Le titre du célèbre roman de Goethe, Die Wahlverwandtschaften, dont la première édition a paru à Tübingen en 1809, est devenu en français Les Affinités électives. Et c’est bien un choix que j’ai fait quand, répondant à l’appel qui m’avait été lancé pour ce colloque consacré à Michèle Gazier, j’ai choisi le roman qu’elle avait eu la générosité de m’offrir et de me dédicacer dès sa publication en mars 2017, Silencieuse. Je l’avais immédiatement aimé et, au-delà de la relation d’amitié qui s’était établie depuis plusieurs années entre Michèle Gazier et moi, et de cette attractio electiva duplex qu’avait étudiée au xviiie siècle le savant chimiste suédois Torbern Bergman, mon choix immédiat avait été guidé par ce qu’on pourrait appeler plus simplement une affinité sélective.
Mais il y avait sans doute en moi d’autres raisons plus secrètes et plus diffuses d’accorder cette préférence à Silencieuse. Et au-delà des affinités sélectives, au-delà aussi de la gratitude que j’éprouve d’avoir été choisi par Michèle Gazier comme l’un des premiers lecteurs de son nouveau roman, j’ai senti en moi le besoin de m’exprimer devant elle et devant vous sur ce que j’appellerai des affinités instinctives.
La première est celle que j’ai très vite perçue avec un personnage qui n’entre en scène qu’au début du chapitre 3, mais qui, dans la deuxième partie du roman, donc du chapitre 19 au chapitre 37, va devenir le narrateur et à qui sera adressée la lettre finale en manière d’épilogue. Il est d’abord présenté comme « le fils des Ribaute »1, puis identifié comme « le Claude »2, « Claude Ribaute »3. Il s’est conduit, dans la Première Partie, en observateur des « différentes communautés d’un groupe humain, d’un village, avec le désir fumeux de ne pas [s’]inclure dans l’échantillon observé »4. Mais dans la Deuxième Partie, il se rend compte, au bout de cinq mois, qu’il ne peut « rester neutre », « se tenir à l’écart », n’être qu’un « guetteur implacable ». Un drame est advenu, qu’il n’avait pas vu venir, et ce drame il veut s’employer à l’éclairer. Ne pouvant plus rester silencieux, il va, comme le Rimbaud d’« Alchimie du verbe » en avait eu l’ambition, tenter d’« écri[re] des silences, des nuits », de « not[er] l’inexprimable », de « fix[er] des vertiges »5. Il a « laissé venir à [lui] une sorte de paix » pour « [s’]atte[ler] à l’écriture », éclairer les mystères de ce drame ainsi que ses propres interrogations, faire parler le silence, et en particulier les silences d’une petite fille silencieuse qui, comme l’écrit sa mère dans la lettre finale, « préfèr[e] le ciel et les nuages, les arbres, les fleurs, les papillons, les mouches, aux pupilles curieuses de ces adultes qui traquent sa différence, son ‘anormalité’ »6. C’est cette fillette de quatre ans qui s’impose à nous dès le titre du livre, Silencieuse, et la belle image de la couverture, due à Elva Etienne.
J’ai conscience du fait qu’il pourrait exister, au moins en apparence, une affinité professionnelle entre Claude Ribaute et moi, et il m’est arrivé, inévitablement, de la percevoir au cours de mes lectures de Silencieuse, même si je choisis délibérément d’être bref sur ce point.
C’est un universitaire à la retraite, une retraite d’ailleurs qui me semble prématurée quand je la compare à la mienne, puisqu’il est né en 1952 et revenu dans son village natal, semble-t-il, vers 2002. Mais son récit conduit bien jusqu’en 2014, juste un an avant la lettre que lui adresse, le 8 décembre 2015, la mère de la petite silencieuse.
Claude Ribaute, comme moi, est passé par une École normale supérieure, est devenu professeur agrégé. Il a connu mai 687, mais quand il était étudiant et non, comme moi, quand j’étais assistant à la Sorbonne. Il a eu comme maître à penser et sans doute comme directeur de thèse Pierre Bourdieu (1930-2002), qui a été professeur de sociologie au Collège de France, que je n’ai pas connu et que j’ai peu lu. À dire vrai, la discipline universitaire qu’a choisie Claude Ribaute, la sociologie, n’est pas la mienne, même si curieusement j’appartiens depuis 2015 à la section « Morale et sociologie » de l’Académie des sciences morales et politiques. J’ai choisi dès 1959 la littérature comparée, sans la lassitude que semble avoir éprouvée Claude Ribaute vers la fin de ses années d’enseignement. Mais si, au moment de la retraite, « il a décidé de laisser à d’autres les Platon, Kant, Hegel, Kierkegaard qui l’avaient nourri jusque-là »8, il retrouve, dans le chapitre 24, un ouvrage déjà ancien de Pierre Bourdieu, « un ‘Libre-Echange’ avec le peintre allemand Hans Haacke »9, et lui-même s’est lancé dans un travail sur un artiste allemand, Hans Glawe, qu’il poursuit pendant sa retraite. Avec lui, il évoque « les Romantiques allemands, leur manière d’avancer au bord du gouffre et de ne devoir leur équilibre fragile qu’à leur quête désespérée de la beauté »10. Il partage avec lui et avec enthousiasme la lecture des « troublantes nouvelles d’E. T. A. Hoffmann », des Novelle en effet dont il m’est arrivé de préparer l’édition française. Il est à l’écoute de l’évocation par Glawe de ses « poètes favoris », allemands ou français, et en particulier de « Rimbaud et Char [qui] comptaient parmi ses maîtres »11, comme pour Michèle Gazier et pour moi-même.
Ce goût pour les littératures étrangères, que partage Michèle Gazier, spécialiste de littérature espagnole, peut surprendre chez quelqu’un qui est né dans la campagne française et choisit de revenir dans son village natal, comme c’est le cas de Claude Ribaute à Saint-Julien-des-Sources. Mais les deux ne sont pas incompatibles et ma carrière de comparatiste était difficilement prévisible pour le natif d’un autre village que je suis. Saint-Julien-des-Sources, placé près de Sijean, dans le Midi, avait 600 habitants. Mon Moutardon natal, en Charente, en compte moins de 300, et n’est même plus une commune. Cela ne m’empêche nullement de lui rester attaché, comme s’il y avait pour moi un côté de la terre natale et un côté du monde.
