L’essor du champ autobiographique contemporain a permis de faire émerger, au sein des écritures de soi, ce qui en forme désormais quasiment une sous-branche : les récits de filiation, pour reprendre la formule de Dominique Viart, que l’on pourrait aussi appeler récits générationnels. Ils ont pour caractéristique de focaliser la narration sur la figure d’un parent, le plus souvent le père ou la mère, même si parfois ils accueillent des figures tierces comme la tante (Sylvie Weil, Chez les Weil, 2009) ou les grands-parents (Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, 2012). Nombreux sont les auteurs qui ont ainsi écrit soit sur leur mère, tels Roland Barthes (La Chambre claire, 1980), Roger Grenier (Andrélie, 2005), Charles Juliet (Lambeaux, 1995), soit sur leur père (J.-M. G. Le Clézio, L’Africain, 2004 ; Marie Nimier, La Reine du silence, 2004). Plus rares sont les écrivains qui ont consacré un livre à chacune des deux figures parentales : on peut citer le remarquable exemple de Pierre Pachet, qui a publié successivement Autobiographie de mon père (1987) et Devant ma mère (2007) : deux récits, au caractère autobiographique assumé et revendiqué, quoique de facture formelle différente. Dans le premier, Pierre Pachet choisit de s’exprimer à la première personne, mais ce je, si on se réfère au pacte autobiographique, n’est pas autodiégétique, en ce sens qu’il exprime la subjectivité du père. Devant ma mère, publié dans la collection « L’un et l’autre », reprend une forme plus classique de la narration, qui décrit la progression de la maladie d’Alzheimer qui frappe la mère. Michèle Gazier, elle aussi, est l’auteur de deux ouvrages qui pourraient l’un et l’autre être considérés comme des récits de filiation, puisque tous deux font référence à un parent, et que la part de fiction y est dans un cas ramenée au strict minimum, dans l’autre inexistante : il s’agit de La Fille, publié en 2010 et de L’Homme à la canne grise, paru deux ans plus tard, en 2012.
Les approches narratives, comme au reste celles de Pachet, y sont contrastées, et leur différence met en lumière toute la difficulté qu’il y a à évoquer un proche dans un récit personnel. Celui-ci oscille en effet entre la part strictement biographique – car un parent reste toujours en partie un(e) inconnu(e) aux yeux de son enfant –, la part autobiographique qu’implique l’évocation de la relation affective entre l’auteur et son parent, et l’inévitable travail de reconstitution auquel obligent les faits dont on n’a pas été le témoin. Nous verrons donc comment Michèle Gazier a choisi tour à tour d’évoquer sa mère et son père, avant d’examiner comment dans l’un et l’autre livre, l’auteur reconstruit sa propre généalogie, à la fois familiale, linguistique et politique.
Le premier texte, La Fille, porte la mention générique roman et sa quatrième de couverture ne trahit rien de l’inspiration autobiographique du texte : « Marthe est née d’une mère autoritaire et d’un père peu concerné par la maternité ». La suite tente d’organiser les différents éléments du livre comme les ressorts d’une mécanique narrative, avec un suspens final suggéré par des points de suspension : « Le frère se marie à son tour et prend ses distances. Marthe, elle, reste fidèle à sa génitrice qu’elle s’interdit de contrarier. Elle s’enfonce dans le silence et, peu à peu, le filet se resserre autour d’elle… » Évidemment, on reconnaît ici un parti pris d’éditeur, celui d’inscrire le texte dans une perspective fictionnelle, réputée plus attrayante pour le lecteur. Néanmoins, plusieurs éléments frappent dans La Fille, à commencer par le titre : sa protagoniste n’est pas désignée nommément, ni dans le rapport qu’elle pourrait avoir avec la narratrice, par exemple « Ma mère » ou « La Mère »1. Marthe est et sera dépeinte dans le rapport à la fois exclusif et intense qui la lie à sa propre génitrice, la grand-mère de l’auteure.
