Les amateurs de littérature de voyage ne s’intéressent généralement guère aux récits de déplacements contraints par des forces extérieures : s’adonner au genre du voyage serait donc plutôt le fait d’écrivains, de dilettantes, d’aventuriers pleins de leur expérience vagabonde. La critique s’est souvent intéressée aux récits dus à des voyageurs curieux de découvrir l’ailleurs et désireux d’écrire ensuite leurs découvertes pour autrui ou leurs impressions personnelles ; selon que ce sont des écrivains en voyage ou des voyageurs écrivant, ils rédigent avec plus ou moins de bonheur, de techniques ou de modèles. Or les écritures dites aujourd’hui « migrantes » – comme si elles voyageaient toutes seules, indépendamment de leur auteur –, offrent des perspectives inédites par rapport au genre connu.
Le voyage est une ligne tracée entre un point d’origine – un centre familier à partir duquel se prend l’élan du départ – et une destination extérieure vers laquelle tend l’itinéraire. Naguère le jeu des préfixes renseignait sur la direction de ce vecteur : l’émigrant se voyait sur le départ, conscient de ce qu’il laissait, l’immigrant se projetait sur sa destination et anticipait sur son arrivée, tandis que les suffixes indiquaient le statut de l’individu en migration (l’émigrant en route, l’émigré arrivé). Tronquer le mot de ses affixes revient à couper le « migrant » de son histoire, en le réduisant à un pur radical verbal, à sa seule action de déplacement, à un simple passant anonyme. Or le récit de voyage décrit précisément cette expérience suspendue entre le lieu originel et le lieu d’arrivée : dès lors que le déplacement devient transit ou déportation, dès lors que le voyage n’est plus un but mais un moyen ou un passage obligé, il change de nature, offrant en soi peu de matière à une réflexion véritable, encore moins à une esthétisation ; parler alors de littérature de voyage peut faire soupçonner une futilité hors de propos, tant ces équipées d’exil engagent la vie de ceux qui tentent la « traversée ». On présuppose que les personnes déplacées ou fugueuses ne s’intéressent pas à leur trajet en tant que tel mais sont soit motivées par l’obsession du départ (donc centrifuges) soit orientées vers une destination lointaine rappelant le vieux mythe de l’Eldorado (soit centripètes) ; elles se soucient exclusivement de la faisabilité du trajet, de sa sûreté et de sa fin favorable. Alors, ce sont les difficultés de l’expatriation, les désarrois de l’exil, les raisons de la fuite, l’adaptation ailleurs, la vie nouvelle aux repères incertains, la langue étrangère et les goûts nouveaux qui deviennent l’objet de récits. Les « écritures migrantes » éveillent l’intérêt des sociologues qui voient, dans le témoignage des personnes se déplaçant ou déplacées, des matériaux de première main : aussi ces récits de vie ne sont-ils généralement pas étudiés sous l’aspect stylistique mais confinés au domaine du matériau brut. S’opère clairement ici la distinction que Roland Barthes proposait entre « écrivains » et « écrivants » :
(pour l’écrivain, écrire est un verbe intransitif) […]. Les écrivants, eux, sont des hommes « transitifs » ; ils posent une fin (témoigner, expliquer, enseigner) dont la parole n’est qu’un moyen […]. Voilà donc le langage ramené à la nature d’un instrument de communication, d’un véhicule de la « pensée ». Même si l’écrivant apporte quelque attention à l’écriture, ce soin n’est jamais ontologique : il n’est pas souci. L’écrivant n’exerce aucune action technique essentielle sur la parole ; il dispose d’une écriture commune à tous les écrivants, sorte de koïnè […]1.
Pourtant, la thématique des migrations contemporaines a gagné la sphère de la littérature, dans le sillage de la littérature d’exil qui, elle, a déjà une longue histoire, dans les mêmes domaines que celle des voyages – le voyage en moins, l’installation en plus. Cet exil peut être soumis à des contraintes différentes : le bannissement est un départ ignominieux – comme celui d’Ovide sur les bords de la mer Noire, interdit, esseulé et réduit à répéter ses Tristes dans le vain espoir de rentrer. L’exil subi peut aussi avoir été choisi sous la contrainte et pousser l’exilé, comme Kundera l’expose dans L’Ignorance, à se languir indéfiniment de son origine :
Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner. […] Sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparaît comme la souffrance de l’ignorance. Tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin, et je ne sais pas ce qui s’y passe2.
