Romancière, dramaturge, essayiste et professeur agrégé de lettres, Cécile Ladjali a soutenu en 2002 une thèse de doctorat sur « la figure de l’androgyne chez les auteurs de la fin du XIXe siècle » à l’université Paris IV (Sorbonne). Après avoir enseigné le français pendant une quinzaine d’années en lycée en Seine Saint-Denis, elle est maintenant chargée de cours à l’Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle et professeur dans un lycée privé pour jeunes sourds. En 2003, elle a publié chez Albin Michel un livre d’entretiens avec George Steiner, Éloge de la transmission, le maître et l’élève. Deux autres essais sur son expérience d’enseignante paraissent ensuite : Mauvaise langue en 2007 (Prix Femina pour la Défense de la langue française) et Ma bibliothèque : lire, écrire, transmettre en 2014. Elle a également permis à ses élèves de lycée de publier aux éditions L’Esprit des Péninsules un recueil de poèmes Murmures préfacé par Georges Steiner en 2001 et une pièce de théâtre Tohu-Bohu en 2002, préfacée par Daniel Mesguich et mise en scène en 2004 à l’espace Rachi par son fils William Mesguich. Elle anime également régulièrement des rencontres avec des écrivains au théâtre de la Reine Blanche à Paris.
Depuis 2004, elle publie presque tous les ans un roman aux éditions Actes Sud, où elle dirige aujourd’hui la collection « Le Préau ». Illettré, paru en 2017 raconte la vie quotidienne et les rêves d’un jeune illettré Léo, à l’existence fantomatique. Contrairement à ce personnage qui n’a pas les mots pour faire écran entre lui et le monde et qui en subit de plein fouet la violence, Bénédict, le héros éponyme du roman suivant, est professeur de littérature comparée à l’université de Lausanne : né en Suisse, d’une mère iranienne, il entreprend un voyage de la blancheur suisse au noir iranien des origines. Cette quête de l’identité fait écho au récit autobiographique intitulé Shâb ou la nuit où Cécile Ladjali raconte ses origines iraniennes, sa naissance à Lausanne en 1971 et son adoption.
Œuvres de Cécile Ladjali
Les Souffleurs, Arles, Éditions Actes Sud, 2004.
La Chapelle Ajax, Arles, France, Éditions Actes Sud, 2005.
Louis et la Jeune Fille, Arles, Éditions Actes Sud, 2006.
Les Vies d’Emily Pearl, Arles, Éditions Actes Sud, 2008.
Ordalie, Arles, Éditions Actes Sud, 2009.
Aral, Arles, Éditions Actes Sud, 2012.
Corps et Ames, Arles, Éditions Actes Sud, coll. « Essences », 2013.
Shâb ou la nuit, Arles, Éditions Actes Sud, 2013.
Illettré, Arles, Éditions Actes Sud, 2016.
Bénédict, Arles, Éditions Actes Sud, 2018.
Théâtre
Hamlet/Électre, Arles, France, Éditions Actes Sud, coll. « Papiers », 2009.
Essais
Éloge de la transmission : Le maître et l’élève, en collaboration avec Georges Steiner, Paris, Éditions Albin Michel, coll. « Itinéraires du savoir », 2003.
Mauvaise langue, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Non conforme », 2007.
Ma bibliothèque : lire, écrire, transmettre, Paris, Éditions du Seuil, 2014, (Prix de défense de la langue française décerné par le Jury du Femina).
Œuvres de Michèle Gazier citées dans l’entretien
Nativités, Paris, Éditions du Seuil, 1995.
Le Fil de soie, Paris, Éditions du Seuil, 2001, coll. « Points ».
Sorcières ordinaires, Nouvelles, (1re éd. Paris, Calmann Levy, 1997), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000.
Le Merle bleu, Paris, Éditions du Seuil, 1999, collection « Points ».
La Fille, Paris, Éditions du Seuil, 2010.
L’Homme à la canne grise, Paris, Éditions du Seuil, 2012.