Le premier aspect qui frappe dans ce récit est la suppression d’une partie des indices référentiels, dont l’effacement systématique est flagrant. Marthe exceptée, les personnages évoqués ne sont jamais appelés par leur nom, mais désignés par leur fonction familiale : on parle de « la sœur aînée », de « son mari » (le gendre), du « fils ». La généalogie s’organise entièrement autour de la mère. Un jeune cousin du gendre se voit nommé précisément par ce lien familial et ne sera plus désigné que sous le vocable « Cousin », avec une majuscule qui le transforme en nom propre. Le rapport au lieu est tout aussi délibérément effacé : le père volage part sur des chantiers dans ce qui est appelé tantôt « une ville du Nord »2, tantôt « un village du Nord »3. Le pays natal de la mère, lui, se trouve « dans le Sud ». La proximité avec un pays frontalier est suggérée par des périphrases : la sœur possède une maison dans un « pays voisin », jamais nommé – la principauté d’Andorre –, le gendre possède des livres « écrits dans une langue qu[e Marthe] ne connaît pas »4, la famille du gendre, dont fait partie Cousin, est originaire d’un « pays de montagne »5, périphrase qui désignera l’Espagne tout au long du livre. De Cousin, il est dit qu’il « parle le français et une autre langue, qui est celle de son pays » ;6 du mari de la sœur, qu’il « n’a pas la nationalité française »7.
En termes de chronologie, Michèle Gazier a choisi de raconter la vie de sa mère, depuis sa naissance jusqu’au moment où Marthe devient mère à son tour – on comprend, par une périphrase assez elliptique, que c’est d’elle, l’auteure, que la protagoniste du livre a accouché. L’écrivain a opté pour la forme d’un récit hétérodiégétique, à la troisième personne, où le « je » est absent. Le discours indirect libre est largement convoqué, notamment pour se faire l’écho des plaintes et des récriminations de la mère de Marthe.
Il y a quelque chose d’humiliant à venir ainsi la relancer chez elle en feignant d’ignorer que sa vie est un sacrifice de tous les jours. Jusqu’à quand devra-t-elle encore se saigner aux quatre veines ?8
Comment osait-il, cet étranger, ce fils de voyou, ce fauché, ce voleur de fille, oui, comment osait-il la traiter ainsi, elle, une femme honorable, mère d’une enfant pure, préservée ?9
L’histoire de la petite fille qu’est Marthe commence dans les larmes et les malentendus : le mariage des parents n’est que la réplique, sans amour véritable, de celui du frère de l’une et de la sœur de l’autre ; trois enfants, des filles, sont déjà mortes à l’âge de deux et sept ans. Quant au mari, il est parti travailler loin de sa famille – certainement pour la fuir. C’est de retrouvailles exigées et imposées par la mère que naît une petite fille, « fruit du mensonge et de l’éloignement »10. Mais sa venue au monde semble une erreur, perceptible dans le choix du prénom : alors que la mère veut l’appeler Antonia, le père la déclare sous le nom de Philomène. Déjà, l’enfant se trouve prise dans la tenaille des désirs contraires de ses parents. Elle même déteste ses deux prénoms, autant l’étranger que « cet horrible ‘Philomène’, légué par un géniteur cynique ou distrait »11. Elle règle elle-même le problème en se rebaptisant Marthe.
Quand, comment, où lui est venue cette idée ? Personne ne l’a jamais su. Elle-même ne s’est jamais exprimée sur le sujet. D’aucuns ont pensé que c’était sa manière à elle de s’évader du piège de sa vie12.
La suite de son existence, jusqu’à ses vingt-huit ans, et peut-être au-delà, ressemble précisément à cette image, celle d’un piège qui se referme. Marthe est l’enfant prisonnière de la possessivité de la mère trop tôt devenue veuve, tandis que les deux aînés, une fille et un fils, se sont émancipés par le mariage. La destinée dépeinte par Michèle Gazier est la tragédie modeste et ordinaire d’une existence féminine sacrifiée aux exigences de l’époque : l’enfant, malgré de brillants résultats scolaires et l’intervention de son institutrice, doit renoncer à son rêve de devenir à son tour enseignante, pour entrer dans la confection textile, comme sa sœur avant elle. Elle fait un long et dur apprentissage chez une giletière qui se sert d’elle aussi comme domestique et gardienne d’enfant. Une fois établie dans l’atelier de sa sœur et son beau-frère, Marthe ne voit pas la couleur de son salaire, remis à la mère. Ses fréquentations sont surveillées, elle ne dispose d’aucune liberté : « peu ou pas de place pour une initiative personnelle, un soupçon d’indépendance »13. Seul le mariage la délivrera du joug maternel, et encore le jeune couple devra-t-il vivre sous le toit de la mère de Marthe pendant plusieurs années.