Je ne suis pas revenu y vivre, même s’il m’arrive d’en rêver. Et, à dire vrai, ce n’est pas tant par goût que Claude Ribaute est revenu vivre, et vivre seul, dans la vieille maison familiale, « en pierre, certes, mais humide, comme toutes les maisons sans cave, construites à même le caillou »12. Certes, l’ancien professeur de sociologie est heureux de reprendre les « chemins du temps de sa petite enfance en compagnie du grand-père et du chien qui ne le quittait pas »13. Comme ce serait le cas pour moi, tout plein du souvenir de mes promenades d’enfant dans les bois de Moutardon, avec mon grand-père maternel, qui s’appelait Alexandre Deschamps.
À dire vrai, dans le cas de Ribaute, il ne s’agissait pas tant du désir de rentrer au bercail que de suivre et de retrouver à Saint-Julien-des-Sources le peintre sur lequel il travaillait pour son nouvel ouvrage, tant il est vrai qu’il est difficile pour un universitaire en retraite de ne plus avoir de projets. Glawe et Ribaute se connaissaient depuis longtemps, comme Michèle Gazier le précise dans le chapitre 6. En général, ils se rencontraient à Paris où le peintre vivait alors. Il cherchait un lieu pour travailler tranquille. L’idée était alors venue à Ribaute de lui suggérer une ferme désaffectée, à Saint-Julien, dont son grand-père avait été le métayer. Glawe avait acheté cette ferme et s’y était installé. Ribaute l’avait suivi pour mieux continuer à travailler sur lui et même avec lui.
Au cours de leurs longs échanges, Glawe n’a pas caché à Ribaute des difficultés de sa situation d’étranger, et plus particulièrement d’Allemand, parmi des « gens qui vivaient dans le souvenir d’une occupation allemande que la plupart n’avaient pas connue mais dont ils avaient été nourris ». Soixante-dix ans après, le Français du village et l’Allemand qui est venu vivre parmi eux « demeuraient victime d’une situation – la guerre, l’Occupation, les camps – à laquelle ils n’avaient jamais participé, mais qu’ils subissaient », écrit Michèle Gazier à la fin du chapitre 9 et elle ajoute : « Les Français du village avaient ainsi hérité de la haine du Boche et lui, le Boche, de la culpabilité de son peuple »14.
« Les Boches », ce mot résonne encore dans mes oreilles et dans ma mémoire quand, au cours des quatre années qui ont suivi la fin de la guerre, je me délectais des lectures d’histoires de Boches que me faisait le soir mon frère aîné, avant que nous ne nous endormions dans notre chambre de la maison d’école de Moutardon. Mon livre préféré, que je retrouvais dans la bibliothèque de classe, était Le Maquis de la Mardondon, un roman de Léonce Bourliaguet, écrit à Brive en 1944-1945 et publié en 1948. C’était bien une histoire de Boches, mais j’avoue que le mot et ses variantes m’ont choqué quand récemment j’ai pu acheter d’occasion ce livre devenu introuvable et quand je l’ai relu. Les anciens « Quatre du cours moyen », après avoir été considérés comme « Les Farauds de la Mardondon » (c’étaient les titres des deux premiers volumes d’une sorte de trilogie), sont devenus maquisards en 1944, dans cet autre Moutardon situé quelque part en Limousin, la Mardondon, et je suis maintenant choqué par ces appellations fréquentes en temps de guerre et devenues insolites en tant de paix, « le Boche », « les Boches » dans la page citée de Silencieuse, les « Boces » [sic], les « Fritz », « les Frizous » dans Le Maquis de la Mardondon.
J’ai la conscience ou l’illusion d’appartenir, comme Hans Glawe, à ce que Claude Ribaute, dans l’étude qu’il prépare sur ce peintre allemand né en 1938 (il fournit lui-même la précision)15, appelle une « génération innocente ». « Il avait sept ans en 45 ». Je n’en avais pas encore six quand, le 8 mai 1945, le maréchal Keitel signa à Berlin la capitulation sans conditions du Reich. Si Glawe avait des souvenirs précis de ce temps-là, il ne voulait pas les garder. J’en ai très peu, et je ne les ai jamais chassés. Mais, dans mes tentatives d’écriture personnelle, très rares, il n’y a nulle insistance sur « la guerre, la destruction, la mort » alors que, dans son œuvre de peintre, Hans Glawe, « ne trait[e] que de cela »16. Pour Ribaute, l’universitaire devenu son commentateur, c’est la clef de tout, nonobstant « l’éternel Sans titre », « dénominatif commun à toutes ses toiles »17, et sans doute aussi à ses nombreuses sculptures ou à ce qui est désigné comme ses « totems ». « Vous accouchez de monstres magnifiques », lui dit-il. Et en effet, « arrachant à sa mémoire ces lambeaux de terreur, ces brassées de souffrance, ces avalanches de cadavres qui hantaient ses jours et ses nuits, il les vomissait sur le papier, la toile, le sable, la pierre, le fer, ou il les laissait se tordre, s’ériger, se cabrer et finalement exister hors de lui »18.
Comment l’oublier, cette guerre, Dieser Krieg, pour reprendre le titre de l’essai qu’écrivit Thomas Mann pendant l’hiver de 1939 ? Il était stupéfait qu’on pût « prendre à son peuple sa liberté, lui arracher à coups de matraque toute idée même de liberté, l’asseoir sur la terreur au lieu du droit – mais donner à ce peuple, à titre de compensation, le sentiment d’appartenir à une noblesse raciale, d’être distinct d’une minorité à qui l’on impose le port d’une marque stérile d’infamie, à qui l’on fait exécuter d’humiliantes scènes de danse : voilà un fameux tour de passe-passe »19.
Pour l’avenir lointain, Thomas Mann reportait son espoir vers l’Europe. Mais il savait qu’on ne se débarrasse pas aisément d’un spectre. Et il terminait son essai sur la dernière strophe d’un poème de Gottfried Keller (1819-1890), « Die öffentlichen Verleumder», c’est-à-dire « les diffamateurs publics », écrit à Zurich dans les années 1840 et repris par un certain nombre de mouvements de résistance au nazisme. Il le reprendra lui-même, le citant encore plus longuement, dans le récit La Rose blanche (Inge Scholl, 1955). Voici les vers retenus en 1935 :
Quand enfin ce long malheur
Comme glace sera brisé,
Alors de lui on parlera
Comme on parle de la mort noire ;
Et bâtissant un mannequin de paille,
Les enfants, sur la lande,
Feront feu de joie des douleurs,
Lumière de l’ancien effroi20.
