À propos du rapport entre la prose et la poésie, la doxa critique du XVIIe siècle pourrait être représentée par le maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme : « Tout ce qui n’est point prose, est Vers ; et tout ce qui n’est point Vers, est Prose »1. Pourtant, nombre d’œuvres du temps montrent à l’œuvre toutes sortes d’interactions et de mélanges : greffes, hybridations, symbioses... Le terme de prosimètre, que nous avons choisi d’adopter malgré le fait qu’il soit inusité au XVIIe siècle, peut permettre de désigner la pratique fréquente de combinaisons variée, depuis l’insertion de poèmes dans une narration en prose2 jusqu’à des fondus-enchaînés eux-mêmes divers (et la pratique alternée de ces deux modes d’insertion), et, par extension, depuis la prose rythmée jusqu’au poème en prose. Or ces mélanges ont été finalement assez peu étudiés par la théorie et la critique littéraires, bien qu’ils ne soient rien moins que rares en cet âge dit classique, séparant nettement ce qui relève de l’« orateur » (le mot prosateur n’existe pas encore) et ce qui relève du « poète ». Est-ce que l’étude des variations du prosimètre permettrait de saisir cet « objet fuyant » qu’est (serait ?) la « spécificité du poétique », comme le dit Frank Lestringant dans son introduction au Prosimètre à la Renaissance ?3 La spécificité du poétique résiderait-elle dans autre chose que la mesure et la rime ? Quelle place la théorie poétique, foisonnante à cette époque, accorde-t-elle au prosimètre ?
La récolte est en réalité fort maigre (sauf enquête approfondie à mener), à une exception près, celle de Paul Pellisson, éditeur posthume de Jean-François Sarasin4.
Pellisson, publiant et préfaçant le recueil des œuvres de Jean-François Sarasin (mort en 1654), est confronté à une vraie difficulté : celle de devoir (entre autres) justifier, d’un point de vue théorique, l’usage du prosimètre dans La Pompe funèbre de Voiture, une des rares œuvres antérieurement publiées de Sarasin5, et l’une de celles qui eurent un certain retentissement. D’un point de vue théorique, car son « Discours sur les œuvres de Monsieur Sarasin » ressortit, de façon assez singulière et assumée dans son préambule, non seulement au genre de l’épître laudative, telle que celle par laquelle Étienne Martin de Pinchesne avait introduit la publication des œuvres de son oncle Voiture6, quelques années auparavant, mais aussi, selon son propre aveu, au genre de la « dissertation »7. Contrairement à Pinchesne, qui joue à fond la carte de la distinction mondaine, Pellisson, aidé de son ami l’érudit Ménage, initiateur du projet, veut faire de Sarasin une figure emblématique de « moderne », capable de combiner les capacités du docte et du mondain, donc de devenir un modèle pour ces « nouveaux doctes » qui cherchent alors la reconnaissance à la fois par leurs pairs et par le public. Il ne saurait alors faire autrement que de dessiner une position théorique à propos du mélange de prose et de vers que l’on trouve dans cette Pompe funèbre, texte d’autant plus important qu’il emblématise la relation (qui dissimule une sourde rivalité) avec cet autre modèle de la modernité galante qu’est Voiture.
Or Pellisson se trouve là confronté à un exercice assez périlleux, car les réflexions doctes sur ce sujet sont à peu près inexistantes, et les modèles anciens peu utiles, soit parce qu’ils sont trop marqués par l’érudition latine (ainsi des Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella, ou de la Consolation de philosophie de Boèce) soit parce qu’ils sont dangereusement inconvenants/satiriques/polémiques, tels le Satyricon de Pétrone et la Satire ménippée8. C’est probablement aussi à cause des implications fortement politiques de l’Apocoloquintose de Sénèque que Pellisson le récuse comme modèle (tout en le citant tout de même), trop différent pour être comparable, dit-il, et du reste « que [Sarasin] a surpassé de beaucoup, à la gloire de notre nation et de notre siècle »9. Si Pellisson doit, pour valoriser l’image qu’il veut donner de Sarasin, se garder de références trop érudites, qui seraient mal venues par rapport au sujet (la mort d’un poète mondain, réputé pour ne pas être des plus savants...), il se tient en même temps à distance de la pratique du prosimètre dans les productions littéraires mondaines, dont il ne dit mot, alors qu’elle commence à se manifester à la fois dans les salons, et dans les recueils de pièces « en prose et en vers » de ce milieu du siècle10.
