La Fille, c’est l’histoire d’Antonia-Philomène-Marthe, de sa formation. Le lecteur suit, de sa naissance jusqu’à son mariage et son accouchement à vingt-huit ans, l’évolution de ce personnage, de cette héroïne, sage, qui ressemble à s’y méprendre à ses prédécesseuses. Rien d’extraordinaire en effet dans son parcours qui se résume à une série de déceptions, courant de désillusion en désillusion. La Fille semble s’inscrire dans le droit fil des romans de formation féminine antérieurs, considérés par la critique comme étant par définition des romans de formation manqués : des romans racontant l’échec de la formation du personnage. Cet aspect de roman de formation manqué semble déjà inscrit dans le titre à valeur programmatique : ce n’est ni le prénom, ni le nom de l’héroïne qui prévalent comme souvent dans les romans de formation féminine mais son statut familial et civil. Marthe est née pour être la fille ; Marthe restera la fille. Mais parce que l’histoire suit le titre à la lettre, celui-ci semble prendre plus qu’une valeur programmatique : ce n’est pas seulement un titre qui annonce, c’est un titre qui dénonce. Peut-on alors qualifier La Fille de contre-roman de formation : de roman qui, tout en suivant le schéma narratif habituel à ce genre, va contre ce schéma ? Certes, à bien des égards, La Fille apparaît comme un roman de formation féminine traditionnel, c’est-à-dire manqué. Mais en réalité, ce roman ne raconte pas tant la formation que la déformation de son personnage principal. C’est qu’il s’agit avant tout d’un roman qui va à contre-temps, à rebours.
À première vue, La Fille se présente comme un roman de formation féminine manqué : un récit, centré sur la formation d’un personnage féminin principal qui, au fur et à mesure qu’il progresse, raconte la longue chute de son héroïne, l’effondrement un à un de ses espoirs, de ses rêves.
L’héroïne de ce roman, Marthe, ressemble en bien des points aux héroïnes traditionnelles des romans de formation féminine : intelligente, honnête, modeste, discrète voire effacée et rêveuse. Dès son plus jeune âge, Marthe, née dans un milieu très modeste et de la brève réconciliation d’un couple déchiré, laisse entrevoir des qualités d’autant plus remarquables. Après s’être elle-même à six ans renommée, Marthe commence une nouvelle vie :
À six ans, elle est une petite fille neuve, vierge de passé. Elle est une élève modèle qui aime passionnément la lecture, la grammaire et déteste les mathématiques, toutes les formes de calcul, auxquelles elle prétend ne rien comprendre. Malgré ce handicap, elle est toujours classée dans les cinq premières1.
Dès ses six ans où l’enfant se réinvente elle-même, d’elle-même, elle semble promise grâce à ses facultés intellectuelles à un bel avenir : même les mathématiques seraient à sa portée si elle le voulait, comme le suggère l’emploi du verbe « prétendre ».
Si la mère ne se mêle pas de la « préparation des devoirs » ni de « l’apprentissage des leçons »2, elle veille à ses lectures :
Sa mère lui ramène des romans pour jeunes filles traduits de l’anglais ou des Vies de saints, parfois des magazines périmés – Lisette ou La Semaine de Suzette – que lui prêtent les femmes de l’hôpital3.
Dans cet extrait se profilent les trois sources auxquelles Marthe va puiser son imaginaire de la petite fille modèle. Tout d’abord les magazines pour fillettes sages : La Semaine de Suzette et Lisette. Le premier est un hebdomadaire des éditions Gautier-Languereau destiné aux filles des classes aisées, publié de 1905 à 1960 et rassemblant des récits édifiants, et le second, Lisette, un journal des éditions Montsouris destiné aux filles de 7 à 15 ans, publié de 1921 à 19734. Rien que les diminutifs des prénoms choisis pour les titres de ces revues en dévoilent l’intention : former des petites filles, des jeunes filles modèles. La seconde source à partir de laquelle Marthe forge son imaginaire féminin, ce sont les Vies de saintes, qu’elle admire mais auxquelles, elle le confesse, elle est soulagée de ne pas ressembler :
Sur la couverture de ces ouvrages pieux, on voit le portrait naïvement dessiné d’une jolie morte dont le visage blême émerge à peine de la blancheur des draps. [...] Toutes les saintes dont elle a lu l’histoire ont cette pâleur mortelle qu’accentue la blondeur des chevelures dénouées. Elle, si brune, ne sera jamais sainte, se dit tristement Marthe qui, dans le fond, est peut-être rassurée à l’idée de ne pas devoir mourir si tôt5.
Grâce à ses cheveux bruns, si bruns, Marthe échappe au destin mortifère des saintes, ce qu’elle ne regrette qu’avec une parfaite mauvaise foi. C’est pourtant bien l’apparence de « jolie morte », le « visage blême », la « pâleur mortelle » de ces saintes qui sert de point de jonction avec les autres figures féminines qui vont bientôt l’inspirer : les héroïnes anglaises, romantiques et victoriennes. Enfant encore, elle est surtout marquée par le personnage de Sarah Crewe, inventé par la romancière Frances H. Burnett (1849-1924) dans son roman La Petite Princesse (1934)6. Mais à l’âge de l’éducation sentimentale, c’est vers les héroïnes de Charlotte et Emily Brontë, Jane Eyre7 et Catherine Earnshaw8 et celles de George Eliot9 que Marthe se tourne. Il est particulièrement intéressant de remarquer que le personnage de Marthe se construit dans le sillage des héroïnes anglaises : c’est que la littérature anglaise est, en Europe, celle qui initie une véritable tradition du roman de formation féminine (plus communément appelé « roman pour jeunes filles »), se perpétuant sur plusieurs siècles.
À la croisée entre ces héroïnes, celles des magazines et les saintes, Marthe se rêve en « bonne fille » : « Et sa mère lui sait gré de se comporter ainsi comme une jeune fille. Discrètement »10. Néanmoins, devenir un tel parangon de « jeune fille », sculpté, muré dans la discrétion et la pudeur impose de lourds sacrifices.
À l’instar des parcours des héroïnes des romans de formation féminine du XIXe siècle, et peut-être cette fois plus proche des héroïnes réalistes et naturalistes françaises, la vie de Marthe se déroule comme un long parchemin jalonné de déceptions, sous le sceau de la désillusion.
Si elle s’était d’abord imaginée en catéchèse11, encouragée par ses brillants résultats scolaires, soutenue par sa maîtresse et sa directrice, elle ne tarde pas à ambitionner de devenir institutrice et, pour ce faire, de suivre les cours de l’école supérieure : « L’école supérieure, elle s’est mise à en rêver. Elle devra quitter sa ville pour la cité voisine, la seule du département à disposer d’un tel enseignement »12. Son ambition est si forte qu’elle finit par pouvoir envisager de quitter provisoirement sa mère :
Pourtant, au fil des jours, l’idée de l’école supérieure, passage obligé de trois ans moins les vacances, les fêtes, les dimanches, lui devient de plus en plus familière. Aller faire des études dans la ville voisine n’est pas un abandon. Elle reviendra ensuite près de la mère13.
