La mer dans l’espace des mondes hispaniques : une évidence, tant la mer Méditerranée et l’océan Atlantique sont inséparables de l’histoire de l’empire et de la monarchie espagnoles. Dans une approche pluridisciplinaire, le présent volume s’intéresse aux représentations maritimes dans le monde hispanique à l’époque coloniale. Nous avons voulu voir dans quelles directions cette frontière maintes fois traversée pouvait être investie. C’est ce à quoi les sept contributions ici réunies ont essayé de répondre, empruntant chacune une perspective particulière.
Lieu de communications et de conflits, objet d’un savoir scientifique et de représentations artistiques, la mer ne cesse d’interroger et d’inspirer les hommes de la péninsule Ibérique et de l’Amérique hispanique. La période envisagée pour ce volume est l’époque coloniale du XVIe au XVIIIe siècle, temps où la mer était à la fois frontière et seuil, lieu d’échanges et porte vers l’ailleurs, et où, par exemple, la notion d’outre-mer (ultramar) se développe. Pour illustrer cette période charnière de l’histoire, les articles sont présentés chronologiquement, depuis l’évocation des grandes découvertes de la Renaissance jusqu’au Siècle des Lumières, avant que la sensibilité romantique n’investisse cet espace d’un lyrisme particulier.
Le Siècle d’Or, cette étiquette glorieuse et rayonnante qui couvre le XVIe et le XVIIe, trouve dans l’élément marin une parfaite mise en abyme de sa complexe réalité. Les découvertes remarquables qui ont ponctué la Renaissance et soufflé un élan vital sans égal sur l’empire espagnol, les angoisses spirituelles que traverse l’Espagne baroque, puisant dans l’art de la Contre-Réforme un nouveau langage qu’aiguisent les revers militaires, semblent façonner deux époques bien distinctes.
Mais ce serait tomber dans une facilité fallacieuse que de chercher à opposer ces deux Siècles, comme la lumière et l’ombre, car la simplification ne rend pas raison de ce « pathos métaphysique »1 dont Giordano Bruno a jeté les prémices à l’aube du XVIe et qui anime tout le XVIIe, pas plus qu’elle ne reconnaît la joie bruyante des Comedias, dont le public du XVIIe raffole, et qui marque l’avènement sur la scène européenne d’une production théâtrale extrêmement féconde. C’est tout en mouvements que s’exprime la singularité du Siècle d’Or, alliant des forces d’invention à de profondes convictions religieuses, accumulant les richesses et se perdant dans des guerres entre ennemis puissants.
Siècle charnière entre le déclin du monde moderne et l’avènement du monde contemporain, le XVIIIe siècle marque un tournant dans l’histoire des idées en Europe. La quête de la liberté et du bonheur des philosophes des Lumières français et anglais contraste pourtant avec le repli sur soi initié en Espagne. Les réformes des Bourbons modifient le système colonial, privilégient le port de Cadix au détriment de celui de Séville, expulsent les jésuites de ses territoires ibériques et ultra-marins, etc. L’Empire Hispanique reste un lieu de mouvements et les déplacements marins sont régis par les Institutions royales. En outre, les artistes se déplacent, traversent les frontières et racontent l’étrangeté de leurs rencontres à travers les récits de voyage où la mer devient la protagoniste de ces nouvelles aventures.
Quel autre élément que la mer, donc, pouvait ainsi se prêter aux métaphores impériales, cristalliser les inquiétudes ou s’offrir comme une source créative foisonnante ? Comment évoluent les projections fantastiques portées sur la mer jusqu’à l’époque médiévale à partir des connaissances nouvelles sur l’océan Atlantique et les nouveaux territoires ? La représentation de la mer est-elle différente depuis l’Espagne ou depuis ses territoires ultramarins ?
La mer est d’abord un concept géographique et politique. Plus qu’un élément naturel, l’Histoire a su mettre en évidence que dès la Renaissance, elle est un lieu d’échanges : économiques, religieux, culturels. Elle en devient l’espace précurseur de la mondialisation. D’ailleurs, les navigations maritimes cristallisent à la fois les peurs comme les espoirs des hommes du Siècle d’Or et de celui des Lumières. Zone de mouvements par excellence, la mer commence dès les ports, qui sont en quelque sorte une extension humaine de l’espace maritime.
La mer est également une source d’inspiration inépuisable, aussi bien pour les auteurs hispaniques de l’époque concernée mais également pour les écrivains du XXe siècle, notamment latino-américains, qui réécrivent l’histoire de la conquête du continent sous la perspective des vaincus et des naufragés. Le roman trouve dans les caractéristiques de l’espace marin une dimension épique idéale pour l’intrigue mais, on le verra, le théâtre et la poésie du Siècle d’Or ont su également y puiser des symboliques particulières. En représentant la mer, les artistes font écho aux conflits politiques maritimes. Ils l’érigent également en protagoniste à part entière de la fiction : l’océan est une mère, un monstre, un ventre, une protectrice de la vertu naturelle, etc.