Évelyne Thoizet : Les résonances entre vos deux œuvres romanesques et vos activités dans le monde littéraire sont nombreuses : vous vous intéressez toutes deux à la quête de l’identité personnelle par la gémellité, au dépassement de la dualité masculin-féminin ainsi qu’au franchissement des frontières, qui est le fil directeur de notre colloque sur l’œuvre de Michèle Gazier. Vous, Cécile Ladjali êtes l’auteur d’une thèse sur l’androgyne, figure de l’entre-deux, et vous, Michèle Gazier, vous avez raconté, dans Le Fil de soie, la métamorphose transgenre d’une femme en son amant. Pour Cécile Ladjali, l’écrivain est dans l’entre deux : son essai universitaire intitulé Quand j’écris, je ne suis d’aucun sexe fait écho à ce que disait Nathalie Sarraute dans un entretien avec vous, Michèle Gazier, qui étiez son amie : « c’est une grave erreur, surtout pour les femmes, que de parler d’écriture féminine ou masculine. Il n’y a que des écritures androgynes et plus elles le sont, mieux ça vaut ». Et Nathalie Sarraute ajoutait dans un article : « quand j’écris, je ne suis ni homme ni femme ni chien ni chat, je ne suis pas moi, je ne suis plus rien »2.
Cécile Ladjali : Le roman est vraiment le genre qui nécessite une rencontre avec une altérité : quand on écrit un roman, et qu’on est une femme, il faut qu’à un moment donné, si on veut donner la parole à un homme, on soit capable de se projeter dans ce qu’on n’est pas. C’est cette expérience nécessaire de l’altérité, de la rencontre avec l’humaine condition qui rend l’écriture romanesque vertigineuse et passionnante mais aussi difficile et épuisante. Pour inventer un univers et donner la parole à l’humain, composé de deux genres, il faut que, en tant que femme, je ressente dans mon corps et ma psyché ce qui participe du masculin si je veux que mon roman soit complet. Et quand j’écris, de là où j’écris à ma table de travail, je ne me pose pas la question de savoir si je suis une femme en train d’écrire : je suis un être humain qui essaie de ressentir l’humanité dans son ensemble pour travailler honnêtement et aller jusqu’où je veux aller avec les mots.
La question du genre, pour moi, est importante aussi en termes littéraires : tout est dans tout, je suis polygraphe puisque j’ai publié quelques romans mais aussi écrit du théâtre, des essais, de la poésie. Certes, je sais qu’il faut s’inscrire, à l’université et dans l’enseignement, dans des catégories génériques mais il est évident pour moi, qu’il y a de la poésie dans le roman, du théâtre dans la poésie, et dans un texte argumentatif une dose de fiction à un moment donné. Le genre n’a pas beaucoup de sens pour moi en terme de création littéraire.
En ce qui concerne les frontières, il y a chez moi l’obsession de vouloir faire en sorte que les frontières s’effacent car quand on écrit, on part d’une intuition tout autobiographique. Or j’ai raconté mon parcours de vie dans mon septième roman, Shâb ou la nuit3, ce texte que je ne voulais pas écrire mais qui m’a rattrapée, où je rends hommage à mes parents adoptifs. D’origine iranienne, abandonnée à la naissance, j’ai été adoptée et élevée dans une sorte d’omerta familiale puisque mes parents avaient eux-mêmes de gros problèmes avec leur identité, ne sachant eux-mêmes s’ils étaient Français ou Kabyles : le silence autour de mes origines iraniennes m’a conduite aux mots de façon compulsive et presque hystérique : je passe mon temps à enseigner, depuis 21 ans, et j’écris depuis une quinzaine d’années, je publie trop, mon éditeur me dit que je suis trop bavarde, parce que j’ai peur du silence. Et si j’écris des fictions aujourd’hui, c’est justement pour raconter l’histoire qu’on ne m’a pas racontée au départ.
Les mots sont pour moi une sorte de corde fragile et peut-être illusoire, que je place entre les opposés, entre ce qui est séparé dans ma vie. Tous mes romans disent cette obsession : qu’à la faveur du langage, quel que soit l’espace-temps, les opposés fusionnent à nouveau. Ma thèse de doctorat sur l’androgyne, il y a une vingtaine d’années, révélait déjà cette intuition, encore inconsciente : ce qui était séparé à l’origine devait se retrouver, comme dans le mythe de Platon. Ces boules, à l’origine mi-homme, mi-femme, désormais coupées en deux, cherchent à se retrouver : quand elles y parviennent, c’est le coup de foudre, la reconnaissance. Tel est le mythe de l’amour raconté dans Le Banquet.