La guerre me poursuivait pourtant secrètement dans mes lectures d’écolier, même si je n’en gardais que quelques souvenirs dans cette région qui n’avait pas été sous le joug de l’Occupation allemande. L’absence de mon père, capitaine d’infanterie, qui avait été mobilisé dès septembre 1939, à peine deux mois après ma naissance. Le ciel un jour comme empli d’une immense nuée d’avions. Le passage d’hindous ou de prétendus hindous qui avaient terrorisé les habitants du village. Une nuée d’autres étrangers, en quelque sorte, et plus mystérieux ceux-là.
Or dans le roman de Michèle Gazier, il est question, dès les premières lignes, d’un autre étranger, dont le nom est inconnu, et qui est dénommé « Le Blondin ». Il est arrivé dans le village de Saint-Julien-des-Sources au milieu de l’hiver 2000, quelques semaines après la tempête, et il a été perçu par les habitants comme un intrus. Ils ont d’autant moins compris que l’un des villageois les plus âgés, François Simonin, lui ait loué sa maison de famille, une « bicoque », une « presque ruine » qui me fait penser, avec son petit jardin cerné de pierres sèches, à la maison dite des Picard, dans le bourg de mon Moutardon natal, mais comme elle « un peu à l’écart ». Près d’elle était logé un prisonnier allemand, qui était resté dans la commune après le 8 mai 1945.
Le bruit avait circulé, à partir de la boulangerie qui à Moutardon se situe un peu plus bas, sur la Lizonne, en face du moulin de blé. Et dans le roman de Michèle Gazier placé dès son titre sous le signe du silence, quelqu’un lance cette constatation : « La baraque de François est habitée par un type qui n’est pas d’ici ». J’ai immédiatement pensé à cet ancien prisonnier allemand. Pour nous, il n’était pas tout à fait un intrus, car il était là depuis quelque temps. Mais nous avions bien conscience qu’il était non seulement un étranger, mais un Allemand que les Français avaient fait prisonnier à la fin de la guerre et qui, une fois la paix revenue, avait choisi de rester là, désormais libéré. Il était le seul étranger du bourg. Il était blond, comme beaucoup d’Allemands, et différent en cela des Brunel, qui avaient les cheveux bruns. On ne l’appelait pas pour autant « le Blondin », mais il était toujours pour nous l’« Allemand ». Et à l’épicerie du bourg, nous savions qu’il venait acheter ou boire sur place non pas du cidre, mais du vin, mais de la bière, accompagnant sa nourriture favorite, la charcuterie.
Il était, comme le Blondin, « un taiseux », parce qu’il parlait mal notre langue. Donc un silencieux à sa manière. Ses ressources n’étaient pas d’origine inconnue, comme celui qui, dans le roman de Michèle Gazier, n’est arrivé que cinquante-cinq ans plus tard. Il prêtait son bras aux travaux des jardins et des champs, en se faisant rémunérer modestement maintenant qu’il n’était plus le prisonnier de guerre. Et d’ailleurs, comme le Blondin, il faisait son jardin, – ou du moins le bout de jardin que lui concédait le vieux couple des Picard.
Même si les habitants de Saint-Julien-des-Sources ont tendance à faire du « Blondin » un « Boche », ils ignorent sa nationalité d’origine. Annie, la caissière de la supérette qui le rejoint la nuit pour faire l’amour avec lui, ne sait pas d’où il vient. À coup sûr, écrit Michèle Gazier, il n’est ni gitan ni arabe. Et Annie a décidé de l’appeler « Louis », pour se rassurer elle-même et en se contentant de voir en lui « un homme sans mémoire, sans passé. Un homme neuf dont il fallait se contenter »21. Peut-être un étranger à lui-même, comme Meursault dans le roman d’Albert Camus, écrit et publié en temps de guerre.
À écouter son drôle d’accent, la manière dont « il parl[e] un français sans faute, mais avec une musique étrangère », Annie s’est parfois dit que son Louis pourrait être polonais, juif polonais ou polonais seulement. Mais il s’est dérobé aux questions concernant la Pologne, et il a déclaré qu’il se voulait « juliennien de source »22, donc comme natif de cette commune de Saint-Julien-des-Sources.
Notre ancien prisonnier allemand ne se serait pas dit moutardonnais, même s’il tendait à devenir un moutardonnais d’adoption. Et d’ailleurs Moutardon était depuis longtemps éclaté en de multiples hameaux, dont la Richardière où vivaient mes oncle, tante et cousins, et Braillicq où mes grands-parents maternels avaient conservé une ferme qui m’était si chère que je fus tenté plus tard de prendre le nom de Denis Braillicq comme pseudonyme d’écrivain.
En revanche, Hans Glawe, comme le fait observer Michèle Gazier, « n’avait aucune envie d’être juliennien »23. Il se reconnaît comme allemand, sans aimer pour autant qu’on murmure autour de lui en l’appelant « le Boche ».
À Saint-Julien-des-sources il n’y a pas d’équivalent du côté de chez Swann ou du côté de Guermantes, sinon le « côté de chez le Boche ». Je relève cette expression dans le chapitre 4 de Silencieuse, quand « quelques pères passablement bourrés » dans le bistrot du coin ont « incité les enfants à aller fureter du côté de chez le Boche »24.
Le Boche, ce n’est pas le Blondin, c’est Hans Glawe, ce personnage distant, hautain même, qui « n’avait jamais adressé la parole à quiconque »25 et laissait ce soin à son factotum, ainsi que les tâches matérielles autres que son art, y compris la conduite de sa Volvo où il s’enfermait quand il n’était pas enfermé dans l’atelier qu’il s’était installé dans une ferme. Une manière de « Dieu le peintre »26, comme l’aurait volontiers dit son serviteur, un homme simple, lui, qui était semble-t-il un natif du village et de ses environs. En tous cas ce « Dieu le peintre » était protégé par les autorités, par la gendarmerie, par le préfet et le président de région.
Un peu comme Ribaute, le Blondin, depuis qu’il est au village dans la maison de Simonin, mène « une vie de retraité. Sans en avoir l’âge »27. Une vie d’homme tout court d’ailleurs, puisqu’il passe ses nuits à faire l’amour avec Annie.
La vie d’Annie va se trouver transformée, et même bouleversée, au chapitre 8, quand sa belle-sœur d’origine italienne, Sofia, qu’elle connaissait à peine, lui annonce sa venue avec sa fillette et s’installe dans la maison qui appartenait à parts égales à son frère et à elle, – sans ce frère, ce mari qui travaillait dans le nord de la France et détestait le Midi où pourtant il était né28.
