S’il n’y avait pas une telle île, je n’existerais pas.
(Nu yabu o pongso yam, ala abu ku u)
Syaman Rapongan, La mort de Ngalomirem1
Avec un arrière-plan historique, culturel géopolitiquement polyphonique, lié à une grande diversité de gouvernements, la tendance concernant l’évolution littéraire à Taïwan consiste, depuis les années 19802, à l’inscrire dans le cadre des études postcoloniales, culturelles, régionales (de l’Asie de l’Est), diasporiques ou encore des études de la littérature-monde sinophone3 (contre l’hégémonie de la littérature dite « chinoise »). Après s’être imprégné des pensées déconstructivistes élaborées par Deleuze, Derrida, Saïd, Spivak, Bhabha, les chercheurs taïwanais ont analysé les œuvres à travers différents paramètres tels que altérité/hétérogénéité, diversité/pluralité, marge/périphérie, mineur/subalterne, hybridité, déterritorialisation, rhizome, tiers-espace. Ceci afin de sortir de l’ombre de la Chine, dont l’idée de « Chine culturelle » établit une équivalence absolue entre la langue, la culture, l’ethnie et la nationalité. Les études dites « post- » s’éloignent néanmoins de plus en plus de la littérature, qui ne sert que d’exemple aux discours théoriques. Qui plus est, lorsque l’on scrute attentivement les recherches antérieures sur la littérature « de Taïwan »4, une interrogation portant sur la légitimité des limites et des frontières, qui semble aller de soi pour beaucoup de pays, est constamment soulevée concernant la nationalité, la langue, l’ethnie, la culture ou encore le genre littéraire. Malgré le large spectre de ces études dites « post», capables d’englober la souffrance passée et présente des aborigènes, on se rend compte de leurs insuffisances.
Qu’est-ce que la littérature de Taïwan ? Ou plus précisément, que signifie « Taïwan » dans la littérature ? Dans l’entreprise collective de « découvrir Taïwan »5 qui s’est déroulée en même temps que les mouvements sociaux et les créations artistiques qui ont fleuri après la levée de la loi martiale, les autochtones austronésiens6 et leurs œuvres ont été mis en lumière dans le but de résister au discours imposé par le gouvernement du Kuomintang7 – ce dernier ayant fait croire aux insulaires qu’ils partageaient la même racine ancestrale que les Continentaux chinois, notamment en créant l’illusion que Taïwan était la base arrière de la reconquête de la Chine8 et afin d’accentuer l’« hétéroglossie »9 de l’origine culturelle, ethnique et identitaire de Taïwan10. Pourtant, en passant en revue le développement propre aux aborigènes, se pose la question de savoir si la présence de leurs œuvres dans les rangs de la littérature dite taïwanaise aboutit ou non à un changement de position dans la société. Se déplacent-ils finalement au centre ou demeurent-ils toujours en marge ?
Prenons maintenant en considération les œuvres de notre auteur Syaman Rapongan 夏曼·藍波安 : depuis 八代灣的神話 [Mythes de la baie de Badai, 1991], 冷 海情深 [Sentiments profonds par une mer froide, 1997], 黑色的翅膀 [Les ailes noires, 1999], 海浪的記憶 [La mémoire des vagues, 2002], 航海家的臉 [Le visage du navigateur, 2007], 老海人 [Le vieux pêcheur, 2009], 天空的眼睛 [Les yeux du ciel, 2012], 大海浮夢 [Rêves flottants sur l’océan, 2014], 安洛米恩之死 [La mort de Ngalomirem, 2015] jusqu’à son dernier roman 大海之眼 [Les yeux de la mer, 2018]. Toutes ces œuvres, prises individuellement, ressemblent à un vers pittoresque sur la pêche aux poissons volants, porteur d’un bagage culturel centré sur la mer. Cependant, elles dépeignent collectivement un autre monde, un paysage inconnu aux lecteurs vivant sur l’île de Taïwan. Le sentiment d’étrangeté né de l’expérience de la lecture m’invite à me déplacer vers l’ « Autre dans l’Autre »11 qui offre différents points de vue du dehors sur l’identité.
Dans le but de réexaminer les tropismes identitaires sur l’île, je propose ici de faire un détour par le récit, en me basant sur les études précédentes qui ont mis en évidence la marginalité des aborigènes et sa littérature. Pour ce faire, dans la première partie, j’analyserai l’itinéraire d’écriture chez Syaman Rapongan qui débute par un sentiment de manque, présent tout au long de ses lectures. Puis, en empruntant le schéma des « trois mimesis » de Paul Ricœur et son « identité narrative », j’essaierai d’examiner la relation entre le corps textuel de la littérature – composé de lecture, écriture, auteur, lecteur, langue, style, temps et espace – et les mécanismes de construction identitaire. Ainsi, je m’efforcerai toujours de montrer l’importance de la littérature, du texte, du récit dans les études sur l’identité.
Si le texte est dans son ensemble un corps, une structure charnelle, la langue n’est rien d’autre que son âme. Je m’attarderai, dans la deuxième partie, sur la stratégie d’écriture sinophone de Syaman Rapongan qui joue un rôle capital dans son œuvre et lui sert de véhicule de déplacement. L’écriture chez Syaman Rapongan est en effet un processus de traduction. En d’autres termes, il traduit la langue, la culture, les us et coutumes, les légendes, et même certains tabous de sa tribu. Il est en même temps auteur et traducteur, et son œuvre est à la fois l’original et la traduction. Ainsi, dans la partie suivante, je chercherai à comprendre comment – en me focalisant sur le paysage littéraire révélé par la juxtaposition du texte « traduit » en chinois et de la transcription en alphabet latin de l’« original » en langue des Taos – la traduction qui est pourvue de la nature du passage, de la pluralité et de l’altérité, peut être une perspective de réflexion sur l’identité.
En fin de compte, du fait de la complexité de l’Histoire, du statut diplomatique indéterminé, ainsi que du conflit irrésolu entre les différentes ethnies12, cultures, ou positions politiques, la problématique des identités, interne ou externe, reste un enjeu récurrent dans les études à Taïwan, quels que soient les domaines. J’espère donc trouver des agentivités13, comme capacité d’agir et d’influencer sur le monde, de l’« insulaire » et de l’« océanique » dans la littérature aborigène. Je me demanderai comment réfléchir sur la notion d’identité prise dans un processus de différenciation à travers le « visage de l’autre » qu’est Syaman Rapongan, imposant ainsi une légère dérive dans son expérience de l’extérieur dans l’intérieur.
Le calendrier écologique de la forêt dans la montagne sur l’île
est le professeur qui guide ma vie,
et l’océan est un intellectuel éternel dans mon cœur.
Rêves flottants sur l’océan14
La signification de nos vies est donnée par le vaste océan
de sorte que notre mémoire se situe
entre chaque crête et chaque creux de vague.
La mémoire des vagues15
Du début du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, Taïwan a connu le destin tragique d’être colonisée. Cependant, si l’on s’en tient à la position des aborigènes, la terre de leurs ancêtres n’a pas cessé d’être gouvernée par un pouvoir étranger ; il leur a fallu s’exprimer publiquement dans la langue du colonisateur16 et leur héritage culturel a été progressivement grignoté. En tant que premiers habitants de l’île de Taïwan, les Austronésiens ont toujours été la minorité chassée par de puissants migrants – les Hollandais (1624-1662), les Hans (1662-1683), les Mandchous (1683-1894), les Japonais (1895-1945) et le gouvernement du Kuomintang (1945-2000)17. Cette population autochtone, absente de la scène historique, mais constamment associée à des combats, des injustices, des tragédies, éprouve le besoin de construire sa propre subjectivité. Le déroulement de l’histoire taïwanaise s’inscrit sur les cicatrices du passé des aborigènes qui représente une vision en miniature de la destinée de Taïwan. Ainsi, la littérature aborigène peut nous servir de témoignage du conflit – souvent pathétique et même sanglant – entre diverses cultures. Elle révèle également la présence d’une forte angoisse entraînant une recherche identitaire intense. La littérature concernant la montagne, la mer, et l’oscillation entre la métropole et la ville maternelle, sous la plume des écrivains aborigènes, forme l’« insularité » ainsi que l’« océanique » qui constituent la singularité de Taïwan et de sa littérature depuis les années 198018 :
Taïwan est reconceptualisée comme « pays de l’océan » par rapport à la Chine « pays de la vaste terre ». Dans ce nouveau discours, la notion d’« océan » est prise pour signifier l’ouverture et l’imagination extravertie tournée vers les échanges culturels, alors que la terre fait référence à une imagination introvertie qui met en avant l’enracinement agraire […] la caractérisation de Taïwan comme pays de l’océan signifie certainement une nouvelle phase dans le développement du récit de l’identité taïwanaise […] une tendance à la dé-sinisation : la Chine se positionne comme un Autre à partir duquel Taiwan doit être différenciée afin de se tailler une place dans le nouvel âge19.
Paradoxalement, malgré cette caractéristique océanique absente de la littérature chinoise20, la quête identitaire des aborigènes, qui assume le rôle central dans « la mise en forme de la nouvelle identité des Taïwanais » et dans l’entreprise de « réorientation de l’imagination géographique et historique »21, me semble suivre deux trajectoires opposées. Quoiqu’en apparence au centre des tendances actuelles, la question se pose de savoir si les seize groupes autochtones possèdent une visibilité permanente. En position d’objet, ils restent néanmoins en marge du mouvement de la construction de la subjectivité et à la périphérie du discours identitaire. En position de sujet, ils sont en fin de compte invisibles et ignorés par la voix dominante.
Syaman Rapongan, né en 1957 sur l’île des Orchidées22 où habitent les Taos – seul groupe aborigène insulaire de Taïwan, différant des autres aborigènes relativement plus proches de la montagne – s’interroge sur l’identité toujours en fonction de sa relation à l’océan. Ayant quitté Ponso no Tao, il est arrivé pour la première fois à Taïwan en 1973 après avoir été admis au Lycée National de Taitung, un comté situé au sud-est de l’île de Taïwan. Il est retourné sur l’île de sa naissance en 1989 avec sa femme, ses deux enfants, son espoir évanoui, toutes ses frustrations et fatigues accumulées pendant ses séjours à Taïwan. De Shih Nu-lai à Syaman Rapongan23, de la métropole au village, de la terre à la mer, son retour à sa ville maternelle océanique a été la réponse profonde apportée à l’appel identitaire gravé au fond de son cœur.
En outre, faisant partie de la génération dont les parents croient au Dieu de la nature et suivent religieusement des règles originelles et ancestrales, tout en menant une vie épargnée par l’invasion massive des produits modernes ainsi que par l’emprise du capitalisme24, Syaman Rapongan se trouve pris dans des plis d’allers-retours incessants. Comme le titre de la préface du recueil d’essais Le visage du navigateur l’indique, il se considère comme quelqu’un au « corps nomade » [遊牧的身體] qui erre entre la grande île et la petite île, entre le présent et le passé, entre la langue officielle et la langue maternelle, entre la tradition et la modernité. Ce pli s’inscrit dans l’hésitation entre quitter et retourner, préserver et effacer. Après seize ans d’éloignement, et même d’évasion, de ses racines ethniques, culturelles et familiales, il est rentré à Ponso no Tao et a commencé à trouver une place dans la littérature, se faisant l’apôtre de la littérature océanique. En employant la plupart du temps le « je » autobiographique, supprimé dans les discours du courant principal mené par les Hans, il s’efforce de faire réapparaître l’« absent culturel »25 dans la littérature aborigène écrite en langue des Hans – ou traduite et transcrite en caractère chinois. Ce n’est pas seulement un « je » individuel, selon lui : « c’est la première personne qui représente le sentiment collectif des peuples sur mon île »26.
Mais si l’on veut entrer dans le monde né sous la plume de Syaman Rapongan et procéder davantage à l’analyse de la stratégie d’écriture dans ses œuvres, il faut traverser différentes expériences de lecture, de l’auteur mais aussi des lecteurs.
Avec « la mort de l’auteur »28 de Roland Barthes, on mesure l’importance du rôle de lecteur. N’oublions pas qu’avant d’être écrivain, l’auteur est d’abord lecteur. Comme Syaman Rapongan l’a dit lui-même à plusieurs reprises, l’un des ferments à l’origine de sa carrière d’écrivain a été de ne pas trouver de lien entre sa vie et les œuvres proposées par les enseignants :
Les manuels scolaires contenaient la carte de Taïwan, et le livre des sciences sociales nous montrait également que Taiwan était une belle île pleine de trésors. Tout le monde dans la classe voulait aller à Taiwan ou devenir résident de l’île de Taiwan. Je n’y faisais pas exception. Les préjugés des enseignants à l’égard de Lanyu prenaient appui sur des connaissances nouvelles pour nous (qui étaient en fait issues de la pensée ancienne de la culture chinoise), avec lesquelles ils dépréciaient le folklore des Taos. Tout cela nous faisait éprouver, depuis notre plus jeune âge, que nous étions « inférieurs », plus « barbares » que les Taïwanais. [...] Peut-être dans la pensée des instituteurs à cette époque-là, n’existait-t’il pas différentes cultures. [...] Ils ignoraient la diversité de l’environnement écologique et ne tenaient même pas compte des différences de culture, de langue et de religion. Ils oubliaient délibérément le fait que l’arc-en-ciel est multicolore, ne pouvaient pas voir l’irrégularité des vagues. Ils considéraient que seule la valeur du peuple Han était légitime29.