À l’inverse, l’exilé peut s’accommoder de son expatriation et trouver sa condition acceptable tout compte fait. Ainsi Edward Said dans Réflexions sur l’exil :
J’ai défendu l’idée que l’exil peut engendrer de la rancœur et du regret, mais aussi affûter le regard sur le monde. Ce qui a été laissé derrière soi peut inspirer la mélancolie, mais aussi une nouvelle approche. Puisque, presque par définition, exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur3.
Dans le cas du « retour au pays natal », l’exil peut en effet avoir en effet fourbi des « armes miraculeuses » pour celui qui peut rentrer au pays, prêt à tout oublier sauf la chaleur du foyer ou faire la révolution : c’est le cas des étudiants martiniquais, comme Aimé Césaire, qui ont caressé lors de leur séjour outre-mer le projet d’un renouveau qu’ils n’auraient pu finalement concevoir autrement qu’à distance.
Le propre de la littérature d’exil c’est de trouver dans le motif de l’éloignement un moteur pour l’écriture. Mais s’il ne se concentre pas sur l’itinéraire ou les sensations qu’il procure, l’exil porte malgré tout la marque du décentrement. Même s’il est rhizome ou bouture, il garde des atomes d’une origine. L’objet du présent volume4 est de s’interroger sur ce lien, sur le discours de ce type particulier de voyage d’expatriation et non sur la situation d’écrivain exilé. Ce voyage peut être qualifié de « centrifuge », dans le sens où il met une distance douloureuse entre l’individu et son pays d’origine, à moins qu’il ne permette d’échapper à un sort plus pénible encore. En tout cas, le souvenir de la patrie (au moins symbolique) reste toujours présent et marque de son empreinte les récits de ces itinérances. La relation du voyage centrifuge rend aussi compte de la rupture des attaches, de la perte des repères, qui définit le nouveau rapport de l’individu à l’espace : l’espace extérieur devient intérieur. Comment s’écrit le voyage du déchirement ? L’expression « écritures migrantes » est une hypallage – l’écriture des personnes ayant quitté leur pays – qui montre à quel point on essentialise leur témoignage : les migrants ne pourraient donc raconter que leur condition de déracinés. S’ils sont avant tout des êtres de passage, comment peuvent-ils créer hors de cette expérience ? S’ils s’installent, et coupent les ponts derrière eux, ont-ils encore de nouvelles aventures à raconter ? Ne risquent-ils pas une assignation au ressassement de l’expérience exilique ?
Les contributions rassemblées ici sont le fruit d’une collaboration de trois laboratoires au sein de l’Université Côte d’Azur, représentés par deux spécialistes de la littérature de voyage – Odile Gannier (CTEL) et Véronique Magri (BCL) – et une chercheuse travaillant sur la sociologie des migrations, Pinar Selek (URMIS), qui ont apporté des regards différents et mené une réflexion inédite sur la notion de centre, et plus souvent encore, de décentrement : Pinar Selek évoque le départ précipité de la Turquie avec la douleur de cette rupture : le centre est loin mais le fil n’est pas rompu. María Vicenta Hernández Álvarez rappelle la difficulté du départ de Niodor, lieu ombilical des personnages de Fatou Diome, dans Le Ventre de l’Atlantique ; certes l’Eldorado a changé de coordonnées géographiques mais le fond du mythe perdure. Patrick Suter évoque les Caraïbes, lieu d’arrivée historique, lieu de départ fantasmé, espace de négociation poétique dans la manière d’habiter le monde. La question des déplacés, comme le montre Véronique Magri dans une étude de Frères migrants, paraît en effet centrale pour les Antilles, dont Patrick Chamoiseau continue d’extraire dans la veine d’Édouard Glissant les matériaux pour une poétique de la Relation. Gauthier Labarthe étudie, lui, les voyages centrifuges élaborés par Peter Handke dans plusieurs romans, dont La Perte de l’image.