Le vocabulaire qui qualifie la protagoniste dépeint cette tristesse profonde. L’expression de la douleur, des larmes, du silence, de la honte et de la piété mêlées, bordent le portrait de l’enfant, puis de la jeune femme. « L’expression de la douleur lui est plus familière que celle de la désobéissance »14 ; « Elle n’a ni voix ni larmes »15 ; « Elle, pauvre fille, elle est sans défense. Elle n’a que les yeux pour pleurer »16 ; « Il y a toujours chez elle une petite voix intérieure qui la contraint au silence »17 ; « Attendre, c’est à cela que se résume sa vie »18. Pour compenser ses chagrins, elle déploie des trésors d’abnégation et d’affection, à l’heure de s’occuper du petit garçon de la giletière, puis de trois enfants juifs cachés dans la maison maternelle par la sœur. Les petits lui font « découvrir une forme de tendresse dont elle ne se croyait pas capable »19. Mais à chaque fois, le lien est rompu, par son départ à elle ou celui des enfants qui par chance ont pu retrouver leurs parents à l’issue de la guerre. La tristesse chronique se fait peu à peu mélancolie fondamentale, surtout quand le cousin, dont elle était amoureuse et qui avait fait miroiter des fiançailles, repart définitivement dans son pays de montagne et s’y marie sans qu’elle ait élevé la moindre protestation. Après la guerre, une fois devenue adulte, Marthe sombre petit à petit dans « cette lenteur dont personne ne s’inquiète et qui pourtant précède parfois la dépression »20. Elle est, en somme, une filia dolorosa.
Évidemment, la question se pose de savoir comment Michèle Gazier a pu accéder à l’intériorité maternelle. Il semble peu probable qu’elle se soit appuyée sur des confidences personnelles ; d’autant plus que Marthe elle-même a semblé ignorer longtemps une partie des faits la concernant – ce qui n’est pas, semble-t-il, le cas de sa fille.
Les quelques informations concernant cette période lointaine de la vie d’Antonia ne lui sont parvenues que très tard. Elle les a accueillies avec indifférence. Ce n’est qu’après sa mort que les langues se sont enfin déliées. Comme si tous ceux qui détenaient une part de son histoire avaient préféré lui en épargner le récit21.
En revanche, Michèle Gazier mentionne un carnet, tenu à l’adolescence à partir du moment où commence la période d’apprentissage, dans lequel « désormais, [Marthe] consigne deux ou trois choses de sa vie »22. C’est dans ce document, cité plusieurs fois, que l’auteure a pu retrouver la trace de moments particulièrement blessants, comme celui où Marthe, qui emmène le petit garçon de la giletière à l’école, est prise pour une mère célibataire, une « fille-mère »23. Les silences (« Il se passe des mois sans que Marthe note la moindre ligne dans son carnet »)24 sont interprétés par la narratrice comme des périodes d’ennui, de monotonie profonde, d’absence d’espoir.
Michèle Gazier cite également des lettres expédiées par Marthe, partie en vacances dans le « pays de montagne » à la mère ; missives où s’exprime clairement une dépendance affective dans la formule de clôture, qu’on attendrait plutôt sous la plume d’une amoureuse : « Je me languis de toi »25. Enfin, plusieurs photographies permettent de déduire, ou de tenter de le faire, l’état d’esprit de l’enfant, puis de la jeune femme aux différents âges de sa vie, et comment le joug maternel s’est exercé sur elle. On y voit tour à tour « une Marthe aux yeux ronds fixant l’objectif d’un regard triste »26 tandis que derrière elle « trône » – le verbe est éloquent – la mère ; puis une communiante de douze ans qui « fixe l’objectif d’un regard sans joie ni malice »27. Mais là encore, la mère, cette fois absente de l’image, se réinstalle dans la description.
On pourrait presque entendre la voix de la mère, hors champ, lui intimant l’ordre de ne pas approcher le lys au pistil safran de sa tenue immaculée28.
Il faut attendre qu’elle ait quinze ans pour la voir sourire sur une photo : « C’est la première fois que Marthe ressemble à une jeune fille et non plus à une enfant boudeuse »29. À l’époque où elle enseigne le catéchisme, elle a à nouveau l’air « heureux »30 sur les photos mais sa tenue trahit la rigueur dans laquelle la mère la maintient, ou qu’elle a fini par faire sienne : « tenue stricte, petit béret, vêtement sombre »31 ; à peine, quelques années plus tard, s’autorise-t-elle une coiffure à la mode et un peu de rouge à lèvres.