La fillette de René Dollet et de Sofia, donc la nièce d’Annie, est née un 14 février, jour de la Saint-Valentin, ce qui lui a valu de recevoir le prénom de Valentina. Avec un brin d’humour, Michèle Gazier pose à son lecteur la question : « Si elle était née le 14 juillet, ils l’auraient appelée Fetnat ? »29, condensé de Fête nationale.
Mais « par chance Valentina est un joli prénom ». Et au fur et à mesure que la suite du roman va se dérouler, et que grandira un peu cette fillette de presque quatre ans, un autre nom va pour le lecteur tendre à se substituer à Valentina : Silencieuse, le titre même du roman. Dès son arrivée, en effet, « cette petite fille blonde au visage d’ange » s’était révélée une « fillette silencieuse », qui veut ignorer sa mère et sa tante et semble « perdue dans la contemplation des acacias roses de la place »30.
Quand les nouvelles arrivantes sont descendues de la belle voiture immatriculée 59 qui conduit Sofia et Valentina jusqu’à ce village du Midi situé à quelque cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, la fillette est apparue à Claude Ribaute, qui de son bureau les observait, comme « une gamine blonde [qui] trottait silencieuse près de la grosse valise qu’elle poussait maladroitement »31. Les clientes de la supérette, s’interrogeant sur les nouvelles habitantes de la maison d’Annie, ont cru voir en elle « une drôle de petite princesse qui marchait le nez au ciel, sans regarder personne »32. Annie elle-même s’est sentie tomber sous le charme de la « beauté mystérieuse de cette enfant », et elle a été immédiatement « fascinée, troublée aussi par ce silence qui semblait cerner l’enfant comme une gaze ou un halo de lumière » – « oui, son silence était rayonnant »33.
Les explications du silence de son enfant fournies par Sofia ont paru très vite insuffisantes : la situation entre deux langues, le français paternel et l’italien maternel ; le souci de se protéger des autres ; la volonté d’être le contraire d’une bavarde. Mais Valentina peut tout aussi bien tirer une jouissance pudique de cette situation quand, tendant les bras à Annie, elle se blottit contre elle « en silence avec un ronron de bonheur »34. Ainsi « ce petit fantôme silencieux entrait peu à peu dans [l]a vie de la caissière, même si celle-ci ne renonçait pas pour autant à sortir le soir sur la pointe des pieds pour rejoindre son amoureux »35. Elle se sentait soudain « transformée, enrichie », et son Louis, le Blondin s’en était vite aperçu.
Peut-être en effet était-il le plus à même de comprendre cette enfant énigmatique. Annie lui avait expliqué ce que peut-être une affinité élective fondée non sur la différence, comme dans le roman de Goethe, mais sur la ressemblance. « Je suis sûre », dit-elle très tôt à son amant, lui aussi énigmatique, « que toi et elle, vous vous comprendriez. Il y a en vous deux quelque chose de semblable. Une sorte de mystère, de poésie »36.
À partir de la fin du chapitre 10, le lecteur, comme Annie, se trouve confronté à ce double mystère : le rêve silencieux de Louis « le Blondin » et le silence de la fillette blonde.
Le rapprochement s’effectue dans le chapitre 12 quand Sofia et sa fille passent à proximité du jardin des Simonin que le Blondin s’emploie à entretenir. Il les aperçoit du mur de pierres sèches qui ceint le jardin alors qu’elles se dirigent vers la campagne la plus proche comme si, pour moi, elles descendaient à Moutardon vers la Lizonne à partir de la maison des Picard. Ils se saluent. La fillette se présente au Blondin comme étant « Tina », et lui-même lui rend ce qui est mieux qu’une politesse, le signe d’une instinctive proximité : « Louis, je m’appelle Louis »37.
Pour la première fois peut-être, il s’interroge sur sa présence dans ce village du sud de la France, lui qui vient on ne sait d’où. Il se demande si Annie a raison quand elle lui explique que le silence de sa nièce est « une manière de révolte et de provocation ». Et quand il s’endort, c’est dans « un sommeil sans repos, traversé d’images violentes avec de temps en temps l’apparition d’une enfant blonde sans visage ». Curieusement, ces images violentes rejoignent celles des tableaux et des sculptures de Hans Glawe, telles qu’il les a vues sur un catalogue d’exposition chez le libraire de la ville voisine38.
Claude Ribaute lui-même s’interroge sur cette enfant silencieuse qui le fascine. Il a l’impression qu’elle est celle qui est la plus proche de Glawe, et qu’elle vit dans son monde, enfermée et rayonnante. Cette proximité se double d’une autre, tout aussi mystérieuse, qu’il croit percevoir entre Glawe et le Blondin. « Ribaute avait la conviction que cet homme cachait des liens avec Glawe. Il le soupçonnait d’avoir choisi Saint-Julien-des-sources parce que le peintre y habitait. Il se faisait tout un roman sur de possibles et difficiles relations antérieures. En tout cas, « il ne pouvait s’ôter de l’idée qu’entre les deux hommes pouvait exister une sorte de lien »39.
Louis fascine Valentina. « La petite [a] fait une fixette sur cet homme à peine plus bavard qu’elle », n’hésite pas à écrire Michèle Gazier40.
Il ne faut pas croire pour autant que Valentina ne soit que silencieuse. Il y a « les silences de Valentina », mais il y a aussi « les cris de Valentina »41, et plus on avance dans le roman, plus on devine qu’il y a « le monde de Valentina, dont elle entr’ouvrait parfois la porte à quelques rares élus » et que ce monde est plus complexe qu’il ne pouvait paraître.
À partir de la Seconde Partie et du chapitre 19, la présentation narrative change. Le narrateur n’est plus indifférencié. C’est Claude Ribaute lui-même, le professeur de sociologie en retraite, qui devient en quelque sorte le sociologue de son village natal où il est revenu vivre. D’où le renoncement à « rester neutre ». D’où ce recours au « je » que j’utilise à mon tour et que je ne rejette pas comme étant « un autre ».
Ribaute reconnaît maintenant la part qu’il a prise dans l’installation de Glawe à Saint-Julien-des-Sources. Leur double présence dans ce village n’est pas due au hasard. Il y a eu comme une concertation, sans qu’il y eût besoin de l’exprimer. Mais après l’acte de vandalisme contre les totems, les sculptures de l’artiste, sa préoccupation principale a changé. Ribaute prend conscience que « cette violence sourde de la mémoire », qui habite l’œuvre de Glawe, existe dans le village, qu’elle est « au cœur même de ce village »42. Et en particulier qu’il existe une relation secrète, et peut-être muette, entre Glawe et Louis.
