Les Oeuvres complètes de José Martí sont, on le sait, le fruit d’un travail de (re)construction qui se voudrait fidèle, au moins en partie, aux grandes lignes d’un projet dont le Cubain proposait l’esquisse dans sa lettre testamentaire du 1er avril 1895 à Gonzalo de Quesada. Naturellement, les textes dispersés demeurent nombreux dont l’organisation et la sériation est problématique, de par la disparité de leur date de rédaction (quand celle-ci est connue), leurs modalités d’écriture et leur stratégie de publication. C’est le cas d’une brève section intitulée « Apuntes de viaje », du tome 19 des œuvres publiées par la Editorial de Ciencias Sociales, qui constitue à ce jour l’ensemble le plus complet de textes martiniens1.
Nous avons, dans un travail antérieur2, proposé une première approche de cet ensemble aux contours mouvants, qui rassemble des textes de provenance, de date et de genre divers. Certains de ces textes nous permettent cependant de reconstituer une sorte de première cartographie, nécessairement sommaire, de l’œuvre martinienne. Ces textes, pour la plupart contemporains des séjours de Martí au Mexique (1875-1876/1877), au Guatemala (1877-1878) et au Venezuela (1881), sont souvent considérés comme les prolégomènes à l’édification de ce projet historique, politique, culturel et social, que Martí nommera « Nuestra América ».
Si « México » pose des problèmes de datation, d’autres textes comme « Curazao », « Jolbós », « Isla de Mujeres », « Guatemala », « Livingstone » ou « Un viaje a Venezuela », semblent bien le fruit immédiat d’une expérience du voyage, qui est aussi, dans le cas de Martí, celle de l’exil. Nous nous attacherons, dans ce qui suit, à analyser en particulier l’un de ces textes - « Isla de Mujeres »- qui nous paraît être symptomatique de cette cartographie première de Martí, informée par la figure de l’île, et au-delà, par celle de l’archipel. Frank Lestringant3 a bien montré, à partir de l’expérience des Découvertes, le rôle « exploratoire » de la projection que constitue la géographie déployée par l’archipel, une géographie qui constituerait une espèce d’esquisse de la Terre Ferme, un espace « réel » bien entendu (ce sont des îles qu’abordent ainsi successivement les navires de Colomb), mais aussi un espace imaginaire, qui trouve peut-être dans les portulans sa plus plastique expression.
Les textes de Martí auxquels nous avons fait allusion, semblent obéir à deux modèles dynamiques essentiels : celui de la traversée de l’espace, trajet ou parcours initiatique, pour les voyages dans l’intérieur du sous-continent (dans « Guatemala » ou « Un viaje a Venezuela », exemplairement), et le modèle de l’approche de l’espace insulaire, pour ces microcosmes que constituent les îles (Curaçao, Jolbós/Holbox, Isla de Mujeres) ou des espaces circonscrits comme une île (Livingstone). Ce modèle engage un mouvement complexe, produit d’une longue Histoire qui, chez Martí, passe cependant par une initiale pulsion scopique : justement l’approche de l’île, le désir de l’île, embrassée du regard, qui, une fois celle-ci abordée, visitée, se voit comblé ou frustré, ou les deux. Une dialectique de l’appropriation et de l’expropriation, l’île ne pouvant être qu’un lieu/moment de passage.
Les îles forment à leur tour une constellation de signes, une puissance à signifier, même s’il ne s’agit que d’éclats – ou bien, justement, parce qu’il ne s’agit que d’éclats. C’est là tout l’intérêt de ces textes : ils ne désignent pas une totalité (réelle ou rêvée, comme « Nuestra América »), ni même sa pré-figuration, mais une autre forme amorphe si l’on veut, ou primitive, une espèce d’ür-form – où se déploient de façon peut-être plus sensible, les contradictions du discours martinien, son feuilletage ou les strates de son élaboration, un laboratoire de la pensée et de l’écriture dans un espace (terrestre/aquatique), fluide, propice aux échanges, à la resignification de ces espaces et à leur mise en réseau. C’est dans cette perspective que nous voudrions lire le récit « Isla de Mujeres », en deux temps : en commençant par interroger la construction du paysage, par le récit, le cadre, « comme un tableau », puis en lisant la configuration de l’île, par le tracé, comme une carte.
