Le roman, à propos duquel, en France, une théorisation s’esquisse et se précise au cours du XVIIe siècle, est conçu et défini comme un genre en prose1. Or de nombreux romans du XVIIe siècle contiennent des vers. Comment s’effectue le passage de la prose au vers ? Pour quelles raisons insère-t-on des vers dans le roman ? Qui est le poète ? Quelle conception du roman rend possible la présence de vers dans ce genre en prose ? Autant de questions qui se posent au lecteur des romans du XVIIe siècle, fictions narratives majoritairement en prose, certes, mais qui parfois contiennent de nombreux vers2.
Je me suis intéressée pour commencer à la façon dont prose et vers cohabitaient dans une même œuvre et, comme il s’agit ici d’étudier des fictions narratives du XVIIe siècle, la définition que donne en 1655 Paul Pellisson, à propos d’un texte intitulé La Pompe funèbre de Voiture, qui n’est pas un roman, certes, mais qui est une fiction narrative, est celle qu’il convient en premier lieu d’examiner :
[…] ce qui donne beaucoup d’ornement à cet ouvrage, c’est que les vers n’y sont pas seulement mêlés avec la prose, mais composent avec elle le corps d’une même narration3.
Cette définition engage à penser que prose et vers sont, dans le prosimètre, au même niveau, qu’il n’y a pas de subordination hiérarchique de l’un à l’autre. C’est bien ce que l’on observe dans le prosimètre réputé le plus fameux du XVIIe siècle, les six lettres que La Fontaine a écrites à sa femme en 1663 pour relater son voyage en Limousin ; voici un passage de celle du 5 septembre :
[…] le lendemain nous nous écartâmes de la Loire, et la laissâmes à droite. J’en suis très fâché. Non pas que les rivières nous aient manqué dans notre voyage :
Depuis ce lieu jusques au Limousin,
Nous en avons passé quatre en chemin,
De fort bon compte, au moins qu’il m’en souvienne :
L’Indre, le Cher, la Creuse, et la Vienne.
Ce ne sont pas simples ruisseaux :
Non, non ; la carte nous les nomme.
Ceux qui sont péris sous leurs eaux
Ne l’ont pas été dire à Rome.
La première que nous rencontrâmes, ce fut l’Indre4.
Mais pour Pellison, en 1655, le modèle achevé du prosimètre est celui qu’a composé Sarasin pour décrire la pompe funèbre de Voiture, mort en 1648. En voici un extrait :
Apres eux [trente petits Cupidon] paroissoient vingt grands Cupidons couronnez de palmes & de cyprés, armez en Amours ; Mais ayant leurs armes couvertes de crespe. Ils portoient les marques de plusieurs victoires galantes, des bracelets de cheveux, des bagues, des rubans, des bourses pleines d’argent, des bavolets, et des aprestadors de pierreries, car Voiture avoit aymé depuis le sceptre jusqu’à la houlette, depuis la couronne jusqu’à la calle.
Un certain Amour de respect,
Amour d’ordinaire suspect,
Et qui demande davantage
Qu’il ne montre dans son visage,
Avec un autre Amour discret,
Qui se pique d’estre secret,
Suivoient cette brave vingtaine,
Portant deux cassettes d’ébeine.
Ces cassettes estoient remplies, l’une de Poulets, et l’autre de boettes de portrait5.
Dans les deux exemples ci-dessus, les vers ne peuvent être supprimés sans que le texte en prose ne devienne incompréhensible. Ce n’est pas le cas en général des poèmes de roman, comme le constate Jean-Pierre Camus dans la « Défense de la Cléoreste » qui se trouve à la fin du roman du même nom, paru en 1626. Il qualifie les poèmes qui émaillent sa prose de « ruisseaux » qui, dit-il à son lecteur, « ne sont pas si larges que tu ne puisses sauter par-dessus sans y moüiller la grêve »6. Si l’on peut sauter par-dessus les poésies, c’est que la prose seule demeure compréhensible. Les poèmes ne sont que des ornements, selon le même Jean-Pierre Camus, qui écrit un peu plus loin :
Au demeurant y a-t-il tant à faire à ne lire pas ces Poësies qui sont semées en divers lieux ? il y en a peu qui soient essentiellement necessaires à la suitte de l’Histoire, comme ce ne sont que des ajencemens, on les peut passer sans perdre le sujet7.
« Agencer », c’est disposer un élément pour le mettre en valeur, pour le rendre agréable : on a beaucoup d’exemples de l’emploi de ce terme pour la coiffure des femmes8. La poésie est donc un ornement qui, disposé habilement dans la prose, la met en valeur. Dans ce cas, les vers ne font pas corps avec la narration, pour reprendre les termes de Sarasin, mais ils sont cités et il y a, de ce fait, un décrochage énonciatif : un narrateur, qu’il soit premier ou second, cite des vers, qu’ils soient de sa composition ou non.
La citation de vers peut suivre un temps de récit mais il arrive aussi fréquemment qu’elle suive une citation de prose (un monologue ou parfois un dialogue), avec une phrase de transition pour assurer le passage de la prose au vers. En règle générale, le contexte a donné assez d’informations pour faire savoir, ou du moins aisément deviner, la teneur des vers qui vont être cités. En conséquence, on peut les supprimer comme l’ont fait la plupart des abréviateurs des longs romans9, sans avoir à faire d’importantes modifications du texte.
