Il s’agit dans cet article d’évoquer les liens tissés entre Michèle Gazier et Nathalie Sarraute au fil d’une relation à la fois amicale et littéraire, amorcée par la lecture des œuvres de Sarraute, nouée au tournant des années 1980 par la rencontre entre les deux femmes et prolongée depuis plus de trente ans dans le travail critique et romanesque de Michèle Gazier. Si les deux romancières, l’une née en 1900, l’autre en 1946, n’appartiennent pas à la même génération, ce n’est pas un rapport vertical de filiation qui les unit, mais une connivence profonde, qui explique sans doute que Michèle Gazier, malgré son admiration pour l’auteur du Planétarium, ne l’ait pas figée dans le rôle d’une figure tutélaire, et ne revendique pas son héritage dans sa propre pratique littéraire. Leur sympathie réciproque semble trouver racine dans plusieurs points de croisement, où se rejoignent la vie et l’écriture : l’expérience de la maternité, une forme d’irrévérence légère et joyeuse, l’intérêt pour l’exploration de l’intime et la circulation entre le français et une autre langue qui en double et en élargit l’usage (le russe pour Nathalie Sarraute, l’espagnol pour Michèle Gazier), en sont autant d’exemples.
Nous nous proposons ici d’examiner les échos, explicites ou implicites, entre les deux œuvres, en tentant l’exercice périlleux d’analyser l’écriture de Michèle Gazier sous trois perspectives, en considérant sa production critique, essayiste et romanesque. L’expression « la traversée des frontières » qui donne son titre à ce dossier rend ainsi compte à la fois de cette ouverture générique, et de l’entrelacement de la lecture et de l’écriture dans le parcours de Michèle Gazier.
Signalons d’emblée que ce rapprochement ne peut se fonder sur une approche purement formelle, puisque les deux écritures se différencient nettement sur le plan du style. Il s’agit plutôt de mettre en rapport la sensibilité des deux écrivains, et de voir en quoi leurs œuvres révèlent un rapport au monde commun. Les trois pans considérés, dans l’ordre chronologique, permettront de déployer les différentes formes de ces échos : les articles publiés dans Télérama sur Nathalie Sarraute font entendre la voix de l’écrivain, écoutée et restituée dans le geste critique ; tandis que l’essai Nathalie Sarraute, l’après-midi, témoignage publié en 2010, laisse entendre l’entente complice reliant les deux romancières. Un dernier temps sera dédié aux résonances sarrautiennes des Convalescentes, roman consacré en 2014 aux recompositions identitaires de trois femmes au parcours accidenté.
Cet ensemble comprend deux entretiens avec Nathalie Sarraute (Télérama, 1984 ; Le Monde, 1993), des articles critiques saluant la parution de ses trois derniers romans (Tu ne t’aimes pas, 1989 ; Ici, 1995 ; Ouvrez, 1997), et des articles publiés à l’occasion d’événements marquants (l’entrée de l’œuvre de Nathalie Sarraute dans la collection de la Pléiade en 1996 et l’hommage à l’écrivain à sa mort en 1999). Il faut d’abord souligner que Michèle Gazier appréhende l’œuvre au prisme des qualités humaines de l’écrivain, en rendant l’esthétique sarrautienne indissociable de la personnalité de Sarraute.
Si Nathalie Sarraute est déjà entrée dans la vieillesse au moment où Michèle Gazier lui consacre ces articles, celle-ci ne cesse de souligner ses allures adolescentes et sa joie enfantine – manière de saluer avec une admiration enthousiaste son énergie charismatique (perceptible dans les photographies les plus tardives de Sarraute et confirmée par plusieurs témoignages), mais aussi de contrer les clichés régulièrement attachés à l’écrivain. Michèle Gazier s’attache ainsi à déconstruire les idées préconçues sur son caractère et sur son œuvre, insistant sur son « affabilité peu conforme à la sévérité de sa réputation »1, sur « le talent comique de la grande dame des lettres françaises que l’on taxe encore – ô combien à tort – d’austère, voire difficile »2, en s’étonnant de l’erreur des lecteurs « frileux » ou hâtifs ayant considéré l’œuvre sarrautienne « trop cérébrale, trop abstraite, trop intellectuelle » en dépit de son « irrésistible drôlerie »3 et en récusant implicitement l’accusation de snobisme, en donnant à lire l’humilité de Sarraute (qui concevait l’écriture non comme un acte de création mais avant tout comme un patient travail). L’analogie avec le dessin humoristique ou avec le sketch, utilisée à plusieurs reprises4, permet ainsi d’élargir le spectre des références habituellement associées à Sarraute, d’inviter au plaisir d’une lecture presque impulsive sans en négliger les enjeux existentiels. On voit que ces articles font preuve d’une grande acuité, mettant en lumière l’humour de l’œuvre alors que cette caractéristique essentielle de l’esthétique sarrautienne était souvent négligée non seulement par la presse mais par la critique universitaire française, et qu’ils œuvrent plus largement à la réévaluation de l’importance de l’écrivain dans le champ littéraire français depuis 1950.
