Le romancier Roberto Burgos Cantor est un homme de la Colombie caribéenne, né à Cartagena de Indias en 1948. Il a surtout publié des contes, mais son œuvre compte également des romans dont El patio de los vientos perdidos, El vuelo de la paloma, Pavana del ángel et La ceiba de la memoria, publié en 20071, qui obtint le Prix Casa de las Américas de La Havane, et un livre de témoignages, Señas particulares.
L’on pourrait penser, à la première lecture du titre du roman, La ceiba de la memoria, que cet arbre qui croît profusément dans la Caraïbe et en Amérique Centrale, en dominant le paysage par sa longévité et le gigantisme de son tronc et de ses racines, s’érige en témoin de la vie d’habitants d’un territoire. Et, à y regarder de plus près, la préposition de renvoyant, soit à ce qui a empreint la mémoire, soit à ce qui est soi-même mémoire, plonge le lecteur dans l’embarras provenant de cette polysémie, en le plaçant face au tissage d’une temporalité commune à la nature, d’un arbre non anodin, la ceiba, que l’on sait chargé d’une symbolique forgée tout à la fois par les peuples africains et amérindiens, lié aux cosmogonies des ces peuples et aux croyances des Africains déportés dans les Amériques, et, dans ce roman, à celle dessinée par l’histoire de personnages arrivés d’Espagne en Nouvelle Grenade au XVIIe siècle. Les quatre chapitres qui structurent le livre, « Enfermos de mar », « Transterrados », « Marcas de hierro » et « Las pinturas de Dios », révèlent que tous furent portés, volontairement ou à leur corps défendant, vers une traversée de paysage tout à la fois dolente et violente et rendant extrêmement éprouvant l’abordage dans un lieu inconnu, fussent-ils missionnaires de la Compagnie de Jésus, comme Pedro Claver et Alonso de Sandoval, femme de greffier royal, telle que Dominica de Orellana, esprit des Lumières avant la lettre, partie d’Europe le jour de l’exécution de Giordano Bruno, ou esclaves entassés dans les cales délétères de bateaux négriers depuis l’Angola, le Congo et le Cap Vert. Or, Pierre Ricoeur, Pierre Nora et Jacques Legoff, entre autres, ont bien démontré que la mémoire se distingue de l’Histoire par son essence subjective et sélective. C’est de celle-là-même qu’elle tire sa puissance dynamique. Les voix de ces personnages sont restituées et mises en résonance par Thomas Bledsoe, chercheur et écrivain du XXe siècle, voyageant de la Caraïbe à l’Italie, emporté comme un tourbillon frénétique et lancé sur leurs traces enfouies dans les archives. Parallèlement, un voyageur d’origine créole, sans doute alter ego de l’auteur, traque le paysage du malheur dessiné au XIXe siècle autour des victimes juives exterminées dans le camp d’Auschwitz-Birkenau, offert à la curiosité de visiteurs partagés entre le voyeurisme et la sidération. Roberto Burgos Cantor a déclaré dans une entrevue que le malheur et la catastrophe ne sont pas propres à un lieu unique et qu’ils sont transhistoriques. En l’occurrence, il n’est pas question de concurrence des mémoires mais plutôt de mettre en relief la cuisante empreinte de l’Histoire laissée sur des groupes humains dont le roman considère qu’ils peuvent être regardés en miroir, les esclaves débarqués à Cartagena de Indias et les Juifs anéantis dans les camps de la mort nazis.