Le premier argument de Pellisson en faveur de Sarasin est « la nouveauté du dessein », ce qui n’est peut-être pas tout à fait faux (mais serait à vérifier), si l’on entend par là non le prosimètre en lui-même, mais le fait de le mettre au service d’un éloge funèbre, sur le modèle du « tombeau », qui plus est en l’honneur d’une sorte de concurrent (cet éloge inclut en fait certaines railleries, à demi-mot, qui n’échappèrent pas à tout le monde, ce qui évoque tout de même la vocation satirique du prosimètre), éloge donc combiné à une « relation » (un récit), celle des prétendues et imaginaires cérémonies funèbres en l’honneur dudit. Cette hybridité complexe redouble/reproduit celle du mélange des vers et de la prose, sans que pour autant la distribution des deux modes d’expression suive un schéma prédéfini.
Le second argument est le plaisir que le lecteur peut trouver à la variété, « qui est utile et louable en toute sorte d’ouvrages, mais absolument nécessaire en ceux qui ne se proposent pour but que le plaisir »11. Autrement dit, l’éloge de Voiture, qui esquisse les filiations poétiques dont il relève, et ce qu’il représente, la poésie enjouée, a le mérite d’être plaisant, agréable (digne d’être agréé), et de dissimuler le sérieux de la célébration d’un poète moderne sous le plaisir de la fiction ornée. C’est un argument adapté de la présentation traditionnelle des satires dites ménippées, ces écrits « remplis de diverses choses et de divers arguments, meslez de proses, et de vers entrelardez, comme entremets de langues de bœuf salees »12 ; on le retrouve chez Pierre-Daniel Huet, qui, dans son Traité de l’origine des romans, évoque en 1670 le Satyricon de Pétrone : « Il le fist en forme de Satire, du genre que celles que Varron avoit inventées, en meslant agreablement la Prose avec les Vers, & le serieux avec l’enjoüé »13.
Voici le dernier argument : « Enfin, ce qui donne beaucoup d’ornement à cet ouvrage, c’est que les vers n’y sont pas seulement mêlés avec la prose, mais composent avec elle le corps d’une même narration »14. Pellisson apprécie donc favorablement le fait de composer avec ces deux formes « le corps d’une même narration », ce qui implique une valorisation par différenciation par rapport à l’usage des « poésies rapportées » dans les longs romans, et au premier titre L’Astrée. Se définit ainsi un nouveau genre d’écrire, qui offre à son auteur la « liberté d’être poète et orateur en même temps »15, alors même que tout le discours critique du temps tend à séparer strictement les domaines de la prose et ceux de la poésie, l’orateur du poète.
Cependant, Pellisson précise que ce genre d’écrire est propre « aux jeux de l’esprit et à ces ouvrages d’invention qui tiennent comme un milieu entre la prose et la poésie »16, et critique son emploi par Théophile de Viau, qui selon lui en avait usé « hors de son véritable usage au traité de l’Immortalité de l’âme, en une des plus sérieuses matières du monde »17.
À défaut de rien trouver de plus, au premier abord, chez les théoriciens patentés, attachons-nous à quelques œuvres de la seconde moitié du XVIIe siècle, qui contiennent çà et là quelques positions théoriques en forme de métatexte, ou les laissent supposer en elles-mêmes.
Précisons d’abord que, dans cette période, la forme générique la plus accueillante au prosimètre, peut-être parce qu’elle est celle qui répond le mieux au critère de bienséance avancé par Pellisson, reste les « lettres-relations » mondaines18, c’est-à-dire les récits de voyage ou de fêtes, comme en témoigne Richelet :
La lettre qui a l’air de relation est ordinairement plaisante et mêlée de prose et de vers. Les circonstances de la chose qu’on raconte doivent être agréablement marquées et tendre toutes à réjouir galamment l’esprit, de sorte qu’il n’y faut rien d’obscur, de languissant ni de superflu19.