Ce travail d’archives familiales, notamment photographique, se retrouve dans de nombreux récits de filiation, qui se présentent comme un tressage de traces. Mais là où les points d’appui manquent, Michèle Gazier, qui ponctue ce portrait maternel d’interrogations (« À quoi pense-t-elle ? Son carnet reste vide des jours durant »32 ; « Comment Marthe a-t-elle vécu ce départ précipité ? »33), n’hésite pas à reconstituer, quitte à emprunter la voie de la fiction, les épisodes manquants :
Le matin de son départ, très tôt, avant de rejoindre le taxi garé devant la porte, [Cousin] est allé voir Marthe dans sa chambre. Il lui a fait toutes sortes de promesses, l’a serrée dans ses bras très fort. Il a pleuré contre son épaule, comme un enfant. Est-ce à ce moment-là qu’elle a compris qu’il ne serait jamais adulte ? Qu’il ne fallait surtout pas l’attendre ? En un sens, il ne lui avait pas menti. Simplement, il ne savait plus ce qu’était la vérité34.
La distance énonciative et le parti pris du « roman », étant entendu que l’inspiration de celui-ci est de toute évidence biographique, peuvent s’expliquer par la délicatesse, dans tous les sens du terme, du sujet : Marthe, enfant, jeune fille, puis femme discrète, s’est visiblement peu livrée, et il a fallu un véritable travail d’enquête à la narratrice pour en reconstituer le portrait. Au-delà, on peut considérer la figure de Marthe, dans son statut éponyme de fille comme emblématique d’une génération : l’émancipation féminine, corsetée par la religion, est impossible ; la soumission à l’autorité parentale, même une fois l’indépendance économique acquise, reste problématique ; le mariage, si possible avec un bon parti, est le seul avenir honorable dans lequel se projeter, et, religion aidant, on élève les filles dans l’ignorance et la crainte de la sexualité, le corps n’étant que le lieu où « s’enracine le péché »35. En ce sens, Michèle Gazier a reconstitué, à travers l’évocation de la figure de Marthe, l’existence de nombreuses femmes qui furent ses contemporaines.
Le livre qu’elle a consacré à son père, L’Homme à la canne grise, adopte une perspective narrative à la fois plus marquée par les affects et plus directement autobiographique. Tout d’abord, l’ouvrage est identifié comme « récit », un récit que la quatrième de couverture contribue à ancrer dans la référentialité, celle des identités et des dates : « L’homme à la canne grise, c’est le père de l’auteur, disparu en août 2010 ». La question de la temporalité de la composition est la première différence majeure : s’il a fallu à Michèle Gazier dix-sept années pour écrire sur sa mère, elle entreprend de raconter son père peu de temps après le décès de ce dernier, non sans questionner cette immédiateté qui lui semble relever du journalisme, pour reprendre le terme qu’elle emploie :
Je n’ai jamais écrit dans la chaleur de l’instant. Il m’a toujours semblé que l’écriture ne peut se densifier, se cristalliser que dans la distance, dans le temps36.
La narratrice est cette fois pleinement impliquée, énonciativement, dans un récit mené à la première personne qui laisse place à sa subjectivité, ses doutes, et même à un métadiscours lié à la poursuite de son projet :
Autour de moi, les avis sont partagés. Les miens, qui me savent pudique, m’incitent à laisser passer les jours, à prendre du recul. D’autres me poussent au contraire à raconter ce père dans l’émotion du moment37.
L’onomastique, cette fois, n’est pas effacée : Michèle Gazier nomme par leurs prénoms son mari, Pierre, son frère Alain et la femme de celui-ci, Corinne. On apprend même que la grand-mère, la fameuse mère de « la fille » répond au prénom de Pauline. Le père, lui, s’appelle Antoine, mais là aussi, une histoire de double nom vient faire écho au changement de prénom de la mère. Enfant, Michèle Gazier découvre les faux papiers de son père durant la Résistance, durant laquelle il s’est fait passer pour un certain « Jean Matéo »38 ; une découverte qu’elle avait faite, enfant, et qui l’avait beaucoup troublée. Mais c’est toute la différence entre la mère, dont la seule résistance ne peut qu’être minuscule, intime, et le jeune homme qui se fait fabriquer de faux papiers pour combattre. Il en va de même pour les lieux : on apprend en lisant L’Homme à la canne grise que la ville de résidence maternelle était Béziers, que la maison secondaire de la sœur de Marthe se trouve en Andorre et que le « pays de montagnes » d’où vient Cousin est l’Espagne. Un pays au centre d’un contexte historique cette fois clairement identifié, celui de la guerre anti-franquiste, puis de la guerre de 39-45, que le père de la narratrice, fortement impliqué à gauche, a faites toutes deux :
Je n’apprendrais que des années plus tard son engagement dans la guerre d’Espagne aux côtés des militants du PSUC (Parti Socialiste Unifié de Catalogne, version catalane du parti communiste), qu’il avait rejoints au nom de la liberté39.