Il n’est par ailleurs pas anodin que Michèle Gazier privilégie des caractérisations souples et imagées, comme s’il s’agissait de rendre justice à l’écriture à la fois nuancée et haute en couleurs de Nathalie Sarraute. Trois procédés récurrents témoignent du souci de proposer une saisie dynamique de l’écrivain. On relève d’abord l’importance du discours oral dans les articles de Michèle Gazier5, qui accorde une large place au discours direct pour restituer les propos (et surtout le ton) de l’auteur et incite régulièrement à lire les textes de Sarraute à haute voix. L’usage du pronom « vous » pour interpeller le lecteur de l’article, autre manière de préserver la part du dialogue, confirme cette volonté de lutter contre le figement de l’écrit, procédé que Sarraute elle-même mettait à profit dans L’Usage de la parole6. Enfin, les articles prêtent une attention particulière aux mouvements de Sarraute, « toujours prête à bondir » et à « rebondir »7 au sens propre et au sens figuré, sur son canapé et dans ses pages, savourant « le plaisir de faire rouler en bouche et sous la plume ces mots qui sont de la matière : du vivant »8, et passée maître dans l’art des « dialogues funambulesques » – belle expression qui traduit simultanément la prise de risque et l’agilité9. Cette concordance entre corps et esprit transparaît également dans les adjectifs choisis pour qualifier ses récits :
C’est amusant, piquant, voire mordant, le plus souvent pessimiste, toujours tonique, éblouissant de finesse10.
Rappelons que dans l’ensemble du travail critique de Michèle Gazier, Sarraute est envisagée au sein d’une vaste constellation d’écrivains, même si elle y occupe une place privilégiée. L’article du 8 octobre 1997 examine parallèlement Ouvrez de Nathalie Sarraute et Le Jardin des plantes de Claude Simon11, rapprochés pour leur capacité à mettre au jour l’envers invisible du réel, en creusant les émotions qui l’habitent derrière l’écran des mots ou des images. Plus tard, c’est l’œuvre d’Hélène Lenoir qui sera mise en relation avec celle de Sarraute, dans deux articles consacrés à Elle va partir (1996)12 et à Son nom d’avant (1998)13 : Michèle Gazier relève un même don d’observation chez les deux romancières, « une manière précise de coller au réel et de le transcender », et une aptitude commune à « dire sans dire », à explorer « le poids des non-dits, la lourdeur des silences ». Michèle Gazier poursuit l’identification des héritiers potentiels de Sarraute en retrouvant la voix de celle-ci dans le roman Je ne viendrai pas d’Arnaud Rykner14. Notons au passage que l’exploration de l’intimité constitue l’un des fils rouges des choix littéraires de Michèle Gazier, qui s’est notamment intéressée à Virginia Woolf, à Doris Lessing, ou à Laurent Mauvignier. Ces rapprochements permettent de saisir l’œuvre sarrautienne en contexte tout en élaborant une cartographie des spécificités de « l’aventurière intérieure »15, « pionnière » « solitaire » plus proche de ses prédécesseurs (Flaubert, Dostoïevski) que de ses contemporains selon Michèle Gazier16.
La vivacité et l’obstination font sans doute partie des traits communs à Michèle Gazier et à Nathalie Sarraute : les deux qualités qui reviennent le plus souvent pour caractériser l’écriture sarrautienne, sont aussi celles de Michèle Gazier, qui s’est employée avec un élan régulier à stimuler la réception de l’œuvre de Sarraute et à en déceler les prolongements dans le ton d’autres romanciers.