Commençons par les faits : Martí, au printemps 1877, fait route depuis le port de Progreso (Yucatán) vers le Guatemala. Il passe par les îles d’Holbox (« Jolbós ») et de Contoy (« Contoy »), avant de faire escale à Isla de Mujeres. Cette île, liée maintenant administrativement au Quintana Roo, n’est alors encore qu’un Territoire Fédéral, qui se situe dans un ensemble (pén)insulaire, le Yucatán, que Gabriel Aarón Macías Zapata nomme, pour la période qui nous intéresse, « la península fracturada »4. Cette fracturation du territoire est imputable à bien des raisons, que ce soit le très faible maillage de la région en terme d’infrastructures -tout ou presque passe par les voies maritimes- ou la violence des ruptures historiques, comme la « Guerre des Castes » (1847-1901), qui voit se former des mouvements protestataires dans les communautés indigènes de la côte, sur des territoires aux limites elles-mêmes confuses, entre le Mexique et le Bélize actuels.
Le texte « Isla de mujeres »5 consiste cependant, en tout premier lieu, en une description, et en ce sens il s’inscrit dans une longue histoire, particulièrement riche dans le contexte de la littérature latino-américaine où le paysage (pictural ou figuré dans la trame verbale) a eu tant d’importance. L’île est abordée comme un paysage, un tableau, ou ce que l’on appelle populairement un « cadre ». Les deux premier paragraphes, le second en particulier, invitent, me semble-t-il, à réactualiser cette potentialité du cadre – cette fois, comme limite, bordure –, autrement dit, comme présence indicielle de la convention de la représentation :
Crecen en su playa arenosa el rastrero hicaco, el útil chite, una uva gomosa, fruta veraniega, semejante a la caleta cubana; y verdeando alegre y menudamente por el suelo, el quebrado kutz-bósh; que la gente pobre y enviciada usa a manera de tabaco. Tuestan la yerbecilla; y la envuelven a modo de picadura en papel de estraza: hacen esto principalmente los pescadores; cuando les hostiga en la costa la necesidad de fumar.
Bordan la arena sutilísimos encajes, correcta y pulidamente trabajados en su marcha nocturna por los caracoles y los cangrejos. Es admirable la perfección y simetría de esas largas y trenzadas huellas que las numerosas patas y el ancho carapacho de los cangrejos hacen en la arena finísima. La cruzan en todas direcciones, formando caprichosos dibujos: buscan de noche su alimento, y así labra esta nimia belleza el pueblo cangrejuno (29).
Il est difficile, en lisant ces lignes, de ne pas penser à la transcendance historique de cette description de la faune, de la flore et des habitants. Le texte de Martí paraît convoquer, en effet, autant les plus vieilles « relations » ou descriptions des Indes Occidentales, dans leur souci de décrire et de nommer, que des modèles rhétoriques plus récents. Dans le premier cas, depuis le Journal de bord de Colomb ou, plus tard, l’Histoire véridique de la Conquête de la Nouvelle Espagne de Bernal Díaz ou la Relation que Diego de Landa consacre à la péninsule du Yucatán et à laquelle Martí a peut-être eu accès (Relation des choses du Yucatán). Landa, par exemple, utilise le terme « chigte » (sans doute l’équivalent du « chite », dans le texte martinien) pour désigner un type d’arbre (« árbol »).
En termes généraux, la nomination dans le texte de Martí, à l’instar de ces textes fondateurs, est flottante, jouant de la comparaison (« semejante a la caleta cubana ») ou de l’emprunt à une autre langue : ainsi le kutz-bósh (terme d’origine maya) peut être traduit par « tabac noir ». Le texte de Martí est ainsi parsemé de termes intégrés par l’espagnol américain, qui furent agrégés au gré des découvertes. Comme l’a montré Manuel Alvar6, cette construction, essentiellement lexicographique, procède par chapes : un vocable rencontré dans les Antilles ou en Nouvelle Espagne va servir à nommer ou recouvrir une nouvelle réalité. Aussi retrouve-t-on dans le texte de Martí des termes qui proviennent de langues caribéennes (le terme « bohío » par exemple) autant que des emprunts au nahuatl (qui tend à devenir la lingua franca de la région mésoaméricaine), comme « huipil »/ « hipil » ou « jícara ».