La Seconde Guerre mondiale, pourtant très présente dans le quotidien, n’est évoquée dans La Fille que par périphrases, ou plus précisément que par les ricochets qu’elle provoque dans la vie familiale – difficultés de ravitaillement, absence de la sœur aînée (qui aide les résistants), présence mystérieuse de réfugiés blonds et d’enfants juifs cachés. Michèle Gazier narratrice l’a résumée, au fond, aux conséquences indirectes que Marthe, depuis sa réclusion affective et familiale, pouvait en percevoir. Dans L’Homme à la canne grise, en revanche, la question est abordée frontalement : on sait que le père a suivi les Catalans de la Retirada au camp d’Agde, où ils étaient retenus, et leur a servi de traducteur ; qu’il a vraisemblablement été dénoncé quand il était là-bas, qu’il s’est évadé pour fuir le STO et a rejoint un maquis à Mende, en Lozère, avant de prendre les armes dans le maquis de Saint-Chély-d’Apcher. Ces informations ont été recueillies par Michèle Gazier au cours de conversations familiales, voire grâce à des questions posées à son père. Néanmoins, l’écrivain souligne à quel point il est peu enclin à parler de ce passé dont il aurait pourtant pu tirer gloire : au sujet de la Résistance, il « n’est jamais entré dans les détails »40, laissant les horreurs de côté pour raconter des anecdotes heureuses, des gestes de générosité des civils à leur égard41. Il répugne à évoquer son passé de combattant anti-franquiste et il faut attendre qu’il ait soixante-quatorze ans ans pour que, à l’occasion d’une intervention chirurgicale au poumon, il avoue s’être fait tirer dessus par un homme de son camp durant la Retirada. Et encore l’aveu est-il obtenu à force d’insistance de sa fille : « Je ne lâche pas prise. Alors comme il me sait aussi obstinée que lui, il me raconte »42. À plusieurs reprises, la narratrice souligne les traits de caractère commun qui les unissent, comme les colères blanches ou les fous rires. Et on perçoit, à certains détails, l’attention que ce père porte à sa fille, la confiance qu’il a en elle, lui permettant, par exemple, de choisir le prénom du petit frère à naître.
Au rebours du portrait générationnel esquissé dans La Fille, L’Homme à la canne grise s’attache à la singularité d’un homme exceptionnel à bien des points de vue. En effet, en dépit d’un attachement irréductible à la gauche, le père « refuse d’épouser » le parti radical ou d’entrer dans la franc-maçonnerie43. Il refuse tout autant les honneurs et les médailles (« il ne quémandait rien »)44, et se résout en dernière extrémité à solliciter le général de Gaulle pour une affaire de carte d’identité qu’on lui refuse en raison de la nationalité espagnole de ses parents. Son intime conviction de l’égalité entre les êtres est l’une des valeurs éducatives qu’il transmet à sa fille. Enfin, il garde une arme à feu chez lui pour pouvoir se donner la mort en cas de maladie incurable. Il veut « être digne, ne pas se laisser aller, se tenir »45.
Mais surtout il affronte avec courage des accidents de santé multiples, dont un accident du travail qui le laisse presque aveugle et incapable d’exercer son métier de ferronnier ; et ce à trente-trois ans à peine, alors qu’il a deux enfants à charge. Bien qu’il doive composer avec ce lourd handicap, c’est lui qui soutient la mère, « en dépression grave »46, accomplit à l’aube les tâches ménagères, s’interpose entre l’adolescente qu’est devenue la narratrice et sa mère rendue irascible par le mal de vivre. Il ne cesse de fabriquer, de dessiner : des jouets de bois pour ses enfants, des croquis d’ouvrages en fer forgé, une lentille pour fixer sur ses lunettes, car il aime passionnément lire. Il n’est pas avare de gestes d’affection, allant jusqu’à aider sa fille à faire ses points de couture obligatoires : « Faire le bonheur des siens était la tâche à laquelle il s’était attelé »47 résume sobrement Michèle Gazier.
Raconter la vie de ses parents n’est pas seulement une entreprise biographique. C’est aussi une manière de s’ancrer dans l’histoire, à deux degrés : explorer d’abord la strate, intime, des relations familiales, qui ont leur lot de complexité, et que seul le regard rétrospectif sait parfois dénouer ; ensuite se resituer dans un temps qui nous dépasse, celui qui a précédé notre naissance, lui-même portant la marque des plis de l’Histoire, la grande. Chez Michèle Gazier, la question de l’Espagne est centrale dans cette quête. Si on a vu qu’elle n’était pas explicitement évoquée dans La Fille, elle crée tout de même des lignes de partage, entre ceux qui ont la nationalité et ceux qui ne l’ont pas, les requérables pour le STO et les autres. L’usage de la langue espagnole cristallise la présence de deux cultures au sein de la famille. On sait par exemple que Cousin est bilingue :
Avec Marthe, il ne parle que le français. Elle se moque gentiment de lui car il roule les R. En réalité, il ne sait pas les rouler mais il aime bien faire rire Marthe48.