Un autre exemple peut être donné avec l’anecdote du « soleil se couche ‘dans la mer’ ». Quand le petit Syaman Rapongan – qui portait encore le nom han de Shih Nu-lai – était à l’école primaire, il écrivit « le soleil se couche ‘dans la mer’ » sur sa copie d’examen, car c’était un paysage naturel pour un enfant tao vivant sur une petite île entourée de l’océan Pacifique. Mais étant donné que ce n’était pas la réponse correcte donnée par le manuel scolaire, l’enseignant le corrigea en « le soleil se couche ‘sur les montagnes’ », selon la vision continentale de rigueur. Cet épisode de l’enfance devint un symbole qui lui fit prendre conscience de sa différence avec les Hans et la lui rappela30 :
En revenant de Taipei, dans l’air que je respirais, je me suis aperçu qu’au travers de l’apprentissage de la plongée, de la navigation de nuit pour attraper des poissons, du canotage pour pêcher le coryphène, ainsi qu’en apprenant la langue de mes parents, je vivais dans deux mondes distincts. J’ai constaté que la « réponse standard » à la plupart des questions correspondait à des essences différentes. Je me suis rendu compte que, aux yeux des êtres humains, le coucher du soleil sur les montagnes et sur la mer étaient des réponses standards, et que le peuple de la Plaine centrale de la Chine n’avait pas de vision océanique. Que ce soit le coucher du soleil sur les montagnes ou sur la mer, qu’il se trouve de ce côté-ci ou de ce côté-là de la « montagne », la « montagne » étant le centre pour les Hans, je considérais qu’elle l’était aussi pour moi. Les livres que j’avais lus pendant mes études ainsi que les éducateurs et les lettrés à Taïwan avaient oublié l’existence de l’océan. À l’inverse, en y réfléchissant, j’ai soudainement compris la différence entre mon peuple et celui de Taïwan : nous embrassons l’océan, mais eux, ils le craignent. La bonne réponse au coucher du soleil sur les « montagnes » (examen de l’école primaire) exerça sa domination sur moi, me troubla jusqu’au moment où je fus diplômé de l’université. Le plurilinguisme, le pluricivilisationisme et le plurinationalisme semblent être le plus grand « tabou » pour le peuple de la Plaine centrale de la Chine, […], la bonne réponse du coucher de soleil sur les « montagnes » se trouve toujours et encore au cœur du pouvoir intouchable du sinocentrisme […].
Instinctivement pour les Taos, la plage est une salle de classe et l’océan est un livre. Mais en raison de la rupture entre le bagage culturel de l’océan et celui du continent, la poursuite d’une réponse standard, selon la logique et vision du monde continentales, engendra chez Syaman Rapongan un sentiment de frustration. De même tous les partis pris à l’égard du peuple Tao deviendront des leitmotivs de son œuvre. Que ce soit L’Odyssée de Lao Ts’an31 qu’il avait emprunté à la bibliothèque de l’école primaire, La Pérégrination vers l’Ouest32 racontée par l’enseignant de quatrième année, les canons classiques comme Les misérables de Victor Hugo, L’étranger d’Albert Camus, Le petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry qu’il avait lu pendant ses études au département de la littérature française33, ou même Moby Dick de Melville et Le Vieil Homme et la Mer d’Hemingway considérés comme les chefs-d’œuvre concernant le combat de l’homme face à la nature, tous ces ouvrages forment une sorte de bibliographie, éloignée de son « épistémè »34, qui selon Foucault, constitue une société, une culture, une civilisation à un moment donné. Ce corpus façonne une vision du monde de « préfiguration » dominante qui s’oppose à l’expérience maritime de Syaman Rapongan et à sa formation basée sur la culture des Taos, éveillant en lui un sentiment de manque. Ainsi, à cause de ce sentiment d’aliénation et de rejet hors du monde des lettres, la motivation d’écrire un roman, nourrie par un besoin psychologique et idéologique de figurer un nouveau monde, un monde qui est le sien, est en effet une réponse à ses lectures. Comme l’exprime Barthes à l’égard de son écriture de S/Z, il s’agit d’une interrogation de sa propre lecture systématisant les moments où les textes l’ont marqué. L’écriture est pour lui un « texte-lecture » : il écrit sa lecture de Sarrasine de Balzac35.
Syaman Rapongan a dit, dans plusieurs entretiens, qu’à la différence de la plupart des œuvres littéraires, occidentales ou orientales, quasiment toutes centrées sur l’homme, les siennes portent sur la mer – les vagues, les marées, les poissons, la construction des bateaux, la tradition, les chansons, les tabous, les cérémonies avant la pêche ou les festivals à la fin de la saison. L’homme devient un observateur qui aperçoit, sent, observe, regarde, mais sans être regardé :
Leurs pensées intérieures sont presque toutes centrées sur la pêche, les saisons sont divisées en fonction du changement océanique et de l’arrivée des poissons volants […] cette génération ne se préoccupe que de la transformation du souffle de la nature […] en ce qui concerne les pratiques quotidiennes culturelles, les rituels, ainsi que l’harmonie entre les parents, les tribus et l’état d’esprit se mêlent aux saisons naturelles […]36.
Les ancêtres parlaient et racontaient des histoires dont les paroles étaient pleines de mots environnementaux et d’images. Ils connaissaient la topographie des fonds marins grâce à la compréhension du cœur et utilisaient les expériences pour répondre à la relation gravitationnelle entre les courants océaniques, le poisson et la lune. La pureté de l’élégance de la nature humaine me donne l’impression d’un récit sur l’alliance entre le langage local et l’environnement. Les êtres humains ne jouent qu’un rôle de soutien37. (Je souligne)
Si nous regardons plus précisément sa première œuvre Mythes de la baie de Badai, en tant qu’elle inaugure sa carrière d’écrivain, elle symbolise le lieu d’ancrage de son itinéraire de retour et de sa quête identitaire. Syaman Rapongan a commencé par noter et transcrire des mythes des Tao. De même que la mythologie grecque pour les Occidentaux, celle du groupe des Taos, en plus de raconter des histoires reculées et légendaires, est également porteuse de valeurs culturelles et religieuses. La fonction sociale, les puissances juridiques sont aussi visibles au travers des mythes, des chansons lors des festivals, des cérémonies, voire même des tabous38. Comme Syaman Rapongan nous le démontre en parlant du mythe des poissons volants :
Les Taos vivent depuis longtemps sur une petite île isolée au milieu de la mer. Avant d’avoir des contacts fréquents avec le monde extérieur, nous [les Taos] savions utiliser la sagesse de la vie accumulée par les générations ancestrales, celle qui permet à la communauté et à la culture des Taos de continuer à fonctionner et à se développer. Ce genre d’opérations et de développements sont maintenus par la littérature orale et les mythes transmis de génération en génération. […] Dans ces littératures orales et ces histoires mythologiques, les tabous concernant la saison du poisson volant sont les plus compliqués. […] Le mythe du poisson volant est riche à la fois d’une beauté poétique et un sens océanique. On pourrait dire qu’il crée le fondement des études sur les croyances religieuses et les coutumes sociales des ancêtres. […] Que ce soit en apparence ou comme connotation, dans tous les niveaux de la vie sociale, le comportement tabou est devenu la base de la culture et de la structure sociale du peuple Tao […] Ces caractéristiques culturelles sont toutes dérivées du mythe du poisson volant et développent une culture complète qui est propre à la tribu des Taos. Dans l’ensemble, la culture des Taos est effectivement le prolongement de la culture du poisson volant39.
Depuis la création du monde, de l’origine de leurs ancêtres jusqu’à l’élaboration d’une philosophie liant l’homme à la nature, la vision du monde des Taos, aux caractéristiques insulaires et océaniques, est en complète opposition avec celle colportée par les Hans. Loin d’accepter passivement la vision continentale d’une grande Chine, l’écrivain né sur l’île des hommes – qui fait partie de la première génération éduquée selon ce formatage – se voue en premier lieu à sauvegarder et à imposer une vision du monde propre aux habitants de l’île des Orchidées.
Du mythe oral à la littérature écrite, Syaman Rapongan fait entrer le discours des Taos dans l’esthétique de la littérature-monde en sinophonie. L’expérience de lecture de l’auteur provoque un sentiment d’étrangeté chez le lecteur taïwanais du fait de sa vision du monde et de son manque. Au cours de la lecture de ses œuvres, je me suis constamment demandée d’où venait cette étrangeté ? Les textes rédigés en chinois nous donnent une illusion de familiarité qui amplifie cette impression étrangère contrastée. En effet, cet auteur originaire de la mer lance un défi à l’habitude de lecture des Taïwanais. Même en lisant en chinois, il nous faut apprendre à recevoir un autre système de regard et de pensée pour ce qui est des éléments évoqués dans ses livres, à savoir la nourriture, l’environnement naturel, la perspective temporelle ou spatiale ainsi que les relations humaines.
Premièrement, la nourriture n’est pas seulement quelque chose que les Taos mangent, elle connote aussi le rapport avec la nature. Par exemple, les Taos mettent en pratique, à l’instar d’une religion, les règles concernant le poisson, à savoir : la cérémonie avant et après la pêche, l’espèce de poissons à pêcher selon la saison, les assiettes correspondant aux différents poissons, la distinction stricte entre les poissons pour hommes et ceux pour femmes.
Deuxièmement, au lieu de suivre l’horaire solaire, comme le stipule l’expression « se lever avec le soleil, se reposer au coucher du soleil » [日出而作, 日落而息] qui est familière à la plupart des Taïwanais et propre à la société agricole, l’emploi du temps chez les Taos suit fidèlement la lune qui engendre le changement des phénomènes marins : « la transformation de la lune et des marées est la connaissance vitale, une sorte de pendule pour les gens qui vivent sur la mer »41. La lune de chaque soir possède son propre nom dans la langue des Taos, de plus, à la différence de la division entre printemps, été, automne, hiver, l’année est séparée en trois saisons en fonction de l’arrivée des poissons42. Pour Syaman Rapongan, c’est une « philosophie de l’univers dans laquelle mon ethnie est en symbiose avec l’arrière-plan environnemental »43. En outre, « l’environnement est quelque chose qui possède sa propre langue, la langue du peuple Tao est née précisément de la mer. Les mots et les phrases pourraient ne pas correspondre à la grammaire du chinois et de l’anglais, mais ils sont en harmonie avec le rythme des vagues »44. Ainsi, dans un contexte littéraire complètement différent de celui que nous connaissons, Syaman Rapongan reformule « la nature de sa propre culture maternelle »45.
Troisièmement, en ce qui concerne le temps et l’espace, au lieu d’employer les normes scientifiques, les Taos observent le monde tel qu’il est : « il y eut un après-midi où il semblait que l’on pouvait toucher le soleil avec deux cannes à pêche »46 ; « quand le deuxième avion eut décollé »47 ; « un temps plus court que cinq coups de rame »48. Tout en mesurant avec des unités corporelles, notamment visuelles, les Taos ne parlent que de ce qu’ils ont sous leurs yeux.
Dernier point mais non des moindres, pour parler de la relation entres les hommes, il nous faut nous attarder sur les appellations des Taos. Si l’on prend notre auteur en exemple, à la différence du système habituel qui se compose d’un nom familial et d’un prénom, quel que soit l’ordre, il lui a été donné le nom de « Cigewat » qui signifie « Inébranlable, gardant à jamais la maison familiale et l’âme insulaire »49 à sa naissance. Ensuite, à la naissance de son premier enfant, il a changé son nom en « Syaman » Rapongan, « père » de Rapongan. Et si jamais son fils ou sa fille donnait naissance à un bébé, il deviendrait « Siyapen », grand-père de son premier petit-enfant. « Ainsi, lorsqu’un Tao est devenu grand-père, l’importance ne réside pas dans sa vieillesse, mais dans le fait qu’il a désormais une descendance »50. C’est aussi le cas pour les femmes avec le nom « Sinan » (mère) après leur accouchement. De plus, dans la vie quotidienne, comme dans les textes de Syaman Rapongan, les Taos utilisent des tournures relationnelles pour nommer d’autres membres de la famille, telles que « corps de mon âme de la vie antérieure » pour le père, « enfant né de mes genoux » pour le fils, « mère de mes enfants », « père de mon petit-fils », etc. Par rapport à leurs noms hans imposés par le gouvernement, leurs noms de tribu leur accordent « une identité qui se complète grâce au gène ethnique et aux transactions avec l’environnement »51. En dehors de cela, l’intervention de l’autre dans l’identification de soi caractérise leur philosophie qui renvoie au rapport aux autres. Ainsi, comme l’idée de « Relation » préconisée par Glissant ou « l’autre que soi » ricœurienne, il existe un dynamisme, mobile et relatif, loin de l’individualisme et de l’anthropocentrisme développés dans le monde dit civilisé.