Dans la mise en parole et en récit du grand édifice de la mémoire, Thomas Bledsoe se débat face à des résistances inhérentes même à ses doutes d’écrivain, ce qui confère au roman toute sa part métatextuelle et son architecture baroque. Ce qui se joue à Cartagena de Indias se construit autour d’une dialectique de la perte de soi, de la déterritorialisation, de l’impossibilité de nommer l’indicible, puis de l’enracinement d’êtres exogènes contraints de s’implanter dans un nouveau paysage, soumis à l’injonction de survivre mais qui redessinent celui-ci par le biais d’une reconstruction identitaire marquée du sceau de l’imprévisible et de l’imprédictible. Nous verrons que c’est la polyphonie qui, par des mises en abyme, met en regard les voix et les voies de ceux que le malheur place au cœur d’une humanité vouée aux écartèlements de l’affrontement et de l’incompréhension, et confrontés à un défi relevant de la digenèse, comme le dirait Édouard Glissant, au prix d’une grande force de résilience. Car ce monde des Indes est le théâtre non point d’une genèse, avec ses récits fondateurs provenant d’une racine unique, mais d’une réinscription dans un paysage où des voix n’ont pas encore de place et où un nouveau récit ou un contre-récit, doit prendre forme. S’y croisent pêle-mêle des données historiques connues, sur l’existence avérée des Jésuites Pedro Claver et Alonso de Sandoval, et de l’esclave rebelle Benkos Bohió, sur fond d’imaginaire. Ainsi, le paysage est-il mémoire des traversées, des anéantissements identitaires et d’émergence de nouvelles paroles, depuis le néant, et il se remodèle sans cesse, comme le dit l’épigraphe du roman extrait des Confessions de Saint-Augustin, « Grande es el poder de la memoria. Algo que me horroriza, Dios mío, es su profunda e infinita complejidad »2.
Analia Tu-Bari est l’une des instances discursive et narrative de La ceiba de la memoria¸ une esclave capturée en Guinée, et son locus d’énonciation est celui de sa destination américaine, Cartagena de Indias. Son destin croise celui de ceux contraints de créer un monde nouveau dans les Amériques, agités par des tensions et des vibrations inévitables qui contrarient leurs désirs et alimentent leurs hésitations, et sur son corps noir, lui-même paysage, se diffracte l’incandescence de leurs desseins.
Comme surgie du ventre du bateau négrier, la voix autodiégétique de Analia Tu-Bari ne peut d’abord déployer qu’une parlure qui tient de l’oralité éperdue et heurtée. « Cúando vine. Cúando. Yo no vine. Me trajeron. Sin mi voluntad. Arrastrada »3. Le rythme éperdu de phrases brèves, parfois nominales, l’absence de points d’interrogation signifiant la négation d’un interlocuteur possible, traduisent le traumatisme d’une parole défaite. Puis Analia déroule un paysage invisible et mortifère qui la hante, d’où s’élève le grondement sinistre de la mer :
El mar. Un rugido que llenaba de horror. Una bestia enorme de piel que se elevaba para atrapar y destrozar la presa con su sangre blanca y espumosa brotando a borbotones y detrás el barco flotando en el peligro4.
C’est une mer inconnue d’elle avant le rapt en terre guinéenne et le moment de son arrivée au comptoir, point de départ vers l’exil définitif. Paradoxalement, le fracas de l’eau sombre se transforme en silence de l’obscurité abyssale, qui annihile les contours de la vie, et en sensation d’immobilité où le mutisme s’impose comme une réponse au silence de la mort de soi: « En el silencio no hay movimiento. Se ausentan las canciones »5. L’on retrouve dans cette métaphore de la mer, bête ou monstre, l’expression de l’horreur engendrée par un vaste monde phénoménologiquement insaisissable et dévorateur d’humanité, une sépulture. Cette représentation d’une mer gouffre, d’un paysage cimetière traverse toute la poétique des écrivains caribéens arc-boutés à la récupération de la mémoire engloutie par le monstre et par la terreur suscitée par la traversée de l’Atlantique, The Middle Passage, – dans les Indes, le poème du Martiniquais Édouard Glissant6, Encore une mer à traverser de l’Haïtien René Depestre7 –, celle qui faisait perdre conscience de la réalité à l’esclave et le poussait à rechercher éperdument le point lumineux de l’astre solaire à sa sortie de la cale de nuit. C’est bien plus tard qu’elle sera envisagée comme espace d’unité des sociétés issues de ces défaites, de ces traversées tragiques d’un paysage de la néantisation, Méditerranée caraïbe d’Alejo Carpentier, la Mer-mère du poète barbadien, Edward Kamau Brathwaite.