La jouissance des vocables est évidente dans le texte de Martí, ils constituent, en italiques, comme des touches de couleur sur la trame textuelle, qui participent d’un premier topos, clairement identifiable : l’exotisme insulaire, perçu comme différence et invitation à la mise en rapport. La plage est le lieu de cet échange, historiquement et structurellement : sur le bord de la langue, là où la langue communique avec d’autres idiomes.
À ceci s’ajoute un élément tout aussi évident : l’adjectivation qui, elle, semble tributaire d’une rhétorique dont on pourrait fixer un point de départ singulier: l’Ode à l’agriculture de la zone torride de Bello (1826), ce long poème, qui participe d’évidence à la tropicalisation du paysage américain, mais aussi à son autonomisation. Non seulement à travers l’adjectivation, mais aussi par la perspective économique qui s’y dessine en creux et que l’on retrouve dans le récit de Martí : depuis « el útil chite », qui servira, dans le troisième paragraphe, à l’édification du bohío de Mr Le Plongeon, à l’usage du kutz-bósh, « a manera de tabaco », plante qui se situe à la jointure entre la nature et la culture, la botanique et l’histoire. La plante sauvage torréfiée par l’homme est à lire comme une anticipation de l’allusion à la culture du tabac, plantation caractéristique de l’île voisine de Cozumel et illustrée dans le récit par les deux jolies tabaqueras rencontrées par le narrateur.
Ces deux jeunes femmes nous conduisent tout naturellement à voir dans le récit que constitue « Isla de mujeres », au-delà de la description de la nature et de l’habitat, la trace d’un costumbrismo qui se complaît dans l’évocation de topoï qui scandent la narration, que ce soit l’allusion au carnaval ou à la veillée, et aussi, bien sûr, qui « narrativise » la toponymie, dans notre cas, à travers la présence multiple et réitéré de l’élément féminin, stratégie que l’on peut observer dans d’autres textes contemporains, comme les fragments du texte « Guatemala ».
Il serait sans doute facile de dire que le narrateur se livre à l’attrait de la « couleur locale », cela n’en n’est pas moins vrai : là encore, à l’image d’autres textes contemporains (« Livingstone », « Curazao »…), le chromatisme de la description est notoire, pas seulement métaphorique, comme le laissait penser l’usage des xénismes. La couleur blanche, avec ses variations (« blancura », « albo color », etc.), saisit à la fois le « réel » du lieu (c’est la blancheur du sable et du sel, une des ressources de l’île) et institue un paradigme doublement fonctionnel. Il constitue ainsi, d’abord, en quelque sorte, une « couleur » originaire pour le récit, comme celle du vêtement indigène en voie de disparition (« Apenas albean resplandecientes el holgado huipil y el fustán blanco », 30) et, allusivement, devient le fond de toute apparition/disparition, que ce soient les couleurs vives du Canarien qui poursuit les belles métisses lors du carnaval ou qu’il se configure comme la p(l)age d’inscription d’un texte à venir : pour l’instant, dans l’incipit du récit, les « traces » devenues « dessins », laissés par la faune amphibie du bord de mer, des mollusques et des crustacés qui « brodent » (« bordan » ) le « cadre » du tableau lors de leur nocturne promenade.
En germe aussi, dans ce spectre chromatique où tout se manifeste sur fond blanc, ce que nous pourrions dénommer un « tableau moral » : « en aquellas clarísimas tierras deben oscurecerse más las manchas » écrit le narrateur, après s’être référé à la présence exotique dans l’île (un exotisme au carré, en quelque sorte) d’Auguste Le Plongeon « erudito americano, un poco hierólogo, un poco arqueólogo » (29), un personnage connu pour sa tentative de transfert du Chac Mool à Philadelphie. L’opinion du narrateur à son égard est pour le moins contrastée : Le Plongeon, qui a acheté à vil prix un bohío, lui semble fuir son propre passé : « debe ser un emigrado de sí mismo » (30). Se forge alors une axiologie sur ce fond d’exigence morale que la blancheur insulaire impose, et que signale dès l’entrée, si l’on peut dire, la présence d’un petit cimetière marin, caractérisé par une multitude de termes convergents (« limpio », «transparente », « puro », « blancura »).