À travers autrui et à travers la nature, on touche à la lisière de sa propre image et on se reconnaît dans le miroir. Le sentiment d’étrangeté qu’éprouvent les lecteurs face à ce monde « exotique » survient aussi face aux personnages principaux apparaissant sous la plume de Syaman Rapongan. Contrairement aux héros conformes à l’attente conventionnelle, ce sont souvent des personnes appartenant à une génération déchirée, en marge de la société structurée par les critères des Hans. Anti-héros, les personnages comme 安洛米恩 Ngalomirem, 達卡安 Tagahan ou 洛馬比克 Zomagpi, qui apparaissent à maintes reprises dans différents romans, sont considérés comme des ratés éliminés par la société capitaliste. Mais sous la plume de Syaman Rapongan, ils ne sont pas des « Monsieur zéro »[零分先生]52, car « l’analphabète sur terre est un chasseur de qualité en mer »53. Par conséquent, tout en « utilisant sa propre langue pour déclarer la souveraineté de l’île »54 et pour forger son « vocabulaire final »55, Syaman Rapongan essaie de réévaluer l’image des aborigènes figurée par les Hans afin de justifier les actions, les croyances et la vie de son peuple. De plus, par le biais de ces personnages non stéréotypés, Syaman Rapongan remet en cause les valeurs des Hans, du catholicisme et du capitalisme qui ont servi à mépriser sa culture. En lisant certains passages, nous devenons, au contraire, l’objet de critiques : celui qui se pense consciemment ou inconsciemment supérieur.
En résumé, les œuvres de Syaman Rapongan engendrent des répercussions diverses selon les différentes communautés. Pour les Taïwanais, la mise en scène des autochtones et de leur vision du monde met en valeur le fait que nous habitons tous sur une île aux multiples origines. En tant que personnages principaux de leurs propres créations littéraires, les autochtones montrent que la prise en compte des positions historiques et sociales répond à l’exigence de refigurer leur « identité-idem » – qui, selon Ricœur56, nous sert de noyau inaltérable pour nous repérer dans le temps – celle-ci ayant été déformée, voire cachée par la communauté dominante. Par ailleurs, elle vise à donner une image de l’« identité-ipse ». Celle-ci, contrairement à la précédente, qui mettait l’accent sur la « permanence dans le temps », revêt un caractère changeant, variable et différent, elle implique un devenir dans l’écoulement du temps, au gré des récits.
Selon la démonstration que Ricœur a formulée dans Temps et récit57, si le travail de l’écrivain s’appuie sur la « configuration » qui opère une synthèse de l’hétérogène à travers la mise en intrigue des concordances discordantes et chaotiques dans le temps narratif et s’oriente vers un effet de réception chez les lecteurs, le mécanisme d’écriture de Syaman Rapongan non seulement fonctionne au niveau de la « refiguration », en aval de ce fonctionnement du récit, mais remonte aussi en amont de la narration où se trouve la « préfiguration » a priori incomplète. Si la préfiguration ricœurienne parle d’une « expérience pratique » ou d’une « pré-compréhension du monde de l’action » basée sur des vécus du passé qui deviennent le fondement du récit, il semble plutôt que des connaissances de base concernant la culture des Taos sont manquantes et que Syaman Rapongan vit une angoisse face à ce manque qui deviendra plus tard le point de départ de son écriture ainsi que le début de sa recherche identitaire. En d’autres termes, en raison de l’absence de sa propre culture dans ses lectures et du déséquilibre né du sentiment d’être incompris, Syaman Rapongan retravaille sur la source, le début, l’origine avant de concevoir son propre monde dans l’écriture.
Comprendre une histoire, c’est comprendre à la fois le langage du « faire » et la tradition culturelle de laquelle procède la typologie des intrigues.
Le second ancrage que la composition narrative trouve dans la compréhension pratique, réside dans les ressources symboliques du champ pratique. […] Si, en effet, l’action peut être racontée, c’est qu’elle est déjà articulée dans des signes des règles, des normes : elle est dès toujours symboliquement médiatisée. […] les formes symboliques sont des processus culturels qui articulent l’expérience entière58.
Son expérience ne pouvant lui servir de connaissance de base, le travail littéraire de Syaman Rapongan a donc été de trouver le « système de codage »59 propre à sa culture permettant aux règles, aux normes, aux régulations sociales de fonctionner. « Avant d’être texte, la médiation symbolique a une texture. […] Un système symbolique fournit ainsi un contexte de description pour des actions particulières »60. Par là même, il existe une rupture dans le texte de Syaman Rapongan pour la plupart des lecteurs dits sinophones à qui manquent un tel système de codage et des « ressources symboliques du champ pratique »61 qui leur permettraient de se plonger dans le contexte culturel des Taos. Par conséquent, la force que mettent en œuvre les actes de narration configuratifs repose à nouveau sur la préfiguration, mais cette fois-ci du côté de lecteur.
Le sentiment de manque chez l’auteur se transforme donc, au niveau de la préfiguration, en un sentiment d’étrangeté du côté du lecteur. Poissons, nourritures, mythologie, topographie sous-marine nous déportent ; les références nous manquent pour poursuivre la lecture. Même si nous enrichissons peu à peu notre lexique océanique au long de la lecture, ce mécanisme ne forme pas un monde refiguratif, mais remanie, en sens inverse, la dimension de préfiguration. Dès lors, cette préfiguration mise à jour changera notre manière de regarder le monde.
Deux sortes d’étrangers apparaissent ici : 異鄉人62 « homme d’une patrie différente », renvoie tout d’abord à l’auteur, qui est étranger à sa propre patrie et ensuite au lecteur, étranger au foyer d’autrui.
Par conséquent, comme mentionné dans l’introduction, la plupart des recherches précédentes sur Syaman Rapongan, au sein des études culturelles, se sont focalisées sur le développement identitaire de Taïwan à travers l’examen de la signification de ses œuvres. Pourtant, s’il y a pour moi une écriture dite identitaire, elle devrait toujours et avant tout renvoyer aux textes afin de toucher au noyau de la littérarité, c’est-à-dire le langage, la temporalité, la personne, la diathèse, l’instance du discours, comme ce dont parle Barthes63. Ainsi, tout au long de mon analyse, j’ai voulu retourner au sein de la structure littéraire. Cette écriture identitaire est plus une nécessité qu’un désir, elle se caractérise par une réversibilité. Un vecteur à contre-courant. Mais avant de finir, j’ai encore un point à ajouter à l’examen du mécanisme de « l’identité narrative ». La flèche des mimésis selon Ricœur se dirige normalement vers la réception du lecteur en aval, alors que dans une « littérature mineure »64 définie par Deleuze et Guattari – ce qui n’est pas la littérature d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure –, avant la mise en route de l’écriture, c’est la préfiguration du lecteur qui est du côté des connaissances dominantes et qui impose son influence sur celle de l’auteur.
Et justement d’ici, s’ouvre le chemin du pèlerinage orienté par l’écriture…
Dans la partie précédente, après avoir touché le fonds des œuvres de Syaman Rapongan, qui représente un monde ravagé par la cruauté des guerres et de la colonisation, nous avons compris que la langue a servi d’outil de manipulation idéologique. En effet, parler et écrire en langue chinoise est devenu une obligation pour les aborigènes voulant vivre dans la société capitaliste dominée par les Hans. Ceux-ci décidaient de la valeur de leur existence, comme si c’était la condition de base pour être un homme : « Une nation qui a créé les mots peut créer le système des lois, dès lors un peuple sans mots comme nous doit respecter ses règles du jeu »65.
Dans la hiérarchie de l’usage des langues, la discrimination impliquée par la langue est une chose, mais l’effacement, l’oubli et la disparition qu’elle impose en sont une autre. L’implantation d’une langue signifie l’apprentissage d’un nouveau système linguistique, mais aussi culturel, historique et idéologique. Ainsi, si pour la plupart des œuvres littéraires, la langue est prise comme vecteur de contenu, la langue des Taos – transcrite en alphabet latin – intégrée dans les textes de Syaman Rapongan, est le sujet en soi. Cette langue parle justement par son apparition : la visibilité seule parle, et loin d’être un véhicule du sens où se réunissent le signifiant et le signifié, comme l’a défini Saussure, la langue des Taos ne sert pas de valeur de référence au lecteur au niveau de la compréhension. Il ne reste alors qu’un effet visuel et sonore. Une chute du signifié.
Auparavant, dans les recherches, on utilisait souvent les perspectives adoptées par les études culturelles pour analyser la relation entre la langue chinoise et les langues aborigènes. La juxtaposition de deux langues figurait autant l’ambiguïté identitaire que la rivalité face à la domination de la langue officielle. D’ailleurs, la traduction dans les études culturelles mettait en valeur la particularité d’entrecroisement du langage de Syaman Rapongan – caractéristique d’ouverture, de changement et de création – entre deux systèmes d’écriture et de cultures. Dans l’article « Une tentative dans le contexte culturel : l’écriture de l’originel et de l’initial chez Syaman Rapongan », la chercheuse taïwanaise Chen Zhǐ-fán a ainsi essayé de réfléchir sur la relation dialectique entre la langue et la traduction culturelle dans ses textes, mettant en relief la signification historique, l’apparence ethnique et le lien entre la pensée linguistique, l’identité et le pouvoir intellectuel66. Par ailleurs, lors de l’application de la traduction postcoloniale, une perspective d’aliénation a été ajoutée à celle de l’assimilation, ce qui a perturbé la stabilité entre le centre et la périphérie des cultures et a créé un « tiers-espace » dans lequel une langue chinoise hybride et non fluide s’est infiltrée dans la culture dominante.
Mais en fin de compte, si la traduction dans le discours contemporain est une métaphore qui symbolise la transformation de l’expérience culturelle, de la structure linguistique, de la fonction littéraire et de la connotation entre deux langues67, la traduction est pour moi plus une forme qu’une stratégie, beaucoup plus un style qu’une méthodologie servant à l’analyse. La traduction dans le domaine littéraire représente toujours une démonstration linguistique plutôt qu’un signifié de la transmission culturelle. Revenant à la langue, la représentation textuelle est le but propre de l’écriture chez Syaman Rapongan. La langue est du début jusqu’à la fin l’enjeu primordial dans l’acte de traduction.
Pour connaître comment Syaman Rapongan procède à l’entreprise de recherche du « code de l’île »68, nous voudrions nous rapporter à la forme de ses écritures. En observant la mise en page de ses œuvres, nous remarquons tout de suite que la juxtaposition du chinois et de la transcription romanisée de la langue des Taos joue un rôle capital dans son écriture. Après une exploration dans ses premières œuvres, nous rencontrons une abondance de formes dans son emploi de la langue chinoise et de la langue des Taos. En prenant Le vieux pêcheur69 comme exemple, je classe celles-ci en dix catégories :
1. Il utilise les mots en chinois dans le texte principal et met la transcription romanisée de la langue des Taos dans les notes de pas de page :
那個時候我們是八歲的小男孩,可是早已有了如何區分男性吃的魚70和女性吃的魚71的基礎知識 […].
À cette époque, nous n'étions que des garçons de huit ans, mais avions déjà des connaissances de base permettant de distinguer les poissons pour les hommes et pour les femmes […].
2. Il emploie directement la transcription romanisée de la langue des Taos dans le texte principal sans note de pas de page et sans traduction chinoise :
妹妹她們的年紀,在傳統上是最適合吃kuvahan魚的年紀
Selon la tradition, le poisson kudahan convient mieux à l’âge de mes petites sœurs.
3. Il combine en même temps le premier et le deuxième mode en mettant la traduction chinoise et la transcription romanisée des Taos entre parenthèses ou inversement, avec en plus une note de bas de page :
那個時候是「第七個月」(kapitowan)72 的某天午後/這兒是他海底pangangapan
(冰箱)73.
À ce moment-là, c’était un après-midi du « septième mois » (kapitowan) / Voici son
pangangapan (réfrigérateur) sous-marin.
