Deux chaises vides, côte à côte, face à la mer1. Une musique, sans doute mexicaine, retentit, tandis qu’en arrière-fond l’on entend également le ressac. Ainsi se termine le documentaire consacré à Jean-Marie Gustave (désormais J.-M. G.) Le Clézio, co-écrit par Michèle Gazier en 1996, avec le réalisateur Jacques Malaterre2. Or cette dernière image est à nos yeux une transcription visuelle à la fois du lien qui unit Michèle Gazier à J.-M. G Le Clézio, et du regard posé sur l’œuvre de celui-ci : l’amitié, le voyage, l’absence, autant d’éléments fondamentaux sinon primordiaux pour saisir au mieux l’essence de l’auteur. Nourries par un rapport amical de longue date, les lectures faites par Michèle Gazier des romans et nouvelles de l’écrivain lauréat du Prix Nobel de littérature 2008 se sont en effet multipliées au fil des années. La première rencontre avec l’auteur est née, du reste, grâce à l’amitié : dans le discours qu’elle rédige en hommage à l’auteur pour le présenter3, elle raconte avoir lu Le Procès-verbal sur les conseils d’une amie, et être restée fortement impressionnée par le style et l’univers de ce singulier roman, assurant être « tombée dans l’écriture de Le Clézio, dans l’univers fantasque, provocateur de ce jeune homme inconnu qui s’était vu attribuer le prix Renaudot »4. Cet engouement du reste est celui d’une génération, pour qui le livre est devenu un signe de reconnaissance, à partir de la couverture, laissée visible sous le bras dans la rue. Ayant à peine quelques années de moins que J.-M. G Le Clézio, Michèle Gazier a alors suivi son évolution, lisant au rythme de leur publication chacun de ses ouvrages. Par la suite, à l’occasion d’un entretien en 1985 portant sur Le Chercheur d’or publié dans les pages littéraires de Télérama5, la journaliste et auteur a pu rencontrer chez lui, à Nice, l’écrivain, et progressivement nouer un lien amical qui a permis une approche privilégiée à la fois de la personne et de l’œuvre. Outre le documentaire précédemment mentionné, où Le Clézio, habituellement très discret sur sa personne, se dévoile notamment à travers les étapes principales de son existence mais aussi les rencontres amicales qui ont jalonné son parcours, les seize comptes rendus et entretiens qu’elle a publiés dans les pages littéraires de Télérama, à partir des années 1980, ainsi que les articles rédigés pour deux ouvrages universitaires consacrés à l’auteur niçois, témoignent de ce suivi attentif et par là-même privilégié. Le ton de l’amicale conversation transparaît du reste dans les nombreuses conversations qu’a eues Michèle Gazier avec J.-M. G. Le Clézio, et lorsqu’on connaît le goût prononcé de ce dernier pour la discrétion et ses premières dérobades envers les médias, auxquels il a pu être fidèle mais une fois seulement la relation de confiance établie, on mesure le lien profond qui unit la critique littéraire à l’auteur. À travers ces différentes approches, et grâce à cette relation amicale capable de perdurer depuis plusieurs années et au-delà des frontières, Michèle Gazier s’attache alors à cerner les éléments primordiaux de la poétique leclézienne, en apportant sa vision personnelle de l’œuvre, afin d’aller au plus près de la dynamique de la création, où l’absence et le vide se révèlent les moteurs premiers de l’inspiration.