À la date où écrit Richelet (en 1689), il peut faire référence à un corpus publié assez important, entre bien d’autres dans le Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes tant en Prose qu’en Vers20, publié en 1663, qui s’ouvre sur deux beaux exemples, le Voyage de l’Isle d’Amour (fantaisie mythologique, non sans rapport avec la « Carte de Tendre » de Madeleine de Scudéry) et le Voyage de Messieurs de Bachaumont et La Chapelle (voyage comique et burlesque, dit aussi Voyage d’Encausse). Mais il est peu probable qu’il connaisse celles qui à l’époque sont restées manuscrites, telles celles de La Fontaine (1663), rassemblées aujourd’hui sous le titre de Voyage en Limousin.
Il existe également une sorte de sous-genre, celui de la pompe funèbre : après celle de Voiture par Sarasin, un certain Boucher publia celle de Scarron sur son modèle21.
Enfin, on trouve une pratique de l’insertion de vers dans la prose pour « composer le corps d’une même narration » dans les nouvelles, ou petits romans, depuis Les Nouvelles françaises, ou les divertissements de la princesse Aurélie de Segrais22 jusqu’aux Désordres de l’amour23 de Mme de Villedieu24.
Qu’observe-t-on comme mode de « distribution » thématique, plus ou moins commenté, dans ces textes ? Deux procédures, parfois mêlées. Soit le passage de la prose aux vers et inversement ne répond à aucune logique visible, et relève de l’exercice de la liberté de l’auteur, qui choisit l’un ou l’autre moyen d’expression au gré de sa fantaisie inventive, à l’impromptu. En ce cas, un lien organique est établi entre rhétorique et rhétorique seconde, jusqu’à un fondu-enchaîné qui aboutit à faire d’elles des moyens indifférenciés de l’expression, ce qui récuse leur distribution théorique, entre « l’universel reportage » et ce qui relève de « l’inspiration ». Soit ce même passage relève d’une décision justifiée « en théorie », plus ou moins explicitée et mise en scène par telle ou telle réflexion métatextuelle.
C’est ce qu’on observe dans le Voyage de l’Isle d’Amour. Ainsi, au début, le narrateur écrit :
J’oublieray ma douleur en vous contant mon histoire, & je fairay pour un instant treuve [trêve] avec mes soûpirs.
Mon ame, pour un temps cache moy ma douleur ;
Vous, mes yeux, arrêtés vos larmes
Cessez, ma voix, de plaindre ma douleur […]25.
Un peu plus loin, il raconte son arrivée près d’une île :
Nous sommes assés prés de la Mer d’Afrique vers les lieux Fortunez de la Mer Atlantique, Et cette Isle agreable est l’Isle de l’Amour,
A qui châque Mortel rend hômage à son tour ;
Les jeunes, & les vieux, les sujêtz, & les Princes
Pour voir ce lieu charmant ont quitté leurs Provinces […]26.
On peut constater que le passage de la prose aux vers se fait très souplement, sans rupture de continuité, au gré de la plume. On trouve même un passage où l’on a en quelque sorte des versets, entre la prose et les vers :
A l’entrée de ce Palais l’on trouve l’Emportement, les visions, & les Troubles qui enchantent les yeux d’une maniere que l’on voit tout de travers.
L’Emportement est toûjours en agitation, sans sçavoir pourquoy, parle fort viste, & dit toutes choses mal à propos, & sans ordre.
Les Troubles s’effrayent pour la moindre chose, & s’étonnent de rien. Et
Les Visions font toûjours leur malheur elles mémes, parce qu’elles se forment des fantômes vains pour se tourmenter.
Tous ces personnages-la en entrant me firent prendre un breuvage, qui me rendit tout autre que je n’estois.