4. Il insère la transcription romanisée de la langue des Taos dans l’écriture chinoise sans les mettre entre parenthèses en ajoutant des notes de bas de page :
按著他過去內臟不好的暴躁脾氣,[…],他是早已爬上屋頂manawatawag74詛咒全部落的人了/papataw、pipilapila75兩個月是達悟男人夜間捕撈飛魚的季
Selon son tempérament violent provenant des entrailles du passé, [...], il était déjà sur le toit en maudissant Manawatawag tout le monde / papataw、pipilapila, ces deux mois sont les saisons où les hommes taos attrapent des poissons volants la nuit.
5. Il emprunte directement la transcription romanisée de la langue des Taos dans le texte en chinois avec l’explication chinoise en changeant la police de caractères entre parenthèse :
小妹的靈魂是被天上的PinaLangalangaw(仙女)招回的/在海上欣賞天空的眼睛,繼續盯住的那顆既不明亮也不昏暗的nuzai星(達悟人航海的星座)/在飛魚季節期間,如此的風向,掀起的微,我的民族稱之avalat (西南的風、浪),是最適合拼板船航海釣鬼頭刀魚的波浪
L’âme de ma sœur cadette a été rappelée par Pina Langalangaw (fée) dans le ciel / J’apprécie les yeux du ciel en mer et je continue à regarder l’étoile nuzai qui n’est ni brillante ni faible (la constellation des Taos qui sert à la navigation )/Pendant la saison du poisson volant, avec un tel vent et des vagues légèrement hautes que mon ethnie appelle avalat (vent et vague du sud-ouest), c’est les flots et les ondes les plus adaptés pour faire la pêche du coryphène en bateau de planches assemblées ;
6. Dans l’écriture en chinois, il insère un paragraphe de la transcription romanisée de la langue des Taos avec la traduction chinois entre parenthèses :
那天的午後,他握著剛做好的釣具坐在涼台上望著小蘭嶼,心情愉快的說:「Maka sagaz ka mo katowan.(願你們有大魚的靈魂)
Dans l’après-midi de ce jour-là, il s’était assis sur le balcon avec un engin de pêche qu’il venait de fabriquer, regardant Jimagaod76. « Maka sagaz ka mo katowan. (Puissiez-vous avoir une âme de gros poisson) », avait-il dit avec joie
7. Il explique le chinois en chinois :
「願你們兄妹的靈魂兇悍(「兇悍」的意思是,希望我們的肉體能夠抵抗疾病,適應自然節氣)」/畢竟海洋本身是沒有邊陲,也沒有中心,她有的只是月亮給她的脾氣 (潮 汐)
« Puissiez-vous, le frère et la sœur, avoir une âme féroce (La « férocité » signifie que nous espérons que notre chair pourra résister aux maladies et s’adapter aux conditions naturelles » / Après tout, l’océan lui-même n’a pas de frontière ni de centre, elle n’a que le tempérament (la vague) donné par la lune.
8. Il met les mots entre guillemets pour accentuer la pluralité du sens :
老師、神父在我成長的過程中不約而同地,帶有濃厚的殖民者心態,說我民族是「野蠻」, 要我將來走上符合他們價值觀的職業,形塑我由「野蠻」轉向「文明」[…] 我的經驗解釋是,這是人類與自然環境的親疏關係:愈接近自然環境生活的人稱之「野蠻」, (和生態環境情感濃厚) 愈遠離自然環境生活的人稱之「文明」(用自然科學解釋生態,沒有情感)
Au cours de ma croissance, l’enseignant et le prêtre me jugeaient avec une forte mentalité coloniale, affirmant que ma nation était « barbare » et que je devrais me lancer dans une carrière conforme à leurs valeurs qui me ferait passer de la « barbarie » à la « civilisation ». […] D’après mon expérience, il s’agit en effet d’une relation, proche ou lointaine, entre l’homme et l’environnement naturel : plus on se rapproche de l’environnement naturel, plus on est « barbare » (avec une émotion profonde pour l’environnement écologique) ; au contraire, plus on s’éloigne de l’environnement naturel, plus on est du côté de la « civilisation ». (Il n’existe point d’émotion dans cette forme d’explication écologique des sciences naturelles)
9. Renversement de la syntaxe et de la grammaire chinoise :
他如此做結論在心中/請把我的話,休息在你的心海/裝不下那些漢字,在我的頭
Il a tiré dans son cœur des conclusions / Je vous en prie, laissez reposer dans la mer
de votre cœur mes mots / je ne peux pas adapter ces caractères chinois, dans ma tête
10. Emploi du bopomofo77 :
引擎 Bong…Bong…的啟動聲,淹沒膠筏船的ㄆㄧ ㄚ ˇ...ㄆㄧ ㄚ ˇ…聲
Le son de démarrage du moteur Bong…Bong… noie le son pia…pia du bateau en plastique
Même s’il est incompréhensible pour la plupart des lecteurs, le but premier de la présentation de la transcription romanisée de la langue des Taos nous rappelle que, au lieu d’originaux, les œuvres de Syaman Rapongan sont le résultat de la traduction78. À nouveau, au lieu de passer par le sens figuré de la traduction en la considérant comme intermédiaire de tout le contenu culturel (politique, social, éthique ou esthétique), la traduction, dans une écriture identitaire, garde toujours son sens propre d’offrir une nouvelle version d’un texte d’une langue dans une autre langue. Elle désigne non seulement l’action de transposer, mais aussi le texte propre, ce qui révèle certaines positions relationnelles telles que la personne (traducteur/lecteur) et la langue (la langue source/la langue de l’auteur/la langue cible/la langue du traducteur).
Autrement dit, si la traduction pour les études culturelles est au-delà des mots, la traduction pour nous est toujours en deçà des mots. Dès lors, faire l’analyse des œuvres de Syaman Rapongan sous l’angle de la traduction conduit au déplacement du chinois de la langue source vers la langue cible, et s’oppose aux idées reçues. Au lieu d’être l’original, ce que le lecteur lit est en effet la traduction. De plus, l’agencement de la langue véhiculaire et de la langue vernaculaire concerne avant tout la mise en page, mais démontre aussi différentes interrelations : dans la note de bas de page, entre guillemets, entre parenthèses ou à travers le changement de police ; dans la coexistence de deux langues ou le choix de l’une ou de l’autre ; dans le choix d’enrichir le chinois par la langue des Taos, d’expliquer la langue des Taos par le chinois, ou de laisser s’expliquer le chinois par le chinois, tout en juxtaposant la langue écrite et la langue parlée. À travers toutes ces dispositions différentes, Syaman Rapongan renverse – depuis la sémantique structurale jusqu’à l’idéologie identitaire – l’état de la langue chinoise, mais aussi la relation de subjectivité-objectivité entre la langue, la culture et tout ce qui représente les Hans et les Taos. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il tente de changer la relation centre-périphérie, au contraire, la circulation qui a lieu dans l’espace créé entre les notes de bas de page, les guillemets et les parenthèses entraîne un voyage du sujet et de l’objet en estompant leur frontière. L’introduction de la langue des Taos dans son écriture sinophone engendre simultanément une force répulsive et une force attractive, dont l’effet de « pli » deleuzien et de « différance » derridienne fait que la distinction entre la langue source et la langue cible s’estompe. Les mots, les termes, les tournures, les phrases, les paragraphes ou les explications en la langue des Taos, comme le « a » intercalé dans « différance » en se substituant au « e » ordinaire, donne une dynamique aux textes à l’origine statiques. Un effet de lecture non clos a lieu, une oscillation entre la phonétique et le visuel ; le lecteur court ainsi entre différents espaces du texte.
Dans l’article « Un corps nomade : l’écologie visuelle de Syaman Rapongan »79, le chercheur taïwanais Lee Yu-lin démontre que l’écriture sur la nature de Syaman Rapongan porte sur la quête de la subjectivité. Au travers de l’écriture, il réinvente et réorganise le terrain d’existence des Taos. Ainsi, à la frontière des cultures, la traduction selon Lee Yu-lin devient un espace de la « liminalité ». En considérant la traduction comme un terrain entrebâillé par les mots et les phrases, nous remarquons que l’entreprise de la traduction réalisée par la juxtaposition des langues chez Syaman Rapongan, qui dépasse davantage le cadre culturel et linguistique, correspond à son itinéraire identitaire. La traduction chez Syaman Rapongan, qui n’est ni un processus80 ni un résultat, se manifeste comme un état d’existence qui relève de l’idéologie de l’écrivain.
La traduction est en premier lieu un « Autre ». Puisque l’original se fait l’original seulement au moment où il y a traduction, la traduction est donc par essence un « Autre », vouée à naître à l’intérieur de la différence. Ensuite, la traduction est non seulement un « Autre », mais aussi un « Ailleurs » qui entraîne le déplacement du sujet ainsi que de l’objet. Que ce soit dans l’idée du « tiers-espace » de Bhabha, de l’« exil » de Saïd ou du « décentrement » de Cordonnier, la traduction est une action linguistique, qui se déroule à travers le « voyage dans l’Autre »81. Au lieu d’être un déplacement à sens unique, la traduction est un changement de position, elle permet donc à l’auteur, le traducteur ainsi que le lecteur, d’avoir une opportunité de se relocaliser, car, la quête de l’identité est en effet un parcours pour retrouver une position. L’identité ne concerne pas seulement « d’où nous venons », mais plus « où nous nous situons ». Ainsi, en tant que déplacement, la traduction, dans un contexte linguistiquement juxtaposé à l’original qui est en même temps l’œuvre, l’action et l’interprétation, trouble la frontière et crée un terrain « du dehors ». De plus, elle crée un dialogue, un dialogue entre le soi et l’autre, mais aussi entre le soi propre. Quand Syaman Rapongan choisit de juxtaposer la langue chinoise et la langue des Taos, il bouleverse l’opposition binaire entre le soi et l’autre, l’autre devient le soi et le soi se trouve à la place de l’autre. Son objectif ne consiste pas à construire une autre extrémité pour faire contrepoids au courant dominant, mais à provoquer une interrogation interne pour remuer l’immobilité de ce dernier.
Enfin, en suivant ce raisonnement sur la traduction comme lieu, nous devons nous interroger sur l’intraduisible. Si l’« intraduisible » pour Barbara Cassin82 consiste en la pluralité et la diversité des langues, dans l’écriture identitaire comme celle de Syaman Rapongan, la négation par rapport au traduisible s’exprime plus dans le sens d’un « ne pas vouloir » que dans celui d’un « ne pas pouvoir ». Dans cet espace de l’« intraduisible », il démontre sa volonté concernant sa recherche identitaire.
Dans le cas de Syaman Rapongan, la langue est la façon de penser le monde, la traduction de sa langue maternelle n’est donc pas seulement une démarche mais une nécessité. Tout en faisant apparaître l’autre dans l’assourdissement, la traduction dans la création littéraire de Syaman Rapongan est un travail linguistique ainsi qu’une stratégie idéologique. D’ailleurs, si la traduction dans les yeux de Jean-Louis Cordonnier est un « décentrement de soi »83, en tant qu’agent du déplacement, la traduction sous la forme de la juxtaposition des langues chez Syaman Rapongan s’affirme en tant que mouvement réciproque. En d’autres termes, elle démontre une orientation à double sens : de droite à gauche – c’est-à-dire, de Ponso no Tao, île du peuple, à Taïwan –, il introduit le bagage culturel des Taos dans le monde des Hans ; et en même temps, de gauche à droite – de Taïwan à Ponso no Tão –, il montre sa volonté ferme de retourner à la terre (ou plutôt à la mer) ancestrale en hybridant lexicalement et syntaxiquement la langue chinoise et la langue aborigène. Mais paradoxalement, dans une littérature mineure comme celle-ci de Syaman Rapongan, c’est l’original qui est l’« autre », mais la traduction, la langue cible, et c’est sa culture qui est le « sujet ». Le « moi » dans les œuvres de Syaman Rapongan est en effet un « autre / moi », mais à travers la traduction, qui est une « auberge du lointain »84, il peut aller au loin, pour retrouver un « moi » fuyant et dispersé. La scène des juxtapositions multiformes dans les œuvres de Syaman Rapongan, qui est comme le point de la tangente surgissant pendant le contact fugitif de la traduction et de l’original, sous la plume de Benjamin85, assure la présence de cet « autre-sujet » et crée un dialogue interne. Ce qui compte dans son déplacement n’est pas la destination, mais sa position mobile, son mouvement continu et sa trajectoire ouverte.
Dans la traduction, ce sont deux visages de l’autre qui se regardent.
Quand tu partiras pour te rendre à Ithaque,
souhaite que la route soit longue,
[…] Garde sans cesse Ithaque présente dans ton esprit.
Ton but final est d’y parvenir
mais n’écourte pas ton voyage :
mieux vaut qu’il dure de longues années
et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse,
riche de tout ce que tu as gagné en chemin,
sans attendre qu’Ithaque t’enrichisse.