En termes généraux, cependant, le narrateur ne s’appesantit pas sur ces considérations morales, tout au plus notera-t-il, un peu plus loin, avec un clin d’oeil, la facilité avec laquelle certaines femmes cèdent aux avances d’un « isleño calavera ». Disons plutôt, toujours sur le mode léger qui caractérise pour partie le récit, que la présence d’un Le Plongeon, avec ses deux livres crasseux (« dos libros mugrientos », 30), contraste avec « esta tierra de Chipre, bella y nueva, donde las chozas limpias se levantan a la sombra de los poblados cocoteros » (30). La culture livresque de l’Américain, si elle est vantée par le narrateur, ne contraste-t-elle pas elle-même, avec le lieu, comme une anticipation de ce divorce entre la réalité américaine et la culture importée, qui sera l’objet de références postérieures dans l’œuvre martinienne ?
L’utopie insulaire se voit donc bien revisitée, reconfigurée par un « cadre », celui qui préside à la reprise des codes topiques de la représentation et qui, à travers des insinuations axiologiques, finit par dessiner une espèce de petit paysage moral où apparaît tel habitant « de tez morena y acento honrado », ici le père des deux jeunes femmes dont le narrateur vante la beauté toute chromatique : « si en la una centellean dos grandes ojos verdes sobre la viva tez morena, en la otra dos grandes ojos negros son realzados por su fragante color blanco y encendida rosa de sus mejillas » (32). La comparaison avec Cérès et Pomone complète le tableau et nous rappelle opportunément ce que cette Chypre tropicale doit à la sensibilité moderniste.
Dans un premier moment, le récit construit donc un cadre pictural, rhétorique et moral, qui actualise des potentialités littéraires indéniablement présentes dans la tradition sous-continentale. Il s’agit bien d’un tableau, qui se déploie sur la surface textuelle et dans la trame narrative et qui convoque à son tour des strates historiques. L’usage des vocables, empruntés aux langues indigènes, en constitue un exemple flagrant, en particulier quand, un peu plus loin dans le récit, sont convoquées les étymologies des toponymes : que ce soit celle de Cozumel (« tierra de murciélagos ») ou Catoche :
y si el viajero es avaricioso de noticias y pregunta por qué Catoche se llama Catoche, el mismo viejecillo, que acaba de ofrecerle asiento en una hamaca de henequén, le dirá tal vez que como los españoles preguntasen a los indios el nombre de aquella extraña tierra, éstos, confiados y benévolos, le dijeron: Kox-otox, ven a mi casa : Ay! Y fueron! (32)
L’anecdote en effet, n’est pas le fait du « viejecillo », mais est recueillie dans Bernal Díaz et Landa. Avec cet exemple syntagmatique, nous entrons dans une autre dimension du récit : à la Chypre tropicale (Tropical paradise sera le titre d’une brochure dédiée à l’île voisine de Cozumel par un yankee entreprenant !) succède, par l’affleurement des discours depuis la profondeur historique, l’ébauche d’une cartographie régionale, qui fait de l’île non plus ce paysage découpé par un cadre discursif qui en construit l’appréhension symbolique, esthétique et éthique, mais le foyer d’observation d’un réseau d’échanges, une carte mouvante, étoilée de relations complexes.
Si l’on en revient aux premiers paragraphes du texte : le travail de stylisation y est évident, qui anticipe l’écriture (comme mémoire et comme tracé : « esas largas y trenzadas huellas », 29), mais, nous l’avons suggéré, le bord/la plage, n’est pas simplement ce trait qui clôturerait la représentation, la retournerait sur elle-même, quand bien même cette réflexivité fût accueillante, en ce qu’elle engage d’autres discours. Le bord, la frontière entre l’eau et la terre est le lieu de l’échange, de l’inter7, personnifié ici par les pécheurs qui semblent, indolemment, attendre leur heure.