Un peu plus tard, Claude Ribaute a la surprise de voir Louis et la petite Valentina avancer main dans la main vers le centre du village, sans la mère à la surveillance de laquelle elle a échappé. Tout se passe comme si Louis le Blondin « avait été choisi par cette étrange petite fille »43. Tel est le mystère du choix des Élus. Ou bien encore, alors qu’on ne sait où elle est, Ribaute la retrouve seule dans le potager du Blondin, « jouant avec une grande feuille verte de blette qu’elle avait cueillie et dont elle s’éventait d’une main, tandis que de l’autre elle malaxait une boule de terre comme de la pâte à modeler ». Et il a « savouré le spectacle de cette petite fille dans son rêve, tournant le dos au monde, sourde aux autres, et si évidemment heureuse dans ce coin de verdure ». Mais il s’est aussi interrogé, se demandant quelle révolte pouvait être celle de la fillette, « quelle paix elle cherchait dans le silence et la solitude »44.
À partir du chapitre 25, l’accent va être mis sur la révolte cachée sous l’apparente paix. « Je n’avais plus la tête à retourner aux œuvres de Glawe », se remémore Claude Ribaute. « Le mystère de cette enfant [Valentina] occupait mon esprit tout entier. Il me semblait avoir perçu chez elle une révolte profonde, aussi radicale que celle du peintre ». Et c’est ce rapprochement entre les deux révoltes qui peut surprendre le lecteur et retenir de manière plus intense que jamais son attention. Avec cette différence, immédiatement marquée par Michèle Gazier, que le peintre « en avait fait un moteur de création, et elle une forme de détournement. Elle refusait le monde tel qu’il était »45.
La question qui se pose est : comment cette « rage tranquille et implacable » à la fois que vivait Valentina était-elle conciliable avec l’attrait que Louis était le seul à exercer sur elle ? Quelle était en lui « la valeur refuge » ?
Cette question, Ribaute la pose à Louis lui-même, dans la salle de séjour où celui-ci l’accueille, donc dans la vieille maison de Simonin. Le Blondin dit ne pas s’étonner de l’attirance qu’il exerce sur Valentina. « Cette enfant crève de silence », explique-t-il à Ribaute. Et celui-ci a le sentiment que l’étranger parle aussi de lui-même46. Je dis « l’étranger », car à ce moment-là le professeur se rend compte que son interlocuteur prononce le nom du peintre avec un parfait accent germanique et que l’œuvre même de Glawe ne lui était pas étrangère. Louis a compris, en particulier, que « Glawe exprime nos cris, ce que nos mots ne savent pas dire ». Et Ribaute le met en garde contre les rôdeurs qui tournent autour de chez lui car « dans le coin, on n’aime pas beaucoup les étrangers »47. Et en particulier, « les Boches ».
L’origine de Louis se précise quand, dans un appel téléphonique, Glawe parle à Ribaute de « l’autre Allemand »48. Celui-ci s’étonne : « N’était-il pas le seul Allemand du village ? ». Et il apprend du peintre que cet autre Allemand « risque gros », à cause de ces trois rôdeurs qui l’espionnent en tournant autour de sa maison avec une caméra. Ribaute s’obstine à le désigner comme « le Polonais autrichien ». Glawe le corrige : Non, « il n’est ni polonais, ni autrichien, mais allemand ».
Ribaute essaie d’interroger Annie sur son mystérieux amant. Elle, qui se replie souvent sur le silence et qui est aussi « une vraie taiseuse dans son genre », « une habituée du silence »49, lui confirme que chez lui il est entouré de livres allemands, de philosophes principalement, de Nietzsche à Max Stirner, en passant par Marcuse, Freud et Karl Marx.
Le lien mystérieux qui peut exister entre les deux Allemands, malgré les dix ou quinze ans d’âge qui les séparent, devient clair quand revient à la mémoire du professeur le tableau de Glawe qui a pour titre Mémoire d’Ulrike50. Ce nom ramène non pas à l’époque du nazisme, aux années 1939-1945, mais à « tout un pan de l’histoire allemande des années 1960-1970 » que, dit-il, « je l’avoue, j’avais plutôt oublié, mais que mon confrère plus jeune se remémore en s’aidant de son ordinateur » : « la bande à Baader, les attentats, la lutte armée » ; une guerre civile cette fois, avec un petit groupe qui s’est même revendiqué de la Fraction Armée rouge jusqu’en 1998, – deux ans donc avant l’arrivée du Blondin à Saint-Julien-des-Sources.
J’ai consulté sur ce point le livre de Serge Berstein et de Pierre Milza – récemment disparu –, L’Allemagne de 1870 à nos jours, qui était un livre du centenaire l’année de sa parution aux éditions Armand Colin, en 1971, mais qui s’est prolongé comme il convenait pour moi dans la septième édition, celle de 2010, que j’avais à ma disposition. « La folle aventure hitlérienne », rappellent-ils, « laisse un pays en ruines, menacé d’éclatement, une population en pleine misère et moralement atteinte. Après la période hitlérienne, l’Allemagne semble retourner au néant » (p. 198). Certes cette situation semble par la suite se renverser, avec le rapprochement entre le général de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer et la signature du traité de réconciliation, dit traité de Paris, en 1963, puis quand, en 1969, Willy Brandt accède à la chancellerie et définit sa Östpolitik dans son discours d’Erfurt le 19 mars 1970, ou encore quand à Rambouillet, en novembre 1978, le chancelier Helmut Schmidt figure parmi les « grands » du monde libéral, réunis par le président Valéry Giscard d’Estaing. Mais les lendemains de la réunification seront encore difficiles après les cérémonies solennelles du 3 octobre 1990 et la chute du mur de Berlin dont j’ai été témoin lors de mon premier voyage dans cette ville en 1991 (j’étais logé à l’ambassade, près de la porte de Brandebourg) avant de constater au cours de mon second voyage, vingt ans plus tard, qu’il en demeure des restes parfois étonnants.