Devenir institutrice est pour Marthe une vocation telle qu’elle parvient à se convaincre que partir faire ses études dans la ville voisine ne serait pas abandonner sa mère mais s’en éloigner temporairement. Rêve au début, le projet de Marthe s’ancre en elle de plus en plus fortement jusqu’à ne plus la quitter : « Elle peut passer des heures à imaginer cet avenir »14. Aussi sa déception est-elle d’autant plus violente lorsque sans préavis sa mère lui annonce qu’elle ira en apprentissage auprès d’une giletière de la ville. Marthe au début ne comprend pas, sa mère commençant simplement par lui dire que l’été passé dans le « pays de montagne » de son beau-frère « marquera la fin de ses années d’école »15. Mais l’incompréhension de Marthe n’arrête pas sa mère qui « poursuit son discours-programme »16 jusqu’à lui raconter qu’elle a même renvoyé son institutrice, venue tenter de la fléchir. Le choc est si violent pour Marthe qu’elle en perd l’usage de la parole :
Marthe est si bouleversée qu’elle reste bouche close. Elle n’a ni voix, ni larmes. Elle baisse la tête, accablée par cet avenir qui, malgré la maigre perspective de quelques jours partagés avec Cousin, sonne le glas de ses espérances17.
Cette première déception est pour Marthe une véritable mort, qu’elle accepte sans mot dire, se sentant coupable d’être pour sa mère « la cause de toute cette douleur »18. En perdant l’usage de la parole, elle retourne littéralement à un état d’enfance qu’elle s’apprêtait à quitter, l’infans étant celui « qui ne parle pas ». Et elle qui était prête à partir étudier dans la ville voisine se serre à nouveau contre le ventre de sa mère, regrettant de devoir la quitter un mois.
Un malheur n’arrivant jamais seul, après avoir dû renoncer à sa vocation d’institutrice, c’est à son mariage avec Cousin, le neveu de son beau-frère que Marthe doit renoncer. Là encore, le choc émotionnel est d’autant plus rude que ces noces, Marthe en avait rêvé pendant des années. Le petit garçon vite surnommé, renommé « Cousin », de deux ans plus jeune qu’elle, était arrivé dans sa vie lorsqu’elle avait douze ans et demi : orphelin et venant de perdre sa petite sœur, ses grands-parents l’avaient confié deux mois à son oncle, le beau-frère de Marthe. Pendant ces deux mois, Marthe et Cousin s’étaient attachés l’un à l’autre. Après son départ, Marthe ne cesse de penser à lui et l’idée de le revoir la console de tout :
Elle se sent moins démunie devant les désespoirs ou les colères de la mère. Et même si elle ne se l’avoue pas vraiment, elle sait que quelque chose a changé dans sa vie : il y a Cousin, maintenant19.
Durant les années qui suivent, elle ne cesse d’attendre son retour. Mais ce n’est que lorsqu’elle a fêté ses 20 ans que Cousin revient chez eux20 : c’est désormais un beau jeune homme, « de cette beauté blonde des gens du Nord avec des yeux mélancoliques et bleus »21. Aussitôt reprend entre eux la romance commencée des années auparavant : Cousin lui offre un bracelet qui appartenait à sa mère, qui est « comme son cadeau d’anniversaire très en retard ou comme une promesse de fiançailles un peu en avance »22 et qui s’appelle un « ne m’oublie pas »23. Tout semble donc cette fois concourir à leur mariage. Mais c’est sans compter l’addiction au jeu que Cousin, paresseux et oisif, développe très vite : ayant contracté d’importantes dettes, il est rappelé par ses grands-parents. Marthe voit une seconde fois leur mariage lui échapper. Elle comprend lorsqu’il s’en va à nouveau en pleurant, en lui faisant mille promesses de retour, qu’il serait vain de l’attendre, « qu’il ne serait jamais adulte »24. Pourtant, quelques années plus tard, sa réaction en apprenant qu’il est devenu père laisse entendre qu’elle avait continué à l’attendre : « pour la première fois [elle] se permet de pleurer de tout son corps »25.
Comme dans d’autres romans de formation féminine, c’est sur le corps de l’héroïne que se gravent ses déceptions, seul moyen d’expression de sa tristesse. Ne croyant plus au retour de Cousin, ayant dû renoncer à son rêve d’enseigner pour suivre un très pénible apprentissage chez une giletière, lorsque Marthe rencontre une ancienne camarade de classe devenue, elle, institutrice (aux ongles peints en rouge comme elle en rêvait à l’époque en lorgnant les ongles de sa maîtresse), elle en tombe malade, attrapant une pleurésie qui la laisse sept semaines alitée, entre la vie et la mort. Elle en guérit mais cette épreuve la transforme profondément :
La maladie a remodelé son corps et son visage. Elle a aussi modifié son rapport au temps et à l’espace. Elle n’a plus aucune hâte, pas l’ombre d’une impatience. Elle s’écoute, dit la mère26.
Ce n’est plus la même Marthe qui se relève de son lit de malade. C’est une Marthe qui, en abandonnant son rêve, a abandonné une partie d’elle. Elle se relève autre, fantomatique, appartenant à une temporalité différente des autres, les vivants, plus lente, détachée, en retrait. La nouvelle de la paternité de Cousin quelques années plus tard produit sur elle un même effet d’altération physique :
Marthe se dégage, essuie ses larmes, se lève. Elle a déjà cet air lointain que l’on devine sur les photographies prises quelques mois plus tard dans un jardin public où elle se promène avec son amie. Un regard noyé dans on ne sait quelle rêverie, une certaine dureté au coin des lèvres maquillées et réduites à deux lignes parallèles que ne détend aucun sourire. À la voir ainsi d’une beauté sans rides, hiératique, on a le sentiment qu’une main cruelle a effacé son sourire. Son visage est un beau masque pâle27.
Marthe paraît encore plus distante qu’auparavant, à chaque déception un peu plus distante, un peu plus froide, murée dans son chagrin, sa résignation qui la transforment en statue aux lèvres figées, incapable de sourire, prise dans un destin féminin séculaire.