J’ai travaillé sur ce mythe originel dans la littérature décadente de la fin du XIXe siècle et j’ai commis le crime de lèse-majesté de confondre la recherche universitaire et la création littéraire en transposant le sujet de ma thèse dans mon dernier roman Bénédict4. Ce personnage qui marche entre la Suisse (où je suis née) et l’Iran parvient à suturer, grâce à ses merveilleux cours de littérature comparée, les deux univers, l’Orient et l’Occident, l’Apocalypse de Saint Jean et le cantique des oiseaux du poète soufi5, le masculin et le féminin puisqu’on ne sait pas trop s’il est homme ou femme.
Michèle Gazier : Il y a beaucoup de choses que vous avez dites et que je partage. Je pense que moi aussi, je suis née avec une frontière dans le corps et sans le savoir probablement. Mais cette frontière s’est manifestée et concrétisée par l’interdit : l’interdit de l’autre langue qui était cachée. J’ai été élevée (et c’est un grand mystère) par une grand-mère qui était espagnole et, paraît-il, quand j’étais toute petite fille, on me mettait sur une table pour me faire parler parce que je parlais un français exemplaire Et je dois dire que c’est Pierre6 qui m’a mise devant cette contradiction : où avais-je appris ce français exemplaire ? Par qui l’avais-je appris ? D’où venait ce vocabulaire-là ? C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre. Les deux choses coexistent : le fait que ma grand-mère, espagnole, ne parlait visiblement pas un français formidable et le fait que personne d’autre qu’elle pourtant ne pouvait m’apprendre cette langue-là.
C’est le point de départ qui reste pendant longtemps un point aveugle parce que, pour faire plaisir à mes parents, à ma mère en l’occurrence, j’avais totalement nié et reculé l’hispanité, cette part de moi dont il ne fallait pas parler.
Il y avait un moyen terme qui était le catalan puisque le catalan est la langue de l’Andorre. L’Andorre, c’était la famille mais pas la famille directe, puisque c’était mon oncle, le mari de ma tante de sang, qui parlait le catalan, dont on pouvait penser que je pouvais le comprendre. Du reste, on m’a envoyée en Andorre quand j’avais quatre ans parce que j’avais des problèmes pulmonaires (il fallait aller à la montagne) et quand je suis revenue, je ne toussais plus et je parlais catalan. C’est une chose que les enfants font assez facilement. Et puis, j’ai grandi et vieilli, et quand il s’est agi de chercher une discipline dans laquelle je pouvais faire des études (au départ, la philosophie), je me suis dis que si je n’allais pas du côté de l’espagnol, c’est-à-dire d’où je venais, je ne saurais jamais m’en sortir, je ne saurais où aller. J’ai donc changé mon fusil d’épaule et j’ai fait des études d’espagnol, que j’ai adorées. Je me disais que je voulais apprendre aux gens que la langue des vendangeurs est celle de Cervantès. Il ne faut pas oublier que j’habitais le midi de la France où, par capillarité, par voisinage et par frottement, la langue des vendangeurs était celle des pauvres qui venaient travailler dans la région, l’espagnol. Face à ce mépris à l’égard de l’espagnol, cette langue des pauvres, je me suis dit (je l’avais noté dans un petit carnet) qu’il fallait ennoblir cette langue, qui n’avait pas besoin de moi mais dont j’avais besoin pour me donner une légitimité. Cette langue, je l’ai apprise, je l’ai enseignée pendant treize ans au lycée et j’ai cru, en l’étudiant, en me plongeant complètement dans cette langue, en passant de très longs séjours en Espagne, que je pouvais retourner au pays d’où je n’étais pas partie. Et ça, c’est une grossière erreur, parce que si on n’est pas parti de quelque part, on ne peut pas y retourner.