Les événements auxquels Michèle Gazier fait allusion dans Silencieuse et qu’il est nécessaire de connaître pour comprendre son livre sont clairement présentés par Serge Berstein et Pierre Milza. On a pu voir alors s’enrôler « sous les bannières d’une contestation radicale de la société, des valeurs établies, de la respectabilité dont la société allemande a[vait] soif », ceux qui « port[aient] au pinacle les idées de Marx et de Freud, fraternellement unis contre l’impérialisme, le capitalisme ou les interdits sexuels ». La violence éclate dans les manifestations de 1967, provoquant une contre-violence policière qui radicalise le mouvement. Des petits groupes minoritaires passent de la contestation à l’idée d’un renversement par la violence de la société bourgeoise. « Ainsi se crée la ‘Fraction Armée rouge’ (Rote Armee Fraktion, RAF) autour d’Andreas Baader », qui était né à Munich en 1943 et devait mourir à Stammhein en 1977. « Comme les anarchistes au début du siècle, les membres de la ‘bande à Baader’ font vivre la société allemande sous la terreur de l’attentat et des bombes terroristes »51. À côté de Baader, Ulrique Meinhof ferait-elle figure de silencieuse ? Le tableau que Glawe lui a consacré fait parler son silence.
Curieusement, dans le roman de Michèle Gazier, c’est au moment où Claude Ribaute a la révélation de l’ancienne appartenance possible de Louis à un groupe de terroristes que Valentina se met à hurler devant lui comme une forcenée, rouge de colère, « cri[ant] de ce cri profond qui est pure rage », alors qu’elle vient de lui dire « coucou » d’un ton joyeux. La violence qui a traversé le corps de l’enfant a fait d’elle une furie52.
Nul ne peut mieux expliquer la présence des contraires en Valentina que Louis, en qui se trouve la même contradiction. C’est donc lui qui éprouve le besoin de raconter devant celui qui en a été le témoin, Claude Ribaute, « la douleur et la violence du silence » de la fillette dite « Silencieuse »53. Il a souffert comme elle du « manque d’expression, de communication ». « Elle n’exprime pas la colère, elle est la colère », lui explique-t-il et, en donnant cette explication, il est lui-même « pure colère ». Il peut même se mettre à dire « je » pour parler d’« elle », pour expliquer comment elle peut se sentir « seule au monde dans une bulle transparente. Inatteignable »54.
Suit dans le roman une période d’accalmie, Valentina étant repartie du village vers l’Italie avec sa mère. Mais Louis et Claude peuvent continuer à se parler, à parler de la Silencieuse et de ce troisième être mystérieux qu’est Glawe.
Louis semble alors à Ribaute mystérieux comme « un prisonnier en fuite »55. Le professeur se rend de plus en plus compte que le Blondin connaît mieux que lui en profondeur le peintre auquel il a décidé de consacrer ses recherches après sa retraite, comme il possède la clef de la violence de Valentina la silencieuse. Certes lui, formé aux pratiques universitaires, il sait disserter. Mais comprendre en profondeur, c’est autre chose, c’est co-naître, comme l’a suggéré l’écrivain auquel j’ai consacré mes deux thèses de doctorat, Paul Claudel. La connaissance qu’a Glawe de Louis a une autre origine : il l’a vu à la télé56, cette télé à laquelle lui-même collabore.
Précisément, une équipe d’Arte constituée de trois hommes va aller et venir pendant trois jours consécutifs du côté de chez Louis. Celui-ci a averti Ribaute sans lui donner d’autre explication. Ce pourrait être un simple « épisode », et Michèle Gazier inscrit ce terme dans les premières lignes du chapitre 31, qui continue le récit-témoignage du professeur. Mais n’est-ce qu’un accident anecdotique ?
À quel documentaire pouvait bien participer Louis ? Claude Ribaute n’a pu s’empêcher de se poser la question, pendant les trois jours d’enregistrement et encore après quand le ciel, « par-dessus le toit » est redevenu « si bleu, si calme », comme dans le poème de Verlaine qu’il cite et qui prend le relais des Romantiques allemands.
C’est Verlaine aussi qui a commencé son « Art poétique » par ce vers célèbre / « De la musique avant toute chose », je dus commenter dans ma dissertation française quand je passai en 1955 la première partie du baccalauréat. Et en ce jour de détente qui suit les trois jours agités de l’enregistrement de l’émission, Claude Ribaute éprouve cette « soudaine envie de détente de musique »57 que je connais bien, moi aussi, dans les moments de détente que je m’accorde ou qui me sont accordés.
Il repense à Valentina. Est-elle rentrée en classe de maternelle et accueille-t-on dans une telle classe « des petites filles comme elles, silencieuses et révoltées »58 ? Existe-t-il aujourd’hui des maîtresses qui puissent accepter pareille élève ?
Mais Glawe d’une autre manière sollicite son commentateur qui tend à devenir son confident. Et le peintre veut le revoir avant son départ. Ribaute se replonge alors dans son travail et comprend beaucoup mieux qu’il ne l’a fait jusqu’ici la « généalogie de violence politique qui travers[e] l’œuvre de l’artiste ». Il se rend compte que « tel un jardinier arrachant du chiendent, il fouillait sa terre à lui, l’Histoire, cherchant à extirper les racines longues et vicieuses jusqu’à leur naissance, en évitant de les briser »59.
Glawe en effet va lui parler de l’histoire de l’Allemagne et des Allemands, « de la violence. Celle de la guerre et du nazisme et celle qui a suivi ». La « violence par ricochet » qu’a connue la génération de ceux qui comme lui sont nés un peu avant 1939 et de leurs enfants. Avec précisément ce à quoi a participé le faux-Louis, « la Fraction Armée rouge, l’action d’Andreas Baader et d’Ulrike Meinhof », « la célèbre combattante de la Fraction Armée rouge incarcérée en 1972 et suicidée quatre ans plus tard » à laquelle il a dédié une de ses œuvres récentes60, plus largement, l’histoire de ces « gamins paumés et manipulés qui, en Allemagne et ailleurs, cognent et meurent pour se donner le sentiment de vivre et d’être des héros »61, avec cet autre prolongement que sont les guerres islamiques).
Glawe n’a participé ni aux unes ni aux autres. Mais il en porte en lui la mémoire, comme malgré lui. M’en reste-t-il quelque chose, à moi qui comme Claude Ribaute place plutôt son enfance sous le signe de son grand-père et des promenades qu’il faisait avec lui en forêt ? Ai-je été, dès mes années d’école primaire, sensible aux « révoltes logiques » de Rimbaud auxquelles Michèle Gazier fait allusion62 ?
La formule rimbaldienne, la « vraie vie », repasse à la fin de l’évocation de la conversation qu’a Ribaute avec Glawe dans le chapitre 32. En face de cet Allemand torturé à la pensée des horreurs commises par ses compatriotes et qui a l’impression qu’« on crève de silence », il se sent « cartésien, sérieux, un peu étroit », « parfait pour écrire un livre sur lui. Mais pour comprendre la vie, la vraie, totalement inapte »63.