La confrontation avec l’anéantissement identitaire se révèle aussi brutale que l’évidence de la rupture de la parole qui se traduit par l’impossibilité de l’esclave Analia Tu-Bari de nommer le paysage de Cartagena de Indias :
El barco que nos arrancó para siempre de la vida que era la nuestra y que ya nada reemplazó. Vida interrumpida. Vida humillada. Vida que no es vida. Vida malograda. Vida vaciada8.
Dans son soliloque, le néant est signifié comme un effondrement du système symbolique qui préside à l’organisation d’une représentation de l’espace, la correspondance entre le nommé et la substance, entre signifiant et signifié :
Al llegar a esta tierra sentí que me habían destruido. Conocí el miedo. Esta vez la palabra no se cumplió. Nació el engaño. Lo que la palabra decía fue diferente a lo que nombraba9.
L’identité première lui fut arrachée dès lors que les négriers la marquèrent pour la rendre identique aux autres membres du troupeau, puis la perte de soi s’accompagna d’une « desmemoria impuesta »10. Comment s’inscrire dans un paysage pour s’en approprier lorsque l’on sait que le nouveau paysage de Cartagena ne peut être nommé que depuis une mémoire de l’autre bord, elle-même devenue « desmemoria » d’un lieu perdu. Peut-on reconnaître un paysage lorsque l’on n’a plus de nom ? Si le paysage est une élaboration dynamique, la construction de couches successives d’un palimpseste, en un premier temps Cartagena de Indias apparaît à Analia comme un univers non déchiffrable, il est entièrement violence et négativité. Le paysage marque les corps et les esprits au fer rouge, la salinité corrode les peaux d’esclaves déjà rongées par les blessures jamais refermées sous la morsure du fouet, les chéloïdes s’affichent horriblement sur les peaux martyrisées, rappelant ces cicatrices dans la matière des paysages d’arbres noircis par la guerre des tableaux d’Anselm Kiefer11, les scorpions et les moustiques harcèlent imperturbablement les envoyés de l’Espagne et leurs esclaves maltraités.
Analia Tu-Bari, fille de roi, ne connaît plus de chemin de retour. Alors, il lui faut transcender le néant identitaire, le sentiment de déterritorialisation dans un non-lieu éprouvé à son arrivée à Cartagena de Indias. Si l’on se réfère au concept philosophique du Néant, tant chez Jean-Paul Sartre que chez Emile Cioran, le néant est constitutivement ambivalent, il peut amoindrir l’être ou le rendre constructif et fécond, au plan politique, poétique ou spirituel, et pour ce qui concerne Analia Tu-Bari, il paraît approprié d’analyser son inscription identitaire dans le paysage, une nouvelle traversée après celle de la profondeur de la cale, comme la manifestation d’une force de résilience et de sa capacité de transcender l’anéantissement identitaire premier par cette poussée constructive constitutive du Néant. Car le corps devenu insensible dans le paysage inconnu, désormais recouvre sa vigueur cénesthésique pour occuper maintenant son lieu.
Todo se fue borrando. Una mancha gris y amarilla queda. Sin tonalidades, sí. Mi cuerpo, el que fue ajeno, y ahora gastado, me lo devolvieron, mío, comienza a sentir. […] Duele lo que no está y también lo que está: el deseo fuerte de romper cadenas, humillaciones, la voluntad sujeta al mando ajeno, levantarnos, la rabia, eso es un dolor […]12.
C’est alors qu’entre en jeu la puissance symbolique et poétique de la ceiba, qui confère au paysage sa dimension identitaire. Puissance symbolique, poétique et source d’émotions fécondes car elle fonde pour Analia le sens du paysage, et poétique car elle lui fournit les outils discursifs et sensibles pour le nommer et s’y reconnaître. À cet égard, Alain Corbin a étudié les vertus multiples de l’arbre. Au plan anthropologique, l’Arbre, source d’émotions, de l’Antiquité à nos jours, fonde ontologiquement l’existence humaine13. Par ailleurs, Aquiles Escalante, dans El negro en Colombia y aspectos mágicoreligiosos presentes en la Costa Atlántica de Colombia y sus posibles orígenes africanos14, et d’autres historiens et anthropologues colombiens ont étudié la place de la ceiba, cet arbre omniprésent dans la Caraïbe, comme fondatrice d’une communauté spirituelle, une référence naturelle, mythique, historique et mémorielle. Il rapporte ainsi le récit d’une Colombienne de Patía :
En la narración de la profesora Hermina Caicedo podemos analizar que el valor comunal que tiene la Ceiba para todos los habitantes de Patía es bastante grande, todas las personas tienen un vínculo con la Ceiba, sea amoroso, mítico o sobrenatural. La Ceiba cruza gran parte de la historia del Patía y es una referencia natural como histórica para 29 los habitante del Valle del Patía. Cada habitante tendrá algo que contar con referencia a este majestuoso árbol. La Ceiba permite al hombre interactuar con su espacio natural y de esta manera también reconocerse como parte de una comunidad específica.