Et je me suis donc rendue compte qu’il y avait deux univers : l’espagnol que j’avais acquis et qui était mon origine, en partie retrouvée, et la langue française qui était ma langue : c’était donc mon pays que j’habitais, le pays de cette langue-là qui était la mienne. Mais je me suis rendue compte aussi que je ne pouvais renvoyer aux oubliettes la langue espagnole que j’avais mis du temps et de l’énergie à acquérir. Et j’ai donc trouvé un passage : je l’ai traduite. La traduction a été vraiment un mouvement de conciliation. Quand j’ai commencé à écrire des romans (j’ai d’abord écrit des nouvelles), j’ai pris conscience qu’une thématique m’inspirait toujours, que ma réflexion romanesque part de quelque chose de très abstrait (peut-être pas dans les livres que j’ai consacrés à mes parents). Cette construction est une réflexion : le roman explore plus sûrement parfois que l’essai, des domaines subtils et pointus.
Je suis partie de cette réflexion sur la frontière, constitutive de ma personnalité, puisque j’avais une frontière intérieure qui n’avait jamais été révélée, que j’ai dû exhumer d’une certaine manière, regarder, voir et passer. C’était autour d’elle que j’allais écrire, qu’elle soit géographique (passer de l’autre côté des Pyrénées et être de l’autre langue) ou entre les êtres, d’où ce roman, Le Fil de soie7, où je me suis posée cette question : dans la relation la plus étroite, de la plus grande proximité, qui est celle de l’amour, est-ce que l’on peut devenir l’autre ? Est-ce qu’on peut passer de l’autre côté de cette barrière de peau et devenir l’autre, même si on ne le devient pas jusqu’au bout ?
Et je crois que vous avez raison aussi de dire que quand on écrit, on n’est ni l’un ni l’autre. Quand on écrit, on est je ne sais pas où. Mais quand j’ai le sentiment d’être arrivée à exprimer quelque chose, à avoir dit dans un roman ce que j’avais envie de dire, j’ai le sentiment que ce n’est pas moi Michèle qui l’ai écrit, que ce n’est pas quelqu’un qui s’appellerait Michel au masculin non plus, que c’est quelqu’un qui est dans mon dos. Je dis toujours que tout ce qui s’écrit de profond s’écrit avec le dos, s’écrit du fond du dos. Quand il m’arrive de lire quelque chose que je viens d’écrire et que je n’ai pas le sentiment de l’avoir écrit, je peux le juger avec plus de distance, du moins me semble-t-il.
C’est un il/elle qui l’a écrit, ce n’est ni l’un ni l’autre, ou c’est l’un et l’autre.
ET : Le rapport à la filiation et à l’origine hante vos récits : vous cherchez toutes deux par la fiction à interroger la manière dont une personnalité se construit : par le rapport au père dans L’Homme à la canne grise8, à la mère dans La Fille9 pour Michèle Gazier, à leur disparition pour Léo, le héros d’Illettré10 de Cécile Ladjali.
CL : Il y a toujours des raisons psychiatriques pour expliquer l’illettrisme, qui ne vient jamais par hasard et, quand on écrit un roman, il faut inventer une carte d’identité et une fiche d’état civil à son personnage pour qu’il soit crédible. Léo, jeune homme de vingt ans au début de la fiction, est illettré et est sorti du système scolaire très jeune, à treize ans. Il a oublié les signes car la lecture et l’écriture, contrairement au vélo ou à la natation, peuvent s’oublier si on ne les pratique pas régulièrement. Léo n’était pas bon à l’école, il avait commencé à lire et à écrire au CP mais à six ans, il apprend par sa grand-mère Adélaïde, analphabète (n’ayant jamais su lire et écrire, sans nostalgie d’une perte) que ses parents sont partis et ne reviendront pas. Ils ne reviendront jamais d’ailleurs et se feront descendre à la frontière belge. Très tôt, Léo vit donc la lecture et l’écriture comme des principes éminemment tragiques, contemporains d’une absence radicale de ses parents et peut-être de l’intuition de leur mort. Une fois adulte, il va retourner vers les signes, par amour pour une fille qui adore les livres (car quand vous êtes romancier, vous êtes sadique et chargez la barque, d’autant que Léo travaille dans une imprimerie). Chaque fois qu’il retourne aux signes, il est pris d’angoisse car il revit ce matin de Noël où il a appris le départ de ses parents. Ce personnage vit un véritable calvaire parce qu’il n’a pas les mots pour dire le monde, pour mettre la Grande Dame à distance. Le livre, viatique entre l’extrême violence du monde et nous, lui fait défaut. Les mots, les métaphores, les symboles nous empêchent d’être broyés par la violence du monde. Ils offrent un rapport figuré à tout ce qui nous angoisse et ils nous permettent de déplacer les choses. Je lis, j’écris pour calmer l’angoisse, pour déplier une syntaxe qui va me permettre de verbaliser ce qui me fait si peur : les origines, le noir, l’Iran. Léo en est incapable et en crève au sens propre. C’est une véritable tragédie et c’est le seul de tous mes livres où il n’y a pas de résilience qui s’organise à l’aune des mots ou de l’art, parce que très souvent, le peintre ou le musicien, dans mes romans, sont la métaphore de l’écrivain. J’ai conscience d’être logée à l’enseigne de la langue française et d’habiter confortablement la langue française. Si j’ai le sentiment de n’appartenir à aucun pays – le mot de légitimité a été prononcé tout à l’heure –, si je n’ai jamais l’impression d’être légitime même si j’ai fait mes preuves, j’ai pourtant une certitude, celle d’être chez moi dans la langue française.