L’île, traversée cette « frontière » ténue qu’est la grève, s’avère, en effet, être comme un foyer où convergent et d’où se projettent des directions, des flux, à l’image d’une rose des vents, au cœur d’un archipel, d’une réticularité dynamique. Ce qui se trace alors, ce ne sont plus les lignes et les couleurs d’un tableau, ceint par un « cadre » discursif, mais bien une cartographie, qui dialogue avec ce paysage en ce que celui-ci porte justement les traces des échanges qui la scande. Entrer dans l’île, nous l’avons vu, nous confronte d’abord à une présence inattendue, exogène, politique : Le Plongeon ne fournirait-il pas l’exemple même de l’Occident colonisateur qui imprime son discours (le discours imprimé) sur le paysage américain, sur sa carte ? Peut-être aussi est-il la mauvaise conscience d’une élite, dont ne serait pas exempte l’élite latino-américaine ? En tous cas, si le lieu -le bohío, comme microcosme d’un autre microcosme, insulaire- offre un abri à l’étranger « locuaz y avaricioso » (29), il est surtout le premier élément qui dispose l’espace insulaire comme une carte (son sol est de sable et il est édifié avec les arbres de la mangrove et le chite) dont il faut interpréter les signes en rapport avec l’Autre de l’île.
Nous avons vu un premier exemple de cette « lecture » à travers l’interprétation étymologique des toponymes, rapportée oralement (la remarque est importante, au regard de la culture « imprimée »), qui renvoient à la profondeur des discours, nous pouvons ajouter maintenant à cette « verticalité » étymologique, l’horizontalité des réseaux : ainsi, Cozumel est d’abord une île au sud d’Isla de mujeres. Les habitants originaires de Cozumel, qui résident à Isla de mujeres, le vieil homme et ses deux filles tabaqueras, sont l’objet d’une description assez précise, qui inclut des données d’ordre économique : du « boniato importado de Cuba » (32) à la culture du café, de la canne et du tabac, « que todo esto, en abundancia y confusión pasmosa, produce la isla dócil » et pourtant, ajoute le narrateur, « es tierra […] miserable: sus hijos no han sabido aprovechar tan raras ventajas » (32).
Macías Zapata dans un chapitre intitulé « Economía y sociedad en Islas Mujeres y Cozumel » s’attarde sur la situation très particulière de ces deux îles, qui se situent à la fois sur les grandes routes commerciales qui vont des États-Unis à l’Amérique Centrale et du Sud, mais dont le développement économique demeure embryonnaire (les ports ne permettent pas d’accueillir les bateaux à fort tonnage) et abritent un commerce souvent illicite (contrebande). Elles connaissent aussi, en particulier après 1884, un système de propriété foncière peu propice à l’essor de la petite propriété vivrière, qui constitue pourtant un des modèles économiques privilégiés par le jeune Martí. L’exploitation de la région segmente encore cet espace : entre la production forestière de la péninsule, la culture du tabac à Cozumel, initiée par une population qui a fui les ravages de la Guerre des Castes, ou l’importance, toute relative, de la pêche à Isla de Mujeres ou Holbox. Le tableau, si j’ose dire, semble osciller entre une économie « colonisée », basée sur l’exploitation et l’exportation des ressources forestières, bien plus que sur le sisal comme on l’a longtemps cru, et une économie régionale aux échanges peu denses d’un point de vue quantitatif.
Le texte de Martí porte donc en son sein la marque de cette cartographie économique, écologique et humaine. Le jugement qu’il porte reste fidèle à ce que Paul Estrade caractérise comme la période « libérale » de Martí8. Ce jugement n’est cependant pas univoque. D’une part, nous venons de le lire, Martí fustige l’incurie des habitants de Cozumel, incapables de tirer profit d’une terre par essence généreuse, comme il blâme encore le manque d’ambition qui caractérise le village de pécheurs qu’il traverse à Isla de Mujeres : « sin una aspiración, sin un respeto, los hombres emigran o hacen contrabandos » (30), comme un écho au tableau moral dont nous avons parlé. D’autre part, de façon peut-être plus nuancée, il s’interroge sur une différence de rythme, de flux, celle qui oppose son impatience « urbaine », l’exacerbation d’un désir multiple (de travail, de gloire et d’amours), à la vie des pécheurs, partagée entre la pêche locale des tortues (« Aquí se pescan caguamas y tortugas que no se venden mal en la costa de Belice », 31) et la saison de pêche sur les côtes voisines (« van por marzo y abril a las costas cercanas […] y allí pescan pacientemente tres o cuatro meses », 31). Et de constater que si la belle baie d’Isla de Mujeres ne peut abriter les grandes embarcations (« buques de mucho calado », 31), au moins offre-t-elle un abri propice pour le cabotage.