La lecture des livres de J.-M. G. Le Clézio par Michèle Gazier se veut transversale : chaque ouvrage est lu non pas pour lui-même, mais en réseau avec les autres, en établissant sans cesse des ponts pour relier un texte à l’autre. L’étude des différents comptes rendus qu’elle a pu rédiger pour les pages littéraires de Télérama le prouve : ainsi, la chronique consacrée en 2004 à L’Africain est l’occasion de rappeler le lien à Onitsha (1991), puisque les lieux et les protagonistes sont les mêmes. Mais d’autres fils moins évidents sont tissés entre les ouvrages : dans une autre chronique, Cœur brûle et autres romances (2000) est associé au Livre des fuites (1969) pour les thèmes traités, notamment celui de l’aventure individuelle, mais également pour le style, où la parole poétique prend une place importante. De la même façon, alors qu’elle réfléchit sur la figure féminine dans l’œuvre de J.-M. G. Le Clézio au sein d’un collectif6 consacré à cette question, Michèle Gazier prend comme point de départ Le Procès-verbal, à travers la figure de Michèle, jeune fille à qui le protagoniste du roman adresse une lettre, alors même que d’autres personnages féminins seraient plus attendus pour ce thème, comme celles de Lalla, l’héroïne de Désert ou bien Laïla, au centre de Poisson d’or. Ce dernier exemple peut apparaître comme une comparaison audacieuse : en effet, il est de tradition dans la critique leclézienne de différencier nettement les œuvres publiées avant les années 1980 des suivantes. Or, à de nombreuses reprises, dans les différents textes critiques qu’elle lui a consacrés, Michèle Gazier propose un autre regard sur les ouvrages de J.-M. G. Le Clézio, en insistant au contraire sur la cohérence et l’unité profonde entre tous les livres. Pour elle, si les livres de la « première manière » sont « considérés comme plus difficiles, plus ambitieux aussi dans leur recherche formelle », ils n’en demeurent pas moins « l’assise, le terreau d’une œuvre qui s’enracine là et fleurit ailleurs »7. Ailleurs, elle souligne que « malgré les nombreuses critiques tendant à prouver que l’œuvre de Le Clézio est scindée en deux parties sans lien ou presque l’une avec l’autre, selon un partage qui serait un avant et un après Désert »8, on trouve dès Le Procès-verbal certains des « piliers fondamentaux de l’univers leclézien »9.
Aussi, presque chacun des articles rédigés pour les pages littéraires de Télérama, mais aussi le documentaire réalisé avec Jacques Malaterre ou bien le discours de présentation pour le cycle de conférences « Une soirée de Nobel », sont-ils construits avec la même intention : souligner la ligne continue existant depuis la première publication jusqu’aux plus récentes – sans pour autant négliger les infléchissements possibles, nés des épisodes d’une vie aventureuse et d’une œuvre prolixe. Ainsi, parlant d’Étoile errante, publié en 1992, mais également de tous les romans précédents, Michèle Gazier écrit : « Les idées sont les mêmes, les mots eux aussi n’ont guère varié, seul le sens a changé »10. Avec l’âge serait en effet venu l’apaisement, capable de faire voir sous un autre regard les thèmes présents dès le début dans les romans et les nouvelles de l’écrivain niçois, et en particulier le rapport à l’autre. Dans un entretien accordé en 2000, afin de retracer le trajet littéraire de l’auteur11, Michèle Gazier interroge ainsi Le Clézio sur la thématique du rejet : celui-ci souligne que ses premiers livres (La Fièvre, Le Livre des fuites, La Guerre, Les Géants) ont été des ouvrages marqués par le rejet, des autres, de la société, du monde occidental. Ce rejet, cette dévalorisation du rapport à autrui se sont alors transformés en célébration des sociétés où la vie en communauté est encore possible, comme dans le bidonville où Lalla, l’héroïne de Désert, a grandi et où elle revient accoucher après avoir éprouvé la solitude et le froid des grandes villes françaises. Pour autant, dans le documentaire qui lui est consacré, J.-M. G. Le Clézio souligne, dans un souci de montrer la cohérence interne de l’œuvre, qu’il s’attache toujours à écrire des livres provocateurs. À la provocation de l’écriture ou des thèmes des premiers livres, perçus comme avant-gardistes, ne succèderaient donc pas des histoires consensuelles mais, bien au contraire, une même volonté de faire entendre sa voix, quitte à ce qu’elle heurte les idées et les conceptions dans l’air du temps. Les réactions qui ont pu naître lors de la publication de certaines de ses œuvres ou même l’attribution du Prix Nobel de littérature, avec les qualifications de « philosophie de boy scout »12 ou bien de « mystique du cocotier »13, ont démontré pleinement la capacité qu’a toujours gardée l’auteur de dire ce qui lui tient à cœur à travers ses fictions, sans se soucier d’aller à contre-courant des modes ou des tendances. Le suivi au long cours réalisé par Michèle Gazier permet d’en dessiner la ligne continue.