Avant la sienne en effet, la vie de sa mère paraît se résumer à une longue série de déceptions, à commencer par son mariage avec un homme volage qui l’a abandonnée, s’enfuyant dans le Nord, et humiliée, vivant au su de tous avec sa jeune maîtresse, comme on le découvre dans la « Préhistoire » : un mariage de convenance, de « circonstances »28. Parce que le frère de la mère et la sœur du père de Marthe s’aimaient, sa mère et son père se sont mariés : « double mariage », « pour faire des économies »29. Mais ce mariage n’a jamais fonctionné, aussi la mort de son mari est-elle un soulagement pour la mère : « Devant Jésus mort sur la croix, elle jurait que de cet homme il ne serait plus question dans son histoire ni dans sa vie. Elle serait veuve et libre pour l’éternité »30. Se retrouvant à élever seule trois enfants, la mère est cependant dévorée d’anxiété. Les premières expressions qui la décrivent, « broyer du noir » et « se faire un sang d’encre », l’expriment aisément. Les images sur lesquelles elles reposent sont si fortes qu’elles interpellent Marthe :
Elle broie du noir. Marthe cherche dans le dictionnaire de l’école le sens de cette expression. Elle comprend alors toute la tristesse qui accable sa mère. Elle se promet de ne jamais l’abandonner31.
En cherchant dans le dictionnaire la définition de « broyer du noir », Marthe en comprend d’autant mieux le sens abstrait que l’image est concrète et que la couleur, le noir (d’ailleurs en réalité stricto sensu non-couleur) exprime une émotion. Sa réaction immédiate est un sentiment de responsabilité vis-à-vis de sa mère. Responsabilité qui s’accroit encore avec la deuxième expression, « se faire un sang d’encre » :
La première fois qu’elle a entendu la mère inquiète et en colère jeter à la tête du fils rentré tard pour le souper : « Je me suis fait un sang d’encre », Marthe a imaginé le corps maternel virant au violet, et elle s’est mise à pleurer. Plus tard, elle s’est rassurée en voyant que la mère ne changeait pas de couleur. Puis à son tour, sa poupée Nicette en est témoin, elle s’est fait un sang d’encre pour toutes sortes de choses32.
L’expression « se faire un sang d’encre » se fonde là encore sur une image si concrète que l’inquiétude prend dans l’esprit de Marthe une manifestation physique et colorée, le corps de la mère « virant au violet ». Mais surtout par un effet de contamination, l’inquiétude passe du sang de la mère au sang de la fille comme l’indique la mise en abîme du regard, Marthe étant à son tour regardée par un substitut d’enfant, sa poupée et devenant ainsi une mère potentielle, virtuelle.
Marthe inscrit en effet rigoureusement ses pas dans ceux de sa mère, vis-à-vis de laquelle elle se sent une double responsabilité : celle d’alléger ses peines et celle de lui ressembler. C’est parce qu’elle ne veut pas faire souffrir sa mère que Marthe renonce à devenir institutrice : « Elle ne veut plus être à l’origine des larmes maternelles qui coulent à présent, véritable cataracte, sur les joues pâles de cette femme courageuse au bord du désespoir »33. C’est parce que la mère lui renvoie l’image d’une femme courageuse, ne ployant pas devant les difficultés qu’elle apparaît comme un modèle à suivre :
Lorsque la mère rentre avec des lentilles vertes, un petit paquet de vrai café et des harengs saurs pour son gendre qui en raffole, il n’y a plus aucune trace de larmes sur les joues de Marthe. [...] Le chagrin est affaire personnelle. La mère ne dit-elle pas toujours que l’essentiel est de savoir se tenir, de garder les apparences ? La mère est un modèle. Elle a traversé l’enfer, elle ne fléchit jamais34 .
Ayant appris en même temps le mariage et la paternité de Cousin, Marthe ne s’abandonne à son chagrin qu’un court instant en l’absence de sa mère. Son retour lui impose de sécher ses larmes : après tout, elle n’a pas tant souffert que sa mère, qui, elle, a connu « l’enfer » et n’en a pas été brisée pour autant. Marthe puise dans son exemple résignation et résolution : la vie des femmes n’est que déceptions, rien ne servirait de s’en affliger outre mesure.
Pourtant, cette idée d’un destin féminin écrit par avance auquel il faudrait se résigner, schéma que Marthe a hérité de sa mère, est remise en cause tout au long de ce roman de formation qui se révèle être plus, en vérité, l’histoire d’une déformation.
Plusieurs éléments viennent contredire une lecture trop littérale de ce récit qui s’attache avant tout à montrer comment, en fait de formation, Marthe subit plutôt une déformation.
C’est tout d’abord l’aspect de double roman de formation de cette histoire qui le met en évidence : si le personnage de Marthe est placé au centre, le personnage de l’aînée est d’une importance capitale dans ce livre. Elle fait office de contrepoint antithétique à sa sœur comme à sa mère (dont Marthe se voudrait la fidèle réplique), montrant qu’une autre voie était possible.
En tous points, l’aînée se présente comme différente et ce, dès la description de la première photographie du récit, photographie de famille prise pour marquer le début de la nouvelle vie de la famille Bonet après la mort du père et leur réinstallation dans le sud :
Seule la fille aînée ne ressemble pas à la mère. Le regard de cette dernière ne laisse aucun doute sur sa volonté d’infléchir le cours de leur histoire. Elle est le portait-type de la maîtresse femme bourgeoise droit sortie du XIXe siècle35.
Symboliquement, la différence de caractère de l’aînée s’incarne dans sa différence physique vis-à-vis de sa mère. L’aînée est celle qui va lui échapper, celle, aussi, qui ressemblera au père, ce membre de la famille effacé. L’aînée ne se veut pas simplement femme mais « maîtresse femme bourgeoise » : « femme » est ici cerné par « maîtresse » et « bourgeoise » qui l’oblitèrent à demi et proposent ainsi un nouveau modèle de femme et de féminité, dont on comprend qu’il n’est pas tout à fait nouveau mais a été longtemps relégué à l’arrière-plan. L’aînée compte bien tenir les rênes de sa propre vie :
La fille aînée, différente en tout, ne développe pas la même admiration pour sa génitrice. L’école ne l’intéresse plus depuis longtemps. Elle travaille dans un atelier de couture et dès qu’elle a tourné le coin de la rue, elle passe un trait de crayon noir autour de ses yeux et du rouge carmin sur ses lèvres, comme le veut la mode. Parfois des garçons l’attendent à la sortie du travail. Dont un blondinet qui pourrait bien être son amoureux36.