Son meilleur et plus beau symbole en est le cayuco, embarcation traditionnelle de la zone caribéenne (probablement d’origine taína, comme le terme qui le désigne, et l’on sait la fascination de Martí pour « [el] caribe primitivo »9) :
consiste la riqueza en un cayuco danzarín, que coge y vierte sal, que lleva carey y trae maíz, y que de vez en cuando burla la vigilancia siempre burlable de la canoa de guerra que cura de los derechos del Fisco en estas cumbres […] (31).
Le cayuco est donc le vecteur, en petit, des échanges économiques de la zone. Plus bas dans le texte, ce sera un Indien d’Holbox, une île située au nord de la péninsule, qui viendra chercher un hébergement dans le bohío où est logé le narrateur : « un indio de Jolbós, que viene con su cesta al hombro y su bolsa de maíz a la cintura » (31). Le ballet des cayucos paraît donc, dans cet espace projectif et probablement prospectif qu’est Isla de mujeres, au cœur de l’archipel yucatèque, signaler les possibilités en germe d’échanges commerciaux et culturels qui seraient propres à un espace économique sans doute rudimentaire d’un point de vue capitaliste, mais sans conteste, sur certains points, utopique, ou plutôt, pour parler comme Foucault, hétérotopique, alors que passent au large les grands navires marchants qui emportent le bois des forêts de la péninsule ou que les marins des Canaries « azotan estos mares en busca del carnudo mero » (30).
La lecture politique de la carte économique ne peut être plus claire, les cas de Cozumel et d’Isla de Mujeres ne sont-ils pas dès lors à lire comme produits par la « matrice » cubaine et porteur d’un discours qui va s’affirmer plus tard : celui qui consiste à définir un espace latino-américain des échanges commerciaux, face au modèle états-unien et dans le contexte d’un marché mondial, en terme à la fois d’ouverture et de protection10? Le discours de Martí n’autorise cependant pas une lecture utopique au sens où celle-ci nous ferait renoncer à toute attache pragmatique : ces pécheurs sont des « criados » : « son a modo de esclavos, sujetos a sus amos, que así les llaman aún, por los caprichosos anticipos de que éstos les hacen larga cuenta, prestados sobre servicios personales » (31). Ces relations de domination, dont on retrouve la marque dans le traitement qu’applique le Cozumeleño aux Espagnols « llama aún blancos a los españoles » (32), sont donc repérées à travers des traces linguistiques qui, à leur façon, dressent une cartographie historique et sociale, en questionnant toute formulation utopique d’une économie qui se voudrait autarcique ou déliée des conditions sociales et historique de production.
En tous cas, cette espèce d’oikos insulaire, même à un degré embryonnaire, pousse à penser l’écologie en terme d’économie et à la territorialiser : depuis le début (la torrefaction du kutz-bósh), ou dans l’exemple de la tortue caguama qui permet la production d’une huile qui éclaire le riche comme le pauvre, ceci jusqu’à la fin du récit, avec cette tasse de chocolat, que le narrateur déguste, et qui a été préparée «a sus propios ojos con frescos y gruesos granos de cacao » (33).
Cette production du tabac et du chocolat ne peut, en outre, que renvoyer à l’arrière-plan historique pré-hispanique: leur place dans l’espace social, comme aliments et comme marchandises, comme valeur d’usage et valeur d’échange (on sait que les grains de cacao furent utilisés comme monnaie). Une nouvelle fois, le modèle évoqué semble double, celui d’une économie « moderne », avec la spécialisation des zones et des acteurs et une économie traditionnelle, portant les traces du troc. C’est pour cela que la cartographie économique peut-être projetée comme un archipel, c’est à dire un espace ouvert aux expérimentations, un laboratoire pour une éventuelle intégration économique, culturelle, historique de cet espace qui s’appelera « Nuestra América ». L’espace d’Isla de Mujeres se déploie donc comme une rose des vents : nous avons signalé les « horizons » de Cozumel, de Catoche, d’Holbox, de Cuba, du Bélize ou des Canaries. Le reste du récit s’ouvre sur d’autres destinations : ainsi Valladolid du Yucatán (de nouveau à travers la toponymie : « llaman villano al que ha nacido en Valladolid », 29), la poudre de riz de la Nouvelle Orléans, la « cascarilla meridana » (31) ou, encore, la poudre de pomme de terre du Bélize.