Cela peut être illustré par les poésies de l’« Histoire d’Alcippe », dans le livre 2 de la première partie de L’Astrée (1607). Nous sommes au commencement de la première histoire insérée, qui raconte la vie du père du héros, Alcippe. Le premier temps de cette histoire, qui relate la naissance de l’amour, est scandé de poèmes d’Alcippe. Les précisions données par le récit qui précède les poèmes cités les vident de leur contenu informatif, en sorte qu’il serait aisément possible de supprimer ces pièces ou de leur substituer une allusion (« sur ce sujet, il fit un poème »). Amarillis a interdit à son amant de faire publiquement état de son amour pour elle. Au cours de leur promenade, ils se sont arrêtés pour contempler deux tourterelles « qui sembloient se caresser, et se faire l’amour l’une à l’autre, sans se soucier de voir à l’entour d’elles tant de personnes ». Alcippe « se resouvenant du commandement qu’Amarillis venoit de lui faire » a chanté :
SONNET,
Sur les contraintes de l’honneur.
Chers oyseaux de Venus, aimables Tourterelles,
Qui redoublez sans fin vos baisers amoureux,
Et laissez à l’envy renouvellez par eux,
Ores vos douces paix, or’ vos douces querelles.
Quand je vous voy languir, & trémousser des aisles,
Comme ravis de l’aise où vous estes tous deux ;
Mon Dieu, qu’à nostre egard je vous estime heureux !
De jouïr librement de vos Amours fidelles.
Vous estes fortunez de pouvoir franchement
Monstrer ce qu’il nous faut cacher si finement,
Par les injustes loix que cest honneur nous donne :
Honneur feint qui nous rend de nous mesme ennemis :
Car le cruel qu’il est, sans raison il ordonne
Qu’en Amour seulement le larcin soit permis.
Depuis ce temps, Alcippe se laissa tellement transporter à son affection, qu’il n’y avoit plus de borne qu’il n’outre-passast, & elle au contraire se monstroit tousjours plus froide, & plus gelée envers luy : & sur ce sujet, un jour qu’il fut prié de chanter, il dit tels vers.
MADRIGAL,
Sur la froideur d’Amarillis.
Elle a le cœur de glace, & les yeux tous de flame,
Et moy tout au rebours
Je gele par dehors, & je porte tousjours
Le feu dedans mon ame.
Helas ! c’est que l’Amour
A choisi pour sejour,
Et mon cœur & les yeux de ma belle Bergere,
Dieux, changera-t’il point quelquefois de dessein.
Et que je l’aye aux yeux, & qu’elle l’ait au sein ?10
On remarque ici, de plus, la présence de titres qui résument le propos du poème, chez Urfé comme chez d’autres auteurs de roman. Dans L’Exil de Polexandre et d’Ericlée de Gomberville (1619), avant que ne soit inséré le poème, on en livre même l’argument en prose, par exemple « Il dit que sa maistresse a la puissance de faire reverdir toutes choses comme le Soleil »11. Puis vient le sonnet qui développe cet argument.
Les cas de vers qui « font corps avec le récit », dans les romans et les nouvelles du XVIIe siècle, sont rares. On n’en trouve pas dans L’Astrée et, dans tout le corpus des romans scudériens, on n’en relève que quatre exemples, qui sont tous situés dans la cinquième partie de Clélie12. Dans toutes les nouvelles de Mademoiselle de Scudéry, on n’en trouve qu’un seul exemple, dans Mathilde13. Ce sont donc des cas exceptionnels et l’on note que les vers sont alors peu nombreux, deux ou trois seulement. Seule Madame de Villedieu se distingue en recourant plus largement aux vers faisant corps avec le récit que les auteurs de fiction narrative de son temps, quoique cet usage, dans son abondante production, demeure marginal14. Par exemple, on peut lire dans un récit des Annales galantes datant de 1670, à un moment où la comtesse de Castille demande à un pèlerin pour qui elle ressent de l’attachement de lui raconter son voyage :
Elle ne pouvoit souffrir qu’il en oubliât aucune circonstance, & les bons gîtes étant rares pour un Pelerin, l’inhumanité des servantes d’Hôtelleries, arrachoit des larmes de compassion à la pitoyable Comtesse.
Telle fut la tendre Didon,
Au récit du pieux Enée :
Nôtre Heros porte-bourdon,
Sçavoit si dextrement peindre sa destinée,
Qu’il n’eût fascheuse nuit, ni trop longue journée,
Qui ne fournit un trait à l’Arc de Cupidon.
La credule & foible Comtesse,
Prenant pour pieté sa naissante tendresse,
S’en faisoit un mérite envers le saint Patron.
De ce rusé d’Amour, c’est un des tours d’adresse :
La plus éclatante prouësse,
Ne lui coûte souvent qu’un changement de nom ;
Il n’est vertu si solide & si pure,
Dont il n’emprunte la figure.
Interest, gloire, ambition
Genereuse compassion,
Tout lui sert dans la conjoncture,
Jusques à la devotion.
Le Pelerin soi disant Hugues d’Anjou, commençant à s’apercevoir des dispositions favorables que la compassion faisoit naître dans l’ame de la Comtesse, voulut y donner matiére plus illustre que les fatigues du Pelerinage15.
On observe donc dans le corpus des romans qu’il existe, du point de vue syntaxique, deux types de prosimètre, l’un, qui est largement majoritaire, se constituant avec une rupture énonciative (les vers cités), et l’autre formant un continuum de vers et de prose, qui est peu employé. Qu’en est-il dans les prosimètres antérieurs au XVIIe siècle ?
Dans le Satyricon de Pétrone, les deux cas de figure sont présents. Le continuum de prose et de vers se trouve, par exemple, dans le discours du vieux poète Eumolpe, au moment où Encolpe fait sa rencontre et s’enquiert de savoir qui il est :
Ego, inquit, poeta sum et ut spero, non humillimi spiritus, si modo coronis aliquid credendum est, quas etiam ad imperitos deferre gratia solet. « Quare ergo, inquis, tam male uestitus es ? – Propter hoc ipsum. Amor ingenii neminem unquam divitem fecit.