Et parmi les points de contact avec l’œuvre de Michèle Gazier, la cécité est un thème très important dans Shâb ou la nuit puisque c’est un livre qui veut revenir, par le travail de la mémoire, à la lumière du sens, aux origines iraniennes. L’héroïne (c’est moi, puisque c’est une autobiographie) découvre, quand son enfant naît, qu’elle aurait dû s’appeler Roshan, ou « soleil » en farsi, et se rend compte que c’est exactement le contraire du prénom que lui ont collé ses parents : Cécile, Caecilia, l’aveugle. Cécile se met à écrire son roman, qu’elle ne publiera que quinze ans plus tard, où elle reproche à sa mère adoptive de l’avoir aveuglée sur sa naissance en l’appelant Cécile, alors qu’elle devait s’appeler Soleil. Or, le 9 mars 1999, la mère de Cécile téléphone en pleurs à sa fille, lui demandant de la conduire à l’hôpital parce qu’elle devient aveugle. Je ne crois pas à la magie noire, je ne crois pas que mon manuscrit sur l’aveuglement ait pu causer la cécité de ma mère mais je le jette néanmoins. Maman est atteinte d’une maladie neurologique orpheline, une sorte de sclérose en plaques foudroyante qui va l’emporter en trois mois. Ce qui est très étrange, c’est que je pensais à l’Iran, sans en avoir dit un seul mot à ma mère de peur de lui faire du mal : je venais d’être mère et le problème des origines me travaillait. Je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que ma mère s’était doutée de quelque chose et qu’elle avait laissé la place à l’autre, que j’ai retrouvée d’ailleurs (c’est un sketch, que je raconte dans Shâb ou la nuit). Kafka disait qu’il prenait des photos pour avoir à fermer les yeux et à ne plus voir. Faulkner disait : « j’écris dans le noir, les mains de l’autre côté du mur » – comme un passe-murailles. Il y a un paradoxe dans l’écriture : le désir éperdu de trouver la lumière du sens et pourtant la nécessité d’être dans le noir, d’avoir dans le dos quelqu’un qui écrit. Ce paradoxe pourrait aussi se formuler ainsi : l’écriture romanesque est une construction, comme Michèle Gazier l’a dit tout à l’heure, elle donne en tout cas une illusion de maîtrise mais il faut accepter aussi de ne plus être maître car c’est là qu’on est dans un état de grâce.
MG : Je voudrais rebondir sur ce que vous venez de dire, sur le fait que vous soyez en train d’écrire sur la lumière, que vous en vouliez à votre mère d’avoir changé votre prénom et de vous avoir plongée dans la cécité, elle qui devient aveugle. Je crois que l’écriture, quand elle nous échappe, quand elle est derrière nous et quand nous nous laissons aller, permet de dire des choses qu’on ignore.