C’est dans cette même perspective qu’Alejo Carpentier évoque la ceiba, comme l’arbre-mère des Noirs de Cuba dans Tientos y diferencias15. Les esclaves marrons échappés des plantations célébraient leurs rites magico-religieux et invoquaient leurs esprits ou orischas à l’ombre de la ceiba, comme l’avaient fait avant eux les Indiens Taïnos des Antilles à l’occasion de leur rites ou areítos pour vénérer leur zémis, et les Mayas du Yucatán. Ce n’est donc pas un hasard si Analia construit un paysage dont la ceiba est le cœur et auquel elle s’identifie pour prendre activement part à son destin et à celui de son nouvel espace :
Lo que me dispongo a ser en esta tierra extraña es una ceiba. Guardadora de acciones. Una ceiba de tallo engrosado que bañe con su savia traída de otros territorios esta tierra de la cual siento ya no saldremos nunca. Mi savia de ceiba maltratada se fundirá con los jugos de esta tierra de lenguas revueltas, de saqueadores que vienen del mar, de templos de hombres que quieren hacer un reino en los cielos, de enfermos que viven en los hospitales y no se curan, de autoridades de la ciudad y de autoridades de las creencias, de soldados, de nosotros dominados a la fuerza, y obligados a la servidumbre, de buscadores de fortunas, de mercaderes, de indios, de gentes de paso, de navegantes náufragos, de herreros, de constructores de defensas16.
Tous ces transterrados, ferments d’un monde en germination et encore chaotique, produiront postérieurement l’identité colombienne, dont l’africanité ne sera guère valorisée, encore aujourd’hui. Gabriel García Márquez rappelle dans son livre, El olor de la guayaba, que son voyage en Angola comme journaliste lui donna l’occasion de comprendre la partie africaine de l’identité colombienne que l’éducation officielle dispensée dans son pays avait entièrement ignorée.
Dans les propos d’Analia Tu-Bari, c’est bien une société composite que l’on voit poindre, celle non point d’une racine unique mais d’une pluralité appelée à se métisser ou en voie de créolisation, pour reprendre les idées d’Édouard Glissant, où la ceiba étend sa racine éthiopienne et diffuse sa sève jusqu’aux pensées des missionnaires jésuites, dans le traité de Alonso de Sandoval, Da Instauranda Aethiopum Salute. La voix à la deuxième personne, porteuse des inquiétudes du jésuite, insiste sur l’essence atemporelle de l’arbre et sa puissance mythique inscrite dans le paysage comme un lien mémoriel : « Usted aceptará que la memoria crece, extiende ramas, establece la continuidad entre el presente desamparado y un tiempo, ya sin peso, que lo precede »17.
