso. En Costaguana, sin embargo, no hay una confesión de ningún problema, sino más bien una aceptación gozosa del carácter relativo de la narración. Cambiamos lo que contamos: es lo mismo que ya dijo Eisenberg, ¿verdad? No se puede hacer un experimento puro porque el experimentador interviene en el experimento con el propio experimento. Igualmente, el narrador interviene y cambia lo narrado al narrarlo. Los narradores altaneros e intrusos como José Altamirano están haciendo una reflexión subterránea sobre el carácter relativo de toda narración; esto, en un libro que quiere pensar en cómo se construye la historia y en la relación entre la palabra escrita y el mundo real, es sencillamente inevitable.
4. CB: Al interior de sus novelas se construye una imagen de lector-detective. En sus ensayos, ¿busca también construir un género donde hay una intriga policiaca?
JGV: Bueno, alguna vez dije que el ensayo es un relato policial donde no se persigue a un criminal, sino que se persigue una idea. Es decir: el ensayo tantea, pregunta, mira en las esquinas, investiga un poco, cambia de opinión… hasta llegar a aprisionar una idea cuyo rostro no estaba claro desde antes. Es distinto del trabajo académico. Es más: este carácter incierto del ensayo, estos cambios de ruta, estas improvisaciones por el camino, son lo que distingue al ensayo del trabajo crítico o académico.
5. CB: ¿Cómo definiría la línea que va de Persona a El ruido de las cosas al caer?
JGV: Como un largo proceso de descubrimiento. ¿De qué? De qué escritor quería ser o podía ser, de cuáles eran mis limitaciones, de qué cosas se me dan mejor, de cómo suena mi voz en la página, de cómo ceder a las obsesiones y cómo transformarlas en literatura, de cuáles son esas obsesiones… Hay 15 años -y mucho, mucho trabajo- entre las dos novelas. Entre Persona y El ruido hay más de 1000 páginas de ficción, 500 páginas de ensayo, más de 300 páginas de periodismo, cinco años de escribir una columna semanal… Todo eso forma parte de la formación de un novelista. Yo por lo pronto, siento que apenas estoy comenzando y que estoy lejos, muy lejos, de escribir mi mejor libro.
6. CB: Desde hace ya varias décadas, Álvaro Mutis nos había acostumbrado a leer su literatura bajo la sombra de Conrad. ¿Cómo es la relación del Conrad de Vásquez con el Conrad de Mutis?
JGV: Sospecho que es muy distinta. La relación entre Conrad y Maqroll está dominada por la aventura: como forma de vida, pero, a menos que uno sea muy ingenuo, también como revelación metafísica. Pero la relación se queda en la aventura, algo que al mismo Conrad hubiera desagradado. Mi Conrad: qué rara es esta fórmula, y qué justificada también: cuando un autor nos importa como me importa a mí Conrad, es inevitable y gozoso apropiárnoslo, cuidarlo como si nos perteneciera, ponernos un poco celosos cuando otros lo malbaratan o lo dañan. En fin, mi Conrad tiene más presencia en una cierta concepción moral de la novela como género, en una cierta idea de lo que hacen las novelas. Y en ese sentido me interesan mucho los libros que no son de viajeros en el mar: Bajo la mirada de Occidente o El agente secreto, por ejemplo.
7. CB: En la cultura contemporánea, ¿la figura mediática del escritor rivaliza o puede ser más protagónica que la fuerza misma de la escritura de ficción?
JGB: La responsabilidad literaria del escritor es conservar siempre las prioridades, nunca dejar que el apetito insaciable de los medios lo secuestre o lo domine, y nunca caer en la tentación de creer que su presencia mediática lo mejora. Son muchos los que se han creído que la atención del mundo los convierte ipso facto en buenos escritores. A partir de ahí, usted puede ser huraño o no, tímido o extrovertido, torpe al hablar o más bien locuaz, cortés o descortés, bueno para decir que no o completamente incapaz de hacerlo… Pero el error será creer que conceder una entrevista mejora la calidad de sus libros, así como es un error parejo creer que lo que mejora sus libros es esconderse a la Salinger. Sólo los tontos aprecian más o menos a un escritor por el hecho banal de dar o no dar entrevistas.