Qui pelago credit, magno se fenore tollit ;
qui pugnas et castra petit, præcingitur auro ;
vilis adulator picto iacet ebrius ostro,
et qui sollicitat nuptas, ad præmia peccat.
Sola pruinosis horret facundia pannis
atque inopi lingua desertas invocat artes.
Non dubie ita est […]16.
Mais on a plusieurs cas de vers insérés, comme les deux vers de Virgile que prononce la servante de la matrone d’Ephèse dans le discours qu’elle lui tient pour l’engager à retourner à la vie et à ses plaisirs ou, autre exemple, les poèmes d’Eumolpe, qui commentent un tableau représentant la prise de Troie ou qui expriment son regret des beautés des chevelures d’Encolpe et de Giton17.
Dans La Consolation de Philosophie de Boèce, il arrive que la poésie soit citée, c’est par exemple le cas avec la première insertion de poésie de cette œuvre18. Mais le plus souvent, prose et vers forment un continuum, c’est, par exemple, le cas avec la première poésie du deuxième livre, dans le discours de Philosophie19.
Dès les origines donc, les deux cas de figure existent, qui coexistent d’ailleurs toujours dans La Pompe funèbre de Voiture de Sarasin, que Pellisson, on l’a vu, érige en modèle du prosimètre. Nous avons donné plus haut un exemple de prose et de vers formant un continuum, voici maintenant celui d’un court passage dans lequel on trouve successivement des vers cités, puis un continuum de prose et de vers :
Aussi-tost que la nouvelle de la mort de Voiture fut sçeue d’Apollon, il fit escrire & porter les billets de son service, qui ne different des nostres qu’en ce que c’est au nom de Dieu qu’on prie & qu’ils sont escrits en vers : voicy celuy de Voiture.
De part le fils de Jupiter
Vous estes priez d’assister
Aux funerailles de Voiture,
Qui demain Mardy se feront
Au Parnasse en sa sepulture,
Où des Muses se trouveront.
Tout le monde spirituellement estant ainsi convié le Mardy qui fut le septiéme de Juillet de l’anné 1648. Car, pour vous dire desja une partie du secret, cecy se passoit au Parnasse à mesure que je l’escrivois. On commença la ceremonie des funerailles,
Au point de la clarté naissante,
L’aurore pasle & languissante
Quand la porte du jour s’ouvrit,
De nuages noirs se couvrit,
Taschant par ses couleurs funebres
A continuer les tenebres […]20.
« Faire corps avec la narration » signifierait donc plutôt que les vers doivent être bien intégrés à la narration, que ce soit dans un continuum de prose et de poésie ou par l’insertion de vers cités dans la prose. Dans le cas de La Pompe funèbre de Voiture, cette intégration est assurée par l’unité de registre de l’ensemble, prose et vers : ce registre enjoué caractéristique des œuvres galantes, que l’on retrouve donc aussi, notamment, dans le prosimètre de La Fontaine. Dans les romans, cette coexistance des deux types de prosimètre est rare. On en a un exemple avec l’Histoire celtique de François La Tour Hotman21.
Deux prosimètres du XVIIe siècle doivent retenir particulièrement l’attention, dans des fictions narratives ayant largement inspiré la production romanesque du XVIIe siècle. Le premier est L’Arcadie de Sannazar dans lequel toutes les églogues sont des pièces citées quand elles sont chantées par les divers personnages qui les composent. Le second est La Diane de Montemayor dans lequel, de même, toutes les pièces de vers sont des poèmes insérés. Pour la plus grande part, ce sont aussi des pièces chantées par divers personnages et, majoritairement, ce sont des plaintes amoureuses. Certaines peuvent être narratives, comme le romance que chante Diane dans le cinquième livre, qui retrace son histoire d’amour malheureux avec Sirène, mais elles ne poursuivent pas la narration engagée dans la prose. C’est pourquoi, dans l’exemple que nous venons de donner, le chant de Diane est une modulation de son histoire d’amour avec Sirène, histoire que nous connaissons depuis le début de l’œuvre et au sujet de laquelle Sirène s’est déjà maintes fois plaint en chantant des poèmes : ce n’est pas par les poèmes que se fait la narration. Les pièces de vers de La Diane sont donc insérées et elles le sont soit à la suite d’un temps de récit, soit à la suite d’un discours direct en prose, lui-même inséré. Dans ce dernier cas, il y a toujours, entre les deux insertions de discours cité, une phrase qui introduit le discours en vers et qui, sauf quelques rares exceptions, signale le passage de la parole au chant. À quelques exceptions près, en effet, toutes les pièces de vers sont chantées.
Au début du livre second, par exemple, Selvagie, qui a mené son troupeau à l’écart des autres, au bord d’une fontaine, entame, en s’adressant à son amant absent, une plainte en prose : Alanie lui est infidèle. La plainte en prose se poursuit en vers. On note la présence d’une phrase de récit entre les deux discours directs insérés :
Je pensais que jamais ne prendrait fin un amour à propos duquel tu me donnais à entendre que ton désir ne s’étendait à vouloir davantage que m’aimer, car s’il eût pris un autre chemin, je n’eusse pas crû à la constance de tes amours. Hélas, triste de moi ! J’eus beau découvrir bien vite tes intentions, cela a pourtant été bien trop tard pour moi. Viens donc ici mon chalumeau, et je passerai le temps avec toi, car si je l’eusse passé seule avec toi, cela m’aurait procuré davantage de contentement. Et prenant son intrument, elle commença à chanter cette chanson :
Ondes, qui du plus haut de ces vertes montagnes
tombez avec grand bruit en ces basses vallées,
pourquoi ne voyez-vous celles qui de mon âme
vont toujours distillant par mes humides yeux,
dont la cause provient de ce malheureux temps,
où Fortune changeante me déroba ma gloire ? […]22
On le voit, dans les prosimètres pastoraux de Sannazar et de Montemayor, les vers sont cités, comme ils le seront dans les fictions narratives du XVIIe siècle, et la plainte amoureuse est le sujet des poèmes de La Diane, ce qu’elle sera dans la plupart des poèmes insérés dans les romans français du XVIIe siècle. Ces deux œuvres, et plus particulièrement la seconde, sont donc bien les modèles de prosimètre que reprennent les auteurs de fictions narratives en prose du XVIIe siècle. Dans les romans et les nouvelles du XVIIe siècle en effet, on ne raconte pas en prose et en vers mais on se plaint en vers et en prose et cette prose présente des traits poétiques, particulièrement un travail sur le rythme. Mais avec la citation de poèmes, vers et prose sont toujours bien distingués, si travaillée que soit la prose, ce que signale la présence d’une phrase de transition entre prose et vers et, parfois, le passage de la parole au chant. Ce n’est pas le cas quand les vers se poursuivent en prose et la prose se poursuit en vers : se pose alors, frontalement, la question du statut du vers dans son rapport à la prose et l’effet produit sur le lecteur par le continuum est celui d’une transgression. C’est bien en effet la transgression de la distinction et de la hiérarchie traditionnelles entre prose et vers qui est en œuvre dans le continuum, le langage des hommes et celui des dieux étant alors mis sur le même plan.