Je devins emporté, méfiant, soupçonneux ;
Et mon emportement me parut raisonnable ;
Je me fis des tourmens pour estre miserable ;
Enfin tous les objetz me dévinrent fâcheux27.
Parfois, est au contraire mise en scène une sorte de « distribution logique » de la prose et des vers. On relève ainsi, dans une lettre de Scarron « À Monsieur le Comte de Vivonne », un début en vers « mêlés » (alexandrins, décasyllabes et octosyllabes) ; il y annonce le mariage franco-espagnol (de Louis XIV et de Marie-Thérèse d’Autriche) et ajoute :
Qu’elle s’en sait bon gré, la reine Anne d’Autriche :
Et qu’ils en trembleront, et le Maure et le Turc ;
Mais ce diable de mot, loin d’être rime riche,
(Car le françois n’a point de rime en urc)
N’est pas même rimable.
C’est pourquoi trouvez bon,
Le satrape le plus aimable,
De tous les courtisans de Louis de Bourbon28,
Que je quitte les vers, et vous écrive en prose,
Plus propre à dire toute chose.
En prose donc, ô brave comte de Vivonne, je vous dirai, quoique vous le sachiez déjà bien ; mais il faut vous écrire, et je n’en ai guères de matière. Vous saurez donc que Paris est comme il était quand vous êtes parti ; Que pour une personne raisonnable, il s’en trouve cent mille qui ne le sont pas, et ne le seront jamais, et qu’il en est des femmes comme des hommes. Les enfans de Paris ont le haut du pavé en l’absence de la cour, et contrefont le mieux qu’ils peuvent messieurs du bel air. Il n’y a guères de quartier qui n’ait quelque poëte, bon ou mauvais ; ni de maison qui reçoive compagnie, où il n’entre par jour plus de douze mauvais plaisans ou diseurs de rien29.
Il s’agit bien sûr de plaisanter, Scarron aimant bien en réalité les rimes acrobatiques, mais la plaisanterie n’a de sel que parce qu’elle joue sur et avec des « évidences » : les rimes pour les événements de haute importance, au risque d’avoir du mal à caser leur vocabulaire quelque peu barbare quand on se bat du côté de l’est, la prose pour la vie de tous les jours… en l’occurrence teintée d’un zeste de satire, qui aurait pu fort bien donner lieu à une satire en bonne et due forme, c’est-à-dire en vers.
On trouve quelque chose de comparable dans une « Lettre à Monsieur le Comte d’Armagnac Grand Écuyer de France » de Benserade. Elle commence par une suite de huit alexandrins, sur le ton du premier, « Je chante le Neveu du fameux Godefroy » ; puis
Voila, Monseigneur, le début du Poëme heroïque où je me suis engagé un peu témérairement, à vous dire le vray ; mais le sujet & le zele m’ont emporté par dela mes forces. Mon dessein est donc de le commencer par deux douzaines de chants de mille Vers chacun. […] Il n’y auroit rien de pareil en nôtre langue, écoutez l’invocation.
Muse, fais-moy décrire & traiter noblement
Les merveilleux exploits de ce prince charmant,
Tout ce que dans la guerre il fit pour sa Patrie,
Et tout ce qu’il a fait dans la galanterie :
Tout ce qu’il a couru de differens hazards
Sous les loix de Venus aussi-bien que de Mars :
Surtout lors qu’une nuit montant chez une belle,
Amour qui l’escortoit en bas tenoit l’échelle
Au besoin, soûtenu de deux Valets de pié,
De peur que mon Heros ne fût estropié.
Je suis honteux des fragmens mal polis que je vous envoye […]30.
On glisse donc, dès l’éloge en alexandrins, des exploits épiques aux exploits galants, puis l’on revient un peu piteusement à la prose d’un poète un peu maladroit, qui du reste cherche surtout, en conclusion de sa lettre, à obtenir du comte qu’il fournisse une bonne excuse à un gentilhomme de ses amis, désireux d’échapper à un procès fâcheux.