Cet entre-deux culturel est inconfortable, car source d’un racisme sous-jacent : par exemple, la mère se scandalise que la petite Marthe, avec ses yeux et ses cheveux sombres, soit appelée « pruneau » par la belle-famille de son fils, car « eux sont si blonds »49. Bien que Marthe et son mari soient tous deux d’origine espagnole et de nationalité française, la classe sociale et les engagements idéologiques les placent dans deux mondes différents : d’un côté ; celui des « va-nu-pieds, des pouilleux rouges, des vaincus qui avaient envahi la région », de l’autre, celles des émigrés « venues d’Espagne, mais pas de la même manière. Pas de la même Espagne »50 ; au reste, Marthe s’insurge quand la narratrice lui rapporte avoir été traitée de « réfugiée » à l’école ; bien que son mari soit revenu à la faveur de la Retirada, elle tient à se distinguer de cette image. Et on a vu comment Antonia, née en France et portant un patronyme bien français, Bonet, s’était débarrassée avec la complicité de sa sœur de ce prénom « d’étrangère, espagnole ou italienne, qu’importe »51. Ironie du sort, son futur mari, lui, s’appellera Antoine… alors qu’il est d’origine catalane.
La question de la langue est au centre d’un silence familial : Michèle Gazier évoque « la langue que nous n’avons pas le droit de parler en famille »52 ou encore « un interdit explicite de la langue espagnole dans nos murs »53. Celui-ci semble lié à la question de la guerre, car l’engagement paternel, loin d’être admiré par la mère, fait l’objet d’une honte, presque d’un tabou. Seules surnagent les anecdotes amusantes, sur cette armée tellement désorganisée qu’il faut équiper chaque homme d’une chaussure et d’une sandale, et crier « alpagarta, zapato » pour les obliger à marcher au pas. « Longtemps, jusqu’au lycée, ces deux mots alpagarta, zapato furent les seuls de mon vocabulaire espagnol » écrit Michèle Gazier54. Devenue jeune fille, la narratrice opte pour des études d’espagnol et prépare un mémoire de maîtrise sur le franquisme. Elle raconte, non sans une certaine honte rétrospective, comment elle a voulu étaler son savoir livresque tout neuf à la table familiale, et comment, contredite par le père, elle le provoque (« Ah bon, et comment tu le sais ? »). La réponse de son père, qui tient en une phrase (« Parce que j’y étais »)55, révèle à sa fille la nature d’un engagement dont elle soupçonnait la teneur sans en avoir la preuve.
Le père et la mère appartiennent à cette génération qui panse ses blessures historiques par le silence et ne revendique guère la pluralité de ses appartenances, de ses « racines » comme le prône un vocable contemporain. Au contraire, fait significatif, le père a étudié au camp d’Agde l’espéranto, une passion qu’il partage ensuite avec un ami imprimeur : il est logique, souligne la narratrice, qu’il se passionne pour cette « langue d’égalité révolutionnaire »56 qui abolit les frontières nationales. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il recommence à parler espagnol et catalan avec sa nouvelle compagne Armande, et castillan avec son jeune kinésithérapeute.
Le retour aux origines est désormais possible pour le vieil homme. Mais attention, pas de confusion, il reste français. Un Français qui parle trois langues. Voilà tout57.
C’est donc par l’archive familiale et les confidences tardivement recueillies, d’une part, et par la langue et la connaissance de l’Histoire, d’autre part, que l’auteure a pu approcher la double histoire de ses parents. Il est par ailleurs évident que les deux livres doivent être lus comme un diptyque, le second éclairant et donnant chair aux figures du premier. On peut aussi interpréter cette différence des régimes narratifs déployés dans La Fille et L’Homme à la canne grise comme le reflet de la relation entretenue avec chaque parent. À l’issue de La Fille, on comprend que Michèle Gazier est née à la suite d’un déni de grossesse qui a duré plusieurs mois ; or on sait que cette situation résulte d’une peur ou d’un refus d’enfanter. L’Homme à la canne grise le confirme indirectement :
Mon père me dit combien il est heureux d’avoir un deuxième enfant. Je comprends à ce moment-là que c’est lui qui a convaincu ma mère de la nécessité d’enfants dans leur couple. Sans son insistance, peut-être ne serions-nous pas là58.