Cette citation issue du roman de Nathalie Sarraute Les Fruits d’or pourrait décrire le style de Nathalie Sarraute, l’après-midi, qui parvient à restituer la présence de l’écrivain sans en figer les contours. L’essai, qui frappe d’emblée par la modestie de son titre, revient sur les conversations régulières entre Michèle Gazier et Nathalie Sarraute dans « l’antre »19 de celle-ci, racontées onze ans après sa mort. Les courts chapitres restituent l’atmosphère de ces rencontres informelles, à partir d’évocations de saynètes et d’impressions donnant à entendre la confiance et la légèreté liant les deux femmes. Dans la continuité des articles de presse, c’est la tonalité singulière de l’écrivain qui est mise en lumière : le choix de rapporter plusieurs répliques au discours direct et l’insistance sur les rires complices ponctuant ces échanges dessinent l’image d’une romancière à la fois perspicace et espiègle, décidément « si peu fidèle à l’image [qu’]en avaient donnée ses photos trop figées et les nombreux portraits et commentaires dans les revues et les journaux »20. Mais ici, l’œuvre de Sarraute est délibérément laissée hors champ, pour laisser toute la place à la présence sensible de l’écrivain.
Le texte est un témoignage dont la forme et le style volontiers minimalistes rendent hommage à l’acuité discrète de Sarraute elle-même. Derrière l’apparence anodine des anecdotes se laissent entrevoir une éthique sarrautienne en acte, un mode d’être au monde qui parvient à concilier sagesse et malice. Sont ainsi montrés sans être nommés l’hospitalité de Sarraute (attentive à mettre à l’aise et à écouter son hôte), son humilité (prenant souvent la forme de l’auto-dérision mais qui ne l’empêchait pas de sonder avec détermination le « tout petit territoire »21 psychique dont elle avait révélé la richesse), son appréhension « mi-amusée, mi-angoissée »22 de la mort, et son souci des autres (perceptible dans ses jugements à la fois affûtés et bienveillants).
Il y avait dans sa manière de s’occuper des autres, de penser à eux une attention très particulière. Les gens, le monde ne lui étaient jamais indifférents. Elle pouvait se moquer des uns ou des autres, la dent dure mais sans réelle méchanceté. Avec une sorte de plaisir malicieux, une effronterie semblable à celle des gamins qui tirent les sonnettes et s’enfuient en courant, plus essoufflés par leur propre rire que par la peur d’être rattrapés et punis23.
On retrouve ici le souci de Michèle Gazier de tempérer la réputation de froideur de l’écrivain, ce qui l’incite à laisser dans l’ombre ses piques les plus sévères24. Michèle Gazier se situe donc aux côtés de Sarraute, en préférant à la distance de l’adulation, de l’évaluation ou de l’observation une empathie parfois fusionnelle, ou du moins propice à l’identification.
À cet égard, Nathalie Sarraute, l’après-midi peut se lire comme une réflexion sur les modalités de l’entente, au sens de communication, d’accord mais aussi d’écoute, comme on le lit dans l’évocation de la « part implicite » de leur relation :
l’amusement, certes, mais aussi la compréhension au-delà ou en deçà du langage […]. Ce moment privilégié ou l’échange précède le mot qui se tient au bord des lèvres, sur le bout de la langue, juste derrière l’éclat joyeux du rire ou l’intensité du regard25.
Cette proximité se prolonge d’ailleurs par-delà la mort de Sarraute, comme si sa compagnie irriguait en permanence la vie intérieure de Michèle Gazier, pour encourager son cheminement en tant qu’écrivain, non en mentor mais en alter ego :
Il n’est pas un livre que j’écris, un commentaire littéraire que je rédige, un débat que j’anime, auquel je participe, où je ne sens sa présence. Elle est là, par-dessus mon épaule, me redisant combien écrire n’a jamais été pour elle un acte de simplicité. Combien le doute l’accompagne sans cesse26.
Dans un dernier temps, ce sont donc les échos de la sensibilité sarrautienne dans les œuvres de Michèle Gazier qu’il convient d’examiner.