Ce regard attentif de Michèle Gazier, cette lecture englobante permettent alors de mettre en évidence certaines thématiques primordiales de l’œuvre leclézienne et les constituants premiers de sa poétique, où le voyage occupe une place centrale. Le documentaire Un siècle d’écrivains s’ouvre et se ferme sur le même décor, celui de la mer : un choix significatif pour un auteur né au bord de la mer, à Nice, et qui a très tôt vu en cet espace un tremplin possible pour son imaginaire, nourri du reste par son histoire familiale, un ancêtre parti faire du commerce dans des îles lointaines, un père vivant en Afrique, des cousins habitant à l’Île Maurice. Les premières évasions sont alors purement mentales, rappelle J.-M. G. Le Clézio dans les premières minutes de l’émission, en premier lieu, les livres de la bibliothèque, et en particulier les romans d’aventures. « La littérature a toujours été reliée pour moi à une idée d’aventure. Parce que l’aventure sort de soi, et de chez soi », affirme en effet l’écrivain niçois dans un entretien réalisé en 1995, à l’occasion de la sortie de La Quarantaine14. Dans un autre entretien mené avec l’écrivain en 199215, Michèle Gazier l’interroge sur ses auteurs de prédilection : Daniel Defoe, Robert Stevenson, Swift sont bien entendu cités comme les compagnons de l’enfance, ainsi que l’anonyme Lazarillo de Tormes, le grand roman picaresque espagnol du XVIe siècle qui conte les aventures d’un gamin des rues, débrouillard et optimiste. À ces escapades par les livres s’ajoutent celles entre les atlas de géographie, les paysages et les personnages nés à travers la pratique du dessin.
Mais l’image de la mer n’est pas simplement le décor pittoresque de voyages exotiques à la découverte d’îles paradisiaques. Très vite, Michèle Gazier perçoit une autre dimension dans les récits reprenant cette thématique : le voyage est fait pour lui-même, dans un esprit d’absolu, et non pour une destination touristique. Dans le documentaire qui lui est consacré, J.-M. G. Le Clézio insiste avec force sur cette idée : son premier voyage, celui fait pour rejoindre son père en Afrique, a été initialement à ses yeux un vrai voyage, car il semblait sans retour. À cette expérience s’ajoutera celle du premier voyage au Mexique, à cheval, qui a été vécue comme l’entrée dans un autre monde où les souvenirs de l’ancien sont devenus lointains et presque étrangers. Ce départ, où l’on se perd au cœur d’un pays avec d’autant moins de crainte que l’on ne songe pas à retourner aux lieux du quotidien, fait partie de l’essence même de l’auteur, qui a reçu à plusieurs reprises le qualificatif de « nomade », lui et sa femme Jemia étant, comme le souligne Un siècle d’écrivains, de nulle part et de partout dans le monde. Dès lors, nombre de ses personnages ont en eux le même idéal : ainsi, lorsqu’elle présente aux lecteurs de Télérama deux brefs récits, Hasard et Angoli Mala, Michèle Gazier note l’importance du voyage sans retour, et souligne l’idée en ces termes :
Parce qu’il est nomade, J. M. G. Le Clézio sait que le vrai voyage est celui qui se fait sans idée d’aller ni de retour. Il ne faut pas suivre l’exemple d’Ulysse et aspirer à retourner, plein d’usage et de raison, dans un chez-soi où l’on se laissera couler en pente douce, la tête pleine de souvenirs d’ailleurs, vers l’inéluctable mort16.