Dans les romans, les poésies, à quelques rares exceptions près, sont des poésies d’amour et, dans la tradition de la pastorale, comme le berger chante ses malheurs d’amour, les héros des romans se plaignent de leurs déboires sentimentaux. La poésie y est donc une des formes d’écriture du lyrisme, avec le psychorécit, le monologue (direct le plus souvent) et la lettre. On trouve divers exemples de séquences qui agencent ces formes d’écriture, en gradation, le vers étant le point d’orgue de la séquence. En voici une, extraite d’Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin :
Il n’y a que les insensez qui puissent estre heureux par fantaisie ; pource que leur jugement n’agissant point, & ne pouvant discerner le faux d’avec le vray, ils reçoivent & ressentent leurs biens imaginaires comme veritables. Melinte au contraire n’estoit miserable que pour avoir trop de sens : la solidité de son jugement repoussoit malgré luy ces vaines illusions ; & luy faisoit voir & sentir la verité de sa disgrace, avec tous les mal-heurs qui l’accompagnoient. Si quelquefois il tachoit à se relever par les sentimens de la vertu, qui enseigne à mespriser les accidens humains, comme choses hors de nous, & dont nous ne gouvernons pas les ressorts ; & si son courage faisoit un effort pour trouver de la consolation dans cette absence, considerant qu’elle devoit finir, & que les maux qui ont un terme reçoivent du soulagement de l’esperance ; aussi-tost mille soupçons cruels renversoient ses resolutions. Il trouvoit que le voyage precipité de Dicearque n’avoit aucun sujet apparent qui luy peust estre advantageux : il consideroit la prosperité de Pisistrate, qui sembloit triompher de luy, ayant eu le pouvoir d’emmener en son vaisseau, & d’avoir en sa disposition sa chere Ariane, avec ceux qui disposoient d’elle : l’advantage de ce Rival, d’estre en son païs, assisté de ses amis, favorisé de mille moyens, ayant Dicearque present, Ariane & son frere, lesquels il tascheroit de vaincre par tous moyens cependant qu’il estoit esloigné, incertain de toutes choses, en vain pourveu d’amis, en vain chery & honoré de tout un peuple, & en vain remis dans son illustre & opulent heritage, puisque toute cette puissance luy demeuroit inutile. Ces meurtrieres pensées, soustenuës de mille raisons importunes, dont son esprit n’estoit que trop fertile, poursuivoient cruellement son esperance, & le privoient du seul remede capable d’adoucir ses ennuis. Son corps participant aux douleurs de son ame, eust sans doute succombé souz les coups d’une fortune si ennemie, sans le dernier preservatif qui luy restoit en l’asseurance de l’affection d’Ariane, & de l’amitié de Palamede, dont il ne pouvoit douter. Palamede estoit un amy esprouvé par trop de rencontres pour en avoir le moindre soupçon ; & se deffier d’Ariane, c’estoit adjouster un crime à son mal-heur, que la fidelle amour de cette Belle n’eust jamais pardonné, & que tout l’Ocean n’eust peû laver.
Combien de fois pourtant disoit-il, pressé de ses craintes, & balançant entre l’asseurance & le doute. Belle Ariane, dont la resolution bonne ou mauvaise pour moy me donnera la vie ou la mort, pardonnez un peu d’apprehension à celuy qui vit dans l’ignorance de tout ce qui vous arrive. Si je crains, c’est que je doute de moy, & non pas de vous : quand je m’imagine la force de vostre divin esprit, je sens arriver en mon ame une puissance qui en chasse toutes les deffiances : mais de croire que je puisse estre le sujet d’une constance invincible, ce seroit une presomption qui me rendroit mesme indigne de vous. Peust-estre qu’à present la cognoissance de beaucoup de merites en un autre, esbranle vostre courage ; & vous fait avoüer qu’ils ont plus d’égalité avec la grandeur de vostre vertu : peut-estre aussi qu’à cette heure vous resistez genereusement aux attaques d’une violente poursuite. Il me semble que j’entens d’un costé les humbles supplications & les promesses advantageuses ; & de l’autre le conseil plein de feinte affection, soustenu d’une authorité tyrannique, de colere & de menaces : si ce dernier est veritable ; Ah ! que je vous envie une espreuve d’amour si glorieuse ; & que je cherirois l’heur d’estre exposé à des violences encore plus cruelles, pour faire voir ma passion victorieuse du Ciel & de la Terre. Que je suis heureux, si vous m’avez pour seul object en ces occasions, & que je vous estime heureuse aussi de l’aise que vous recevez, triomphant de leurs efforts & de leurs artifices. C’estoit ainsi que Melinte flattoit sa passion, & fortifioit ses cheres esperances ; & si quelquefois un peu de doute se mesloit dans ses résveries, c’estoit si modestement, & rejettant tousjours sur luy le deffaut qui pouvoit causer son mal-heur, qu’Ariane mesme n’eust pû s’en offenser. Mais bien qu’il esperoit, flottant encore dans une mer si pleine d’orages & d’escueils, & ses maux presens se faisant sentir avec toute leur force, il retomboit tousjours dans son ennuy. Ses amis estoient contraints de l’arracher souvent de sa solitude, & de l’emmener aux passe-temps publics, & quelquefois à la chasse, où il se déroboit tousjours des autres, & n’avoit autre contentement, que lors qu’il estoit au lieu où il peust penser librement qu’il n’en avoit point.