8. CB: Muchos escritores descreen de la crítica literaria. ¿Cuál es su opinión al respecto?
JGB: Entiendo que hablamos de la crítica de novedades, no de la crítica especializada que puede existir en publicaciones universitarias o académicas. Y le contesto: uno puede (y si tiene un mínimo de lecturas y de sensibilidad, debe) descreer de ciertos críticos, pero no de la crítica. Puede que en los grandes medios colombianos la crítica de novedades esté dominada por el resentimiento, la envidia, la ignorancia y la chabacanería, y puede que casi nunca se elogie o se condene por las razones correctas; pero la crítica como disciplina es absolutamente necesaria para la buena salud de un ecosistema literario. La crítica es lo que separa o debería separar el grano de la paja; la crítica debe o debería orientar al lector, servir de guía ilustrado. La crítica, además, pone a prueba al libro que en un futuro se convertirá en clásico. “La crítica es aquello cuya tarea es interrogar al clásico”, dice Coetzee. Pero todo clásico fue antes una novedad y fue interrogado por la crítica. No, no: la crítica es necesaria. Claro, nuestra opinión del baile depende de cómo nos fue en él.
1. Camilo Bogoya : Histoire secrète du Costaguana et Les Dénonciateurs sont des romans hantés par le défi et les acrobaties de la forme. Le Bruit des choses qui tombent constitue une critique formelle des romans antérieurs ?
Juan Gabriel Vásquez : Ce n’est pas une critique, non : c’est un combat, une rébellion. Tout roman est une rébellion contre le roman antérieur : je ne peux pas concevoir le travail du romancier d’une autre manière. Ne jamais profiter de l’élan acquis. C’est ce que disait André Gide, n’est-ce pas ? Pour moi ce commandement reste en vigueur, et je dirais presque qu’il s’agit d’une poétique. Écrire des romans c’est conquérir de nouveaux territoires de l’expérience, et on ne peut pas le faire si l’on écrit toujours le même livre sous la même forme. De plus, je crois qu’écrire un roman c’est surtout apprendre à écrire ce roman ; le roman c’est comme un appareil que l’on doit monter sans manuel d’utilisation, ou dont on doit découvrir au fil du chemin le manuel d’utilisation. Chaque monde romanesque requiert une forme expressive qui est toujours distincte. C’est au romancier de la trouver.
2. CB : Dans vos romans, à certains moments vous réécrivez des fragments de grands romans précurseurs. Dans votre cas, quelle place occupe ce type de réécriture ?
JGV : Il y a des écrivains qui écrivent comme s’ils étaient les premiers, avec un mépris total (ou une ignorance) de la tradition. Parfois je leur envie cette innocence, mais je ne la souhaite pas. J’écris en partie (comme disait Piglia) pour savoir ce qu’est la littérature. J’écris avec une conscience aiguë, douloureuse et reconnaissante de ce qui a été écrit avant, et mes romans sont d’un certain point de vue des discussions plus ou moins secrètes avec tout ce qui s’est écrit avant. L’écriture de romans comme sport de contact… J’avais déjà parlé de tout cela dans un essai intitulé « Malentendus autour de García Márquez ».
3. CB : Le narrateur de Histoire secrète du Costaguana exhibe son autoritarisme, il dit au lecteur que la narration et ses silences dépendent de sa volonté. Cette confession n’est-elle pas une faille qui montre les difficultés de tout roman ?
JGV : Je pense parfois qu’il est très difficile aujourd’hui d’écrire un roman qui ne soit pas, en même temps, une réflexion sur l’écriture de romans. Enrique Vila-Matas disait que tout roman est métalittéraire malgré lui, et c’est le cas. Dans Costaguana cependant, il ne s’agit pas de confession d’un problème, mais plutôt d’acceptation jouissive du caractère relatif de la narration. Nous changeons ce que nous racontons ; c’est déjà ce que disait Eisenberg, n’est-ce pas ? On ne peut réaliser une expérience pure parce que l’expérimentateur intervient dans l’expérimentation par l’expérience même. De la même façon, le narrateur intervient et modifie le fait narré en le narrant. Les narrateurs hautains et intrusifs comme José Altamirano mènent une réflexion souterraine sur le caractère relatif de toute narration ; et cela, dans un livre qui prétend penser les modes de construction de l’histoire et la relation entre l’écrit et le monde réel, c’est tout simplement inévitable.
4. CB : Dans vos romans, vous construisez une image de lecteur-détective. Dans vos essais, cherchez-vous aussi à construire un genre doté d’une intrigue policière ?
JGV : Eh bien, j’ai dit une fois que l’essai est un récit policier où l’on ne poursuit pas un criminel, mais une idée. C’est-à-dire que l’essai tâtonne, pose des questions, regarde dans les coins, fait des recherches, change d’avis... jusqu’à parvenir à emprisonner une idée dont le contour n’était pas clairement défini auparavant. C’est un processus distinct du travail académique. Je dirais même que c’est ce caractère incertain de l’essai, ces changements d’itinéraire, ces improvisations en chemin, qui distinguent l’essai du travail académique.