Ithaque t’a donné le beau voyage :
sans elle, tu ne te serais pas mis en route.
Elle n’a plus rien à te donner.
Ithaque t’a donné le beau voyage.
Sans elle, tu ne te serais pas mis en route.
[…] Sage comme tu l’es devenu à la suite de tant d’expériences,
tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques.
« Ithaque », Constantin Cavafy, traduction de M. Yourcenar
La motivation initiale de cet article est de réfléchir sur l’habitude paradoxale d’analyser la littérature « de Taïwan », surtout la littérature aborigène, dans le cadre postcolonial, sinophone ou des études culturelles. Pourtant, le cas de Syaman Rapongan qui prend la langue comme une petite barque flottant sur l’océan Pacifique nous montre différents paysages littéraires le long de son voyage réalisé par l’écriture.
De la transcription des mythes oraux des Taos, la préservation et démonstration de sa culture, le rétablissement du rapport entre l’homme et la nature, jusqu’à la mémorisation de toutes ses premières fois – sa première expérience de plongée sous-marine, son premier coryphène pêché à la main, sa première barque aux planches assemblées, le premier anniversaire de sa fille, etc. –, en passant par la réflexion sur les difficultés, les angoisses et les conflits connus par son peuple, Syaman Rapongan reconnaît, après avoir passé seize ans sur l’île de Formose, les « lieux de mémoire » dans les « yeux du ciel » et le « vent sur la mer »86. Comme l’Odyssée qui trace le voyage d’Ulysse vers son île natale d’Ithaque, l’itinéraire de l’écriture chez Syaman Rapongan suit effectivement sa route de retour et remonte au jour de son départ, à sa ville maternelle ainsi qu’à son souvenir de lecture, « tu partiras pour te rendre à Ithaque, […] Ton but final est d’y parvenir ». Son entreprise d’écriture se forme autant à partir d’un besoin que d’un désir.
Dans cette nécessité de l’écriture, il offre aux lecteurs de nouveaux paramètres pour lire le monde figé par des normes, des conventions ou des clichés homogènes, comme la date de naissance ou l’anniversaire qui semblent quelque chose d’évident pour la plupart des gens alors qu’elles sont, pour les Taos, des idées reçues a posteriori87. Au lieu de recevoir la culture des Hans à sens unique ou de s’opposer à l’imposition idéologique des pouvoirs étrangers, l’entreprise d’écriture de Syaman Rapongan est de revaloriser son peuple de leur propre point de vue. Mais à cause du manque de familiarisation, il lui faut répéter à plusieurs reprises les mêmes notes de bas de page dans des œuvres différentes pour rendre solide la vision du monde de la tribu des Taos. De ce fait, ses œuvres s’expliquent réciproquement, car il « cherche continuellement à se guérir à travers l’écriture sur la mer »88. Par le biais de ses notes de bas de page répétitives comme son itinéraire d’allées-et-venues entre les éléments contradictoires89, il cherche à « trouver les signes de l’île ». De ce fait, la trajectoire de son écriture est étrange par rapport à l’expérience habituelle de la majorité des lecteurs. Elle est d’abord orale et ensuite écrite, corporelle et puis intellectuelle. Ayant pour but de répondre à sa propre expérience de lecture, Syaman Rapongan s’applique à faire ressortir ses « vocabulaires finaux », un langage océanique lui servant de source de ses créations littéraires, qui renvoie non seulement à la langue mais aussi à la culture. Il y a des marées qui coulent dans ses veines, et « son corps en soi est une littérature océanique »90. Ainsi, il existe simultanément un cadre naturel et une condition sociale derrière la mythologie ainsi que derrière tous les coutumes et tabous concernant le poisson. L’important pour cet homme qui traduit la mer91, c’est de transmettre la philosophie renfermée dans l’ordre du peuple insulaire :
La ténacité de la nation insulaire réside dans le fait que nous avons un ordre du temps solide et complet d’activités culturelles, […] et tel est l’essence et le noyau de ma création littéraire dès le tout début92.
À travers la peinture de tous ceux qui s’activent autour de la mer, ce que Syaman Rapongan propose de plus précieux est un changement de perspective, car « le monde dans ses yeux est centré sur la mer »93. De la terre à la mer, du continent à l’île, il transforme, même bouscule, le paysage de la littérature-monde sinophone. Comme il le souligne dans un entretien : « la littérature sinophone se trouve seule, très seule, sans la participation de la littérature océanique »94.
De plus, tout en décrivant des scènes vivantes où les préjugés visent son peuple, et en soulignant leur embarras au sein de la société actuelle, il fait ressortir la dissonance entre les deux cultures, dominante et dominée, qui pour lui ne devraient pas forcément être opposées, – bien au contraire, il pourrait y avoir un dialogue, une symphonie – mais celle-ci n’est pas jouée. En tant qu’ouverture d’une nouvelle fenêtre dans le champ littéraire, l’œuvre de Syaman Rapongan est aussi un témoin, ainsi qu’un terrain anthropologique. Comme l’indique le titre de la préface de Mythes de la baie de Badai, il cherche « la trace originelle et initiale » [原初的痕跡], et au travers de ses descriptions aussi minutieuses que des documents ethnographiques, il fournit des données inédites qui nous obligent à repenser le dualisme entre la culture et la nature, les humains et les non-humains, le sauvage et la civilisation.
En ce sens, l’écriture sinophone chez Syaman Rapongan exprime une sorte de déconstruction qui pour Derrida est la présence de « plus d’une langue »95 et qui permet de trouver la voix de l’autre, absente et cachée par l’histoire. Dans l’analyse ci-dessus, je suis rentrée dans les textes de cet auteur tao pour côtoyer directement dans la narration des notions telles que l’hybridité ou l’altérité ; l’étrangeté qui surgit de temps à autre pendant la lecture nous a arrêtée et intriguée. Finalement, si le récit, selon Paul Ricœur, est une rivière du temps qui passe, de l’amont à l’aval, préfiguré, configuré et refiguré, l’étrangeté que j’éprouve vivement ici n’est pas seulement issue du niveau de la refiguration qui concerne la réception de l’intrigue du côté des lecteurs, mais aussi de l’interrogation fondamentale de notre ignorance concernant la culture aborigène. Qui plus est, ce sentiment d’étrangeté est ravivé par l’illusion que nous ne nous trouvons pas dans le même cadre linguistique. Le souhait d’atténuer l’impression d’être étranger en employant la même langue accentue inversement cette étrangeté. On forme en fin de compte des mondes divers en parlant la même langue, c’est la raison pour laquelle je ressens de l’hésitation face aux études qui analysent la littérature aborigène du point de vue de la littérature-monde sinophone. L’insertion de la langue des Tao déchire la structure équilibrée du chinois, apporte un effet de visualité et une nouvelle relation linguistique. En se lançant dans l’écriture en langue chinoise, Syaman Rapongan reprend le droit de parole et remet en cause le droit de la langue : de quelle langue est-il en possession, du chinois ? Je me demande finalement si les œuvres de Syaman Rapongan sont une écriture sinophone dans un contexte tao ou bien une écriture en langue des Taos dans un contexte sinophone.
Concernant ses stratégies d’écriture, lorsqu’il juxtapose la langue des Hans à la langue des Taos, il crée un espace, qui n’est peut-être pas seulement le tiers-espace hybridé d’Homi Bhabha, ni non plus l’espace de différance dérridarienne où le sens est toujours ajourné, ni encore celui du recul des signes selon Roland Barthes. Dans ce territoire de coexistence où s’introduit l’intraduisible, ce qui a été considéré comme l’original devient la traduction et la traduction se fait l’original. Il existe une relation bilatérale et réciproque dans le fait de s’expliquer, se compléter, s’interroger, se confronter ou se réconcilier. L’apparition de la langue des Taos, porteuse d’un accent étincelant dans son écriture sinophone, engendre d’un côté le ralentissement de la lecture qui nous force à rester plus longtemps dans cet espace pour rencontrer des choses qui ne nous ressemblent pas, et de l’autre, dans cet espace d’éloignement, elle crée une possibilité de reculer, de contempler et de dialoguer. Dans son écriture, Syaman Rapongan ne raconte pas par des mots, mais montre et indique par des alphabets latins qui sont des signes sans signifiés. Ou alors, ce sont des signifiés dans lesquels se cache un bagage culturel auquel ne colle pourtant pas le sens propre du contexte.
Que signifie l’« identité » pour Syaman Rapongan ? C’est ce qu’il écrit dans Rêves flottants sur l’océan : « Jusqu’à présent, je n’ai aucun concept de ‘patrie’ ou d’identité. […] Si ‘l’océan’ est un pays, alors c’est définitivement l’utopie auquel je me consacre »96. Pour Syaman Rapongan, les ancêtres sont très importants, mais il n’a pas l’idée de « pays ». L’identité de l’aborigène et du citoyen de l’océan diffère de l’identité « nationale » sans cesse revendiquée. La relativité produite dans la traduction, qui conserve une dynamique, fait écho à l’« insulaire » et l’« océanique » de sa littérature, car « l’océan lui-même n’a ni frontières ni centre »97.
Dans une langue poétique, Syaman Rapongan dépeint la multiplicité de son visage en tant qu’autre : il est d’abord un Tao avant d’être un Taïwanais, un fils avant d’être un père, un homme de la mer avant d’être un citoyen attaché à la terre. Avant l’identité nationale ou idéologique, il cherche son appartenance familiale, ethnique et culturelle. En choisissant Syaman Rapongan et ses œuvres pour contempler la littérature taïwanaise à partir d’une position du dehors, la valeur de son écriture est d’impliquer la mer dans une vision insulaire. La langue se fait manière de réfléchir sur le monde. En côtoyant le bord des signes linguistiques, en allant et revenant entre le seuil syntaxique et le seuil sémantique, fiction et non-fiction, Syaman Rapongan trace une nouvelle ligne spatio-temporelle qui fait un bruissement barthien dans le discours sur les identités à Taïwan. L’identité a suscité depuis longtemps des discussions parmi les politiques, les théoriciens ou bien encore au sein des médias, mais est devenu à un moment donné un terme usé, un cliché, un tabou même. Comme s’il s’agissait d’un sujet réglé dans une époque révolue. Ainsi, au bout de mes réflexions à travers la lecture de Syaman Rapongan, ce qui me tient à cœur c’est la particularité de la littérature taïwanaise par rapport à la littérature-monde sinophone. En revenant au récit lui-même, j’aimerais retrouver une autre possibilité de parler de l’identité.
De même que pour Ithaque, c’est cette île de naissance qui sollicite le voyage. Entre l’île et la mer, le déplacement devient le possible même de la destinée. En fin de compte c’est le trajet au lieu de la destination qui enrichit le sens, et la signification naît, entre les deux.
[1]「如果沒有這個島嶼, 我是不存在的」. Cf. Syaman RAPONGAN, 安洛米恩之死 [La mort de Ngalomirem], Taipei, INK, 2015, p. 117.
[2] Concernant le sujet de l’identité, à Taïwan, un des principaux points de repères est la période des années 1980. Avec la fondation du parti d’opposition (1986) 民進黨 Minjindang [Parti Démocrate Progressiste] et la levée de la loi martiale (1987), souffle la première brise de liberté pour le droit de réunion, d’expression, de publication, d’accès à l’élection au suffrage universel. Ce changement de climat politique a été très favorable à la création artistique et littéraire. Cf. Mau-kuei CHANG, 張茂桂, « Les origines et la transformation de l’identité nationale taïwanaise », Perspectives chinoises, 57, 2000, p. 52-73.
[3] C’est un écho au manifeste signé par quarante-quatre écrivains, tels que Edouard Glissant, J.M.G Le Clézio, Amin Maalouf, Erik Orsenna ou Muriel Barbery dans lequel, ils se sont prononcés en faveur d’une langue française libérée de sa liaison exclusive avec la nation en déclarant « [...] le centre, ce point depuis lequel était supposée rayonner une littérature franco-française, n’est plus le centre. Le centre jusqu’ici, même si de moins en moins, avait eu cette capacité d’absorption qui contraignait les auteurs venus d’ailleurs à se dépouiller de leurs bagages avant de se fondre dans le creuset de la langue et de son histoire nationale : le centre, nous disent les prix d’automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la francophonie. Et naissance d’une littérature-monde en français ». Cf. URL : https://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident-pour-un-roman-en- francais-ouvert-sur-le-monde_883572_3260.html.
[4] Comme dans le titre, Taïwan mis entre guillemets souligne la multiplicité de Taïwan qui, au lieu d’être un nom de pays ou un endroit avec une frontière fermée et figée, pourrait être, par rapport aux écrivains, le centre et la périphérie, le point de départ, la destination et le relais de poste de/à où l’on part, où l’on arrive et l’on fait escale. Une île de divergence mais aussi un point de convergence. À travers la mise entre guillemets comme remise en cause de la relation multiforme créée par la préposition « de », j’espère relever dans un premier temps que « Taïwan » en tant qu’attribut de la littérature désigne un caractère ouvert, un espace de différences et de possibilités.