Ce roman peut être considéré comme l’œuvre la plus sarrautienne de Michèle Gazier. Certes, des parentés apparaissaient déjà dans le premier roman publié en 1993, Histoire d’une femme sans histoire28, qui « inject[ait] »29 certains traits de Nathalie Sarraute dans le personnage de la tante, reprenait le principe de l’alternance des points de vue caractéristique de l’écriture sarrautienne, et donnait vie aux silences insérés dans la narration comme dans plusieurs récits sarrautiens. On pourrait certes considérer que la mise au jour attentive des modalités de l’infra-verbal est le signe d’échos diffus de l’esthétique sarrautienne dans l’ensemble de l’œuvre de Michèle Gazier. Mais c’est dans Les Convalescentes que cette imprégnation est la plus nette, qu’elle soit consciente ou non : Sarraute semble y jouer pleinement le rôle d’une inspiration, à entendre au sens large, c’est-à-dire moins comme une influence directe que comme une impulsion continue venant nourrir l’écriture.
Rappelons brièvement que ce roman s’attache à l’histoire de trois femmes dont les destins s’entrecroisent alors qu’elles sont en convalescence dans un village du sud de la France : Lise traverse une crise existentielle, Oriane est aux prises avec l’anorexie, et Daisy est affaiblie après un accident, tandis que le mari de celle-ci fait figure d’intrus dans la relation qui s’installe entre les trois protagonistes. Le cheminement vers la guérison (à la fois physique et psychique) révèle les failles intimes qui paralysent les trois femmes et font entrer leurs histoires en résonance. Dans ce roman, l’écriture en tant que telle ne rappelle pas directement celle de Sarraute et s’avère moins expérimentale, d’autant que Michèle Gazier ne reprend pas le dispositif de la « sous-conversation » pour mettre en scène les nombreux dialogues qui émaillent l’œuvre. La représentation des relations intersubjectives entre les quatre personnages, en revanche, laisse voir des convergences significatives avec l’univers sarrautien, à la fois dans la figuration de la vie psychique et dans la conception de la communication qu’il est possible d’en dégager.
Comme dans Le Planétarium, le récit opère des plongées immersives dans la subjectivité de chacun des personnages principaux, selon le procédé cher à Sarraute (bien qu’il ne lui soit pas propre) d’une « conscience centrale qui s’insinue tantôt dans telle conscience tantôt dans telle autre pour épouser son point de vue » (selon les termes de Frida Weissman)30. Il s’agit alors de donner à voir, à la troisième personne, les pensées et les émotions qui agitent l’intériorité des trois femmes, à parts égales et sans parti pris de la narration. Surtout, on trouve dans le roman de Michèle Gazier des échos d’un personnage à l’autre, et ce sous trois formes. Ponctuellement, les mêmes paroles se retrouvent dans les discours de Lise, d’Oriane et de Daisy, comme pour signaler les connexions muettes préalables à leur rencontre31. La narration s’attache par ailleurs à déployer les sensations inquiétantes qui les traversent, sous la forme d’un « trouble » indéfini ou d’un « malaise ». Ce dernier terme fait d’ailleurs partie du vocabulaire de Sarraute, et rappelle les angoisses qui envahissent en permanence les locuteurs que celle-ci met en scène, incapables de surmonter leurs appréhensions. À un dernier niveau, les imaginaires de Lise et d’Oriane s’entrecroisent : c’est notamment le cas dans le cauchemar récurrent de Lise, raconté à trois reprises32, dans lequel elle se sent « immatérielle »33 et semble expérimenter la dissolution du corps vécue par Oriane à travers l’anorexie. Bien que Les Convalescentes ne discrédite pas la notion de personnage attaquée par Sarraute dès L’Ère du soupçon (1956), ces résonances à la fois conscientes et inconscientes entre les trois femmes instaurent une forme de circulation psychique qui suggère la porosité des frontières du sujet.