Fullarton and co., 1872
Cet étoilement produit par la lecture des signes à travers lesquels s’élaborent les contours et la morphologie de l’île (comme espace « réversible »), à l’image des signifiants toponymiques, joint les paradigmes de la géographie naturelle et économique et les facteurs historiques. En ce sens, l’allusion aux ruines de Tulum (que le narrateur confond avec Tulima), est significative de l’esprit critique de Martí face aux discours officiels: « frente a Cozumel, los indios, más que bárbaros, tímidos del trato rudo de los blancos, ocupan y hacen inaccesible la antigua ciudad histórica de Tulima, cuyas ruinas no ceden en importancia a las de Chichen Itzá en Uxmal » (32-33). Et un peu plus loin : « han llevado al hijo de la casa a ser soldado, han recibido noticia de que el bravo Kem, jefe de una tribu alzada […] le promete librarlo de entre la turba de cartucheras y chacó » (33).
L’île est bien ce système fermé-ouvert, ce microcosme qui permet de lire un ensemble, un tissage de relations et d’échanges : ici, l’allusion à la Guerre des Castes, qui contribue à l’afflux d’une nouvelle population dans les îles (principalement Cozumel, nous l’avons dit) et pose le problème de l’enrôlement. Par où la cartographie insulaire est historique et politique et donne au narrateur l’occasion d’une réflexion sur un feuilletage complexe de population, encore une fois un laboratoire d’où semble émerger un « pueblo mixto » – le métissage en acte. Martí voit disparaître, sans doute avec nostalgie, un monde traditionnel (« apenas albean… ») au bénéfice de formations plurielles, par des processus qui n’excluent pas les tensions, mais sont riches de possibilités. Cette incorporation n’est pas sans heurts, dans le corpus martinien lui-même (on pensera aux réticences du Cubain devant Curaçao).
Le récit de Martí constitue donc un système sémiotique qui emprunte à la plasticité du tableau, contraint mais rendu signifiant par le cadre et le code qui président à son élaboration, autant qu’à la construction réticulaire que suppose la projection plane de la carte, comme modélisation d’une représentation historique, sociale et politique. Il y a, nous l’avons suggéré, quelque chose du portulan dans cette cartographie martinienne, au sens où elle allie la vivacité du dessin et l’éclat des couleurs de l’imaginaire, à la tentative, elle aussi imaginaire, mais sur un autre plan, de tracer les contours des territoires et de suggérer les flux et les interactions qui les modèlent. L’espace de l’archipel est fondateur pour cette cartographie en ce sens qu’il suggère, mieux que toute autre modélisation, cette dynamique des espaces. Sans doute l’espace concret de la péninsule « fracturée » du Yucatán, comme un fragment détaché/rattaché au continent aussi, en offrait-il un exemple presque parfait, par ses possibilités et ses carences. On se souviendra, à ce propos, que les populations autochtones avaient nommé ce territoire, Petén, qui précisément veut dire « île », comme le rappelle, entre autres, Diego de Landa.
Si la matrice insulaire originaire semble bien être Cuba, en ce qu’elle permet de poser des problèmes économiques et politiques cruciaux, le devenir archipel de l’île, expérimenté dans l’exemple d’Isla de Mujeres, avant sa concrétion sous une forme presque continentale, permet de modéliser les échanges, d’analyser, dans un espace circonscrit, et en un temps relativement bref, même si son fond est abyssal, des formations anthropologiques, historiques et sociales nouvelles.
Analyser, c’est à dire lire. D’où, peut-être, la structure encadrante du récit : nous en avons vu l’incipit, les traces enlacées qui forment des dessins capricieux, que le poète moderniste est capable d’apprécier à l’aune d’un système analogique éprouvé. L’excipit reprend le texte sur ces « bords »:
Luego, al desayuno, examinando los bordados de hilo de colores que adornan el mantel, y cuando la revoltosa criatura que ayuda al ama en sus quehaceres, le trae para orear manos y labios ancha jícara con agua, queda el viajero sonriente, viendo cómo le dan para enjugarse un espacioso pañuelo, en cada uno de cuyos lados hay un verso bordado en letras negras, que expresa casi siempre un pensamiento amoroso, revelado a medias por inocentes jeroglíficos (34).