[5] Cf. Kuei-fen CHIU, 邱貴芬,「發現臺灣」: 建構臺灣後殖民論述 [« Découvrir Taïwan » : Construire un discours postcolonial à Taiwan ], in 中外文學 [Chung-Wai Literary Monthly], 21 (2),1992, p. 151-167. Voir aussi deux autres articles du même auteur : 後殖民之外 – 尋找台灣文學的「台灣性」[En dehors du postcolonial - à la recherche de la « Taïwanité » dans la littérature taïwanaise], in Kuei-fen CHIU, 後殖民及其外 [Le postcolonial et son dehors], Taipei, Maitian, 2003, p. 111-145 ; « The Production of Indigeneity: Contemporary Indigenous Literature in Taiwan and Trans-Cultural Inheritance », The China Quarterly, 200, 2009, p. 1071-1087.
[6] À l’époque néolithique (à partir de 4000 av. J.-C.), les ancêtres des aborigènes, dont les langues appartiennent à la famille des langues austronésiennes, s’installèrent sur cette île baignée par l’Océan Pacifique. Selon les chercheurs tel que l’archéologue australien Peter Bellwood, Taïwan est le centre de diversification et d’expansion de la culture des langues austronésiennes, qui étend son influence depuis l’île de Pâques, en passant par Nouvelle Zélande jusqu’à Madagascar. URL : http:// scholarspace.manoa.hawaii.edu/bitstream/handle/10125/16922/AP-v26n1-107-117.pdf.
[7] Fondé en 1912 par Sun Yat-sen, le parti nationaliste 國民黨 Kuomintang, a été dirigé par Chiang Kaï- Shek, qui a détenu le pouvoir de Taïwan après la capitulation du Japon au terme de la Seconde Guerre mondiale. Très vite, après avoir été vaincu par les communistes, il s’est replié sur l’île en 1949. Appliquant une politique autoritaire, le Kuomintang a perdu pour la première fois son pouvoir lors de l’élection présidentielle de 2000.
[8] En suivant la chimère de Chiang Kaï-Shek, le Kuomintang a fait de la propagande avec ce slogan : « première année préparation, deuxième reconquête, troisième ratissage et cinquième victoire » (一年準備、二年反攻、三年掃蕩、五年成功).
[9] À travers ce terme canonique dans la théorie critique littéraire, Mikhaïl Bakhtine, linguiste russe, met en valeur la pluralité du sens et la coexistence de différentes variétés.
[10] [Ma traduction] « Ayant commencé comme un discours de l’autre culturel au milieu des années 1980, alors que Taiwan subissait une transformation politique radicale, la littérature autochtone a commencé à chevaucher les positions apparemment contradictoires de l’autre et de soi-même au cours des dernières années 1990, au moment où le mouvement nativiste taïwanais se tournait vers la culture autochtone pour sa quête d’une « véritable » identité taïwanaise. La reconquête de l’identité autochtone dans le discours littéraire autochtone […] converge avec la reconquête des racines native par les Taïwanais dans la formation d’une identité taïwanaise ». Cf. Kuei-fen CHIU, op. cit., 2009, p. 1072.
[11] Si Taïwan et sa littérature sont un « autre » par rapport à la littérature sinophone ou par rapport à la littérature mondiale, les écrivains aborigènes se considèrent comme « l’ autre dans l’autre ».
[12] Comme le résultat à long terme du mariage mixte, quand on parle maintenant des ethnies à Taïwan, on renvoie plutôt à une identité culturelle que génétique. Il existe principalement les Taïwanais qui représentent 70 % de la population se composant des Hakkas — Hans dont les ancêtres vivaient dans le sud de la Chine comme les provinces de Guangdong et Minnans de Fujian. Ensuite, un autre groupe majeur est composé des Continentaux, ceux-ci s’étant retirés à Taïwan après la défaite de la guerre civile entre Chiang Kaï-Shek et Mao Zedong, et leurs descendants. Il y a encore une communauté d’aborigènes austronésiens divisés en seize groupes qui représentent environ 2.4 % de la population, et pour finir les nouveaux immigrants des pays de l’Asie du Sud-Est qui représentent quant à eux plus de 3 %.
[13] La traduction du terme « Agency » renvoie à une capacité et à un moteur agissant sur le monde, les choses, les êtres, ayant pour but de les transformer ou de les influencer.
[14]「島嶼的山林生態時序是我一生的指導教授, 海洋是我心裡永恆的知識份子」. Cf. Syaman RAPONGAN, Rêves flottants sur l’océan, Taipei, LINKING, 2014, p. 129.
[15]「我們的生命意義是汪洋大海給的, 所以我們的記憶就在那每一道浪頭與波谷之間」. Cf. Syaman RAPONGAN, La mémoire des vagues, Taipei, UNITAS, 2002, p. 70.
[16] Si la fin de l’occupation japonaise le 25 octobre 1945 est dans le discours du Kuomintang la rétrocession de Taïwan, alors qu’elle est pour la plupart des habitants taïwanais – les Taïwanais de souche ou les aborigènes – et beaucoup de chercheurs le commencement d’une re-colonisation. Cf. Mau-kuei CHANG, op. cit. ; Fang-ming CHEN, 陳芳明, 台灣新文學史 [Histoire de la nouvelle littérature taïwanaise], Taipei, LINKING, 2011.
[17] Hsiao-feng LEE, 李筱峰, Histoire de Taïwan, Paris, L’Harmattan, 2004.
[18] Comme mentionné précédemment, les années 1980 marquent un tournant primordial du développement de Taïwan au niveau de la démocratie. Dans cette ambiance de revendication de liberté et de justice transitionnelle, en ce qui concerne les aborigènes, il y a des mouvements pour la défense des droits autochtones, à savoir la rectification de nom. Au lieu du nom « compatriote des montagnes » [山地同胞], il ont lutté pour imposer celui d’« habitant originaire » [原住民], la transcription du nom sur la carte d’identité (voir la note 25), et la lutte pour le terrain traditionnel de chasse. Pour le peuple de l’île des Orchidées, ce qui compte est de se mobiliser contre le stockage des déchets nucléaires sur leur terre par la compagnie d’électricité Taiwan Power Company.
[19] [Ma traduction], Kuei-fen CHIU, « The Production of Indigeneity: Contemporary Indigenous Literature in Taiwan and Trans-Cultural Inheritance », The China Quarterly, 200, 2009, p. 1076-1077.
[20] Par rapport à Taïwan, il existe effectivement deux versions quand on parle de la « littérature chinoise ». La première est celle de la racine greffée sur la littérature développée sur l’île par le gouvernement du Kuomintang et l’autre est celle du Parti communiste chinois, tous les deux embrassant un espoir de réunification, une Chine, avec leurs interprétations respectives.
[21] [Ma traduction]. Cf. Kuei-fen CHIU, op. cit., 2009, p. 1078.
[22] Lanyu en chinois, mais appelée Ponso no Tao en langue des Taos, littéralement « Île du peuple », est une île volcanique se trouvant à une soixantaine de kilomètres de la côte sud-est de Taïwan. Génétiquement, le peuple des Taos est plus proche des Philippins, puisque leurs ancêtres austronésiens ont migré vers l’île à partir de l’archipel de Batan il y a 800 ans. Pour mettre en valeur la volonté de l’auteur, ainsi que pour amplifier l’effet de l’« étrangeté » – j’y reviendrai plus tard – je n’utiliserai plus le caractère 蘭嶼 Lanyu dans cet article. J’ai choisis de transcrire le nom de l’île par Ponso no Tao qui apparaît tel quel dans les œuvres de Syaman Rapongan, bien que cela ne corresponde pas à l’habitude des lecteurs de Taïwan.
[23] 施努來 Shih, Nu-lai était son nom en chinois. À partir de 1995, les aborigènes peuvent employer leurs noms originaux sur leur carte d’identité, et depuis 2000, ils peuvent choisir non seulement leur nom mais aussi la façon de le transcrire, c’est-à-dire en caractères chinois ou en alphabet latin. De plus, ce qui est unique, c’est qu’il n’existe pas de notion du « nom familial » dans la dénomination des Taos. Par exemple, « Syaman » désigne un homme déjà père alors que « Rapongan » est le nom de son premier enfant, donc, Syaman Rapongan signifie « le père de Rapongan ». Voir aussi l’analyse sur la dénomination des Taos dans la partie « En aval de l’écriture ».
[24] « Pour moi qui n’avais que cinq ans, je m’intéressais particulièrement aux prédécesseurs qui vivaient dans la période coloniale japonaise, puis ont survécu pendant le régime du gouvernement du Kuomintang. Il n’y avait qu’océan, typhon, marée, lune, chant, source d’eau, taro, cochon, mouton, et ainsi de suite. Sans politique modernisée, économie et intervention de civilisation étrangères, sans compétition et comparaison entre vous et moi […] » (「對於五歲的我, 對於曾經生活在日本殖民時期 ,後來仍然存活於國民政府之後的前人,我對他們是特別有興趣,他們當時生活的世界,只有海洋、颱風、潮汐、陰晴圓缺、歌聲、水源、芋頭、豬羊等等,沒有現代性的政治、經濟、異族文明介入的困擾,也沒有你優我劣的差異比較 […]」). Cf. Syaman RAPONGAN, Rêves flottants sur l’océan, op. cit., p. 43. Il faut attendre 1967 pour que l’île des Orchidées soit ouverte au public et 2014 pour l’apparition du premier commerce de proximité.
[25] Selon le chercheur aborigène Da-chuan SUN : « […] Écrire sous la forme d’un ‘Je’ autobiographique était un geste pour récupérer la position du sujet qui avait été refusée aux aborigènes dans le discours dominant » [Ma traduction]. Cf. Kuei-fen CHIU, op. cit., 2009, p. 1072.
[26]「那個第一人稱就是我島上民族集體的感觸」. Cf. Syaman RAPONGAN, Le visage du navigateur, op. cit., p. 12.
[27] C’est un emprunt au titre de l’ouvrage de Marcel Proust, Journées de lecture, Paris, Gallimard, 2017.
[28] Roland BARTHES, « La mort de l’auteur », in Roland BARTHES, Le bruissement de la langue, Paris, Éd. du Seuil, 2015 [1984], p. 63-70.
[29]「在課本裡有台灣的地圖,社會科的課本裡也有說明台灣是美麗的寶島的內容,同學裡沒有一個人不嚮往台灣,或是變成台灣島嶼的住民,我也不例外,加上學校老師對蘭嶼的偏見,對我們來說,他們拿 鮮知識(其實,就是舊思維的中華文化)來貶抑他們眼中的達悟民俗,更讓我們從小就感受到,我們比台灣的人「低等」、「野蠻」. [...] 或許那個時期的學校老師們的思維,沒有異文化存在的事實吧, [...] 那個時代的學校老師忽略了生態環境的多樣性,漠視人文語言、信仰的差異性,他們刻意的忘記彩虹是多顏色的,看不清波浪 不規律, 都認為漢族之價值觀是唯一的選項」. Cf. Syaman RAPONGAN, Mythes de la baie de Badai, Taipei, LINKING, p. 124-126.
[30]「遠離了台北回到家,學習潛水抓魚,划船釣鬼頭刀魚,夜航捕飛魚,父母親說的語言,我呼吸的空氣,發覺原來我生活在兩個相異的世界,發覺許多問題的「標準答案」本質不同,原來從人類的肉眼看,太陽下山與下海都是標準答案,也才理解中國大陸的「中原民族」沒有海洋觀、太陽下海與下山都是「山」的那一頭與這一方,而我卻以「山」為中心的族群追逐屬於「山」的正確答案,我求學過程念的書本,台灣的教育家、文學家忘了有海洋的事實,我也才恍然大悟,反思的想著,原來我民族與台灣族群的差異,在於擁抱海洋與恐懼海洋. 太陽下「山」的正確答案(小學考試),支配了我、迷惑了我從入學到大學畢業後的判斷,多元語言、多元文明、多元民族似乎是中原民族最大的「禁忌」, [...], 太陽下「山」的正確答案依然支配著漢族政權不變的中心論 [...]」. Cf. Syaman RAPONGAN, Rêves flottants sur l’océan, op. cit., p. 14.
[31] 老殘遊記 est un roman de Liu E dont le narrateur, au long de son voyage à travers la Chine, esquisse un portrait de la société de la fin de la dynastie Qing. Cf. 夏曼‧藍波安:我的身體就是海洋文學 [Syaman Rapongan, mon corps est une littérature océanique], URL : https://www.thenewslens.com/feature/worldbookday/68325.