Bien plus, ce voyage total dans un espace concret peut se doubler d’un parcours initiatique : toutes ces aventures que narre J-M. G. Le Clézio, pour Michèle Gazier, désignent le besoin fondamental pour l’auteur d’un voyage intérieur, celui d’un retour aux origines, où les repères historiques et spatiaux sont le plus souvent abolis : « On voyage toujours à la recherche de quelque chose qui est en soi et par devant soi»17, écrit-elle, alors qu’elle présente aux lecteurs Voyage à Rodrigue, publié en 1986. Encore une fois, c’est le suivi attentif de la vie de l’auteur qui permet à la critique de Télérama de souligner le rôle de la biographie, avec la fonction occupée par l’île Maurice, souvent évoquée dans le documentaire et analysée avec perspicacité dans l’article « Paysages de Maurice »18 : espace à la fois familier, puisqu’habité par une famille de cousins, et étranger, puisque les Le Clézio ont été les membres du clan contraint à l’exil, et que J.-M. G. Le Clézio n’a pas connu avant 40 ans l’espace concret de ce territoire. Ce lieu a donc été très tôt chargé d’un imaginaire puissant, démultiplié par l’interdit et le tabou. Aussi l’île reste-t-elle un élément constant dans l’œuvre, ce que ne manque pas de relever Michèle Gazier, identifiant en outre la double vision possible de ce lieu : «Peut-on dire que Maurice est partout présente dans l’œuvre littéraire de J.-M. G. Le Clézio ? Sans doute comme une ombre brillante, un fantôme qui se glisse mi-secret mi-sournois entre son regard et le monde »19. Elle a certes été initialement une « carte postale en couleur dans le contexte des jours sombres de la guerre. Comme un ailleurs lointain où accrocher ses désirs d’évasion »20, mais elle est peu à peu devenue l’espace d’un voyage intérieur, celui où il est possible de retrouver non pas simplement le temps de la splendeur familiale, signifiée par la fameuse propriété aux cent fenêtres qu’avait fait bâtir l’ancêtre parti autrefois faire du commerce outre-mer, mais celui de la communauté primitive, où l’union avec la nature est possible, puisque l’étouffement né des excès de la société occidentale disparaît. Michèle Gazier note :
Tout se passe comme si la communion de J.-M. G. Le Clézio avec ce paradis perdu ne pouvait se réaliser que par le viatique d’un paysage où la trace humaine s’estompe jusqu’à disparaître. Comme si l’écriture avait besoin pour éclore et fleurir de retrouver une beauté primitive, une sorte d’ascèse d’avant l’histoire brûlante, celle de la fuite des siens. À travers ce paysage vierge ou du moins dépouillé à l’extrême, le romancier peut renouer avec ses aïeux. Le ciel, les étoiles, le vent, la mer, les pierres, les arbres, les plantes, les oiseaux, le soleil, la chaleur, l’ombre sont le vocabulaire commun aux disparus et à celui qui, aujourd’hui, entre quête et enquête, explore leurs traces21.
Dès lors, dans l’œuvre de J.-M. G. Le Clézio, la seule personne capable d’effectuer ce véritable voyage, à la fois sans retour et au plus profond de soi-même, est, selon Michèle Gazier, la figure féminine, parce qu’elle est capable de donner la vie, le futur, en se « réappropriant le passé dans ce qu’il renferme de douceur, de douleur, de lucidité »22. L’auteur se sait pour sa part incapable physiquement d’un tel parcours initiatique, les seuls enfantements qu’il peut concevoir étant ceux de ses récits. Mais c’est précisément ce manque intérieur qui devient, paradoxalement, la force intérieure de J.-M. G. Le Clézio, une dynamique profonde que met en évidence à plusieurs reprises Michèle Gazier dans l’étude qu’elle fait de son œuvre.
Si le documentaire consacré à J.-M. G. Le Clézio se termine sur un vide, une absence, puisque les deux chaises face à la mer sont inoccupées, il est possible encore une fois d’y voir un choix délibéré, afin d’appuyer la force de cette thématique dans l’œuvre de l’auteur. En effet, la force du manque comme source d’inspiration est présente dès les premiers moments de la création leclézienne : le documentaire consacré à l’auteur rappelle que les premières fictions ont été rédigées sur des carnets de rationnement, reliquats d’une longue guerre où les privations ont été continuelles, et qui ont éprouvé la famille Le Clézio, vivant en marge puisque jamais véritablement assimilée aux habitants de Nice. Le sentiment de manque est donc inhérent à la personne de l’auteur : « J’ai toujours éprouvé ce sentiment-là, de manque ; je me suis toujours senti étranger dans notre monde occidental », confie-t-il à Michèle Gazier au cours d’un entretien23.