Michèle Gazier semble ainsi problématiser différemment la question de l’incommunicabilité entre les êtres, explorée dans les récits sarrautiens comme un obstacle inhérent à la conversation. Au début du roman, les craintes de Lise qui envisage la relation intersubjective comme une mise en danger et comme une violation de l’intimité ont des accents nettement sarrautiens, même si les images choisies sont moins violentes que dans les œuvres de Sarraute34 :
Elle craint d’être interpellée, regardée, contrainte à une conversation même brève. Toute intrusion lui est insupportable. Répondre au passant qui lui demanderait l’heure, une cigarette, du feu, son chemin, la ferait se rétracter comme une huître fraîche sous une goutte de citron. Il lui faudrait se défendre. Elle a beau se répéter que personne ne va l’attaquer, elle se sent une proie facile. C’est en ces termes de « proie », de « victime », d’« agression » qu’elle appréhende les rapports aux autres35.
D’une part, il faut noter que la menace projetée dans ce passage n’est pas complètement imaginaire, à la différence de ce qui se passe dans les tropismes : l’œuvre, qui réinvestit certains codes du roman policier, est traversée par l’inquiétude latente de Lise, amplifiée dans les chapitres suivants par sa méfiance envers Maxime. D’autre part, l’imaginaire obsidional illustré ici tend à s’estomper à mesure que se développe la relation avec Oriane, malgré la fragilité de leur lien.
Michèle Gazier et Nathalie Sarraute semblent mettre en scène deux conceptions distinctes de la solitude. Alors qu’elle est insupportable pour les locuteurs sarrautiens, caractérisés par leur désir de fusion avec l’interlocuteur, elle est revendiquée par Lise comme un espace vital, nécessaire à son indépendance (on pense notamment à sa décision d’« exister seule »)36. Le passage où Oriane se trouve confrontée au silence de Lise illustre cet écart, donné à entendre à travers le point de vue d’Oriane :
Lise était là et, soudain, elle n’y était plus. Physiquement, elle n’avait pas bougé, mais une frontière s’était creusée autour d’elle. Un refus de communiquer. […] Lise s’était retirée comme tous ceux qui avant elle l’avaient approchée, avaient partagé des moments heureux avec elle et soudain avait fait volte-face. Pourquoi ? Pourquoi générait-elle toujours les mêmes relations confiantes en un premier temps puis les mêmes méfiances […] ?37
Le constat suivi d’une tentative d’analyser la situation s’oppose à la frustration des locuteurs sarrautiens, qui perçoivent quant à eux toute distance apparente de l’interlocuteur comme l’indice manifeste d’un gouffre tragique et irréparable38. Dans Les Convalescentes, le sentiment d’incommunicabilité est souvent réciproque et ne constitue pas une fatalité, comme en témoignent les réconciliations successives entre Lise et Oriane, qui parviennent à se comprendre au-delà de leurs disputes.
Enfin, il est intéressant de mettre en parallèle la conscience aiguë du regard des autres dans les récits de Michèle Gazier et de Nathalie Sarraute. Les phénomènes de projection qui permettent aux personnages de se comprendre à travers l’autre sont mis en évidence dans les passages introspectifs, qui témoignent des efforts des trois femmes pour cerner leurs intentions respectives, et de leur détour par l’altérité pour mieux se saisir elles-mêmes, comme le révèlent par exemple les pensées de Lise à propos d’Oriane : « Voir chez l’autre ce qu’on doit modifier, amender, rejeter chez soi »39. La portée existentielle du regard des autres dans Les Convalescentes se traduit également dans le désir de reconnaissance d’Oriane, en quête d’« [u]n regard qui la conforte dans son existence, qui ressemble au désir, sans en être tout à fait »40, lorsqu’elle voit dans la relation à Maxime la possibilité d’une rédemption, qui annihilerait le souvenir d’une scène traumatisante et pourrait lui redonner le goût de vivre. L’ouverture des personnages à l’autre n’est pas sans risque, mais témoigne néanmoins d’une expérience de l’empathie moins douloureuse que dans l’univers sarrautien, dans lequel elle est souvent synonyme non seulement d’un sentiment de culpabilité indépendant des circonstances extérieures mais aussi d’une aliénation.
Qu’on parle d’elle, qu’on pense à elle en son absence l’étonne toujours et lui plaît beaucoup. Elle a le sentiment d’exister dans les mots des autres plus que dans son propre corps41.