Enfin, l’on trouve très souvent une sorte d’entre-deux, un « ambigu ». L’expression se trouve dans une « Lettre de Tirsis à Doralice »31, qui commence par ces vers :
Puis qu’aujourd’huy vostre Germain
Veut qu’une Lettre je compose
A la façon du brave Sarrasin,
Moitié figue, moitié raisin,
Un ambigu de Vers & Prose [...].
Ambigu qui consiste à faire, pour la destinataire, le portrait physique des attraits d’une certaine Iris, dont son frère est épris, et en prose le récit de leurs relations amoureuses… ce qui en soi n’a rien à voir avec le modèle affiché de Sarasin, qui n’est là que pour justifier l’emploi du prosimètre. Or, qu’est-ce qu’un ambigu, au XVIIe siècle ? Selon Furetière, il s’agit d’« une collation lardée où l’on sert la viande & le fruit ensemble, ensorte qu’on doute si c’est une simple collation, ou un souper ».
Dans La Pompe funèbre de Voiture, à laquelle il est fait référence, Sarasin use tantôt d’insertions attendues (l’épitaphe par exemple32, ou une ballade des vieux poètes en l’honneur de Voiture33), où l’on passe parfois insidieusement des vers élevés au prosaïsme des vers burlesques, tantôt de fausses « fenêtres » (« Mais un peu de treve à nos vers,/ Et pour discourir d’autre chose/ Retournons tout court à la prose »34 – mais il continue en fait sur le même sujet), enfin d’annonces déceptives :
Cela ne l’empêche pas de terminer sur quelques vers :
De plus je luy voulois bastir en ces bas lieux
Un Temple & des Autels d’éternelle structure
[…]
Mais pour bien faire voir ces choses par escrit
Et dignes de Voicture & dignes de paraistre
Il faudroit estre bel esprit
Et je n’ay pas l’honneur de l’estre36.
Dans le Voyage de Messieurs de Bachaumont et La Chapelle, qui plut beaucoup, on trouve des passages où rien ne « justifie » le passage de la prose aux vers (d’autant qu’ils sont « burlesques », donc prosaïques), ou inversement, et d’autres où on le souligne et justifie malignement (car là encore, comme chez Sarasin, le recours au burlesque dévie la différence entre la prose et les vers), par exemple :
Le lendemain Monsieur le President de Marmiesse nous voulut faire voir dans un dîner, jusques où peut aller la Splendeur, & la Magnificence, ou plutôt avec sa permission la Profusion, & la Prodigalité. […] & c’est icy qu’il faut redoubler nos efforts, pour vous en faire une description magnifique.
Toy, qui presides aux Répas,
O Muse, soy nous favorable,
Décris avec nous tous les plats
Qui parurent sur cette table,
Pour nôtre honneur & pour ta gloire
Fay qu’aucun de tous ces grands metz
Ne s’échape à nôtre mémoire ;
Et fay qu’on en parle à jamais :
Mais comme nôtre esprit s’abuse
De s’imaginer qu’aux festins
Puisse presider une Muse,
Et qu’elle se connoisse en vins.
Et on n’aura donc pas de description magnifique : « il nous faut donc contenter de vous dire, que jamais on ne vit rien de si splendide »37…
Il en est ainsi chez La Fontaine. Citons par exemple cette lettre-poème adressée en 1671 à Madame la Duchesse de Bouillon :
Je ne sais, Madame, qu’écrire à V. A. qui soit digne d’elle, et qui puisse la réjouir. Il m’a semblé que la poésie s’acquitterait mieux de ce devoir que la simple prose. Il m’a encore paru qu’il vous fallait donner un nom du Parnasse. Je crois vous avoir déjà donné celui d’Olympe en des occasions de pareille nature. Ne pourrait-on point mettre en chant ces paroles ?38
Suivent quatre alexandrins, une insertion en prose, à nouveau quatre alexandrins et une insertion en prose, enfin une suite de vers irréguliers… le tout déclinant sur diverses tonalités galantes, dans une gamme nuancée, l’éloge de la dame. La différence prose-poésie se dilue, après avoir été exhibée.