J’ai fait cette expérience absolument dérangeante lors de l’écriture de plusieurs de mes romans : j’ai écrit des choses que je pensais fictives et qui se sont avérées réelles. Mona qui est là sait que nous sommes allées ensemble en Andorre tourner un film pour une émission sur la Francophonie. Quand j’ai commencé à écrire Le Merle bleu11, je voulais raconter l’histoire du partage inégal, quelle est l’inégalité du partage, soit qui donne et qui reçoit dans une relation. J’avais l’idée que ce soit un vieux couple d’ornithologues, donc je voulais trouver un oiseau qui soit migrateur et qui ne migre plus, qui soit une sorte de métaphore du garçon qui allait s’installer chez ce vieux couple et qui, selon le regard qu’on portait sur la situation, squattait ou lui apportait quelque chose. Je sortais de plusieurs romans où j’avais parlé de l’Espagne et j’avais envie de partir dans un autre domaine, et d’entrer dans cette histoire que j’avais envie d’explorer. J’ai donc commencé à faire une recherche sur les oiseaux, dont j’ai peur depuis l’enfance et auxquels je ne connais strictement rien. Mais ce ne pouvait être que des oiseaux. Je cherchais un oiseau qui soit au sud de la France dans la région où je situe le roman, et je finis par en trouver un qui a toutes les caractéristiques recherchées (dont celle de son origine algérienne). Une de mes filles me propose de se rendre à la BNF pour consulter une monographie sur cet oiseau qui me donnera davantage de matière. Elle trouve une seule étude monographique sur le merle bleu (Monticola solitarius) faite par des Anglais et, à ma grande surprise, elle me dit qu’on ne le trouve que dans un seul endroit, l’Andorre, le pays de mon enfance. Il niche dans le mur du cimetière (on l’a vu avec Mona12 car on l’a filmé) où sont enterrés les gens qui se sont occupés de moi, qui m’ont élevée. C’est ça l’écriture, c’est exactement ça. Voici une autre anecdote plus drôle : j’ai écrit sur la mort de mon grand-père qui est mort sur un barrage et je ne suis jamais allée voir le barrage, comme je l’ai dit à mes cousins, j’ai inventé. Or mes cousins m’ont appelée pour me dire que je me moquais d’eux, que j’y étais allée, la description des lieux correspondant exactement à la réalité. L’écriture, comme vous le dites, révèle des choses que nous ne savons pas.
CL : On a l’impression que l’écriture est une opération magique, qui appelle les faits, les annonces. Mais le silence peut être éloquent : ce qu’on ne dit pas dans les familles, on l’entend quand même. Quand on est tout petit, on n’a pas la mémoire de ce qu’on a entendu mais on a entendu des choses et on les sait. Le français admirable qui est le vôtre vient certes peut-être de la grand-mère espagnole qui parlait mal le français mais peut-être de quelqu’un d’autre qui était là et qui parlait aussi : les mots sont entrés et il est impossible de s’en souvenir.
Ce sont des questions que je me pose souvent car à la pouponnière, normalement, les enfants abandonnés ont un rapport au langage un peu bizarre voire impossible, alors que pour moi, il est certain que le langage n’est pas un problème. On m’a dit que mon lit devait être près d’un passage ou d’une porte, où j’ai beaucoup entendu parler. Ou alors peut-être y a-t-il eu dans cette pouponnière suisse (et cela m’émeut) une nurse qui m’a beaucoup parlé et qui m’a sauvé la peau. Car les bébés qui sont nourris, lavés, mais à qui on ne parle pas, qu’on ne caresse pas, meurent de chagrin. Quand mes parents m’ont eue à six mois, j’étais en bonne forme. Je ne peux absolument pas me souvenir de cette période mais il est sûr qu’il s’est passé quelque chose de positif pour ma relation au langage.
MG : Je me souviens du plaisir de dire les mots, dans ma toute petite enfance, et aussi du plaisir de saisir un objet.
CL : Peut-être y avait-il quelque chose de très musical dans la voix de votre grand-mère espagnole prononçant les mots et peut-être vous mettait-on un objet dans les mains en vous parlant… C’est très mystérieux en tout cas et l’écriture pointe ces choses-là de façon intuitive.
ET : Est-ce le fil narratif du roman qui permet cette opération magique en tissant ensemble des choses discontinues ?