Le maquillage dont elle se farde, crayon noir et rouge à lèvres carmin, les garçons qui l’attendent à la sortie du travail, dont un probable amoureux, le désir de travailler le plus tôt possible font de cette fille aînée une fille libre et émancipée, à l’opposé de sa petite sœur qui mettra des années à porter du rouge à lèvres et n’aura pas d’autre amoureux que Cousin, présenté dès leur rencontre comme son futur époux, c’est-à-dire comme un prétendant légitime. Tout au long du récit, l’aînée fait figure d’exception comme de figure d’entraînement : pragmatique, prévoyante, endurante, c’est elle qui prend la direction de l’atelier de couture de son mari, c’est elle qui lui fera planter et plantera avec lui des légumes dans le jardin de leur propriété secondaire au début de la guerre par crainte d’une pénurie, c’est elle qui ira chercher des châtaignes dans l’arrière-pays lorsque la pénurie sera effectivement là, c’est elle, enfin, qui proposera d’accueillir et cacher les enfants de son nouveau patron juif lorsque son épouse et lui devront fuir. L’aînée est toujours à l’initiative, à la manœuvre. À tel point que dans un nouvel effet de mise en abîme, confrontée à l’assurance et au sens des responsabilités de la petite aînée des trois enfants juifs qui leur sont confiés, Marthe s’interroge :
Marthe aime parler avec cette fillette grave dont on sent déjà qu’elle appartient à un monde où l’on possède et où l’on commande. Elle est étonnée par l’assurance et la maturité de cette enfant. Deux qualités dont elle se sent dépourvue. Pour la première fois, elle s’interroge sur ce qui fait que votre sort vous appartient ou que vous le subissez. La petite se débrouillera toujours dans l’existence, pense-t-elle parfois37.
Si à ces réflexions se mêlent des considérations sociales, la petite étant issue d’un milieu social très aisé, c’est pourtant bien le statut d’aînée de cette petite fille qui semble, par l’effet de mise en abîme ainsi suscité, être à l’origine des interrogations de Marthe sur la liberté ou non de disposer de son sort. On le comprend quelques pages plus loin lorsqu’elle s’enorgueillit d’occuper elle-même une place d’aînée auprès de la petite aînée juive :
Pour la première fois, elle occupe une place d’aînée voire de mère de substitution. Elle n’est plus seulement le bébé de la famille, la fille que la mère tient sous son coude pour ses vieux jours38.
Le personnage de l’aînée apparaît donc comme un personnage féminin avant-gardiste, prenant sa source dans d’autres sillages que ceux dont sont issues sa cadette et sa mère, et se révélant surtout capable de creuser son propre sillon.
Il n’en reste pas moins qu’elle aussi a dû céder une fois à sa mère, acceptant un mariage de convenance comme elle l’explique à sa sœur après la déception sentimentale occasionnée par Cousin :
Devant l’incompréhension visible de sa cadette, elle ajoute que l’on peut aussi choisir de vivre dans la sécurité et renoncer à l’amour mais quelle que soit la solution adoptée, elle émane d’un choix, pas d’une fatalité. Elle, l’aînée, elle a fait le choix de la paix. Elle a obéi à la volonté maternelle mais elle a construit sa vie à côté39.
Plus lucide que sa sœur, l’aînée récuse l’existence d’une « fatalité » à laquelle les femmes seraient soumises, comme toute l’éducation dispensée par leur mère a tendu à le leur faire croire. Ce faisant, en mentionnant son « choix », le compromis passé avec la mère, l’aînée fait doucement glisser l’idée de contrainte d’une « fatalité » à la « volonté maternelle ». Car en résistant autant que possible à la mère, le personnage de l’aînée dévoile aussi la façon dont cette dernière déforme sa cadette.
La Fille, plus qu’un roman de formation est en réalité le roman d’une déformation : celle subie par Marthe. Nous l’avions énoncé en introduction, le titre de ce roman concentre en lui seul toute l’intrigue : ce récit raconte la longue lutte de son héroïne pour échapper à son statut de fille. Ainsi les changements de prénom dans le premier chapitre sont-ils significatifs : l’héroïne, « née un jour de mars 1917 »40, porte d’abord le prénom d’Antonia. Mais bien vite, la petite fille change son prénom, « vieillot et connoté »41, « un prénom d’étrangère »42 mais surtout un prénom dont elle ne supporte pas les diminutifs : « Tonia » dans la bouche de sa mère ou de son frère, « Toinette » dans la bouche de son oncle43. Ce changement de prénom est symbolique en ce sens que Marthe semble surtout refuser les diminutifs de son premier prénom : d’être réduite à un diminutif. Si, au moment de se rebaptiser, elle hésite entre « Marthe » et « Nicette », elle choisit pourtant « Marthe », prénom pour lequel il n’y aura pas de diminutif et relègue « Nicette » à un prénom de poupée. Ce refus des prénoms à diminutifs, a fortiori en -ette est d’autant plus intéressant à remarquer que les lectures à venir de la petite fille, avec lesquelles la voix narrative instaure une distance, sont ces magazines pour petites filles et jeunes filles modèles que nous avons déjà évoqués et qui ont pour titre ces prénoms en -ette : Lisette ou La Semaine de Suzette. Se renommer est donc un acte fondateur qui témoigne d’un trait de caractère naturel à l’enfant : sa capacité à s’inventer, à créer sa propre identité.
Un trait de caractère que la mère n’a de cesse de gommer, en commençant par lui fournir des lectures normatives dans lesquelles elle doit se mouler, puis en lui refusant toute lubie comme au chapitre 3, avec l’anecdote des mocassins : alors que l’aînée vient de lui offrir la fameuse paire de « mocassins caramel ornés de glands » dont elle rêve depuis des jours et des jours, la mère les lui confisque parce que Marthe, trop heureuse de ce coûteux cadeau, au lieu de les mettre tout de suite aux pieds, dort avec ! « C’est sans appel : une fille normale ne dort pas avec ses souliers »44. Pas un centimètre de liberté pour Marthe, qui vit dans un périmètre très nettement tracé par la mère :
Durant ces années de l’enfance, peu ou pas de place pour une initiative personnelle, un soupçon d’indépendance dans la vie de Marthe. L’école, la paroisse, la maison, la jardin délimitent un étroit périmètre. Elle circule d’un lieu à un autre avec des camarades de classe, des mères d’élèves, sa propre mère, sa sœur, parfois son frère. Elle n’est jamais seule dans la rue et ceux qui l’accompagnent sont chargés de veiller sur elle. De la surveiller.
Dans le quartier où elle habite, tout le monde se connaît, s’observe. La mère veille, même de loin. Elle a ses espions, dit l’aînée ; des voisines désœuvrées sur leurs balcons, le marchand de charbon au coin de la rue et même l’idiot sur la placette, ce gros garçon assis sur sa chaise et qui se balance en poussant de petits cris45.