Les réflexions d’Oriane sur les jugements extérieurs montrent que la parole des autres n’est pas toujours vécue comme un carcan (à la différence des personnages sarrautiens qui anticipent toujours des appréciations dévalorisantes de la part de leurs interlocuteurs) : Michèle Gazier semble donc plus optimiste que Sarraute, tout en partageant son constat lucide et parfois sombre sur les impasses de la communication.
Au terme de ce parcours inévitablement partial des points de croisement entre Michèle Gazier et Nathalie Sarraute, on a pu constater les multiples formes du dialogue continu entre les deux écrivains, d’autant plus approfondi qu’on peut supposer involontaires certains échos sarrautiens relevés dans l’œuvre de Michèle Gazier. Au-delà des références explicites à Sarraute, c’est donc sans doute dans une façon d’être au monde commune, alliant dynamisme et délicatesse, qu’il faut chercher les motifs du rapprochement entre les deux écrivains.
[1] Michèle GAZIER, « Nathalie Sarraute et son ‘il’ », Télérama, 11 juillet 1984.
[2] Id., « Nathalie Sarraute, l’aventurière intérieure », Télérama, 30 octobre 1999.
[3] Id., « Sarraute, mot à mot », Télérama, 7 décembre 1996.
[4] Voir M. GAZIER, « Secondes de vérité », Télérama, 20 septembre 1995, et Télérama, 8 octobre 1997.
[5] Rappelons ici l’attention portée par Sarraute elle-même à la musicalité de ses textes, et sa création de plusieurs pièces théâtrales, dès les années 1960.
[6] Nathalie SARRAUTE, L’Usage de la parole, Paris, Gallimard, 1980.
[7] M. GAZIER, « Nathalie Sarraute, l’aventurière intérieure », op. cit.
[8] Id., Télérama, 8 octobre 1997.
[9] Notons au passage que ces qualités, sensibles dans l’écriture sarrautienne, se retrouvent dans la pratique de l’alpinisme chère à Nathalie Sarraute, qui fit l’ascension du Mont-Blanc en 1923.
[10] M. GAZIER, « Secondes de vérité », op. cit.
[11] Claude SIMON, Le Jardin des plantes, Paris, Éditions de Minuit, 1997.
[12] Hélène LENOIR, Elle va partir, Paris, Éditions de Minuit, 1986.
[13] Id., Son nom d’avant, Paris, Éditions de Minuit, 1989.
[14] Arnaud RYKNER, Je ne viendrai pas, Rodez, Éditions du Rouergue, 2000.
[15] M. GAZIER, Télérama, « Nathalie Sarraute, l’aventurière intérieure », op. cit.
[16] Ibid.
[17] N. SARRAUTE, Les Fruits d’or [1963], in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1996, p. 606.
[18] M. GAZIER, Nathalie Sarraute, l’après-midi, Paris, Naïve, 2010. Il n’est pas anodin que cet essai, illustré par Denis Deprez, soit publié dans une collection qui refuse explicitement toute inscription générique.
[19] Ibid., p. 8.
[20] Ibid, p. 8-10.
[21] Ibid., p. 30.
[22] Ibid, p. 32.
[23] Ibid., p. 17-18.
[24] En témoigne par exemple la mention laconique de Simone de Beauvoir, pour qui Nathalie Sarraute n’éprouvait « ni amitié ni indulgence » (ibid., p. 24).
[25] Ibid., p. 15-16.
[26] Ibid., p. 20.
[27] M. GAZIER, Les Convalescentes, Paris, Éditions du Seuil, 2014.
[28] Id., Histoires d’une femme sans histoire, Paris, Julliard, 1993.
[29] Id., Nathalie Sarraute, l’après-midi, op. cit., p. 26.
[30] Frida WEISSMAN, Du monologue intérieur à la sous-conversation, Paris, A. G. Nizet, 1978, p. 69.
[31] Le fantasme de l’invisibilité est ainsi commun à Lise et à Oriane : « Ce que Lise aime ici, dans cette chambre sans charme, c’est qu’elle n’y est personne » (Les Convalescentes, op. cit., p. 15) ; « Parfois, lorsque je [Oriane] marche dans la nuit, comme ce soir avec vous, j’ai le sentiment que je pourrais partir, disparaître au bout d’une longue route où, peu à peu, je deviendrais invisible » (Ibid., p. 31).