[32] « À cette époque-là, l’enseignant racontait, tous les mercredis et jeudis, La Pérégrination vers l’Ouest à quelques étudiants qui pour lui étaient relativement intelligents. Bien que je l’aie écouté plusieurs fois, je ne me souviens que du nom des personnages, du cochon, du singe, etc. Mais en ce qui concerne l’intrigue, j’ai impression de ne pas en avoir gardé le moindre souvenir. À ce sujet, mon interprétation personnelle est la suivante : la relation originelle liée cordon ombilical n’est pas du tout présente entre tout ce que contient La Pérégrination vers l’Ouest et la pensée logique de ma nation, car depuis mon enfance, les images et les souvenirs dans mon cerveau sont le chant des vagues de l’océan, la personnification des esprits des poissons et les récits dans lesquels l’homme vénère avec crainte les Dieux du ciel et de la mer » (「彼時,那位老師在每星期的三、四,跟我們幾個他認為慧根還不差的同學們口述《西遊記》. 我聽了數回,只能記得人名、豬名、猴名等等的,至於西遊記裡的劇情,我似乎絲絲的記憶也沒有,對於此,我個人的解讀是:西遊記所有的一切一切,原來跟我民族的邏輯思維一丁點的臍帶關係也沒有,因為從小腦子裡的影像與記憶盡是海洋濤聲、魚精靈的被擬人化,以及人敬畏天神、海靈的故事」). Cf. Syaman RAPONGAN, Mythes de la baie de Badai, op. cit., p. 5. Paru à la fin du XVIe siècle, 西遊記 [La Pérégrination vers l’Ouest] est le roman de Wu Cheng’en dans lequel il retrace l’expédition du moine bouddhiste 唐三藏 Tang Sanzang et de ses trois disciples : un singe 孫悟空 Sun Wu Kong , un sanglier, 豬八戒 Zhu Ba Jie et un bonze des sables 沙悟淨 Sha Wu Jing.
[33] [Transcription de la vidéo]「學習法國文學,雨果的作品《悲慘世界 》、卡謬的作品或是大家耳熟能詳的《小王子》,我看不出來他的美在哪裡,顯然我看不出來《小王子》所展露出來的世界觀在哪裡。後來才知道歐洲的思維跟島嶼思維的想像,有一個非常大的落差. 這些文學作品裡基本上都沒有海,都沒有環境背景,都是在都會裡的一些想像。或者是一種虛無的、矯情的,或者是永遠以人類為中心的文學作品 […]」. Cf. 流動的藍色浮夢:海洋文學作家夏曼‧藍波安 [Le rêve bleu qui coule : l’écrivain de littérature océanique Syaman Rapongan], URL : https://www.youtube.com/watch?v=eUZ78tIckgU.
[34] Un réseau de dispositions des productions culturelles d’une époque, l’épistémè est une grille des savoirs qui détermine les pratiques et loge les différentes formes de connaissances empiriques. Cf. Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1990 [1966].
[35] Roland BARTHES, « Écrire la lecture », in R. BARTHES, Le bruissement de la langue, Paris, Éd. du Seuil, 2015 [1984], p. 33-36.
[36]「他們內心的思維,幾乎全圍繞在海洋與飛魚之間的節氣與漁獲的訊息,[…]他們那個世代的人只關心大自然鼻息的變換 […] 涉及於文化內容的生活實踐、文化祭儀,以及親族之間的、部落的和諧,與自然的節氣融為一體的心理表現」. Cf. Syaman RAPONGAN, Rêves flottants sur l’océan, op. cit., p. 53.
[37]「前輩們說話說故事,話語裏充滿了環境的言語,充滿了影像,他們對海底地形的瞭若指掌來自於用心理解,用經驗回應洋流與魚類與月亮的引力關係,老人家們的微笑,透露人性優雅的純度,讓我感受在地語彙與環境結盟的劇情,人類都是配角」. Ibidem.
[38]「這些神話故事,在實質上具有法律的效能,更具有宗教的約束力量」. Cf. Syaman RAPONGAN, Mythes de la baie de Badai, op. cit., p. 128.
[39]「達悟族長期生活於孤懸大海中的小島,在未與外界文化頻繁接觸之前,我們善於運用祖先世代經驗累積而來的生活智慧,並使達悟社會能持續不斷地運作與發展站;這些運作與發展,全賴族人世代相傳的口傳文學、神話來維繫. [...]而在這些口傳文學、神話故事裡,又以飛魚季中的禁忌最多、最繁雜. […] 飛魚神話既具有詩歌之美,又極富海洋意義,可謂研究達悟先民祖先之宗教信仰和社會豐足的主要依據. […] 無論在外表或內涵的社會生活的各層面,此飛魚季之禁忌行為,成了達悟族人的主要文化和社會結構的基準 [...] 這些文化之特質全源自飛魚之神話,而發展出一套完整的達悟文化. 廣言之,達悟文化即是飛魚文化的延伸」. Ibidem, p. 128-130.
[40] Le titre est inspiré de l’émission « La leçon de Marcel Proust selon Roland Barthes » diffusée en 1963. Pour Barthes, l’écriture chez Proust est une mise en théâtre de sa décision d’écriture sous forme de trois actes successifs : la velléité aveugle, le découragement lucide et la félicité de résurrection. Cf. URL : https://www.youtube.com/watch?v=AZt2j4O6Rl4&t=84s.
[41]「月亮與潮汐的變換才是討海人最重要的生活知識和鐘擺」. Cf. Syaman RAPONGAN, Le vieux pêcheur, Taipei, INK, 2009, p. 180.
[42]« la cadence de vie se conforme aux trois saisons et aux suspections successives selon la tradition de la tribu » [生活節奏按著民族傳統的三個季節的歲時祭儀]. Cf. Syaman RAPONGAN, La mort de Ngalomirem, op. cit., p. 40.
[43]「我民族與環境背景相容在一起的宇宙觀」. Cf. Syaman RAPONGAN, Rêves flottants sur l’océan, op. cit., p. 50.
[44]「環境是有語言的,達悟族的語言就是從海洋中長出來的. 一字一句,可能不符合漢語、英語的語法,卻符合海浪的節奏」. 〈夏曼·藍波安,翻譯海洋的男人〉[Syaman Rapongan, l’homme qui traduit la mer], URL : https://theinitium.com/article/20150826-culture-literature/. [page consulté le 8 avril 2019].
[45]「自己的母文化的體質」. Cf. Syaman RAPONGAN, Rêves flottants sur l’océan, op. cit., p. 56.
[46]「有一天的下午,好像是還差兩個釣魚竿就要碰觸到太陽的那個時段」. Cf. Syaman RAPONGAN, Le vieux pêcheur, op. cit., p. 49.
[47]「 第二班飛機下降的時候. Ibidem, p. 92.
[48]「不到滑五槳的時間」. Cf. Syaman RAPONGAN, Rêves flottants sur l’océan, op. cit., p. 42.
[49]「不可動搖,永遠守着家屋、島魂」. Cf. Syaman RAPONGAN, Ibidem, p. 29.
[50]「於是達悟人成為祖父的身份的時候,其意義不在於他年紀的大,而是有後代的觀念」. Cf. Syaman RAPONGAN, ibidem, p.64.
[51]「具有民族基因與環境交易來的完整身份」. Cf. Syaman RAPONGAN, La mort de Ngalomirem, op. cit., p. 110.
[52] Syaman RAPONGAN, ibidem, p.19. Ici, le chiffre zéro renvoie à la note des examens à l’école.
[53]「陸地上的文盲卻是海上的優質的獵人」. Ibidem, p. 86.
[54]「以自己的語言來宣示島嶼主權」. Ibidem.
[55] Selon Richard Rorty, « tous les êtres humains ont avec eux un ensemble de mots qu’ils emploient afin de justifier leurs actions, leurs croyances et leur vie […] c’est tenir pour allant de soi que les déclarations formulées dans ce vocabulaire final suffisent à décrire et à juger les croyances, les actions et la vie de ceux qui emploient d’autres vocabulaires finaux ». Cf. Richard RORTY, Contingence, ironie et solidarité, Paris, Armand Colin, 1993 [1989], p. 111-112.
[56] Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Éd. du Seuil, 1996 [1990], p. 12.
[57]« L’enjeu est donc le procès concret par lequel la configuration textuelle fait médiation entre la préfiguration du champ pratique et sa refiguration par la réception de l’œuvre. […] le lecteur est l’opérateur par excellence qui assume par son faire – l’action de lire – l’unité du parcours de mimèsis I à mimèsis III à travers mimèsis II. […] ». Cf. Paul RICŒUR, Temps et récit, Paris, Éd. du Seuil, 2006 [1983], p. 107.
[58] Ibidem, p. 112-113.
[59] Ibidem, p. 116.
[60] Ibidem, p. 114.
[61] Ibidem, p. 113.
[62] Titre du roman d’Albert Camus, qui est ensuite devenu un terme symbolique pour une telle situation psychologique d’aliénation ou de solitude comme la vit Meursault.
[63] Roland BARTHES, « Écrire, verbe intransitif », op. cit., 2015, p.21-32.
[64] G. DELEUZE, F. GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éd. de Minuit, 1975.
[65]「原來製造文字的民族就可以製造典章制度,沒有文字如我們就要遵守他們的遊戲規則」. La mort de Ngalomirem, op. cit., p. 40.
[66]「將台灣原住民漢語文學,置於文化翻譯的思考脈絡,語言表現突顯了什麼樣的歷史意義、族群面貌,語言思維如何和身份認同、知識權力產生關聯」. Cf. Zhi-fan CHEN, 陳芷凡, 文化語境下的嘗試:夏曼.藍波安的原初書寫 [Une tentative dans le contexte culturel : l’écriture de l’originel et l’initial chez Syaman Rapongan], in Zhi-fan CHEN, 語言與文化翻譯的辯證 以原住民作家夏曼‧藍波安、奧威尼‧卡露 斯盎、阿道‧巴辣夫為例 [Dialectique entre langue et traduction culturelle : sur les écrivains aborigènes Syaman Rapongan, Auvini.Kadreseng et Adaw Palaf Langasan], Mémoire de l’Université Tsinghua, 2006, p. 19.
[67] Voir supra, Zhi-fan CHEN, op. cit., p. 20.
[68]「夾在部落與台北的往返旅途,夾在失落的民族傳說與文明傳說的謊言,返家歸順於島嶼的傳統,從環境與島嶼文明學習秩序,回家『尋覓島嶼的密碼』吧!」Cf. 尋覓島嶼符碼 [Trouver les signes de l’île], in Syaman RAPONGAN, Rêves flottants sur l’océan, op. cit., 2014, p. 404.
[69] Pourquoi ai-je choisi Le vieux pêcheur ? Par rapport au De Mythes de la baie de Badai dans lequel Syaman Rapongan a employé une transcription fidèle, le chinois et la langue des Taos n’ont pas interféré l’une avec l’autre. Aussi par rapport à Sentiments profonds par une mer froide, La mémoire des vagues et Le visage du navigateur dans lesquels il est revenu à un style dit classique en écrivant tout en chinois (sauf quelques termes taos). Mais encore par rapport à Les ailes noires où se trouvait pour la première fois un équilibre entre deux langues, en tant que deuxième roman, la subjectivité de la langue des Taos s’établit et la langue des Taos n’est plus la langue figurant dans Le vieux pêcheur qui atteint une maturité au niveau de la mise en intrigue, de l’emploi des mots, de la formation des tournures, des phrases et des techniques narratives.
[70] 男性吃的魚稱之rahet,意思是「不好的魚」給男性吃 [Le poisson que les hommes mangent est appelé rahet, ce qui signifie le « mauvais poisson » pour les hommes].
[71] 女性吃的魚稱之uyud,意思是「海裡真正的魚類」給女性吃 [Le poisson que les femmes mangent s’appelle uyud, ce qui signifie « le vrai poisson de la mer » pour les femmes].
[72] Kapitowan月,大約是陽曆的十一月左右,稱為malet a vehan vehan (不吉利的月) […] [Le mois de Kapitowan, à propos du mois de novembre du calendrier solaire, est appelé malet un vehan vehan (mois malheureux) […]].
[73] Pangangapan,是潛水夫熟悉的海底地形,成為自己潛海時的海底冰箱,且往往是不會空手而返的個人漁場 [Pangangapan, un terrain sous-marin familier au plongeur, est un réfrigérateur sous-marin lorsque vous plongez dans la mer. Il s’agit souvent d’un lieu de pêche personnel d’où on ne rentre pas les mains vides].
[74] Manawatawag,達悟人發現自己的芋頭、造船建屋的樹材被偷而苦無證據時,爬上屋頂高音貝詛咒嫌疑犯 […] [Lorsque les Taos ont découvert que leur taro et leurs matériaux de construction navale avaient été volés, sans aucune preuve, ils ont grimpé sur le toit et maudit le suspect à voix haute […]].