Dans les paragraphes antérieurs, après les allusions initiales à la bibliothèque de Le Plongeon, était fait mention d’un texte gravé (« un trozo de madera, donde, grabada en letras doradas, se lee un nombre inglés... », 33), témoignage du naufrage d’un navire de croisière « lleno de americanos y madamas que no se sabe dónde fueron ». Quelque chose comme le témoignage de deux réalités parallèles (l’île yucatèque et le navire états-unien), mais sans commune mesure, à l’inverse de l’expérience de la lecture du « vers brodé » qui favorise le rassemblement, la saisie du sens, non point complet (« revelado a medias »), mais géopoétique et allusif, du « texte » américain. La carte déployée sous les yeux du lecteur retrouve, dans une dernière pirouette, la souplesse d’un tissu, qui nous dit aussi, noir sur blanc, l’amour américain du poète voyageur.
[1]L’ensemble est accessible sur internet. Nous citons selon notre édition (la 2e), José MARTÍ, Obras completas, La Havane, Editorial de Ciencias Sociales, 1975.
[2]Hervé LE CORRE, « Écrire le paysage, inscrire le politique. Les « Apuntes de viaje » de José Martí », Lyon, Université Lumière Lyon 2, Textures, 21, p. 169-180.
[3]Frank LESTRINGANT, Le livre des îles : Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, 2002.
[4] Gabriel Aarón MACÍAS ZAPATA, La península fracturada. Conformación marítima, social y forestal del Territorio Federal de Quintana Roo.1884-1902, Quintana Roo, Universidad de Quintana Roo, Centro de investigaciones y estudios superiores en antropología social, 2002.
[5] Nous mettrons dorénavant entre parenthèses le numéro de la page après chaque citation du texte « Isla de mujeres ».
[6] Manuel ALVAR, España y América cara a cara, Valence, Bello, 1975.
[7]Macías Zapata parle « d’interphase »: « transición espacial entre dos esferas del medio ambiente, la tierra y el mar » (G. A. MACÍAS ZAPATA, La península fracturada..., op. cit., p. 22). C’est cet espace qu’il privilégie dans son analyse des relations dans la région yuquatèque.
[8]Paul ESTRADE, José Martí, los fundamentos de la democracia en Latinoamérica, Madrid, Doce Calles, 2000.
[9]Dans le texte « Livingstone ».
[10]Les chroniques écrites par Martí au sujet des négociations du Congrès international de Washington (1889-1890) illustrent la position prudente du Cubain par rapport aux échanges commerciaux entre le Nord et le Sud.
Résumé
Les textes du Cubain José Martí (1853-1895) réunis sous le titre de « Apuntes de viaje » (« Notes de voyage ») nous semblent configurer, en dépit de leur dispersion et de leur brièveté, quelque chose comme le laboratoire de cet ensemble qu’il appellera « Nuestra América » (« Notre Amérique »). « Isla de mujeres », l’un des textes de « Apuntes de viaje », constitue un excellent exemple en ce sens. Nous analysons d’abord comment l’écriture martinienne construit un paysage, à la manière d’un tableau, d’un cadre, comme limite, c’est-à-dire, comme contrainte productrice de la représentation, puis comment elle configure un espace traversé de flux. La matrice insulaire fonctionne alors bien comme battement entre les limites, les frontières, les rivages, et les lignes, les rhumbs, ouverts sur l’espace de l’archipel, comme une préfiguration de l’espace américain, dans toutes ses dimensions (politiques, économiques, historiques et culturelles).
Resumen
Los textos del cubano José Martí (1853-1895) reunidos bajo el título de « Apuntes de viaje » nos parecen configurar, pese a su dispersión y brevedad, algo como el laboratorio de esa entidad a la que Martí llamará « Nuestra América ». « Isla de mujeres », uno de los textos de « Apuntes de viaje », constituye un excelente ejemplo de ello. Analizaremos primero cómo la escritura martiniana construye un paisaje, a la manera de un lienzo, de un cuadro, como límite, es decir, como molde para la representación para pasar luego a ver cómo configura un espacio transado por una serie de flujos. La matriz insular favorece pues la oscilación entre los límites, las fronteras, las orillas y las líneas, los derroteros que se abren al espacio del archipiélago, como prefiguración del espacio americano en todas sus dimensiones (políticas, económicas, históricas y culturales).
Hervé LE CORRE
Univ. Nouvelle-Paris 3, EA 2052, CRICCAL-CRIAL
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