Très vite, l’absence devient un prétexte à la rêverie puis à l’écriture autour de cette île lointaine où vivent ses cousines avec qui il échange des lettres24, de cette demeure fantastique de l’ancêtre, dans une île lointaine25. Très tôt, bien avant la critique universitaire, Michèle Gazier perçoit dans son article consacré aux paysages de Maurice la dimension fondamentale de ce lieu mythique, point aveugle et éblouissant qui attire et repousse tout à la fois J.-M. G. Le Clézio. Celui-ci s’en rapproche progressivement au fur et à mesure de ses œuvres, tournant autour avant de l’aborder franchement, montrant un rapport complexe au lieu que Michèle Gazier a été la première à mettre en évidence. À l’île Maurice s’ajoute cette terre riche d’aventures, l’Afrique, là où le père habite, et qui a entraîné la rédaction des premiers récits, « Un long voyage » et « Oradi noir », précieusement conservés dans la bibliothèque familiale. Puis viennent les premiers livres, ceux du rejet de tout, nés précisément d’un sentiment d’étrangeté, d’une impossibilité de trouver sa place dans le monde où il vit. Interrogé par Michèle Gazier sur les romans qui ont suivi Le Procès-verbal, J.-M.-G. Le Clézio souligne combien ces œuvres sont nées précisément de ce sentiment négatif, de ce vide intérieur :
[Michèle Gazier]: Est-ce la raison pour laquelle les livres qui ont suivi – La Fièvre, Le Livre des fuites, La Guerre, Les Géants sont tous des livres du rejet ?
J.-M.G. Le Clézio : Oui, de l'éternel rejet de Nice. Du rejet de ce regard toujours posé sur les autres, du rejet de l’exclusion dont je me sentais l’objet. J’ai toujours été regardé comme un étranger à Nice. C’était à en devenir cinglé26.
À ces livres du rejet succèdent alors ceux de la plénitude, mais, comme précédemment souligné, loin d’apparaître comme une rupture avec les récits précédents, ils ne font que confirmer, sous une autre forme, cette force primordiale du vide, cette dynamique profonde du manque. En effet, les communautés célébrées dans Désert, dans La Quarantaine ou dans Ourania sont imaginaires. Elles traduisent, pour Michèle Gazier, la force qui anime l’auteur, la recherche d’un paradis à jamais perdu et qui ne peut donc être, inévitablement, qu’idéal. Il en est ainsi de l’île Maurice représentée dans ses livres, que la critique littéraire analyse en ces termes : « Où est alors la vraie Île Maurice… ? Elle est assurément dans les mémoires, dans les rêves, dans la légende»27.
Dès lors, la véritable patrie devient celle de l’écriture, idée soulignée avec force tout au long de la présentation de l’auteur à l’occasion de la conférence pour le cycle « Une saison de Nobel »28. Michèle Gazier a su capter le mouvement paradoxal de l’écriture chez J.-M. G. Le Clézio : si celle-ci lui permet de s’évader et de créer des mondes imaginaires, elle est habitée d’un vide intérieur qui lui donne sa force fondamentale. La critique analyse en ces termes cette étrange dynamique :
[…] pour Le Clézio, l’écriture n’est pas une élucidation. C’est un creusement, une forme de recherche, une avancée vers un infini semblable à cette ligne d’horizon où le ciel et la terre, le ciel et la mer se confondent. Une ligne bleue ou verte derrière laquelle surgissent les rêves et les mirages ; où jaillit et sombre l’or incandescent de la lumière29.
L’écriture n’est pas le moyen pour parvenir au but de la quête, elle est la quête en elle-même, la relance perpétuelle pour continuer à suivre des traces, ou plutôt, pour reprendre une expression située à la fin du Voyage à Rodrigue, que Michèle Gazier n’a pas manqué de relever dans son analyse de l’écriture leclézienne, « l’effacement d’une trace »30, s’inscrivant dans les autres approches universitaires traitant de ce thème31. Bien plus, l’écriture elle-même peut prendre les allures d’un paradis perdu, ou tout du moins le fil de l’horizon que poursuit l’auteur : ce dernier évoque en effet avec humour dans le documentaire Un siècle d’écrivain les songes liés à l’écriture qu’il fait fréquemment, les plus beaux romans demeurant à ses yeux ceux que l’on veut écrire au réveil, après les avoir rêvés, et qui explosent comme des bulles de savon à peine tente-t-on de leur donner une forme.