La destination de l’Eldorado moderne invite les candidats au départ dans une direction, par effet d’attraction, qui concentre les trajets centripètes. Chaque époque connaît le sien : Ovide rêvait de l’Urbs dont il avait été écarté, aujourd’hui c’est l’Angleterre via Calais qui attire un grand nombre de candidats à l’immigration politique ou économique ; c’est l’Europe réputée riche… Catherine Mazauric présente des romans de voyages dans le contexte africain du Silence du chœur (2017) de Mohamed Mbougar Sarr et de Loin de Douala (2018) de Max Lobé.
Les conditions des voyages étant difficiles, ce sont les expériences douloureuses de boat-people que retrace Georges Daniel Véronique, mettant l’accent sur ‘les eaux noires’ de la traversée « Kala pani », chez Carl de Souza, Nathacha Appanah et Raphaël Confiant, tandis qu’Odile Gannier compare aussi les déboires des clandestins selon, outre Carl de Souza, Leonardo Sciascia, Maryse Condé, Émile Ollivier, Mahi Binebine, Nam Le : c’est dire le nombre de textes évoquant les traversées hasardeuses qui noient les malheureux quittant leur pays dans les pires conditions, puisque Karolina Katsika trouve encore d’autres naufrages sous la plume de Elbadawi, Kirby, Mazzantini.
Une fois les fugitifs jetés à la mer ou sur les routes, le retour au centre de gravité est-il possible ? Thouraya Ben Salah étudie dans ce sens Les Désorientés d’Amin Maalouf et Voyage à Rodrigues de Le Clézio, pour conclure à un déracinement durable de ceux qui sont partis. De même Aki Yoshida doute que les voyages et les ré-enracinements soient possibles entre la Corée et le Japon. Enfin, Essaddek Amarchih compare les folies coloniales qui ont conduit les personnages de Heart of Darkness de Conrad et ceux de Voss de l’Australien Patrick White à lâcher la proie pour l’ombre, et s’enfoncer dans les ténèbres.
Les lieux de centralisation qui focalisent les rêves de prospérité financière, ou de paix, ou de sécurité alimentaire sont donc géographiquement variables dans l’histoire – mais ils représentent un but vers lequel tendent, individuellement ou collectivement, les aventuriers : les excentriques qui s’en remettent à ce qui arrivera en route. Le voyage centrifuge a pour point de départ des lieux très divers, pour autant de raisons, mais il garde le souvenir de cette origine, et quel que soit le motif du départ, il entretient le cordon ombilical qui le rattache à un espace défini – l’espace de sa propre histoire. « L’espace est un lieu pratiqué », disait Michel de Certeau :
Il y a espace dès qu’on prend en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable de temps. L’espace est un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte animé par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient5.
Pour ces voyageurs en suspens, le décentrement est la règle d’un monde globalisé : mais il existe plusieurs centres de gravité et les fils qui les relient ressemblent à la tessure de gigantesques toiles d’araignées par la géométrie de leurs multiples nœuds.
Image de couverture :
Pieter Goos (1615-1675), « Deux vaisseaux de la Compagnie des Indes Orientales », Carte de l’océan Indien (détail), BnF, département des Cartes et Plans, CPL GE B-2127 (RES), http://expositions.bnf.fr/marine/grand/por_182_01.htm.
[1] Roland BARTHES, « Écrivains et écrivants » (1960), in Essais critiques (1964), Paris, Le Seuil, « Points », 1981, p. 147-154.
[2] Milan KUNDERA, L’Ignorance (2000), Paris, Gallimard, « folio », 2005, p. 9-11.
[3] Edward W. SAID, Réflexions sur l’exil et autres essais (Reflections on Exile, 2000), Charlotte WOILLEZ (trad.), Arles, Actes Sud, 2008, p. 37.
[4] Ce volume rassemble les communications présentées lors du colloque de Nice, 18-19 octobre 2018, organisé par Odile GANNIER (Université Côte d’Azur, CTEL), Véronique MAGRI (Université Côte d’Azur, BCL) et Pinar SELEK (Université Côte d’Azur, URMIS).
[5] Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien 1. arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, « folio », p. 173.
Odile GANNIER
Université Côte d’Azur, CTEL
Véronique MAGRI
Université Côte d’Azur, CNRS BCL