Peu de temps après, Louis annonce le retour de Valentina, et Ribaute s’en réjouit, car il a pris conscience de l’intérêt que cette petite fille étrange éveillait en lui. Mais à son arrivée, c’est vers le Blondin que Valentina se précipite. Et c’est vers lui qu’elle court dans les jours suivants, sans pour autant avoir besoin de lui parler, se satisfaisant d’une complicité de silence.
À recueillir les confidences de la mère de Valentina, qui la définit comme « révoltée, profondément révoltée, mystérieuse, poétique »64, l’ancien universitaire, le sociologue doublé d’un psychologue, commence à se faire une idée plus précise de cette enfant qui l’attire :
Quelque chose de violent dans sa courte vie l’avait coincée dans le silence et elle ne savait plus comment en sortir. Elle avait perdu les clefs de la communication. Alors elle s’était inventé un autre monde dont les adultes n’avaient pas les codes d’accès.
Ce second séjour de Valentina à Saint-Julien lui révèle aussi le lien entre elle, Louis et Glawe, alors qu’elle n’a rien d’allemand comme eux. C’étaient « les trois révoltés de son village »65.
Une complicité s’établit alors entre Glawe et Ribaute quand le premier invite le second chez lui pour un dîner après lequel il va lui faire partager la projection d’un DVD. C’est le film qu’a réalisé Arte à la suite des trois jours passés autour de la maison occupée par Louis. Le titre prévu était « La confession d’un terroriste allemand »66. Le personnage central, un certain Ludwig Feld, s’est engagé en 1979, – donc après la mort de Baader et d’Ulrike –, à dix-neuf ans, dans la Fraction Armée rouge. Il a voulu fuir Munich, où il a fait d’excellentes études, et le foyer familial quand il a appris le passé de son père, membre actif du parti nazi. Il a erré avant d’« échouer chez un couple politiquement très engagé et lié à la Fraction Armée rouge qui tentait de se reconstruire après l’incarcération puis la mort, quelques années plus tôt, de ses membres fondateurs connus sous le nom de bande à Baader »67.
Recruté dans la Fraction Armée Rouge, « il a foncé dans le combat, tête baissée », sans avoir le temps ni l’envie de mesurer les conséquences de son engagement. Et il n’a cessé toute activité terroriste qu’en 1985, à la suite d’un attentat perpétré par le groupe qui l’a fait assister à la mort d’une petite fille et de sa mère qui passaient près de la banque où avait été déposée une bombe visant à éliminer le directeur de l’établissement. Après cela, il s’est enfui en Italie, en Espagne, puis, récemment, en France.
Claude Ribaute reconnaît Louis en ce Ludwig, même si dans le film la voix n’était pas la même et si sa silhouette restait floue. Nul doute : « le terroriste, c’était Louis »68. Il avait pulvérisé la vie de dizaines d’êtres humains, mais en même temps il portait en lui la vision d’une mère et de sa fillette réduites au silence par la mort.
Glawe, héritier de crimes qu’il n’a pas commis, a cherché à apaiser son angoisse dans la création artistique, mais elle n’a pu éteindre le feu qui le brûle à l’intérieur. Et ses œuvres crient sa violence. Ribaute le comprend et le fait comprendre mieux que jamais : « au bout du chemin, toiles, sculptures et totems l’accompagnaient, criant sa violence, crachant sa haine de la mort, des camps de concentration, des chambres à gaz, de la bonne conscience de tous ceux qui continuaient à dire : ‘Je ne suis pas responsable’ »69.
Louis, de son côté, a voulu vomir ce qu’il a vécu en témoignant de ses forfaitures. Il n’a pas eu conscience de ce qu’il risquait. Il n’avait pas prévu que le film d’Arte serait diffusé deux jours avant la date prévue, et que Ludwig/Louis serait arrêté par la police.
L’épilogue du roman se situe un an plus tard70. C’est une lettre à Claude Ribaute de Sofia Siracusa, la maman de Valentina, datée de Turin le 8 décembre 2015. Après ce qu’elle désigne par euphémisme comme « les incidents survenus à Saint-Julien-des-Sources », elle a quitté la France avec sa fille, sans que le père de Valentina les rejoigne.
Elle accuse réception du livre de Ribaute sur Glawe, qui a enfin paru, et elle a l’impression de mieux comprendre, grâce à lui, des situations qui l’étouffaient, elle et sa fille. Elle se rend compte que chacun « est confronté à une histoire politique, sociale, culturelle, familiale, qui l’écrase dès le premier souffle, le premier cri de sa naissance », « comme si naître était mourir à l’espoir ». D’où l’œuvre torturée de Glawe. D’où la chute de Ludwig dans le terrorisme. D’où les cris que depuis la fuite-refuge avec sa mère en Italie Valentina s’est mise à « vom[ir] en quelque sorte dans l’inconscience du sommeil », exprimant « la violence de notre être au monde et notre infinie solitude ».
D’où le choix que moi-même j’ai fait d’une manière d’abord inconsciente de ce très beau roman de Michèle Gazier, Silencieuse. Il m’a permis de prendre davantage conscience de la marque inévitable laissée en moi par la date de mon année de naissance, 1939. Français, c’est vrai, fils d’un Français qui avait combattu contre les Allemands et d’un grand-père maternel qui devait mourir des suites d’une blessure de guerre jamais cicatrisée, je n’avais pas à éprouver de remords. Mais très tôt j’avais constaté que des noms nouveaux s’étaient ajoutés, avec les dates 1939-1945, sur le monument aux morts placé devant ma maison d’école natale et la mairie conjointe. Très tôt aussi, mon attention avait été attirée par cet Allemand imparfaitement intégré au bourg du village et dont je n’ai jamais cherché à savoir ce qu’il était devenu par la suite. Il se peut qu’il se mêle à la silhouette d’autres prisonniers allemands qui, comme me l’a rappelé mon frère aîné Jean lors d’une conversation récente, avaient travaillé dans tel ou tel hameau, chez notre oncle Raymond Gerbaud, à la Richardière, ou à Braillicq, dans l’autre ferme de mes grands-parents. Mais le souvenir existant m’en est resté, et il m’a guidé dans la lecture et le choix pour ce colloque du roman de Michèle Gazier. L’évocation des horreurs nazies m’a inévitablement rappelé tout ce que j’ai appris sur le massacre d’Oradour-sur-Glane, à une cinquantaine de kilomètres de Moutardon, dont j’avais souvent entendu parler, que j’avais retrouvé en découvrant le récit trop peu connu de Vercors, Les Mots, publié avant celui de Sartre qui porte le même titre et qui lui a valu, en 1964, le prix Nobel qu’il refusa. J’en étais pénétré quand, en 2016, j’ai écrit et publié un article sur mon camarade d’hypokhâgne au lycée de Poitiers, devenu par la suite un grand germaniste, Jean-François Migaud, originaire d’un village de la Charente du nord, Pleuville dans le Confolentais. Son recueil poétique Le Semeur de minuit, publié en 2005 et découvert par hasard chez un libraire du Quartier latin m’avait bouleversé.