La profonde relation tissée au long cours entre Michèle Gazier et J.-M. G. Le Clézio a donc permis à la critique de Télérama d’explorer toutes les facettes de l’auteur et de faire percevoir la complexité à la fois dans les thèmes et dans l’écriture, où l’errance et l’absence occupent une place primordiale. Qu’il s’agisse de traduire son approche des livres par des analyses poussées ou bien de faire connaître l’homme à travers l’écriture scénaristique d’un documentaire, Michèle Gazier montre sa parfaite maîtrise de l’œuvre mais également sa capacité à faire de l’amitié le terreau de découvertes littéraires et la dynamique susceptible de faire percevoir les traces effacées d’un auteur dont les semelles restent de vent.
[1] Je remercie ici Isabelle Roussel-Gillet, qui a mis à ma disposition les articles critiques rédigés par Michèle Gazier sur l’œuvre de J.-M. G Le Clézio, et la vidéo du documentaire Un siècle d’écrivains, actuellement indisponible à la vente.
[2] Jean-Marie Gustave Le Clézio, Un siècle d’écrivains, documentaire écrit par Michèle Gazier et Jacques Malaterre, réalisé par Jacques Malaterre, France, 1996, 45 minutes.
[3] Michèle GAZIER, « Présentation de Jean-Marie Gustave Le Clézio », URL : http://www.unesaisondenobel.com/conferences/presentation_le_clezio_par_michele_gazier.pdf
[4] Id.
[5] M. Gazier, « Le Clézio ‘Je suis un conteur de place publique’ », Télérama, 20 février 1985.
[6] M. Gazier, « La fillette, la jeune fille, la mère : trois visages du féminin dans l’œuvre de Le Clézio », Les cahiers J.-M. G. Le Clézio, 6, 2013.
[7] M. GAZIER, « Présentation de Jean-Marie Gustave Le Clézio », op. cit.
[8] M. Gazier, « La fillette, la jeune fille, la mère : trois visages du féminin dans l’œuvre de Le Clézio », op. cit., p. 104
[9] Id.
[10] M. Gazier, « Le feu sacré », Télérama, 13 mai 2002.
[11] M. Gazier, « Sur les pas de Le Clézio », Télérama, 16 décembre 2000.
[12] Jean Ricardou utilise ainsi cette expression au sujet de l’auteur dans Positions et oppositions sur le roman contemporain, Paris, Éditions Klincksieck, 1971.
[13] L’expression fut employée par Renaud Matignon dans l’une de ses chroniques pour Le Figaro littéraire, 1995.
[14] M. Gazier, « J.-M. G. Le Clézio, l’aventurier de nulle part », Télérama, 6 décembre 1995.
[15] M. Gazier, « Les lectures de Le Clézio », Télérama, 8 juillet 1992.
[16] M. Gazier, « Voyages sans retour », Télérama, 8 mai 1999.
[17] M. Gazier, « Bon voyage, M. Le Clézio », Télérama, 26 février 1986, p. 53.
[18] M. Gazier, « Paysages de Maurice », in Thierry LÉger, Isabelle Roussel-Gillet, Marina Salles (dir.), Le Clézio, passeur des arts et des cultures, Rennes, PUR, 2010, p. 21-28.
[19] Ibid., p. 27.
[20] Ibid., p. 22
[21] Ibid., p. 26-27.
[22] M. Gazier, « La fillette, la jeune fille, la mère : trois visages du féminin dans l’œuvre de Le Clézio », op.cit., p. 108.
[23] M. Gazier, « Sur les pas de Le Clézio », op. cit.
[24] « On imagine l’enfant communiant par mer et vent interposés avec ces paysages inconnus de lui et pourtant familiers, reconstruits à partir des évocations familiales et de ces fameuses lettres des cousines de Maurice qui sont pour Le Clézio une double incitation à rêver et à écrire », M. Gazier, « Paysages de Maurice », op. cit.