CL : Le roman est une construction très difficile à mettre en place. C’est un travail monumental. Et peut-être le roman permet-il ce travail de puzzle, le mot a été prononcé tout à l’heure. Le roman est le genre le plus adéquat pour retrouver ces souvenirs enfouis et pour remettre en ordre les choses. Il y a quelque chose de magnifique mais d’épiphanique et de fulgurant dans le poème, mais qui ne va peut-être pas jusqu’au bout du processus. Et l’écriture dramaturgique est beaucoup moins évidente : souvent j’écris en pensant au corps et à la voix d’un comédien, j’écris pour quelqu’un que j’aime et qui va pouvoir incarner le texte. Et je ne fais pas alors de recherches personnelles. Mais cela ne regarde que moi.
MG : J’ai peu écrit pour le théâtre mais j’ai écrit pour un film et c’est vrai que l’écriture romanesque va de l’intérieur vers l’extérieur alors que l’écriture pour le cinéma est totalement à l’extérieur de soi. Même si c’est de l’écriture, c’est une implication tellement plus légère et facile, j’entends par rapport à soi, parce qu’il y a moins d’implication personnelle, ça donne un sentiment de légèreté par rapport au roman. J’ajouterai que la nouvelle a été pour moi un moyen d’investigation parce qu’elle peut se saisir d’un segment de recherche et on peut faire converger plusieurs segments. Quand on écrit un recueil de nouvelles thématiques, on peut aborder un sujet de plusieurs points de vue et arriver à faire surgir quelque chose au contact. Je crois au carrefour. L’écriture nouvelliste et thématique permet ces carrefours-là où quelque chose peut éclore.
Isabelle Roussel-Gillet : C’est un peu cela dans Sorcières ordinaires13, où il y a dans la nouvelle « Une joueuse de Manille », cette petite fille qui arrive à parler d’un seul coup puis deux nouvelles après, une traductrice de « La salle de Federico » qui empoigne un vers sans parvenir à le traduire. Il y a ce nœud autour de la langue fantôme qui se réveille pour la petite fille et au contraire une langue qui se dérobe pour la traductrice. Et ce paradoxe est reconstitué au contact de plusieurs nouvelles.
MG : Exactement. Et dans Nativités14, j’ai aussi essayé d’explorer tous les discours tenus autour la naissance. Avant d’écrire ce livre, j’ai hésité entre le roman et l’essai : mais je n’ai pu aborder le sujet que par la nouvelle qui me permettait d’avoir une multiplicité d’approches et des carrefours où des choses émergeaient dans des contacts d’approches quasi antinomiques.
IRG : Et c’est passionnant car cela suppose de passer une nouvelle frontière qui sépare le secret pour aboutir à quelque chose de beaucoup plus complexe. On est dans la nuit de l’écriture, pour conjurer les peurs ou les creuser.
Françoise Heulot-Petit : Je suis sensible à l’énergie que vous nous transmettez toutes les deux, par votre parole et votre présence. Or vous nous avez dit, Cécile Ladjali, que le roman va chercher quelque chose de plus intime en vous alors que le théâtre amène de la légèreté.
CL : Il n’y a pas de légèreté dans les pièces que j’ai écrites et qui sont monstrueusement tragiques puisqu’elles portent par exemple sur le conflit israélo-palestinien ou sur une sorte d’Œdipe à l’envers. Mais en tout cas, je mets moins de moi dans l’écriture théâtrale. Pour moi, l’écriture romanesque est douloureuse parce que solitaire. La solitude de l’écriture me pèse par moments alors que l’écriture dramaturgique amène un travail collectif. Certes, j’écris seule la pièce mais en pensant à un comédien, à un metteur en scène, à une équipe qui vont s’emparer du texte et qui vont en faire leur affaire : le texte va passer au tamis de l’interprétation et de la mise en scène, il ne va plus m’appartenir, ce que je trouve prodigieux. Je donne mon texte à la compagnie qui s’en empare et monte un spectacle. C’est un travail collectif où je n’ai pas mon mot à dire et que je regarde, très contente du cadeau qu’on est en train de me faire. C’est plus léger car je ne suis plus dans une sorte de solitude recherchée mais pesante parfois. J’ai connu peu de moments aussi merveilleux que ceux que j’ai vécus assise, en train d’entendre mon texte dit par des comédiens, même si je suis tendue par la peur de fausses notes dans la partition de mon texte. Mon éditeur me conseille aussi d’écrire des romans parce qu’ils se vendent tout simplement mieux que le théâtre – certes c’est une considération vulgaire, mais c’est la réalité. Au théâtre, s’ajoutent les difficultés de la production : Orson Welles disait qu’il passait deux pour cent de sa vie à faire du cinéma et le reste à se prostituer pour en faire. Je préfère peut-être pour ma part la poésie et le théâtre.