On retrouve ici un topos du roman de formation féminine, « l’étroit périmètre » dans lequel les héroïnes évoluent, qui plus est sous la surveillance d’une duègne, le plus souvent une tante, ici la mère. Dans ces lignes, le travail sémantique sur le verbe « veiller » met en avant la déformation, l’altération subie par ce verbe : de « veiller » au sens de protéger, l’italique sur le préfixe sur- dans « surveiller » fait passer à l’idée d’un excès de zèle, où « surveiller » devient une veille au-delà de toute mesure, une veille outrancière tandis que le dernier emploi du verbe « veiller » fait entendre le sens premier de ce verbe, celui de « qui ne dort pas », dessinant la mère en implacable vigie, en nouvel Argus, ayant des yeux partout, en chacun. La mère enferme ainsi Marthe dans son regard et l’empêche par là de devenir qui elle est, qui elle veut. Chaque fois que Marthe se sépare du regard de sa mère et regarde ailleurs, risquant ainsi de s’échapper, de lui échapper, elle l’oblige à regarder à nouveau par ses yeux et dans yeux. L’exemple le plus parlant est bien sûr celui de son renoncement à ses études et à sa carrière d’institutrice où la mère met en place une rhétorique particulièrement efficace au chapitre 5. Elle commence par renverser la thématique de l’abandon :
L’institutrice est venue en personne plaider la cause de Marthe pour qu’elle, la mère, abandonne sa fille dans une institution lointaine, sous prétexte qu’elle est bonne en classe et qu’elle ferait une excellente maîtresse46.
Bien au contraire d’accuser Marthe d’abandon, la mère dit ne pouvoir se résoudre, elle, à « abandonne[r] sa fille dans la une institution lointaine »47. Au lieu de grimer Marthe en fille indigne, cet argument revêt la mère d’un nouvel habit de prestige, celui d’une maternité irréprochable. Argument d’autant plus redoutable que si Marthe pouvait composer avec l’image d’une fille imparfaite, elle est incapable d’écorner l’image de sa mère. Et, l’un dans l’autre, cela oblige Marthe à se comporter en digne fille de sa mère : elle, contrairement à sa sœur aînée qui est le portrait de son père, elle lui ressemble, elle ne peut donc pas agir de manière contre-nature. De la même façon, c’est de manière détournée qu’elle fait comprendre à Marthe ce qu’est une « bonne fille »48 lorsqu’elle lui restitue le dialogue qu’elle a eu avec son institutrice où elle s’est dépeinte comme une femme courageuse, une mère courage qui s’est toujours sacrifiée pour ses enfants. Là encore, l’effet est foudroyant puisque la culpabilisation n’est pas directe, les reproches, les questions rhétoriques étant adressés à l’institutrice absente :
Mais sait-elle, cette femme obnubilée par la réussite scolaire et si étrangère aux problèmes des gens, sait-elle que leur famille n’a pas les moyens d’entretenir une fille oisive ? Pour mener à quoi ? Sait-elle combien la vie est dure pour une veuve qui a élevé seule trois enfants sans aide, sans soutien ?49
En soulignant l’égoïsme du regard de l’institutrice, la mère détache Marthe de sa propre vision de la situation et cette dernière n’a alors d’autre choix que d’épouser à nouveau le regard de sa mère, c’est-à-dire de rentrer dans son giron : « Elle se serre contre le ventre rebondi de la mère. Elle ferme les yeux »50. À la fin de cette dispute, nous l’avons déjà mentionné, Marthe revient se blottir contre le ventre de sa mère : elle est à nouveau « la fille », si tant est qu’elle avait un instant cessé de l’être.
Tout au long du roman, Marthe vieillit mais ne semble pas grandir, restant invariablement une petite fille, la « fille » de sa mère, au risque de devenir vieille fille. Nous l’avons vu, son plus cher désir est d’être la « bonne fille », se conformant toujours aux contours du profil pur que sa mère a ciselé pour elle. Cela se traduit par un rejet de sa féminité, empêchée d’éclore alors même que sa sœur aînée tente par son exemple de lui ouvrir la voie :
Le soir, quand elle rentre de son apprentissage, Marthe s’arrête souvent au rez-de-chaussée pour bavarder avec l’aînée, surtout lorsque le mari est absent et qu’elles se retrouvent entre femmes. L’aînée aimerait que Marthe soit plus coquette. Qu’elle renonce à ses chaussettes blanches et à ses chaussures plates. Elle a une jolie jambe, bien galbée, il serait temps de la montrer. Marthe rougit. Elle n’osera jamais braver l’interdit maternel. La mère traque chez elle le dévergondage comme jadis, lorsqu’elle était enfant, elle traquait les poux dans sa tête de petite écolière que la menace du peigne fin terrorisait.
Comment peut-elle, à bientôt dix-sept ans, accepter ces robes informes boutonnées jusqu’au menton, ces jupes plissées et ce béret ridicule qui lui aplatit les cheveux ? Le regard de l’aînée est implacable. Ce n’est pas avec cette touche-là qu’elle va se dégoter un amoureux51.
À dix-sept ans, le corps de Marthe porte les marques d’une féminité qu’elle refuse d’accepter et de souligner, comme cette « jolie jambe, bien galbée » chastement recouverte de chaussettes blanches d’enfant car elle redoute le regard prédateur de sa mère qui passe tout au crible. Le regard de la sœur aînée n’en est pas moins « implacable » que celui de la mère mais Marthe refuse de se voir à travers ses yeux : ce serait devenir, comme elle, une femme et abandonner son statut exclusif de fille, fait impensable pour Marthe. Devenir femme, ce serait également appeler un autre amour, qui irait contre le parangon de l’amour érigé par la mère, l’amour maternel et filial. La mère ne veut laisser aucune place à une autre idée de l’amour dans l’esprit de sa fille bien que ce dernier vagabonde ailleurs :
Elle ne sait pas trop ce que les mots amour, amoureux recouvrent. L’aînée ne parle jamais d’amour à propos de son mari. La mère, elle, parle de l’amour maternel, le sien, de l’amour filial, celui qui lui est dû, de l’amour de Dieu, mort sur la croix pour sauver les hommes. Pour dire son amour à Dieu, on se met à genoux et on prie. Mais comment dit-on son amour à un mari, à un fiancé ? s’interroge Marthe. Cette pensée la fait rougir. Elle a honte52.
La mère vante si bien l’amour maternel et filial, l’assimilant à l’amour divin, par opposition à l’amour conjugal et charnel qu’elle le rend seul légitime aux yeux de sa fille, à tel point que lorsque Marthe part en vacances dans le pays de montagne de son beau-frère où se trouve Cousin, son amoureux, elle écrit à sa mère : « Je me languis de toi »53, comble du déplacement affectif ! Mais Cousin n’étant lui-même qu’un éternel enfant et un prétendant désigné par la mère, il n’y avait pas grand risque qu’il s’interpose entre elle et sa fille. Tout autre est la menace constituée par le « garçon à lunettes », futur mari de Marthe, un homme celui-là. Pourtant, même mariée à la fin du roman, Marthe refuse de quitter le domicile maternel, continuant à se comporter en « fille » et non en épouse :
Marthe, c’est un ange. Même mariée, elle reste une ingénue. Son époux a fini par céder. Il a compris qu’entre sa belle-mère et lui, Marthe n’hésiterait pas. Elle choisirait sa mère. Et lui, c’est Marthe qu’il a choisie54.