Si le portait du père semble, comparativement, beaucoup plus chaleureux, c’est que d’abord il couvre toute la vie de ce dernier, englobant notamment le récit de ses relations avec ses enfants et petits-enfants, et la joie qu’il a à accueillir ces derniers. De plus, durant les premiers mois de sa quasi-cécité, c’est sa fille qui l’accompagne et lui sert de guide, ce qui a de toute évidence tissé entre eux une relation de proximité et d’affection particulières :
Il y a quelque chose d’effrayant lorsqu’on est une petite fille frêle à tenir le bras d’un homme jeune qui est votre père, qui vous a toujours protégée et qui soudain se livre à vous dans une extrême faiblesse et une confiance démesurée, car à la moindre maladresse, il risque de tomber ou de se blesser59.
Ce qui est dit d’Antoine par sa fille fait apparaître une belle personnalité et beaucoup de tendresse réciproque entre lui et les siens, des aspects que la narratrice évoque avec émotion. Mais c’est aussi dans cet ouvrage que Michèle Gazier évoque sans détour la « faiblesse » et le « caractère dépressif » de sa mère60, soignée au lithium, ainsi que ses rapports difficiles avec elle ; elle fait même une mention fugitive à sa propre période d’anorexie enfantine61, qui est souvent le symptôme d’une difficulté relationnelle intrafamiliale. Les rapports que la fille de Marthe entretient avec sa tante et le mari de cette dernière, au cours des « longs été andorrans » où on l’envoie reprendre des forces semblent comparativement apaisés et plus détendus. On peut donc lire dans le choix narratif du récit hétérodiégétique, pour La Fille, le reflet d’une certaine distance, ou à tout le moins d’une pudeur à l’heure d’évoquer la personnalité maternelle, qui semble avoir toute sa vie cultivé la réserve et souffert d’un mal-être certain. Le choix de l’approcher sous une modalité littéraire qui emprunte, par certains aspects, au roman, et fait coïncider la fin du récit avec la naissance de l’auteur, est un autre moyen de s’abstraire d’un rapport plus tendu qu’avec le père, de sorte à pouvoir porter sur l’enfant et de la jeune fille que fut Marthe un regard extérieur, ou en tout cas mis à distance, qui autorise par là même une plus grande indulgence. Car la liste des souffrances discrètes, mais sûres, dont le livre a retracé la genèse permet aussi de comprendre combien il a été difficile, pour une jeune femme éduquée sous la férule d’une mère possessive, encourageant le refoulement des sentiments et la propension à la mélancolie, de se marier et de fonder famille à son tour.
Avec La Fille et L’Homme à la canne grise, Michèle Gazier a donc entrepris une rétrospective familiale, mais sous deux angles, en utilisant deux focales, pourrait-on dire, différentes. À chacun des parents, elle restitue son passé, à partir des traces qu’elle a en main, bribes de souvenirs souvent fragmentaires et insuffisantes. La Fille choisit de dépeindre la famille vue de l’intérieur, et fait ressortir l’aspect carcéral et étouffant de la relation de sa mère à sa propre mère. Marthe est la mère de Michèle Gazier, mais elle est aussi une femme de sa génération, écrasée sous l’autorité parentale, que l’on éduque dans une foi rigide et l’ignorance d’une bonne partie des choses de la vie, en particulier des rapports amoureux et de la sexualité. Le père, lui, est à la fois représentatif de son époque, un homme de gauche laïque et éclairé qui a pris les armes pour défendre des valeurs auxquelles il croyait, mais aussi une personnalité riche des paradoxes et des difficultés qui ont façonné son existence. Alors qu’il aime les livres, pour des raisons économiques, il devient ferronnier, mais trouve dans ce métier une manière d’assouvir, par le dessin, une vocation artistique. Passionné par la politique, il considère avec défiance l’adhésion à un parti. Amateur de voyages, il se sédentarise par amour. Grand lecteur, il devient presque aveugle à trente ans. À une époque où les pères restent peu impliqués dans l’éducation des enfants, il se substitue en tout point à la mère quand la mélancolie fait défaillir celle-ci. Et malgré un lourd handicap, qui aurait pu le détruire socialement et moralement, il retrouve du travail et prend la peine de façonner de ses propres mains sa canne d’amblyope, la fameuse « canne grise », qui le rend singulier même au sein de la communauté des malvoyants. Les deux récits se complètent : la part de subjectivité auctoriale, effacée dans l’un, revient en force dans l’autre ; le caractère problématique de la relation à la mère s’éclaire lorsqu’on comprend dans quelles conditions celle-ci fut élevée. Deux modes narratifs, donc, pour deux véritables portraits qui s’attachent à résoudre le mystère premier de l’identité de ceux qui nous mirent au monde :
Comment était la vie de nos parents avant nous ? Vaste question. À laquelle nous ne pouvons répondre qu’en collant des bribes de récits glanés auprès des uns et des autres, pièces décolorées, incertaines, d’un puzzle que notre entourage nous distribue parcimonieusement. Ça colle plus ou moins bien. Ça s’ajuste en forçant un peu. On remplit les vides… La vie de l’autre est toujours une fiction. La nôtre aussi62.