L’essayiste colombien Mario Canizales fait observer à juste titre la similitude le lien entre cette cosmovision et la théorie des contextes conçue par le Cubain Alejo Carpentier18. Celui-ci se réfère à la ceiba, en évoquant une relation de reconnaissance de type animiste par les habitants de la Caraïbe. Il s’agit bien de relier des croyances du présent qui forgent les identités avec des croyances culturelles très anciennes qui fondent « lo universal sin tiempo ». D’ailleurs, la ceiba qui occupe majestueusement le paysage n’est pas seulement revendiquée par Analia comme symbole de la mémoire et de sa résistance à la domination de la parole religieuse univoque de Pedro Claver, vicaire du dieu chrétien, elle l’est aussi par l’esclave révolté Benkhos Bohió, le fondateur d’un palenque dont les tambours font trembler les autorités coloniales. Bien que son espoir de retraverser la terre en sens inverse et de retrouver l’Afrique ancestrale garde un infrangible grain de vigueur, sa vision du paysage de Cartagena se teint incoerciblement de couleurs et s’imprime de cris et de sons autres qu’africains. Cette ceiba dessine, dans Cartagena de Indias, un paysage visuel auquel répond un paysage sonore constitué par les sons des tambours honnis par Pedro Claver qui y voit la présence du diable, et craints par les Blancs mais aussi de rythmes et de musiques qui déjà se métissent, tandis qu’une épidémie de peste fait des trouées sombres parmi les populations de tout épiderme et que le cri de rebelle de Benkhos envahit les rêves des moribonds.
Mi grito entra al patio de San Lázaro y hace perder el ritmo a los cuerpos desnudos, mordidos por el mal que Pedro llama fuego de San Antón y que los consume a pedazos, allí refugiados en la oscuridad, bailan al son de tambores golpeados con los codos y una trompeta robada a los corsarios, mi grito flota entre las nubes de mosquitos y la hedentina de restos descompuestos de restos y dolores acumulados en las negrerías, se posa en el sueño de los que caen rendidos por el sufrimiento19.
Le paysage sonore que bâtissent ceux que l’Histoire a condamnés à se rencontrer et à cohabiter pour se fondre dans une identité américaine, dans un creuset dont les émotions constituent de vigoureux ressorts autour de la ceiba, et en cela Alain Corbin ne nous démentirait pas, est animé par les sons des chants d’esclaves, de cantiques chrétiens, et de frappés de tambours. Une identité nouvelle d’un peuple créolisé se forme également autour du son de la conque marine que les Amérindiens utilisent dans leurs rituels, elle véhicule encore aujourd’hui la mémoire des ancêtres dans les Caraïbes, au moment des veillées funèbres et dans les fêtes carnavalesques. Symboliquement, le Noir Benkhos reçoit des mains de l’Indienne Catalina ce legs de sa grand-mère, cette conque qui opère comme un lien entre les esclaves révoltés et leurs egguns ou leurs dieux africains et les cosmogonies indiennes :
Gritar y poner aquí el caracol que me regaló Catalina y que su abuela utilizaba para soplar y enviar sonidos y contar secretos y apaciguar a las tortugas inquietas en los corrales20.
Cet arbre de l’identité, celui qui enracine celle-ci dans le paysage de Cartagena de Indias, n’est donc pas perçu selon la verticalité écrasante des dominants péninsulaires mais dans son horizontalité rhizomatique, pour parler comme Édouard Glissant, relevant d’une digenèse, c’est-à-dire d’une recréation donnant naissance à un nouveau récit qui récuse la réduction au silence d’Analia, de Benkós, de Malemba et des autres. De surcroît, cette horizontalité confère au paysage sa puissance mémorielle et rassembleuse. C’est sa vigueur qui compense le silence des dieux invoqués par les esclaves mais éloignés d’eux et celui du dieu chrétien que le jésuite Pedro Claver voudrait leur imposer tout en opérant une égalité dialogique entre tous ceux que l’Histoire a contraints à édifier un nouveau monde, à construire de nouvelles identités. Dans ce contexte instable, les régimes de vérité, au sens où l’entend Michel Foucault, font l’objet d’un questionnement même de la part des messagers de la parole d’autorité, et les racines de la ceiba irriguent la réflexion de Alonso de Sandoval et de Dominica de Orellana sur le bien-fondé de l’ordre du monde colonial. Roberto Burgos Cantor nous conduit ainsi vers un point nodal des littératures postcoloniales, vers une redéfinition de paysages par l’affirmation de la présence d’identités rendues invisibles par les discours hégémoniques. Dans le roman, la symbolique de la ceiba réussit à leur redonner leur place légitime en confrontant des mémoires que l’on avait séparées.
[1] Roberto BURGOS CANTOR, La ceiba de la memoria, Bogota, Planeta, 2007.