[75] 大約是陽曆的四到六月上下 [C’est une période allant environ d’avril à juin du calendrier solaire].
[76] [La note de bas page est de moi] Une île volcanique se situe au sud-est de Ponso no Tao.
[77] Le bopomofo (ㄅㄆㄇㄈ) est un alphabet créé à des fins pédagogique et didactique. Il est l’une des trois méthodes les plus utilisées pour la saisie de l’écriture sur les claviers taïwanais, alors que ce système a été abandonné en Chine au moment de la prise du pouvoir du Parti communiste chinois.
[78] Au niveau de la forme mais aussi de la méthodologie. Pour sa première œuvre Mythes de la baie de Badai, il a d’abord écrit en langue des Taos et traduit ensuite en chinois. Puis, pour les œuvres suivantes, il les a conçues en tao dans sa tête et écrit directement en chinois, un processus qu’il a appelé « auto-traduction dans le cerveau » [腦譯]. Cf. Zhi-fan CHEN, op. cit., p.12.
[79] Yu-lin LEE, 李育霖, 遊牧的身體:夏曼‧藍波安的虛擬生態學 [Un corps nomade : l’écologie visuelle de Syaman Rapongan], in 擬造新地球:當代台灣自然書寫 [La fabulation d’une nouvelle terre : écriture de la nature taïwanaise contemporaine], Taipei, NTU, 2015, p. 181-246.
[80] Comme le dit le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, « la traduction n’est pas l’œuvre, mais un chemin vers l’œuvre ». Cf. José ORTEGA Y GASSET, Misère et splendeur de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. 61.
[81] Jean-Louis CORDONNIER, Traduction et Culture, Paris, Hatier, 1995, p. 151.
[82] Barbara CASSIN, « Traduire les intraduisibles, un état des lieux », Cliniques méditerranéennes, 90 (2), 2014, p. 25-36.
[83] Jean-Louis CORDONNIER, op. cit., p 151.
[84] Antoine BERMAN, La Traduction et la Lettre ou l'Auberge du lointain, Paris, Éd. du Seuil, 1991.
[85] Quelle signification conserve ici le sens concernant le rapport entre la traduction et l’original, une comparaison le fera saisir. De même que la tangente ne touche le cercle que de façon fugitive et en un seul point et que c’est ce contact, non le point, qui lui assigne la loi selon laquelle elle poursuit à l’infini sa marche en ligne droite, ainsi la traduction touche l’original de façon fugitive et seulement en un point infiniment petit du sens, pour suivre ensuite sa marche la plus propre, selon la loi de fidélité dans la liberté du mouvement langagier. Cf. Walter BENJAMIN, « La Tâche du traducteur », in Walter BENJAMIN, Mythes et violence, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 273-274.
[86] Les « yeux du ciel », qui est aussi le titre d’un de ses recueils d’essais, renvoie aux étoiles et le « vent sur la mer » indique des vagues dans la langue des Taos.
[87] Fait référence à Syaman RAPONGAN, « 女兒的生日» [Anniversaire de ma fille], in Syaman RAPONGAN, Sentiments profonds par une mer froide, Taipei, UNITAS, 1997, p. 161-172.
[88]「透過書寫海洋不斷重複療傷」. Cf. Syaman RAPONGAN, La mort de Ngalomirem, op. cit.
[89] Comme mentionné plus haut, la grande île et la petite île, entre le présent et le passé, entre la langue officielle et la langue maternelle, et toujours entre la tradition et la modernité.
[90] 夏曼‧藍波安:我的身體就是海洋文學 [Syaman Rapongan, mon corps est une littérature océanique], URL : https://www.thenewslens.com/feature/worldbookday/68325.
[91] 夏曼·藍波安,翻譯海洋的男人 [Syaman Rapongan, l’homme qui traduit la mer], URL : https://theinitium.com/article/20150826-culture-literature/.
[92]「島嶼民族的韌性在於我們有結實而完整的文化活動時序,[...],也是我一開始的文學創作的本質與核心」. Cf. Syaman RAPONGAN, Rêves flottants sur l’océan, op. cit., 2014, p. 346.
[93]「他看到的世界是以海洋為中心的」.夏曼 · 藍波安,翻譯海洋的男人 [Syaman Rapongan, l’homme qui traduit la mer], URL : https://theinitium.com/article/20150826-culture-literature/.
[94]「華語文學沒有海洋文學的話,會很孤單喔,真的很孤單」. Ibidem.
[95] Jacques DERRIDA, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Éditions Galilée, 1988, p. 38.
[96]「迄今我根本就沒有「祖國」的概念,或是認同.[…]假如「海洋」是個國家的話,那絕對是我投奔的理想國」. Cf. 尋覓島嶼符碼 [Trouver les signes de l’île], in Syaman RAPONGAN, Rêves flottants sur l’océan, op. cit., 2014, p. 25-26. La « patrie » en chinois s’appelle 祖國, littéralement « pays des ancêtres ».
[97]「畢竟海洋本身是沒有邊陲,也沒有中心」. Cf. Syaman RAPONGAN, 老海人 [Le vieux pêcheur], Taipei, INK, 2009, p. 21.
Résumé
Dans le prolongement de ma thèse intitulée « La lecture du dehors : littérarité de l’identité et poétique insulaire dans la littérature ‘de Taïwan’ », la motivation de cet article est de réfléchir sur la particularité de la littérature taïwanaise et de retrouver une autre manière de parler de l’identité. En prenant Syaman Rapongan (1957-), écrivain aborigène de l’île des Orchidées où habitent les Taos, comme exemple, je reviendrai sur l’essence du récit, particulièrement sur son expérience de lecture et sur son style littéraire. Tout au long de la lecture et de l’analyse textuelle, je m’attarderai sur le langage de Syaman Rapongan en me focalisant sur la juxtaposition du texte « traduit » en chinois et de la transcription en alphabet latin de l’« original » en langue Tao. Ses stratégies d’écriture juxtaposant la langue des Hans à la langue des Taos créent un espace de différence dérridarienne où l’arrivée du sens est toujours ajournée, ou encore un recul des signes, comme le dit Roland Barthes. Sur ce terrain de coexistence, un interstice de l’« intraduisible » se fait jour, ce qui a été considéré comme l’original devient la traduction, et la traduction se fait l’original. La relativité produite dans la traduction qui garde une dynamique fait écho à l’« insulaire » et l’« océanique » de la littérature chez Syaman Rapongan, et marque, par rapport à la littérature-monde sinophone, la singularité de la littérature de Taïwan.
Résumé autre langue
跟隨筆者博士論文《域外閱讀:論認同議題的文學性與“台灣”文學的島嶼詩性》的問題意識,本文的目在於反思台灣文學的特殊性和尋找另一種談論認同的方式. 以達悟族原住民作家夏曼.藍波安 為例,筆者將回到敘事的本質,尤其是其閱讀經歷及其文學風格. 筆者將著重其將中文之“翻譯”文本與達悟語並置之語言策略. 夏曼.藍波安將漢語和達悟語並置的的寫作策略創造了一個德希達式的差異化空間,在這個空間裡,意義的到來總是被延期,符號不斷地倒退,如巴特所言。在這種共存的場域裡,“不可譯”的間隙中,過去被視為原著的成為翻譯,而翻譯的才是原著。翻譯所產生的相對性創造了能動性並呼應其文學中的“島嶼性”和“海洋性”,也標誌著台灣文學之於世界華語世界文學的獨特性.
Manque et étrangeté : un paysage océanique dans une littérature insulaire
Un itinéraire de retour et un corps nomade : les aborigènes, les Taos et Syaman Rapongan
Ses journées de lecture et son itinéraire d’écriture
En aval de la lecture : la mise en théâtre de la décision d’écrire
Les agents de la langue et de la traduction comme observatoire des identités
Derrière la juxtaposition des langues
Chien-hui WANG
Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
École doctorale Littérature française et comparée,
Centre d’études et de recherches comparatistes
Corpus principal
En chinois
RAPONGAN, Syaman 夏曼·藍波安, 八代灣的神話 [Mythes de la baie de Badai], Taipei, Chenxing, 1992.
—, 冷海情深 [Sentiments profonds par une mer froide], Taipei, UNITAS, 1997.
—, ⿊色的翅膀 [Les ailes noires], Taipei, INK, 1999.
—, 海浪的記憶 [La mémoire des vagues], Taipei, UNITAS, 2002.
—, 航海家的臉 [Le visage du navigateur], Taipei, INK, 2007.
—, 老海人 [Le vieux pêcheur], Taipei, INK, 2009.
—, 天空的眼睛 [Les yeux du ciel], Taipei, LINKING, 2012.
—, 大海浮夢 [Rêves flottants sur l’océan], Taipei, LINKING, 2014.
—, 安洛米恩之死 [La mort de Ngalomirem], Taipei, INK, 2015.
—, 大海之眼 [Les yeux de la mer], Taipei, INK, 2018.
En français
La Mémoire des vagues, traduit du chinois (Taïwan) par Marie-Paule Chamayou, Lyon, Tigre de papier, 2011.
Sources secondaires
Œuvres, critiques et entretiens sur Taïwan, la littérature aborigène et Syaman Rapongan
CHANG, Mau-kuei, 張茂桂, « Les origines et la transformation de l’identité nationale taiwanaise », Perspectives chinoises, 57, 2000, p. 52-73.
CHEN, Fang-ming, 陳芳明, 台灣新⽂學史 [Histoire de la nouvelle littérature taïwanaise], Taipei, LINKING, 2011.
CHIU, Kuei-fen, 邱貴芬,「發現臺灣」: 建構臺灣後殖民論述 [« Découvrir Taïwan » : Construire un discours postcolonial à Taiwan], in 中外文學 [Chung-Wai Literary Monthly], 21 (2), 1992, p. 151-167.
—, 後殖民之外 — 尋找台灣文學的「台灣性」[En dehors de la postcoloniale : à la recherche de la «Taïwanité » dans la littérature taïwanaise], in 後殖民及其外 [Le postcolonial et son dehors], Taipei, Maitian, 2003, p. 111-145.
—, « The Production of Indigeneity: Contemporary Indigenous Literature in Taiwan and Trans-Cultural Inheritance », The China Quarterly, 200, 2009, p. 1071-1087.
CHEN, Zhi-fan, 陳芷凡, 文化語境下的嘗試:夏曼.藍波安的原初書寫 [Une tentative dans le contexte culturel : l’écriture de l’originel et l’initial chez Syaman Rapongan], in CHEN, Zhi-fan, 語言與文化翻譯的辯證:以原住民作家夏曼‧藍波安、奧威尼‧卡露 斯盎、阿道‧巴辣夫為例, [Dialectique entre langue et traduction culturel : sur les écrivains aborigènes Syaman Rapongan, Auvini Kadreseng et Adaw Palaf Langasan], mémoire de l’Université Tsinghua, 2006.
LEE, Hsiao-feng, 李筱峰, Histoire de Taïwan. Paris, L’harmattan, 2004.
LEE, Yu-lin, 李育霖, 遊牧的身體:夏曼‧藍波安的虛擬生態學 [Un corps nomade : l’écologie visuelle de Syaman Rapongan], in 擬造新地球:當代台灣自然書寫 [La fabulation d’une nouvelle terre : écriture de la nature taïwanaise contemporaine], Taipei, NTU, 2015, p. 181-246.
夏曼·藍波安,翻譯海洋的男人 [Syaman Rapongan, l’homme qui traduit la mer], URL : https://theinitium.com/article/20150826-culture-literature/.
翻譯海洋第一人 — 夏曼·藍波安談《 安洛米恩之死 》[La première personne à traduire l'océan — Syaman Rapongan sur La mort de Ngalomirem], URL : https://news.ltn.com.tw/news/supplement/paper/922897.
流動的藍色浮夢:海洋文學作家夏曼·藍波安 [Le rêve bleu qui coule : l’écrivain de littérature océanique Syaman Rapongan], URL : https://www.youtube.com/watch?v=eUZ78tIckgU.
夏曼·藍波安:我的身體就是海洋文學 [Syaman Rapongan, mon corps est une littérature océanique], URL : https://www.thenewslens.com/feature/worldbookday/68325.
Théories générales
BERMAN, Antoine, La Traduction et la lettre ou l'Auberge du lointain, Paris, Éd. du Seuil, 1991.
BARTHES, Roland, Le degré zéro de l’écriture [1953], Paris, Éd. du Seuil, 1972.
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—, L’empire des signes [1970], Paris, Éd. du Seuil, 2005.
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« Pour une ‘littérature-monde’ en français », URL : https://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident-pour-un-roman-en-francais-ouvert-sur-le-monde_883572_3260.html.