Dans un poème en prose de ce recueil, « Moitié d’hommage », mon aîné de deux ans a écrit :
L’enfance est aveugle, non par indigence, par compassion impersonnelle peut-être. Elle emporte dans sa fuite un savoir scellé71.
Ce sceau, la lecture du roman de Michèle Gazier, m’a aidé à le rompre. Elle m’a donné accès à un savoir. Elle m’a permis de faire entendre en moi et devant vous une voix trop longtemps silencieuse venue du fond de mon enfance et d’un temps qu’à moi aussi il a été donné de vivre. La voix d’une prétendue « génération innocente » à qui il arrive de se remettre en question.
[1] Michèle GAZIER, Silencieuse, Paris, Éditions du Seuil, 2017, p. 25.
[2] Ibid., p. 26.
[3] Ibid., p. 27.
[4] Ibid., p. 109.
[5] Arthur RIMBAUD, Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique, 1873, p. 30.
[6] M. GAZIER, Silencieuse, op. cit., p. 211.
[7] Ibid., p. 28.
[8] Id.
[9] Ibid., p. 133.
[10] Ibid., p. 156.
[11] Ibid., p. 157.
[12] Ibid., p. 25.
[13] Ibid., p. 27.
[14] Ibid., p. 60-61.
[15] Ibid., p. 67.
[16] Ibid., p. 81.
[17] Id.
[18] Ibid., p. 61.
[19] Thomas MANN, Cette guerre, traduit de l’allemand par Hélène BOISSON et suivi d’un essai de David KÖNIG, Paris, éditions Yago, 2012, p. 16.
[20] Ibid., p. 60.
[21] M. GAZIER, Silencieuse, op. cit., p. 24.
[22] Ibid., p. 40.
[23] Id.
[24] Ibid., p. 32.
[25] Ibid., p. 17.
[26] Ibid., p. 31.
[27] Ibid., p. 49.
[28] Ibid., p. 51-52.
[29] Ibid., p. 53.
[30] Ibid., p. 56.
[31] Ibid., p. 59.
[32] Ibid., p. 63 (chap. 10).
[33] Id.
[34] Ibid., p. 64.
[35] Ibid., p. 64-65.
[36] Ibid., p. 65.
[37] Ibid., p. 75.
[38] Ibid., p. 76-77.
[39] Ibid., p. 99.
[40] Ibid., p. 103, chap. 8.
[41] Ibid., p. 104.
[42] Ibid., p. 113.
[43] Ibid., p. 129.
[44] Ibid., p. 136.
[45] Ibid., p. 137.
[46] Ibid., p. 139.
[47] Ibid., p. 140.
[48] Ibid., p. 143.
[49] Ibid., p. 146.
[50] Ibid., p. 149.
[51] BERSTEIN et MILZA, op. cit., p. 242.
[52] Ibid., p. 154-155, chap. 28.
[53] Ibid., p. 157, chap. 29.
[54] Ibid., p. 158-159.
[55] Ibid., p. 163, chap. 30.
[56] Ibid., p. 166.
[57] Ibid., p. 168.
[58] Ibid., p. 169.
[59] Ibid., p. 170-171.
[60] Ibid., p. 149.
[61] Ibid., p. 174-175.
[62] Ibid., p. 174.
[63] Ibid., p. 175-176.
[64] Ibid., p. 185, chap. 34.
[65] Ibid., p. 186.
[66] Ibid., p. 194, chap. 36.
[67] Ibid., p. 195.
[68] Ibid., p. 197.
[69] Ibid., p. 199.
[70] Ibid., p. 209-213.
[71] Jean-François MIGAUD, Le Semeur de minuit, Edicions dau Chamin de Sent Jaume, imprimé sur les presses de Plein Chant à Bassac (Charente), 2005, p. 37.
Résumé
À partir d’affinités électives, mais aussi d’affinités sélectives, Pierre Brunel présente une lecture personnelle de Silencieuse, le roman publié par Michèle Gazier en 2017. Il caractérise chacun des personnages, dont Claude Ribaute, universitaire retraité dans un village de Midi de la France, Hans Glawe, un artiste allemand, et un être mystérieux, auquel dans le village on a donné le nom de Louis. Il se révélera qu’il est lui aussi allemand et qu’il a participé à la Fraction Armée rouge. Il est devenu l’amant d’une vendeuse, Annie, dont la nièce, une fillette de quatre ans, est la « Silencieuse », encore plus mystérieuse que Louis et qui porte en elle la marque de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation allemande. Elle se révèle comme étant la voix d’une prétendue « génération innocente » à qui il arrive de se remettre en question.
Abstract
Not only from “elective affinities”, but also from “selective affinities”, Pierre Brunel presents a personal reading of Silent girl, a novel published by Michèle Gasier in 2017. He analyses each of the characters, including Claude Ribaute, a retired academic living in a village in the South of France, Hans Glawe, a German artist and mysterious being, whom the village named Louis. He is in fact also German and participated in the Red Army Faction. He became the lover of a saleswoman, Annie, whose niece, a four-year-old girl, is the “Silent girl”, even more mysterious than Louis and who carries in her the mark of the Second World War and the German Occupation. She is the voice of an alleged “innocent generation” in the slow process of questioning itself.
Pierre BRUNEL
Sorbonne Université, Centre de recherche en littérature comparée
Gazier, Michèle, Silencieuse, Paris, Éditions du Seuil, 2017.
Berstein, Serge et Milza, Pierre, L’Allemagne de 1870 à nos jours (1re éd. 1970), Paris, Armand Colin, 7e édition, 2010.
Mann, Thomas, Cette guerre (1939), Hélène Boisson (trad..), Paris, Yago, 2012.
Migaud, Jean-François, Le Semeur de minuit, Bassac, Plein Chant, 2005.
Rimbaud, Arthur, Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique, 1873.