[2] Ibid, p. 9.
[3] Ibid., p. 37.
[4] Ibid., p. 37.
[5] Ibid., p. 37.
[6] Édouard GLISSANT, Les Indes, Poèmes, Paris, Poche, Points, 1985.
[7] René DEPESTRE, Encore une mer à traverser, Paris, La Table ronde, coll. Vermillon, 2005.
[8] R. BURGOS CANTOR, op. cit., p. 39.
[9] Ibid., p. 37.
[10] Ibid., p. 37.
[11] Anselm KIEFER, peintre allemand (1943), dont les tableaux expriment, par les effets plastiques produits sur la matière picturale, blessures, trous, noircissement, le trauma infligé par le nazisme, non seulement aux êtres, mais aussi aux paysages des pays dévastés par la Deuxième Guerre Mondiale.
[12] R. BURGOS CANTOR, op. cit., p. 73.
[13] Alain CORBIN, La douceur de l’ombre. L’arbre, source d’émotions, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Fayard, 2013.
[14] Aquiles ESCALANTE POLO, El negro en Colombia, Cátedra de Estudios Colombianos, U. Simón Bolívar, 2002.
[15] Alejo CARPENTIER, Tientos y diferencias, Mexico, UNAM, 1964.
[16] R. BURGOS CANTOR, op. cit., p. 74.
[17] Ibid., p. 277.
[18] Mario CANIZALES, « Metáfora, Memoria y Mestizaje, una relación creadora. Notas sobre la novela La cieba de la memoria de Roberto Burgos Cantor », consultable sur http://www.auroraboreal.net/literatura/ensayo/900-metafora-memoria-mestizaje, consulté le 27/09/2016.
[19] R. BURGOS CANTOR, op. cit., p. 83.
[20] Ibid., p. 83.
Résumé
Le Colombien Roberto Burgos Cantor, né à Cartagena de Indias en 1948, a publié en 2007 un roman polyphonique, La ceiba de la memoria (2007), où il met en résonance des récits d’esclaves et de missionnaires jésuites pour restituer des mémoires perdues. Dans cette fictionnalisation de l’histoire de la fondation de Cartagena de Indias, au dix-septième siècle, ce qui se joue autour d’une dialectique entre la perte de soi, la déterritorialisation, l’impossibilité de nommer l’indicible, et de l’enracinement de ces êtres exogènes soumis à l’injonction de survivre et contraints de s’implanter dans un nouveau monde, c’est la création d’un paysage identitaire où l’arbre symbolique qu’est la ceiba réunit les mémoires séparées d’une humanité vouée par l’Histoire aux traumatismes nés de l’affrontement et de l’incompréhension.
Resumen
El colombiano Roberto Burgos Cantor, nacido en Cartagena de Indias en 1948, publicó en 2007 La ceiba de la memoria, una novela polifónica en la que restituye memorias perdidas poniendo en resonancia relatos de esclavos y de misioneros jesuitas. En esta ficcionalización de la historia de la fundación de Cartagena de Indias en el siglo XVII, mediante una dialéctica entre la pérdida de sí, la desterritorialización, la imposibilidad de nombrar lo indecible, y el arraigamiento de esos seres exógenos obligados de sobrevivir e implantarse en un nuevo mundo, va creándose un paisaje identitario. En éste, la ceiba, árbol simbólico, aúna las memorias separadas de una humanidad destinada por la Historia a sufrir traumas debidos al enfrentamiento y la incomprensión.
L’anéantissement identitaire et l’impossibilité de nommer le nouveau paysage
Transcender le Néant : les doubles d’Analia, Dominica de Orellana et Benkós Biohó
Renée Clémentine LUCIEN
Univ. Paris Sorbonne, EA 2561, CRIMIC
BURGOS CANTOR, Roberto, La ceiba de la memoria, Bogota, Planeta, 2007.
CANIZALES, Mario, « Metáfora, Memoria y Mestizaje, una relación creadora. Notas sobre la novela La cieba de la memoria de Roberto Burgos Cantor », http://www.auroraboreal.net/literatura/ensayo/900-metafora-memoria-mestizaje.
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