Si les honneurs eussent esté capables de le satisfaire, les Syracusains eussent guery sa melancolie, l’establissant Chef de leur conseil, & luy eslevant une statuë de bronze en la place publique, avec cette honorable inscription : au genereux melinte, qui aima plus son païs que soy-mesme. Mais toutes ces faveurs estoient un puissant appareil à son mal : son visage tesmoignoit bien les desplaisirs de son ame, tant il estoit changé ; & son corps ne pouvoit tantost plus resister, estant privé de nourriture & de repos. Ses jours estoient des nuits, pource qu’il ne jouïssoit plus de la clarté, tant il avoit la veuë chargée & affoiblie par les veilles ; & ses nuits estoient des jours longs & ennuyeux, puis qu’il ne goustoit plus la douceur du sommeil.
Sur la fin d’une nuit qu’il avoit ainsi passée sans dormir, apres avoir roulé en son esprit mille pensées differentes sur le sujet de ses soucis, il occupa le reste du temps qu’il avoit à demeurer au lit, à faire ces vers sous le nom de Cloris, qu’il supposait ordinairement.
Tristes & mal-heureuses nuicts
Qui resveillez tous mes ennuis,
Pendant que vous donnez repos à toute chose,
Me plaindray-je tousjours ainsi ?
C’est assez souspiré, souffrez que je repose,
Et ne me dites plus, Cloris n’est point icy.
Desja la Lune en paslissant,
Fuit devant le Soleil naissant,
Et le sommeil encor n’a fermé ma paupiere.
Pour moy seulement sous les Cieux,
La nuict est sans repos, & le jour sans lumiere,
Aussi-tost que Cloris s’esloigne de mes yeux.
Messagere de la clarté,
Deesse, de qui la beauté
Emprunte mille attraits de celle que j’adore,
Viens-tu m’annoncer son retour ?
Tu cours en vain pour moy, retourne, belle Aurore,
Si tu viens seulement pour annoncer le jour.
Pourquoy, courriere d’Oriant,
Verses-tu des pleurs en riant ?
Pleures-tu de pitié, voyant ce que j’endure ?
Et si tu ris en mesme temps,
N’est-ce point que tu veux me donner un augure,
Que je verray bien-tost les Beautez que j’attans ?
Helas ! que ce penser est doux ;
Le Ciel de mon bien trop jaloux,
Me deffend d’esperer l’heur que tu me proposes.
Mais toy qui redonnes le jour,
Et qui rends à nos yeux toutes les belles choses,
Que ne ramenes-tu l’objet de mon amour ?23
Prose et vers insérés ont, dans de telles séquences, une même fonction : le discours du narrateur qui analyse les sentiments de son personnage est attesté par des discours cités, en prose et en vers. Le discours direct lyrique cité exprime et prouve les sentiments que le narrateur nous dit que le personnage ressent. La citation, comme les aveux dans le cadre judiciaire, fait preuve.
Les vers de diverses narrations fictionnelles que nous avons eu l’occasion de travailler présentent la particularité d’être et les vers du personnage de roman qui les compose et les vers de l’auteur. Dans ce cas, les poèmes insérés dans les romans ont aussi été publiés séparément, sous le nom de l’auteur avant ou après avoir été utilisés dans le roman. Le reproche que Boileau formule à l’encontre d’Honoré d’Urfé24, à savoir écrire un roman pour recycler des poésies anciennes, vaut pour bon nombre d’auteurs de narration fictionnelle. Gustave Reynier dans Le Roman sentimental avant l’Astrée a attiré notre attention sur cette pratique25. Ainsi, dans Les Destinées des deux amants de Philippe Tourniol, paru en 1603, trois des quatre poèmes insérés proviennent du recueil de poésies L’Entretien de l’amour, paru la même année. Du Souhait, dans la préface des Amours de Poliphile et de Mellonimphe, paru en 1600, avertit le lecteur de la reprise. Un grand nombre de pièces insérées dans L’Astrée ont été publiées par Urfé dans le Nouveau Recueil des plus beaux vers de ce temps, en 1609, puis à la suite de Sireine, en 161826 et enfin dans Le Second Livre des Délices de la poésie françoise ou Nouveau Recueil des plus beaux vers de ce temps, en 162027. Desmarets de Saint Sorlin publie dans ses Œuvres poétiques, en 1641, plusieurs des poésies présentes dans Ariane. Sept des dix-huit pièces de poésie que contient L’Exil de Polexandre et d’Ericlée de Gomberville, paru en 1619, sont aussi publiées la même année dans un petit recueil ayant pour titre Vers du Sr Le Roy. Dans l’épître à sa maitresse qui ouvre ce roman, Gomberville déclare que l’amour de ses amants d’invention est une « image » de son propre amour28.