Le texte le plus intéressant, que je citerai pour conclure, est Les Amours de Psyché et Cupidon, où La Fontaine joue à mettre en scène à peu près tous les cas de figure. Certains poèmes sont explicitement insérés, qu’ils soient descriptifs, comme ces vers récités par Acante sur les orangers de Versailles, que ses amis « se souvinrent d’avoir veus dans un ouvrage de sa façon »39, ou lyriques, comme les airs chantés à Psyché40, ou ses rêveries sur l’identité de son amant, qui lui est encore inconnue.
Dans cette pensée elle leur [aux ruisseaux] disoit à peu près les choses que je vais vous dire, et les leur disoit en vers aussi bien que moy.
Ruisseaux, enseignez-moy l’objet de mon amour ;
Guidez vers luy mes pas, vous dont l’onde est si pure.
Ne dormiroit-il point en ce sombre séjour,
Payant un doux tribut à vostre doux murmure ?41
Et ainsi de suite : « C’est un sonnet », aurait dit Oronte. La Fontaine raille quelque peu cet usage, lorsqu’il représente Psyché perdue dans une forêt :
La commodité du lieu obligea Psiché d’y faire des vers, et d’en rendre les Hestres participans. Elle rappella les idées de la Poësie que les Nymphes luy avoient données. Voicy à peu près le sens de ses Vers :
« Que nos plaisirs passez augmentent nos supplices ! […] ».
C’est ainsi qu’en un bois Psiché contoit aux arbres
Sa douleur dont l’excès faisoit fendre les marbres
Habitans de ces lieux.
Rochers qui l’écoutiez avec quelque tendresse,
Souvenez-vous des pleurs qu’au fort de sa tristesse
Ont versez ses beaux yeux.
Elle n’avoit guère d’autre plaisir. Une fois pourtant… 42
Et voilà que s’enchaînent, comme naturellement, les plaintes de Psyché et le récit du narrateur, d’abord versifié, puis en prose. Comme dans cet exemple, le passage souple de la prose aux vers se justifie de soi par un changement de tonalité, quand on aborde de belles descriptions, ou des moments chargés d’émotion, telle la découverte du corps endormi d’Amour par Psyché. Mais quelques insertions ne sont aucunement justifiées, et s’introduisent comme à l’aventure dans le fil du récit, voire du dialogue. Ainsi lorsque les deux sœurs jalouses reviennent voir Psyché, lui apportant le poignard dont elles l’ont convaincue de tuer son mari, s’il s’avère être bien un monstre.
Psiché leur demanda dès l’abord où estoient la lampe et le poignard.
« Les voicy, dit ce couple, et nous vous asseurons
De la clarté que fait la lampe.
Pour le poignard, il est des bons,
Bien afilé, de bonne trempe.
Comme nous vous aymons, et ne négligeons rien
Quand il s’agit de vostre bien,
Nous avons eu le soin d’empoisonner la lame […]. »43
Rien n’explique pourquoi cette réplique fort prosaïque est versifiée… Quant au voyage aux Enfers de Psyché, il est raconté deux fois, en prose et en vers, selon des procédures complexes d’alternance, et avec des transgressions de la chronologie44. Enfin, La Fontaine joue à souligner et en même temps à transgresser les conventions dans un passage tel que celui-ci :
Cecy est proprement matière de Poësie : il ne siéroit guère bien à la Prose de décrire une cavalcate de Dieux marins : d’ailleurs je ne pense pas qu’on pust exprimer avec le langage ordinaire ce que la Déesse parut alors.
C’est pourquoy nous dirons en langage rimé,
Que l’Empire flotant en demeura charmé45.
Ou encore celui-ci :
De représenter à quel point l’affliction se trouva montée, c’est ce qui surpasse mes forces.
L’Éloquence elle mesme impuissante à le dire,
Confesse que cecy n’est point de son Empire.
C’est au silence seul d’exprimer les adieux
Des parens de la Belle au partir de ces lieux.
Je ne décriray point, ny leur douleur amère,
Ny les pleurs de Psiché, ny les cris de sa mère,
Qui du fond des rochers renvoyez dans les airs,
Firent de bout en bout retentir ces déserts46.