La volonté de Marthe de rester fille tout en étant mariée est si forte que là encore, c’est par et dans son corps que se traduira cette lutte intérieure : elle va vivre sa grossesse comme une maladie, luttant jusqu’au bout contre cette transformation forcée qui la fait passer de fille à mère. Cette transformation qui devrait lui paraître naturelle est vécue comme une déformation parce que la mère n’a eu de cesse de contrecarrer une double évolution temporelle.
La Fille apparaît en effet comme une histoire à contre-temps : contre une évolution temporelle naturelle, celle du passage de l’enfance à l’âge adulte et contre une évolution temporelle sociale et historique, celle d’un changement de mœurs au XXe siècle.
Symptomatiquement, la déformation, la contre-formation subie par l’héroïne dans ce roman concerne son rapport au corps. Il témoigne d’une situation ambiguë vis-à-vis du corps des femmes et de la sexualité féminine que l’on retrouve dans d’autres romans de formation féminine se déroulant dans la première moitié du XXe siècle, où les personnages féminins évoluent dans une époque qui à la fois invite à une émancipation passant par une liberté sexuelle et condamne avec virulence tout écart vis-à-vis de la morale traditionnelle, bien souvent puritaine. Ce que ce roman, La Fille, décrit à travers la lutte contre-nature menée par son héroïne pour rester une « fille » en dépit d’un corps devenu celui d’une femme, c’est l’expérience presque schizophrénique à laquelle se trouvent confrontées nombre d’héroïnes de cette époque, tiraillées entre un désir étouffé d’émancipation et un étouffant respect des conventions.
Cette scission du personnage, nous la retrouvons chez Marthe. Un épisode, préfigurant le déchirement à venir que sera sa grossesse, l’illustre particulièrement : celui de la « fille-mère » au chapitre 6. Dans ce chapitre, Marthe, âgée de quatorze ans, se trouve en apprentissage auprès d’une giletière qui, en fait d’apprentissage, lui apprend surtout à s’occuper de son fils de cinq ans, à le conduire et à le ramener de l’école. Le petit garçon s’étant attaché à Marthe l’embrasse chaque fois très affectueusement au moment de la quitter et d’entrer en classe. Si bien qu’une dame finit par lui avouer combien elle admire « la tendresse filiale » de cet enfant et déplore que sa fille ne lui en témoigne pas tant ! Marthe bien sûr s’empresse de nier : « Mais ce n’est pas mon fils, j’ai quatorze ans et lui cinq ! »55. La dame ne la croit guère et hausse les épaules, sceptique. Marthe en est mortifiée :
Le soir, seule dans sa chambre, Marthe s’était regardée dans le miroir. Avait-elle donc l’air si vieux pour qu’on la croie mère d’un garçonnet de cet âge ? Elle s’était sentie comme salie par les sous-entendus de la dame, par son haussement d’épaules. Fille ment /fille mère… Ainsi, on pouvait croire qu’elle cachait un enfant né d’on ne sait quelle rencontre. Un enfant du péché, aurait dit la mère. Elle ne savait pas ce qui la blessait le plus, de son allure de vieille petite fille ou des soupçons d’une maternité honteuse56.
Cet épisode de la fille-mère est intéressant à plusieurs titres. En premier lieu parce qu’il est révélateur de ce qui va manquer à Marthe dans son évolution : le stade de femme. Ici, dans l’imagination de la dame, elle passe directement de fille à mère, ce qui est bien ce qui se produira à la fin du livre où, psychologiquement, Marthe est encore fille, « la fille », lorsqu’elle devient mère. Très vite, parce qu’elle refuse sa féminité, Marthe se retrouve scindée entre un corps de femme et une âme de petite fille et se met à ressembler à une « vieille petite fille », n’étant pas assez âgée pour devenir « vieille fille ». En second lieu, cet épisode de la fille-mère est important par les fortes connotations péjoratives attachées à cette expression, l’état de « fille-mère » étant associé aux thématiques du mensonge, de la tromperie, du secret d’une part et de la salissure, de la souillure, du péché d’autre part.
Si son corps de femme devient tabou pour Marthe, c’est, inversement, que la mère a veillé depuis le début à ce que le corps des hommes soit tabou pour elle. Dès la « Préhistoire », l’on apprend que le désaccord entre les époux Bonet provient d’une différence d’appréciation sexuelle57 et, par le biais du discours indirect libre, que la mère perçoit les relations sexuelles comme des « cochonneries »58. Ce motif de la « cochonnerie » revient d’ailleurs chaque fois que la mère parle des hommes à sa fille ou devant sa fille : « […] tous les hommes sont des cochons. Aux filles de bien se tenir ! »59. La mère est tellement prévenue contre les hommes et le désir masculin que c’est l’idée de voir son gendre en sous-vêtement qui la retient d’entrer dans la chambre du jeune couple lorsqu’une dispute éclate entre eux :
Ce n’est pas l’interdiction qui la freine – n’est-elle pas chez elle ? N’est-ce pas lui l’étranger ? – mais l’idée de voir un homme en slip. Elle n’a jamais supporté la nudité des hommes, l’indécence de leur pilosité, de leur sexe gonflé60.
Parce que la mère éprouve du dégoût devant le corps masculin, elle a inculqué à sa fille une véritable peur des hommes, qui lui fait craindre par avance les gaillardises des vendangeurs :
L’aînée lui a raconté tout cela sur le ton de la plaisanterie. Sans doute avec son air déluré ne détestait-elle pas recevoir les baisers des garçons. L’aînée a toujours été fêtarde. Mais elle, Marthe, elle a peur des hommes, comme sa mère qui ne parle pas de peur mais de méfiance. Il faut toujours se méfier des hommes. De tous les hommes. Surtout des vieux61.
Pourtant sa sœur aînée, une fois encore, lui propose un autre exemple, elle qui par son métier de couturière, « connaît […] la moitié mâle de la ville en liquette »62. Mais la mère a fait perdre une fois pour toutes tout crédit à l’aînée en laissant entendre qu’elle avait hérité de son père et était comme lui une débauchée, alors que Marthe, elle, est son digne portrait63.