Ce réemploi de la poésie cautionne la lecture à clé des narrations amoureuses. La poésie dans le roman est donc liée au lyrisme mais aussi, dans bien des cas, au « je » lyrique de l’auteur. La publication sous nom d’auteur de pièces de poésies qui sont attribuées dans les romans à divers personnages est le moyen de signifier que derrière le « il » du roman se cache un « je », que les fictions d’aventures amoureuses que sont les romans s’ancrent dans une expérience amoureuse qui est celle de l’auteur lui-même : « C’est peu d’être poète, il faut être amoureux »29.
Les poésies insérées dans les fictions dévotes de Jean-Pierre Camus confirment cette conclusion. Lui aussi considère que les fictions d’amour ont leur fondement dans l’expérience amoureuse de leur auteur. Dans la « Défense de Cleoreste », qui conclut Le Cléoreste (1626), il est question du roman de l’évêque de Trica, Les Éthiophiques. Un des arguments avancés pour condamner ce roman, et surtout son auteur, Héliodore, qui est un prélat, est le suivant :
A quoy vous adjouterez ce que disent quelques uns, & qui a de la vraysemblance, que cet Escrivain avoit enveloppé sous le voile de ceste Histoire Ethiopique les passions de sa jeunesse, qui estoient encore vives en la mémoire de quelques uns, qui se scandalizoient qu’en un âge & une condition qui ne luy permettoitent pas de rappeler en son esprit ces vaines pensées, au lieu de les oublier il les eust voulu publier, comme pour faire gloire de ce qui luy devoit donner de la honte.30
Parmi les raisons qui peuvent expliquer le fait que Camus, évêque de Belley, revendique d’écrire des histoires vraies et non des fictions31, il y a sans doute le fait que l’on considérait en son temps que les fictions amoureuses étaient des « images » des amours de l’auteur. Et parmi les raisons qui expliquent qu’il n’insère pas de vers de son cru dans des fictions, il y a sans doute le fait qu’il soit un mauvais poète – c’est ce qu’il déclare – mais il y a aussi le fait que les poésies dans les romans sont alors lues comme des poésies personnelles de l’auteur, et non comme les poésies d’un narrateur :
Mes plus grands créanciers sont trois, Bertaut évêque de Séez, le poli Malherbe et l’incomparable cardinal du Perron, et quelques autres beaux Esprits dont les Poésies sont ramassées dans ce Recueil des plus beaux vers de notre temps, qui est entre les mains de tout le monde […]32.
Aussi dans Le Cléoreste, roman qui contient, de l’aveu même de l’auteur à qui on en a fait le reproche, un nombre très important de poésies, ne trouve-t-on aucune poésie dont il est l’auteur mais des poésies empruntées, les emprunts étant signalés le plus souvent dans la marge. Si d’aventure, Camus se risque à écrire lui-même des poésies pour orner ses romans, il prend bien soin de spécifier que ce sont de très mauvaises poésies, ce qui est une façon de faire comprendre qu’il ne s’adonne pas à l’amour profane :
[…] il y en a [des poésies] de nostre Genie, & ce sont les pires, car que peut produire que de trouble & d’imparfaict une veine, non seulement inculte mais negligee, mais mesprisée33.
Pour l’évêque de Belley, comme pour les auteurs de fictions amoureuses profanes ses contemporains, les poésies font partie des ornements que doit comporter une narration pour retenir l’attention du lecteur :
Les pourparlers, les lettres, les harangues, les poésies, les descriptions, les suspensions d’esprit, et toutes les règles de l’art poétique et oratoire servent à ce pieux stratagème, qui tend à enchanter sagement les esprits qui comme des aspics bouchent leurs oreilles à des enseignements plus sévères […]34.
[…] surmenez vos narrations de poésies, de lettres, de harangues, de pourparlers, de soupirs, de plaintes, de cartels, d’énigmes, d’apostrophes, de descriptions, de tableaux, d’épitaphes, et de toutes les fleurs et les enjolivements dont les arts poétique et oratoire sont si féconds, et de tous ces ragoûts, faites une viande qui, en la solidité de la Vérité, qui lui servira de corps, ait de tels appâts qu’elle affriande ceux qui la goûteront […]35.
Dans cette conception, le roman est un recueil de « beaux endroits », pour reprendre les termes de Madame de Sévigné36. On observe toutefois que la poésie tend à disparaître des fictions narratives en prose, passé les années 1640, même si Madame de Villedieu insère de nombreux vers dans ses œuvres narratives. Autrement dit les fictions narratives en prose du début du siècle sont souvent des prosimètres, mais ce n’est plus le cas passé le premier tiers du siècle.
[1] Voir par exemple la fameuse définition du roman de Pierre-Daniel HUET : « ce que l’on appelle proprement Romans sont des fictions d’aventures amoureuses, écrites en Prose avec art […]. Il faut qu’elles soient écrites en prose, pour être conformes à l’usage de ce siècle », in Camille ESMEIN (éd.), Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 441-442. Plus généralement sur le roman du XVIIe siècle, voir, du même auteur, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVIIesiècle, Paris, Honoré Champion, 2008.
[2] Pour plus de précisions, nous nous permettons de renvoyer à notre Les Longs romans du XVIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2013, plus particulièrement à la partie « Roman poétique », p. 295-361.
[3] Paul PELLISSON, « Discours sur les œuvres de M. Sarasin », in Alain VIALA, Emmanuelle MORGAT, Claudine NÉDELEC (éd.), L’Esthétique galante, Toulouse, Société de Littératures classiques, 1989, p. 57.
[4] Jean de LA FONTAINE, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, « L’Intégrale », 1965, p. 32.
[5] Jean-François SARASIN, La Pompe funebre de Voiture. Avec la clé, s.l., 1649, p. 10. Le bavolet est une coiffure de paysanne. L’apétador est un ornement que les femmes portaient sur leur tête, comme un filet de perles. La calle est une coiffure de femme en forme de bonnet.