[1] On les retrouve dans plusieurs récits de filiation comme Devant ma mère, évoqué plus haut, Le Livre de mère, d’Albert COHEN (Paris, Gallimard, 1954), ou encore Ma mère rit, de Chantal AKERMAN (Paris, Mercure de France, 2013).
[2] Michèle GAZIER, La Fille, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 11.
[3] Ibid., p. 12.
[4] Ibid., p. 28.
[5] Ibid., p. 45.
[6] Ibid., p. 61.
[7] Ibid., p. 120.
[8] Ibid., p. 73.
[9] Ibid., p. 158.
[10] Ibid., p. 11.
[11] Ibid., p. 16.
[12] Id.
[13] Ibid., p. 35.
[14] Ibid., p. 23.
[15] Ibid., p. 73.
[16] Ibid., p. 81.
[17] Ibid., p. 63.
[18] Ibid., p. 148.
[19] Ibid., p. 143.
[20] Ibid., p. 126.
[21] Ibid., p. 15.
[22] Ibid., p. 81.
[23] Ibid., p. 83.
[24] Ibid., p. 86.
[25] Ibid., p. 75.
[26] Ibid., p. 20.
[27] Ibid., p. 40.
[28] Ibid., p. 41.
[29] Ibid., p. 85-86.
[30] Ibid., p. 103.
[31] Id.
[32] Ibid., p. 101.
[33] Ibid., p. 122.
[34] Ibid., p. 123.
[35] Ibid., p. 14.
[36] M. GAZIER, L’Homme à la canne grise, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2012, p. 16.
[37] Id.
[38] Ibid., p. 48.
[39] Ibid., p. 31.
[40] Ibid., p. 47.
[41] Ibid., p. 50.
[42] Ibid., p. 39.
[43] Ibid., p. 62.
[44] Ibid., p. 85.
[45] Ibid., p. 54.
[46] Ibid., p. 90.
[47] Ibid., p. 92.
[48] M. GAZIER, La Fille, op. cit., p. 61.
[49] Ibid., p. 64.
[50] M. GAZIER, L’Homme, op. cit., p. 34.
[51] M. GAZIER, La Fille, op. cit., p. 15.
[52] M. GAZIER, L’Homme, op. cit., p. 99.
[53] Ibid., p. 42.
[54] Id.
[55] Ibid., p. 33.
[56] Ibid., p. 62.
[57] Ibid., p. 102.
[58] Ibid., p. 65.
[59] Ibid., p. 75.
[60] Ibid., p. 69.
[61] Ibid., p. 77.
[62] Ibid., p. 29.
Résumé
Michèle Gazier a consacré deux livres à ses parents : La Fille (2010) et L’Homme à la canne grise (2012). Le premier, présenté comme roman, et qui efface une partie des repères biographiques raconte, à la troisième personne, la destinée d’une jeune fille discrète, dont la mère despotique a gâché la jeunesse ; l’autre, écrit à la première personne, beaucoup plus autobiographique dans sa forme et sa tonalité, constitue un véritable récit de filiation. Nous comparerons alors les deux angles choisis par la narratrice, en tentant d’éclairer la complémentarité de ces deux écrits de genres littéraires différents.
Abstract
Michèle Gazier dedicated two books to her parents: La Fille (2010) and L’Homme à la canne grise (2012). The first one, described as a “novel”, erases part of the biographical references and tells, using the third person, the story of a modest young girl whose youth was ruined by a despotic mother. The other, written in the first person, is much more autobiographical ; its literaty form and his tone make it fully correspond to the subcategory called in French “récit de filiation”. This papers undertakes a comparison between both Gazier’s manners, so as to highlight these two work’s complementarity, although they do not belong the same literary genre.
Véronique MONTEMONT
Université de Lorraine, ATILF (Nancy) et ITEM (Paris)
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