5. CB : Comment définiriez-vous la ligne qui va de Persona (1997) au Bruit des choses qui tombent (2011) ?
JGV : Comme un long processus de découverte. De quoi ? Découverte de l’écrivain que je voulais ou je pouvais être, de mes limites, de ce que je fais le mieux, de la façon dont résonne ma voix sur le papier, de la façon de céder à mes obsessions et de les transformer en littérature, de la nature de mes obsessions... Il y a quinze ans, et beaucoup, beaucoup de travail, entre ces deux romans. Entre Persona et Le bruit... il y a plus de mille pages de fiction, cinq cents pages d’essai, plus de trois cents pages de journalisme, une colonne hebdomadaire pendant cinq ans...Tout cela fait partie de la formation d’un romancier. Et pour le moment, je sens bien que je commence à peine et que je suis loin, très loin, d’avoir écrit mon meilleur livre.
6. CB : En Colombie, depuis déjà plusieurs décennies, Álvaro Mutis nous avait habitués à lire sa littérature à l’ombre de Conrad. Quelle est la relation entre le Conrad de Vásquez et le Conrad de Mutis ?
JGV : J’imagine qu’elle est très différente. La relation entre Conrad et Maqroll est dominée par l’aventure : comme forme de vie, mais aussi, à moins d’être tout à fait naïf, comme révélation métaphysique. Mais cette relation reste du domaine de l’aventure, ce qui aurait déplu à Conrad lui-même. Mon Conrad : quelle formule étrange, et en même temps justifiée… lorsqu’un auteur est important pour nous, comme Conrad l’est pour moi, il est inévitable et délicieux de se l’approprier, de prendre soin de lui comme s’il nous appartenait, de ressentir de la jalousie quand d’autres le bradent ou l’abîment. En somme, mon Conrad est plus présent dans une certaine conception morale du roman comme genre, dans une certaine idée de ce que peuvent faire les romans. Et en ce sens ce sont les livres qui ne traitent pas de voyageurs en mer qui m’intéressent beaucoup : Sous les yeux d’Occident ou L’Agent secret, par exemple.
7. CB : Dans la culture contemporaine, la figure médiatique de l’écrivain rivalise-t-elle ou peut-elle être plus au premier plan que la force même de l’écriture de fiction ?
JGV : La responsabilité littéraire de l’écrivain est de toujours préserver les priorités, de ne jamais laisser l’appétit insatiable des médias le séquestrer ou le dominer, et de ne jamais tomber dans la tentation de croire que sa présence médiatique le rend meilleur. Nombreux sont ceux qui ont cru que l’attention du monde les transformait ipso facto en de bons écrivains. À partir de là, vous pouvez être farouche ou non, timide ou extraverti, maladroit à l’oral ou plutôt loquace, courtois ou discourtois, disposé à dire non ou tout à fait incapable de le faire... Mais l’erreur consiste à croire qu’accepter une interview améliore la qualité de ses livres, de la même façon qu’une erreur similaire est de croire qu’il vaut mieux se cacher comme Salinger pour améliorer ses livres. Il n’y a que les imbéciles pour apprécier plus ou moins un écrivain en fonction du fait banal de donner ou de ne pas donner d’interviews.
8. CB : De nombreux écrivains sont méfiants vis-à-vis de la critique littéraire. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
JGV : J’imagine que nous parlons de la critique des nouveautés, et non de la critique spécialisée qui peut exister dans des publications universitaires ou académiques. Et je vous réponds : on peut (et l’on doit, si l’on a un minimum de lectures et de sensibilité) être méfiant vis-à-vis de certains critiques, mais pas de la critique en général. Il se peut que dans les grands médias colombiens la critique de nouveautés soit dominée par le ressentiment, l’envie, l’ignorance et la grossièreté, et il se peut que les éloges et les condamnations n’y soient presque jamais donnés pour de bonnes raisons ; mais la critique comme discipline est absolument nécessaire pour la bonne santé d’un écosystème littéraire. La critique est ce qui sépare ou devrait séparer le bon grain de l’ivraie ; la critique doit ou devrait orienter le lecteur, servir de guide illustré. La critique, de plus, met à l’épreuve le livre qui se transformera plus tard en classique. « La critique est ce qui a pour tâche d’interroger le classique », dit Coetzee. Mais tout classique a été d’abord une nouveauté et a été interrogé par la critique. Non, décidément : la critique est nécessaire. Mais bien sûr, notre opinion du bal dépend de la place que nous y avons occupée...
Traduction : Cécile Chapon