Les communications de ce dossier rendent compte chacune de la ductilité de l’élément marin, qui sert aussi bien la justification catholique et la légitimation politique (Lidwine Linares) que de lieu où se conjuguent les aventures et les mésaventures des futurs colons américains (Gloria Zarza Rondón). Elle est aussi l’écrin de l’expression lyrique de la poésie amoureuse au XVIe (Christine Orobitg) et s’offre comme matériau de la création littéraire romanesque et dramatique du XVIIe (Marine Ansquer, Claudine Marion-Andrès) et du « nouveau roman historique» latino-américain du XXe (Romain Magras).
Romain Magras, dans « Représentations et rôle actantiel de la mer dans plusieurs romans rioplatenses de la découverte et de la conquête » revient sur la réécriture de l’histoire proposée par Abel Posse dans sa « trilogie de la découverte » à la fin du XXe siècle. Face aux acteurs singuliers de la découverte et de la conquête que sont Christophe Colomb, Lope de Aguirre et Cabeza de Vaca, la mer conditionne l’héroïsation de ces avatars fictionnels ainsi que leur américanisation. Elle participe donc à la mise en fiction de l’histoire « telle qu’elle aurait pu se passer », c’est-à-dire, depuis la perspective choisie par l’auteur argentin : celle des vaincus et des naufragés.
Christine Orobitg, dans « Tempêtes, navigation, naufrages, et quête du port : la mer et les représentations marines dans la poésie lyrique du XVIe siècle », propose une enquête nourrie sur les images de la mer convoquée par les poèmes amoureux. Sans devenir pour autant un lieu commun de la plainte d’amour, les références maritimes tissent un système cohérent qui donne à la mer la profondeur de l’inquiétude, par opposition à la terre ferme où l’amant jouit d’un bonheur paisible. De l’homo viator à l’amant malheureux, la plume poétique recourt aux métaphores marines pour nourrir un imaginaire associé souvent à la mélancolie.
Claudine Marion-Andrès, dans « Creación del espacio marítimo en El grao de Valencia de Lope de Vega », poursuit l’investigation littéraire en la déplaçant sur la scène théâtrale. Représenter la mer est précisément le défi que relève Lope dans cette comedia, où il s’agit de donner corps à l’irreprésentable liquidité, mais aussi de trouver un prolongement dramatique dans l’opposition entre les deux héroïnes. La mer comme décor impossible devient aussi le lieu d’une confrontation entre les personnages.
La problématique religieuse n’est pas étrangère à l’écriture cervantine. Comme l’analyse Marine Ansquer, dans « Les représentations de la mer dans les épisodes morisques du Quichotte : du ‘problème morisque’ aux ‘cosas de encantamento’ », c’est précisément sur cet espace maritime de l’indécision, où s’examine la perméabilité des frontières, que prend appui l’ambiguïté cervantine pour mettre en perspective la question morisque et proposer par là même une nouvelle poétique de la fiction.
Dans son article, « La fe que llega desde el mar. Simbología religiosa en las conquistas del norte de África en la época moderna », Lidwine Linares interroge la valeur d’un miracle rapporté, l’apparition d’une croix sur le rivage méditerranéen à Oran, à la lueur des enjeux politiques et religieux que concentre le Nord de l’Afrique à l’époque moderne ; l’épisode révèle comment le pouvoir politique et la parole catholique s’entremêlent dans un même dessein de légitimation.
C’est également dans une approche historique que Gloria Zarza Rondón étudie les sentiments des personnes en partance pour l’Amérique dans son article « Cádiz y el mar a través de la narrativa testamentaria. Historias de un viaje ». À partir de la documentation notariale des Archives Historiques de la province de Cadix, elle interroge les dispositions testamentaires et les pouvoirs notariaux de ceux qui se disposaient à traverser l’Atlantique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et montre combien la mer était encore, à l’aube des Indépendances, l’objet de peur bien réelle. Ces documents d’archives ont la particularité de conjuguer la macro et la micro-histoire puisqu’ils nous invitent à pénétrer dans l’intimité des futurs voyageurs outre-marins.
Objet de fantasmes, source d’inquiétudes, substance liquide peuplée de créatures imaginaires, la mer a continué à intriguer même après l’époque médiévale, même après Christophe Colomb, Fernand de Magellan et Juan Sebastián Elcano. L’analyse des représentations qu’en ont fait les auteurs de ce volume montre qu’elle est à fois limite et pont, ouverture vers l’ailleurs et théâtre de tragédies personnelles. Nous vous invitons donc à naviguer dans ce volume, sur des eaux qui vous emmèneront du Levant au Maghreb, de la côte gaditane aux contrées américaines pour y découvrir les croyances, les légendes, les espoirs et les déconvenues des navigateurs du temps moderne.
Image de couverture :
Hendrick Cornelisz, 1630, 99 x 201,8 cm, numéro d’inventaire 4578.
Avec l’aimable autorisation du Bayerische Staatsgemäldesammlungen-Alte Pinakothek München
https://www.sammlung.pinakothek.de/de/bookmark/artwork/8eGVqawLWQ
[1] L’expression est de Hélène Tuzet, « Le Cosmos baroque de Giordano Bruno », Baroque [En ligne], 7 | 1974, mis en ligne le 26 avril 2013, URL : http://journals.openedition.org/baroque/446 ; DOI : 10.4000/baroque.446.
Lise DEMEYER et Florence TOUCHERON
Université du Littoral Côte d’Opale (ULCO), HLLI (EA 4030)