Si l’éloquence ne peut rien, la poésie prend tout de même le relais, au travers d’une belle figure de prétérition47.
Au travers de ces exemples, l’on s’aperçoit que les écrivains du temps explorent une interrogation, encore un peu informulée, sur les répartitions et différences entre les vers et la prose, qui n’apparaissent plus aussi évidentes avec le développement de la poésie des petits riens mondains et des choses prosaïques, voire vulgaires (burlesques), d’une part, et avec la recherche d’une prose ornée, voire lyrique, de l’autre. En témoigne la lettre de Pellisson intitulée « Vers en prose, prose en vers »48, où il propose une « ode » en une très élégante prose, suivie de « Quarante mauvais vers, qu’on peut appeler prose ! », puisque
la mesure et la rime sont moins que rien. Mais l’invention, la noble disposition, les mouvements, les transports, le choix et l’heureuse hardiesse des expressions et des figures, sont les parties essentielles du poète49.
[1] MOLIÈRE, Le Bourgeois gentilhomme, in Georges FORESTIER et Claude BOURQUI (éd.), Œuvres complètes, 2 vol., Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2010, t. II, p. 283.
[2] Ainsi dans les longs romans (voir l’article de Marie-Gabrielle Lallemand).
[3] Frank Lestringant, Le Prosimètre à la Renaissance, Cahiers V. L. Saulnier, 22, Paris, Presses de l’ENS-Ulm, 2005, p. 7.
[4] Paul PELLISSON, « Discours sur les œuvres de M. Sarasin », Les Œuvres de M. Sarasin, Paris, A. Courbé, 1656.
[5] [Jean-François SARASIN], La Pompe funèbre de Voiture, Paris, T. Quinet, 1649.
[6] Étienne MARTIN DE PINCHESNE, « Au lecteur », Les Œuvres de Monsieur de Voiture, Paris, A. Courbé, 1650, n. p.
[7] Paul PELLISSON, « Discours sur les œuvres de M. Sarasin », in Alain VIALA, Emmanuelle MORTGAT et Claudine NÉDELEC (dir. et éd.), L’Esthétique galante. Paul Pellisson, Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin et autres textes, Toulouse, Société de littératures classiques, 1989, p. 52.
[8] Voir aussi la pratique du prosimètre par le polémiste Garasse (voir l’article de Pascal Debailly).
[9] Ibid., p. 57.
[10] Voir par exemple les Poésies choisies de Messieurs […]. Troisième édition, Paris, C. de Sercy, 1656, qui contient sept lettres en prosimètre. Voir l’article de Miriam Speyer.
[11] P. PELLISSON, « Discours sur les œuvres de M. Sarasin », p. 57.
[12] Martial MARTIN (éd.), Satyre Menippee de la Vertu du Catholicon d’Espagne et de la tenue des Estats de Paris (1594), Paris, H. Champion, 2007, p. 160-161.
[13] Pierre Daniel HUET, in Zayde histoire espagnole, par M. de Segrais [Mme de LAFAYETTE] avec un traitté de l’Origine des Romans, par Monsieur Huet, Paris, C. Barbin, 1670, p. 62.
[14] P. PELLISSON, « Discours sur les œuvres de M. Sarasin », p. 58.
[15] Loc. cit.
[16] Penserait-il à la pratique très fréquente du prosimètre dans les pastorales narratives ? Voir Suzanne Duval, La Prose poétique du roman baroque (1571-1670), Paris, Classiques Garnier, 2017, et l’article ci-joint.
[17] Loc. cit.
[18] Voir cependant la résistance au prosimètre dans le roman épistolaire, sous prétexte de « naïveté » (voir ci-joint l’article de Caroline Biron).
[19] Pierre RICHELET, Les Plus Belles Lettres des meilleurs auteurs français (1689), Paris, Brunet, 1698, p. 19.
[20] Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes tant en Prose qu’en Vers […], Cologne, P. du Marteau, 1663.