[6] Jean-Pierre CAMUS, Le Cléoreste, Lyon, A. Chard, 1626, t. 2, p. 794.
[7] Ibid., p. 795.
[8] Voir au sujet des « agencements » l’article d’Eglal HENEIN, « Les Nouvelles de Camus et les agencements », R.H.L.F., mai-août 1977, p. 440-458.
[9] Tous les longs romans ne contiennent pas de poésies insérées mais quand ils en contiennent et qu’ils ont été abrégés, le nombre des poésies est restreint, parfois considérablement. Pour L’Astrée d’Honoré d’Urfé, voir la version abrégée de 1678, Astrée, première partie, Paris, Claude Barbin, celle de 1712, La Nouvelle Astrée, Paris, Nicolas Pépié, et celle de 1733, L’Astrée de M. d’Urfé, Pastorale allégorique, Paris, Witte et Didot.
[10] Honoré d’URFÉ, L’Astrée, Delphine DENIS (éd.), Paris, Honoré Champion, 2011, p. 183-184.
[11] GOMBERVILLE, L’Exil de Polexandre et d’Ericlée, Paris, Toussainct du Bray, 1619, p. 598.
[12] Madeleine de SCUDÉRY, Clélie, histoire romaine, cinquième partie, Chantal MORLET-CHANTALAT (éd.), Paris, Honoré Champion, 2005, p. 259, 377, 415, 417.
[13] Madeleine de SCUDÉRY, Mathilde, Nathalie GRANDE (éd.), Paris, Honoré Champion, 2002, p. 113.
[14] Voir Claudine NÉDELEC, « Approches de la poétique du recueil chez Mme de Villedieu », Littératures classiques, « Madame de Villedieu ou les audaces du roman », 61, printemps 2007, p. 173-189.
[15] Marie-Catherine DESJARDINS, dite Madame de VILLEDIEU, Les Annales galantes, in Œuvres complètes, Paris, La Compagnie des libraires, t. 9, 1720, p. 18-19.
[16] PÉTRONE, Satyricon, Alfred ERNOUT (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1962, p. 86 : « Je suis poète, me dit-il, et j’espère, poète dont l’inspiration n’est point si vulgaire, si du moins il faut ajouter quelque foi aux couronnes, que souvent aussi la faveur décerne à la médiocrité. « Alors pourquoi, diras-tu, es-tu si mal vêtu ? – Pour cela même. L’amour de l’art n’a jamais enrichi personne. / Qui se confie à la mer, y ramasse de gros bénéfices/. Qui recherche les camps et les batailles porte un ceinturon d’or./ Le vil adulateur s’étale gorgé de vin, sur la pourpre brodée./ Qui débauche les matrones, doit payer son adultère./ Seule l’éloquence grelotte sous les haillons glacés,/ et de sa voix misérable invoque en vain les arts désertés. /Il n’est que trop vrai […] ».
[17] PÉTRONE, op. cit., p. 123 (CXI), p. 91-94 (LXXXIX-XC) et p. 119 (CIX).
[18] Ce sont en effet par les vers de plainte du narrateur que s’ouvre La Consolation, juste avant que n’intervienne Philosophie : « Haec dum mecum tacitus ipse reputarem querimoniamque lacrimabilem stili officio signarem adstitisse mihi supra verticem visa est mulier reverendi admodum vultus […]. (Pendant que je ressassais, silencieux, ces vers en moi-même et que je confiais à mon style le soin de tracer ma plainte larmoyante, je vis apparaître à mes côtés, au-dessus de ma tête, une femme dont l’aspect inspirait la plus grande vénération […]), BOÈCE, La Consolation de Philosophie, Éric VANPETEGHEM (trad.), Paris, Librairie Générale Française, « Lettres gothiques », 2008, p. 46-47.
[19]« Fortunae te regendum dedisti : dominae moribus oportet obtemperes. Tu vero volventis rotae impetum retinere conaris ? at, omnium mortalium stolidissime, si manere incipit, fors esse desistit/ Haec cum superba verterit vices dextra/ et aestuantis more fertur Euripi,/ dudum tremendos saeva proterit reges/ humilemque victi sublevat fallax vultum./ Non illa miseros audit aut curat fletus/ ultroque gemitus, dura quos fecit, ridet./ Sic illa ludit, sic suas probat vires/ magnumque summis monstrat ostentum, si quis/ visatur una status ac felix hora./ Vellem autem pauca tecum Fortuna ipsius verbis agitare […] (Tu t’es donné à la fortune pour qu’elle te dirige : il faut te conformer au caractère de ta maîtresse. Or toi, tu tentes d’arrêter l’élan de la roue qui tourne ? mais, mortel des plus stupides, si elle en vient à s’arrêter, elle cesse d’être la fortune./ Quand, de sa dextre superbe, elle renverse les destinées/ et s’emporte comme les bouillonnements de l’Euripe,/cruelle, elle foule aux pieds des rois naguères redoutables/ et, perfide, elle relève le visage humilié du vaincu./ Elle n’entend pas les malheureux ni ne se soucie de leurs larmes/et, qui plus est, rit des gémissements qu’elle provoque dans sa dureté./ Ainsi joue-t-elle, ainsi éprouve-t-elle ses forces/ et montre-t-elle leur grand prodige quand on voit/quelqu’un, en l’espace d’une heure, terrassé et heureux./ Mais je voudrais un peu débattre avec toi avec les mots mêmes de la Fortune […]), BOÈCE, La Consolation de Philosophie, p. 88-89.
[20] J.-F. SARASIN, La Pompe funèbre de Voiture, p. 6-7.