C’est parce que l’apprentissage corporel de son héroïne se fait à rebours de son époque que ce roman de formation est un contre-roman de formation, dénonçant l’absence de véritable apprentissage corporel. Héroïne du milieu XXe siècle, Marthe n’en est pas moins éduquée comme une héroïne du XIXe siècle, à qui l’on taisait tout des « réalités du corps » : « Les sœurs Brontë, George Eliot, racontaient ou exaltaient l’amour, la passion, la tendresse mais taisaient pudiquement les réalités du corps »64. Ni sa mère, ni sa sœur n’ont réussi à lui parler des relations charnelles entre femmes et hommes. Aussi sa nuit de noces s’est-elle révélée assez catastrophique :
Le soir de ses noces, c’est son jeune époux, surpris, troublé par son ignorance, sa maladresse, ses pleurs, qui a dû lui expliquer avec patience ce qu’était la relation normale d’un homme et d’une femme. Il lui a parlé d’amour avec douceur. Qu’a-t-il pensé devant son désarroi ? Il ne s’en est jamais ouvert à personne65.
Le mariage de Marthe a été célébré après la Seconde guerre mondiale et elle a été élevée dans une ignorance complète de la sexualité alors même que dès le début du XXe siècle paraissaient des manuels d’éducation féminine destinés à instruire les jeunes filles sur la sexualité66.
Si dans ce roman la formation de l’héroïne paraît anachronique et comme telle mise en cause c’est aussi que l’histoire est, bien que racontée chronologiquement, écrite de manière rétrospective.
L’histoire de la famille Bonet est en effet racontée a posteriori : non par une voix narrative qui inventerait une histoire au fur et à mesure mais bien par une voix narrative qui reconstitue l’histoire bout à bout, partant du présent, remontant jusqu’au plus lointain, « la Préhistoire », pour mieux reprendre le déroulement chronologique des faits aboutissant à un présent, une présence : ceux de la voix narrative. Si, en tant que figure féminine, Marthe se trouvait à la jonction entre un modèle passéiste représenté par la mère et un modèle moderniste incarné par la sœur aînée, au sein de l’histoire familiale, elle se retrouve encore l’élément pivot entre deux générations : celle de sa mère et celle de sa propre fille, qui, sans doute, n’est autre que la voix narrative.
L’indice de cette narration rétrospective – outre les nombreuses modalisations67, les prolepses68 – et son moteur, ce sont les descriptions de photographies qui émaillent le texte. Ces photographies sont autant de soubassements de l’histoire, ce qui la fait tenir et progresser à la fois. Leur rôle de jalons narratifs est perceptible dès la « Préhistoire » où après la mort de son époux la mère brûle les photographies qu’elle avait de lui : c’est le faire disparaître définitivement, l’effacer de la mémoire familiale que de brûler ses photographies. Cet homme ne sera pour ses descendants qu’un mort : la mère n’aura conservé de lui que son « acte de décès » et la lettre de condoléances de l’ingénieur en chef. Symétriquement, au chapitre 2, la nouvelle vie de « Madame Veuve Bonet » et de sa famille commence avec une nouvelle photographie : « Enfin, elle avait pris rendez-vous chez le photographe pour fixer la première image de sa nouvelle vie »69. « La photo existe encore »70, précise la voix narrative avant d’en donner une description. Par cette précision qui signe un retour au présent de la narration, l’adverbe « encore » faisant office de lien entre le passé et le présent, cette photographie et les suivantes n’apparaissent pas tant comme des arrêts sur image au cours d’une narration que comme des retours sur image à partir desquelles la narration se déroule : les photographies ne fixent pas un moment de la narration mais elles en sont le fil conducteur, les nœuds de mémoire à partir desquels la voix narrative tente de démêler l’écheveau de l’histoire familiale.
Outre divers groupes de photographies mentionnées qui resteront indistinctes et dont ne se dégagera qu’une impression générale, huit photographies marquent autant d’étapes dans le récit familial. Ces photographies peuvent être classées en deux groupes : les photographies officielles d’évènements (communion, mariage) et les photographies de moments d’intimité (week-ends, vacances). Ces deux sortes de clichés témoignent à la fois d’un usage et d’une signification différents de la photographie. Alors que les photographies officielles relèvent de la mise en scène, d’un désir de se conformer à une imagerie familiale traditionnelle, les photographies de moments d’intimité reflètent, elles, la singularité et la vérité de la famille Bonet. Reflètent et trahissent car même sur les photographies officielles, « composées », il échappe quelque chose de la vérité des protagonistes derrière le cérémonial. Cela est d’autant plus vrai que les deux premières photographies du récit, celle de la nouvelle vie de la famille Bonet71 et celle du mariage de l’aînée72 sont réalisées en studio où la mise en scène des sujets photographiés était la règle. Les photographies suivantes en revanche semblent avoir été prises avec le « bel appareil photo de marque allemande »73 du gendre et oscillent alors entre imitation de photographies de studio et photographies plus libres de moments d’intimité, non régies par des codes. L’évolution du style de ces photographies, d’officielles et mises en scène à plus intimes et plus spontanées, introduit une interrogation sur le sens des images : désormais prise sur le vif, la signification de la photographie n’est plus assurée, maîtrisée, elle se fait miroir, reflet d’un instant, d’un état d’âme qui reste à interpréter. Par là, la photographie au lieu d’imposer une vision toute faite, apprend à regarder et l’alternance de photographies officielles et de photographies intimes ouvre une interrogation critique sur l’interprétation, la légende à donner ces images. C’est dans cet espace ouvert à l’interrogation, à l’interprétation que s’écrit justement la légende, l’histoire de la famille Bonet.
Ainsi les photographies permettent-elles une écriture rétrospective qui vient combler, de photographie en photographie, les trous de l’histoire, tout en interrogeant leur signification : en remontant le fil de l’histoire, l’écriture vient mettre à mal les images d’Épinal. C’est en cela que plus que d’« arrêts sur image », les photographies dans ce roman sont des « retours sur image » : une relecture, une réécriture du passé.
Du roman de formation féminine traditionnel considéré comme un roman de formation manqué, La Fille possède plusieurs caractéristiques : son héroïne, timide, honnête, rêveuse fait l’expérience jour après jour de la désillusion, essuyant déception sur déception, s’étiolant d’année en année au lieu de s’épanouir. Plus qu’un roman de formation manqué, La Fille est l’histoire d’une déformation, celle que la mère de l’héroïne, incarnant une morale rigoriste, lui fait subir. Histoire d’une déformation, La Fille se révèle roman de contre-formation : au récit chronologique se superpose en surplomb un discours critique à l’ironie légère, étudiant les faits à contre-courant et initiant un jeu de double-regard. Les descriptions de photographies, retours sur images ayant à l’insu de tous capturé la vérité des faits, créent ainsi un effet de distanciation mettant en valeur le travail de l’écriture qui doit être art de défaire les clichés.
[1] Michèle GAZIER, La Fille, Paris, Seuil, 2010, p. 20.
[2] Ibid., p. 21.
[3] Ibid., p. 25.