[21] BOUCHER, La Pompe funèbre de M. Scarron dédiée à Madame la comtesse d’Hadington, Paris, C. de Sercy, 1660.
[22] Jean REGNAULT DE SEGRAIS, Les Nouvelles françaises ou les divertissements de la princesse Aurélie, Paris, A. de Sommaville, 1656.
[23] Marie-Catherine DESJARDINS, dite Madame de VILLEDIEU, Les Désordres de l’amour, Paris, C. Barbin, 1675.
[24] Voir Claudine NÉDELEC, « Être poète et narrateur en même temps : le prosimètre romanesque chez Segrais et quelques autres », in Suzanne GUELLOUZ et Marie-Gabrielle LALLEMAND (dir.), Jean Regnault de Segrais, Tübingen, G. Narr Verlag, « Biblio 17 », 2007, p. 131-154 ; et « Approches de la poétique du recueil chez Mme de Villedieu », Littératures classiques, « Madame de Villedieu ou les audaces du roman », 61, printemps 2007, p. 173-189.
[25] Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, p. 3-4.
[26] Ibid., p. 4.
[27] Ibid., p. 23-24.
[28] Louis II de BOURBON-CONDÉ, dit le grand CONDÉ, récemment revenu en grâce (justement à l’occasion du mariage espagnol).
[29] Paul SCARRON, Œuvres, 7 t., Genève, Slatkine, 1970 [1786], t. I, p. 198-199.
[30] Isaac de BENSERADE, Œuvres, Paris, C. de Sercy, 1697, p. 271-272.
[31] Recueil de pièces en prose, les plus agreables de ce temps, composées par divers Autheurs, seconde partie, Paris, C. de Sercy, 1659, p. 101.
[32] [J.-F. SARASIN], La Pompe funèbre de Voiture, p. 4.
[33] Ibid., p. 19.
[34] Ibid., p. 12.
[35] Ibid., p. 25.
[36] Ibid., p. 26.
[37] François LE COIGNEUX de BACHAUMONT et Claude-Emmanuel LUILLIER, dit CHAPELLE, Voyage de Messieurs de BACHAUMONT et LA CHAPELLE, dans Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, p. 55-56.
[38] Jean de LA FONTAINE, Œuvres complètes, Jean MARMIER (éd.), Paris, Seuil, « L’Intégrale », 1965, p. 474.
[39] Jean de LA FONTAINE, Les Amours de Psyché et Cupidon (1669), Michel JEANNERET (éd.), Paris, Le Livre de poche classique, 1991, p. 61.
[40] Ibid., p. 79.
[41] Ibid., p. 95 (je garde l’italique adopté par l’éditeur pour les passages versifiés sur le modèle de l’édition originale).
[42] Ibid., p. 155-156.
[43] Ibid., p. 112-113.
[44] Voir mon article « Admirable tremblement du temps... La temporalité dans les “œuvres galantes” de La Fontaine », Le Fablier, 9, 1997, p. 77-82.
[45] J. de LA FONTAINE, Les Amours de Psyché et Cupidon, p. 70.
[46] Ibid., p. 76.
[47] Voir un mouvement comparable p. 187.
[48] P. PELLISSON, Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin, p. 75-77.
[49] Ibid., p. 76.
Résumé
Très rares sont les exposés théoriques sur le prosimètre au XVIIe siècle ; seul P. Pellisson en dit quelque chose dans son analyse de La Pompe funèbre de Voiture de Sarasin. Mais on peut déduire quelques principes des remarques métatextuelles que l’on trouve çà et là dans les œuvres de quelques écrivains prosateurs-poètes, connus ou non.
Abstract
Contemporary theoretical discussion of 17th century prosimetra is exceedingly rare; P. Pellisson alone takes on the subject in his analysis of Sarasin’s La Pompe funèbre de Voiture. Some general principles may however be inferred from the metatextual remarks found here and there in the works of a few mixed-form writers of varying renown.
Claudine NÉDELEC
Univ. Artois, Textes et Cultures (EA 4028), F-62000 Arras, France
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Critique
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