[21] François LA TOUR HOTMAN, Histoire celtique [...], Paris, Mathieu Guillemot, 1634. Ce roman est intéressant pour la variété des insertions poétiques : des poésies (p. 532-535, 602-603, 912) et des oracles versifiés (p. 418, 714) sont insérés. Des sentences et des propos sentencieux versifiés interviennent au fil du texte (p. 45, 84, 94, 98, 213, 234, 323, 350, 352, 379, 463, 467-8, 639, 646-647, 729, 801), deux comparants en vers avec des comparés en prose (p. 136 et 961), et cinq autres cas de continuume de prose et de poésie ((p. 89, 564, 564-565, 626, 730, 755-756). À part les poésies, les insertions de vers sont brèves.
[22] Jorge MONTEMAYOR, Les 7 livres de Diane, Anne CAYUELA (trad.), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 80.
[23] Jean DESMARETS DE SAINT-SORLIN, Ariane (1632), Paris, Mathieu Guillemot, 1643, liv. 9, p. 426-430.
[24] Nicolas BOILEAU, Œuvres complètes, C. Gridel (éd.), Paris, Garnier Frères, 1873, t.3, p. 173-174.
[25] Gustave REYNIER, Le Roman sentimental avant L’Astrée, Paris, Armand Colin, 1908, p. 316.
[26] Dans une section ayant pour titre Autres Poésies du mesme Autheur nouvellement mises en lumiere.
[27] Voir Marie-Gabrirelle LALLEMAND, « Les Poèmes d’Honoré d’Urfé insérés dans son roman », XVIIe siècle, avril 2007, p. 295-313.
[28] « il est certain que je ne sçaurois trouver une plus parfaicte image de ma servitude & de ma fidelité, qu’en l’histoire de ces parfaicts Amans », déclare-t-il à sa « chere maistresse » dans l’épître dédicatoire. Voir à ce sujet la réflexion de Käte HAMBURGER sur les poèmes lyriques, « énoncés de réalité », dans son ouvrage Logique des genres littéraires (Paris, Le Seuil, 1977).
[29] Nicolas BOILEAU, Art poétique, Paris, GF Flammarion, 1998, chant II, v. 44, p. 94.
[30] J.-P. CAMUS, Le Cléoreste, p. 774.
[31] À ce sujet, voir notamment Sylvie ROBIC DE BAECQUE, Le Salut par l’excès. Jean-Pierre Camus (1584-1652). La poétique d’un évêque romancier, Paris, Honoré Champion, 1999, particulièrement le chapitre III de la deuxième partie : « L’Histoire dévote, entre fait et fiction ».
[32] Jean-Pierre CAMUS, L’Iphigène, « Avertissement au Lecteur », Lyon, A. Chard, 1625 (non paginé).
[33] Jean-Pierre CAMUS, « Instruction au Lecteur de Parthénice », in Parthénice ou Peinture d’une invincible chasteté, histoire napolitaine, par M. l’esveque de Bellay, Paris, C. Chappelet, 1621, p. 903.
[34] Jean-Pierre CAMUS, Les Eclaircissements de Méliton, t. 2, « Combat de Polhistor et Hermodore », s.l., 1635, p. 265. Cité par S. ROBIC DE BAECQUE, Le Salut par l’excès, p. 357.
[35] J.-P. CAMUS, « Défense de Cléoreste », in Le Cléoreste, t. 2, p. 711.
[36] Madame de SÉVIGNÉ, Lettre du 15 juillet 1671 : « il y a bien de la différence entre lire un livre toute seule, ou avec des gens qui entendent et qui relèvent les beaux endroits et qui, par là, réveillent l’attention », Correspondance, Roger DUCHÊNE (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1972, p. 296.
Résumé
Cet article fait la synthèse des recherches que j’ai menées au fil des années sur le prosimètre romanesque : quelle est la nature du prosimètre de roman (continuum de prose et de vers ou vers insérés dans de la prose) ? Quelle est la fonction des vers insérés dans le roman ? Qui est le poète ? Quelle conception du roman est celle qui permet l’insertion de poésies, parfois nombreuses, dans la prose narrative ?
Abstract
This article provides a summary of the research I have carried out over the years on the use of prosimetrum in novels: what is the nature of prosimetra in novels (a continuum of prose and verse or verses inserted into prose)? What function do the inserted verses serve? Who is the poet? What concept of the novel is one that allows for the introduction of sometimes numerous verse sequences in narrative fiction?
Marie-Gabrielle LALLEMAND
Université de Caen Normandie, LASLAR (EA 4256)
Sources
BOÈCE, La Consolation de Philosophie, Éric VANPETEGHEM (trad.), Paris, Librairie Générale Française, « Lettres gothiques », 2008, p. 46-47.
BOILEAU, Nicolas, Art poétique, Paris, GF Flammarion, 1998.
CAMUS, Jean-Pierre, Le Cléoreste, Lyon, A. Chard, 1626.
—, Les Eclaircissements de Méliton, t. 2, « Combat de Polhistor et Hermodore », s.l., 1635.
—, L’Iphigène, « Avertissement au Lecteur », Lyon, A. Chard, 1625.
—, Parthénice ou Peinture d’une invincible chasteté, histoire napolitaine, par M. l’esveque de Bellay, Paris, C. Chappelet, 1621.
DESMARETS DE SAINT-SORLIN, Jean, Ariane (1632), Paris, Mathieu Guillemot, 1643.
GOMBERVILLE, Marin Le Roy de, L’Exil de Polexandre et d’Ericlée, Paris, Toussainct du Bray, 1619.
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LA FONTAINE, Jean de, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, « L’Intégrale », 1965.
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Critique
DUVAL, Suzanne, La Prose poétique du roman baroque (1571-1670), Paris, Classiques Garnier, 2017.
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GREINER, Frank (dir.), Fictions narratives en prose de l’âge baroque : répertoire analytique, t. 1 (1585-1610), Paris, Honoré Champion, 2007 ; t. 2 (1611-1623), Paris, Classiques Garnier, 2014.
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