[25] Michèle Gazier cite en effet, dans son article consacré à l’île Maurice dans l’œuvre de Jean-Marie Gustave Le Clézio, les propos suivants, extraits de Voyage à Rodrigue, « C’est avec la perte de cette maison qui, je crois, commence toute l’histoire », Ibid., p. 26.
[26] M. Gazier, « Sur les pas de Le Clézio », op. cit.
[27] M. Gazier, « Paysages de Maurice », op. cit., p. 28.
[28] « L’identité de l'écrivain confronté à l'errance, ne peut alors se fonder que dans son écriture », M. Gazier, « Présentation de Jean-Marie Gustave Le Clézio », op. cit.
[29] M. Gazier, « Paysages de Maurice », op. cit., p. 29.
[30] Ibid., p. 28.
[31] Claude Cavallero, « Sur les traces de Le Clézio », in Sophie Jollin-Bertocchi, Bruno Thibault (dir.), Lectures d’une œuvre, J. M. G. Le Clézio, Nantes, Éditions du Temps, p. 31-42.
Résumé
L’œuvre et le parcours de Jean-Marie Gustave Le Clézio ont suscité à maintes reprises l’intérêt de Michèle Gazier, à travers des articles critiques, des articles de presse ainsi que sa participation à la réalisation du documentaire effectué en 1996 par Jacques Malaterre. Un regard attentif est ainsi posé sur l’œuvre de l’auteur, permettant de montrer la constance des thématiques, en particulier celle du voyage et du vide.
Abstract
Jean-Marie Gustave Le Clézio’s books and intellectual experience have often aroused interest in Michèle Gazier: she published both scientific and press articles, and in 1996 she partecipated to Jacques Malaterre's documentary on Le Clézio. Such an attentive glance on the auth’s works allows to show the permanence of some topics in Le Clézio’s texts, in particular those of journey and emptiness.
Claire Colin
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, CERC
Malaterre, Jacques (réalisation), Jean-Marie Gustave Le Clézio, Un siècle d’écrivains, documentaire écrit par Michèle Gazier et réalisé par Jacques Malaterre, France, 1996, 45 minutes.
Gazier, Michèle, « Le Clézio ‘Je suis un conteur de place publique’ », Télérama, 20 février 1985.
—, « Bon voyage, M. Le Clézio », Télérama, 26 février 1986.
—, « Les mondes oubliés », Télérama, 1988.
—, « Le pays d’où je viens », Télérama, 30 mai 1990.
—, « Pieds nus sur la terre sacrée », Télérama, 20 mars 1991.
—, « Les livres de leur vie, J.-M. G. Le Clézio » », Télérama, 8 juillet 1992.
—, « Viva la pintura ! », Télérama, 13 octobre 1993.
—, « Le souffle de la baleine », Télérama, 17 mars 1993.
—, « J.-M. G. Le Clézio, l’aventurier de nulle part », Télérama, 6 décembre 1995.
—, « Laïla blues », Télérama, 17 mai 1997.
—, « Voyages sans retour », Télérama, 8 mai 1999.
—, « ‘Cœur brûlé’, le souffle de la liberté », Télérama, 2000.
—, « Désirs de déserts », Télérama, 26 août 2000.
—, « Sur les pas de Le Clézio », Télérama, 16 décembre 2000.
—, « Le feu sacré », Télérama, 13 mai 2002.
—, « Le rivage paternel », Télérama, 27 mars 2004.
—, « Pourquoi le Mexique », Télérama, 04 février 2006.
—, « Paysages de Maurice », in Thierry Léger, Isabelle Roussel-Gillet, Marina Salles (dir.), Le Clézio, passeur des arts et des cultures, Rennes, PUR, 2010, p. 21-28.
—, « La fillette, la jeune fille, la mère : trois visages du féminin dans l’œuvre de Le Clézio », Les cahiers J.-M. G. Le Clézio, 6, 2013, p. 103-111.
—, « Présentation de Jean-Marie Gustave Le Clézio », URL, http://www.unesaisondenobel.com/conferences/presentation_le_clezio_par_michele_gazier.pdf, 2014.