[4] La publication en fut interrompue entre 1942 et 1946.
[5] M. GAZIER, op. cit., p. 25-26.
[6] L’histoire paraît pour la première fois en 1888 sous forme de feuilleton dans St. Nicholas Magazine, sous le titre Sara Crewe : or, What Happened at Miss Minchin’s Boarding School avant d’être réécrit sous forme de roman et publié en 1905 sous le titre A Little Princess. En France, il est traduit dès 1891 sous le titre Princesse Sara : aventures d’une petite écolière anglaise. Ce n’est que lors de la réédition de 1934 qu’il prend le titre La Petite Princesse.
[7] M. GAZIER, op. cit., p. 90.
[8] Ibid., p. 91-95 et p. 105.
[9] Ibid., p. 157. Sans indication de titre dans le roman, il est cependant légitime de supposer qu’il s’agit de The Mill on the Floss (1860) et de Middlemarch (1871).
[10] M. GAZIER, op. cit., p. 48.
[11] « Marthe se dit que plus tard, elle sera comme elle [sa catéchèse]. Elle viendra à son tour porter la parole de Dieu et offrir aux enfants cet amour dont on parle tant mais dont on ne voit pas souvent la trace. », ibid., p. 40.
[12] Ibid., p. 67.
[13] Loc. cit.
[14] Loc. cit.
[15] Ibid., p. 72.
[16] Loc. cit.
[17] Ibid., p. 73.
[18] Loc. cit.
[19] Ibid., p. 65.
[20] Ibid., p. 105.
[21] Ibid., p. 106.
[22] Ibid., p. 113.
[23] Loc. cit.
[24] Ibid., p. 123.
[25] Ibid., p. 147.
[26] Ibid., p. 98.
[27] Ibid., p. 149.
[28] Ibid., p. 9.
[29] Loc. cit.
[30] Ibid., p. 11.
[31] Ibid., p. 22.
[32] Ibid., p. 24.
[33] Ibid., p. 74.
[34] Ibid., p. 148.
[35] Ibid., p. 20.
[36] Ibid., p. 21.
[37] Ibid., p. 139-140.
[38] Ibid., p. 143.
[39] Ibid., p. 148.
[40] Ibid., p. 13.
[41] Ibid., p. 15.
[42] Loc. cit.
[43] Ibid., p. 16.
[44] Ibid., p. 44.
[45] Ibid., p. 35.
[46] Ibid., p. 73.
[47] Loc. cit.
[48] « Mais elle est si désireuse de se faire aimer, d’être la bonne fille, qu’elle garde pour elle les remarques qui lui brûlent la langue », ibid., p. 48.
[49] Ibid., p. 73.
[50] Ibid., p. 74.
[51] Ibid., p. 87.
[52] Ibid., p. 33.
[53] Ibid., p. 75.
[54] Ibid., p. 154.
[55] Ibid., p. 83.
[56] Loc. cit.
[57] « …il avait toujours eu des maîtresses, ce qui la préservait d’une sexualité pour elle trop brûlante », ibid., p. 11.
[58] Loc. cit.
[59] Ibid., p. 82.
[60] Ibid., p. 162.
[61] Ibid., p. 55.
[62] Ibid., p. 133.
[63] « Marthe est mon portrait craché, dit toujours la mère, laissant entendre que l’autre, l’aînée, malgré son cœur d’or, n’est pas de la même type. Parfois, lorsqu’elle se met en colère contre la grande, la mère dit entre ses dents qu’elle a de qui tenir. Et Marthe se dit que sa sœur doit ressembler à leur père. Mais cela ne la touche pas. Car elle, elle n’a pas de père. », ibid., p. 134.
[64] Ibid., p. 157.
[65] Ibid., p. 158.
[66] Voir à ce sujet l’article d’Yvonne Knibiehler, « L’éducation sexuelle des filles au XXe siècle », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 4, 1996, mis en ligne le 01 janvier 2005, https://journals.openedition.org/clio/436
[67] Voir par exemple au début du chapitre 1 : « Il semble que... », « Sans doute... », « On peut penser... », etc., M. GAZIER, op. cit.
[68] Par exemple au chapitre 5, p. 57, au sujet du mariage du frère et de la vie qu’il mènera ensuite, p. 60-61.
[69] Ibid., p. 19.
[70] Ibid., p. 20.
[71] Ibid., p. 40.
[72] Ibid., p. 26.
[73] Ibid., p. 32.
Résumé
À première vue, La Fille de Michèle Gazier se présente comme un roman de formation féminine : un roman racontant comment se forme un jeune personnage féminin jusqu’à acquérir une identité à soi. Mais d’emblée le titre alerte le lecteur : avant d’être Marthe, l’héroïne est avant tout « la fille ». Dans ce récit, tous ses efforts tendent à devenir, être, rester « la fille », « la bonne fille » : de « petite » à (presque) « vieille », « la fille » ne se transformera pas en « femme ». Peut-on encore dans ce cas parler de roman de formation féminine ?
Abstract
At first glance, La Fille by Michèle Gazier very much looks like a female Bildungsroman : a novel telling us about the formation of a young female character until she acquires her own identity. Yet, from the outset, the reader is warned by the title : well before being Marthe, the heroine is first and foremost "the daughter". In this story, all her efforts tend to become, to be and to remain "the daughter", "the good daughter": from "little" to (almost) "old", "the daughter" will not turn into a "woman" (nor, maybe, into a real wife). Is it still possible then to consider La Fille as a female Bildungsroman ?
Un roman de formation féminine traditionnel
Une formation manquée : quand la tristesse prend corps
De mère en fille : un même destin ?
Un double-roman de formation : deux sœurs antithétiques
Couver du regard : la tyrannie de la mère
Éternellement fille : une malédiction ?
Ambre-Aurélie CORDET
Université d’Artois, EA 4028, Textes & Cultures, F-62000 Arras
BRONTË, Charlotte, Jane Eyre : An Autobiography, trois volumes, Londres, Smith, Elder & Co., 1847.
BRONTË, Emily, Wuthering Heights, trois volumes, Londres, Thomas Newby, 1847.
BURNETT HODGSON, Frances, A Little Princess : Being the Whole Story of Sara Crewe Now Being Told for the First Time, Londres, Charles Scribner’s Sons, 1905.
ELIOT, George, The Mill on the Floss, trois volumes, Londres, William Blackwood and sons, 1860 et Middlemarch : A Study of Provincial Life, huit volumes, Londres, William Blackwood and sons, 1871-1872.
GAZIER, Michèle, La Fille, Paris, Éditions du Seuil, 2010.
KNIBIEHLER, Yvonne, « L’éducation sexuelle des filles au XXe siècle », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 4, 1996, mis en ligne le 01 janvier 2005, https://journals.openedition.org/clio/436