[32] M. GAZIER, Les Convalescentes, op. cit., p. 29-30, p. 119-120, et p. 146-147.
[33] Ibid., p. 147.
[34] Sarraute, par exemple, recourt fréquemment à la métaphore du viol, que l’on trouve notamment dans ce passage d’Entre la vie et la mort : « Les yeux toujours appuyés sur ceux de l’autre, il fait pénétrer en lui ce qui sort de son regard… plus loin, encore plus loin jusqu’à ce que cela atteigne dans l’autre les points fragiles, les centres vitaux… » (N. SARRAUTE, Entre la vie et la mort (1re éd. 1968), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1996, p. 675).
[35] M. GAZIER, Les Convalescentes, op. cit., p. 28.
[36] Ibid., p. 207.
[37] Ibid., p. 84.
[38] Voir par exemple dans L’Usage de la parole : « Une trop longue interruption, un silence qui quelques secondes se prolonge… et entre nous une crevasse s’ouvre… nous sommes arrachés l’un à l’autre, projetés hors de nos coquilles brisées, hors de nos enveloppes charnelles… deux âmes solitaires allant errer… », N. SARRAUTE, L’Usage de la parole (1re éd. 1980), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1996, p. 958.
[39] M. GAZIER, Les Convalescentes, op. cit., p. 44.
[40] Ibid., p. 118.
[41] Ibid., p. 134.
Résumé
Cet article analyse les liens tissés entre les deux écrivains, à partir des articles critiques de Michèle Gazier sur Nathalie Sarraute (1983-1999), de son essai-témoignage Nathalie Sarraute, l’après-midi (2010) et de son roman Les Convalescentes (2014). Le rapprochement met ainsi au jour les échos entre les deux œuvres, qui révèlent un rapport au monde commun. Michèle Gazier prolonge le dialogue avec Sarraute au-delà de la mort de celle-ci en engageant une réflexion sur les modalités de l’empathie et de l’écoute, qui semble suggérer une vision moins pessimiste des limites de la communication.
Abstract
This article analyses the relationship developed between the two authors, leaning on Michèle Gazier’s articles on Nathalie Sarraute (1983-1999), on her essay Nathalie Sarraute, l’après-midi (2010), and on her novel Les Convalescentes (2014). This comparison brings to light the echoes relating their works, revealing a common relation to the world. Michèle Gazier extends the dialogue with Sarraute even after her death, through a reflection on the workings of empathy and attentiveness, which suggests a more optimistic vision of communication and its limits.
D’une voix à l’autre : les articles de Michèle Gazier sur Nathalie Sarraute (1983-1999)
Un dialogue à distance : Les Convalescentes (2014)
Solenne MONTIER
Université de Caen Normandie, LASLAR
GAZIER, Michèle, « Nathalie Sarraute et son ‘il’ », Télérama, 11 juillet 1984.
—, Histoires d’une femme sans histoire, Paris, Julliard, 1993.
—, « Secondes de vérité », Télérama, 20 septembre 1995.
—, « Sarraute, mot à mot », Télérama, 7 décembre 1996.
—, Télérama, 8 octobre 1997.
—, « Nathalie Sarraute, l’aventurière intérieure », Télérama, 30 octobre 1999.
—, Nathalie Sarraute, l’après-midi, Paris, Naïve, 2010.
—, Les Convalescentes, Paris, Éditions du Seuil, 2014.
LENOIR, Hélène, Elle va partir, Paris, Éditions de Minuit, 1986.
—, Son nom d’avant, Paris, Éditions de Minuit, 1989.
RYKNER, Arnaud, Je ne viendrai pas, Rodez, Éditions du Rouergue, 2000.
SARRAUTE, Nathalie, Les Fruits d’or (1re éd. Paris, Gallimard, 1963), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996.
—, Entre la vie et la mort (1re éd. Paris, Gallimard, 1968), in Œuvres complètes, op. cit.
—, L’Usage de la parole (1re éd. Paris, Gallimard, 1980), in Œuvres complètes, op. cit.
SIMON, Claude, Le Jardin des plantes, Paris, Éditions de Minuit, 1997.
WEISSMAN, Frida, Du monologue intérieur à la sous-conversation, Paris, A. G. Nizet, 1978.