Mona Makki (réalisatrice du film sur Michèle Gazier en Andorre) : Tout à l’heure, Michèle Gazier a parlé du mystère de la mémoire dans le rapport à la langue entendue dans la toute petite enfance, aux origines de la vie. Pour vous, Cécile Ladjali, j’aimerais savoir quelle est votre relation avec le farsi, avec les mots qui vous reviendraient (j’ai bien compris que vous ne le parliez pas).
CL : Je ne sais pas si je me raconte des histoires mais c’est une langue qui me donne envie de pleurer. Et même si je ne la parle pas du tout correctement (il me faudrait bien plus de cours du soir pour y parvenir), des amis iraniens m’ont dit que je place très bien l’accent qui est pourtant difficile à placer, alors que je ne suis pas du tout douée pour les langues. Je fais l’hypothèse que j’ai dû entendre cette langue au début des années 1970, à Téhéran, alors que j’étais dans le ventre de ma mère.
Isabelle Roussel-Gillet et Évelyne Thoizet remercient Michèle Gazier et Cécile Ladjali pour ce dialogue entre elles et avec la salle.
[1] Cette entrevue a eu lieu le jeudi 5 avril 2018 lors du colloque « Michèle Gazier, une traversée des frontières » à l’université d’Artois.
[2] Entretien avec Sonia Rykiel, Les Nouvelles littéraires, 2917, 9-15 février 1984.
[3] Cécile LADJALI, Shâb ou la nuit, Arles, Actes Sud, 2013.
[4] C. LADJALI, Bénédict, Arles, Actes Sud, 2018.
[5] Recueil de poèmes médiévaux écrits en langue persane du poète soufi persan Farid Al-Din Attar au XIIe siècle.
[6] Pierre Lepape, coauteur de plusieurs œuvres avec Michèle Gazier.
[7] M. GAZIER, Le Fil de soie, Paris, Éditions du Seuil, 2001 (réédition dans la collection « Points »).
[8] M. GAZIER, L’Homme à la canne grise, Paris, Éditions du Seuil, 2012.
[9] M. GAZIER, La Fille, Paris, Éditions du Seuil, 2010.
[10] C. LADJALI, Illettré, Arles, Actes Sud, 2016.
[1] Cette entrevue a eu lieu le jeudi 5 avril 2018 lors du
colloque « Michèle Gazier, une traversée des frontières » à
l’université d’Artois.
[2] Entretien avec Sonia Rykiel, Les Nouvelles littéraires, 2917, 9-15 février 1984.
[3] Cécile LADJALI, Shâb ou la nuit, Arles, Actes Sud, 2013.
[4] C. LADJALI, Bénédict, Arles, Actes Sud, 2018.
[5] Recueil de poèmes médiévaux écrits en langue persane du poète soufi persan Farid Al-Din Attar au XIIe siècle.
[6] Pierre Lepape, coauteur de plusieurs œuvres avec Michèle Gazier.
[7] M. GAZIER, Le Fil de soie, Paris, Éditions du Seuil, 2001 (réédition dans la collection « Points »).
[8] M. GAZIER, L’Homme à la canne grise, Paris, Éditions du Seuil, 2012.
[9] M. GAZIER, La Fille, Paris, Éditions du Seuil, 2010.
[10] C. LADJALI, Illettré, Arles, Actes Sud, 2016.
[11] M. GAZIER, Le Merle bleu, Paris, Éditions du Seuil, collection « Points », 1999.
[12] Mona MAKKI, cinéaste, auteur de documentaires et d’articles, a réalisé le film L’Andorre de Michèle Gazier, émission L’Espace francophone, FR3, 28 minutes, première diffusion le 4 octobre 2016.
[13] M. GAZIER, Sorcières ordinaires, Nouvelles, (1re éd., Paris, Calmann Levy, 1997), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000.
[14] M. GAZIER, Nativités, Paris, Éditions du Seuil, 1995.
Évelyne THOIZET
Univ. Artois, EA 4028, Textes & Cultures, F-62000 Arras, France