Figure majeure de la critique littéraire française des années 1980 à nos jours, – aux côtés de Pierre Lepape, Josyane Savigneau (Le Monde) –, romancière, traductrice et éditrice, Michèle Gazier traverse les frontières qui séparent les langues, la lecture critique et la création, les genres littéraires. Elle nous invite à saisir les croisements entre écriture critique et écriture romanesque, entre lecture et création, entre les pratiques diverses de la journaliste littéraire et les formes hybrides de son écriture, entre la connaissance de l’histoire, de la langue, de la vie espagnoles et l’univers imaginaire de ses romans. La question de la frontière, pour être une thématique, est surtout un élément de structure : « le thème de la frontière est central dans mon imaginaire et dans tous ses développements. C’est en tous cas ainsi que je pose toujours mes problèmes narratifs. Frontière géographique, entre les êtres, frontière sociale, etc. » nous dit-elle.
Diplômée d’une maîtrise d’espagnol et du CAPES, Michèle Pardina (épouse Lepape, dite Michèle Gazier) est professeure d’espagnol pendant treize ans, en lycée et collège, de 1970 à 1983. À partir des années 1980, elle contribue à faire découvrir de grands écrivains espagnols tels que Manuel Vázquez Montalbán ou Juan Marsé en traduisant leurs œuvres. Ses premières chroniques, parues dans le quotidien Libération en 1983, traitent principalement de la littérature espagnole, italienne et portugaise. Devenue critique littéraire à l’hebdomadaire Télérama de 1983 à 2006, elle est alors une grande figure de la vie littéraire contemporaine, couronnée en 1993 par le prix de la critique de Cognac. Sa pratique de critique, d’abord contrainte par le format éditorial, trouve aussi d’autres voies, comme celle des préfaces ou avant-propos (Le Poids du silence pour le récit Loin d’eux de Laurent Mauvignier en 2002).
La décennie 1990 lui fait franchir une nouvelle frontière : celle qui sépare la lecture critique de la création littéraire. Après un recueil de nouvelles, En sortant de l’école paru en 1992, elle publie son premier roman en 1993. Alternent ensuite le format bref des nouvelles (Sorcières ordinaires, 1997 ; Noir Panthère, 2008 ; Au pied du mur et Fenêtre sur place aux éditions numériques Emoticourt) et le format long des romans.
Le thème du franchissement irrigue également les romans et les nouvelles. Michèle Gazier explore en effet, dans la dizaine de romans qu’elle a publiés, les frontières de l’identité et du corps dans leur dimension réaliste et fantastique. Le Fil de soie par exemple raconte le franchissement des épidermes : le couple de personnages parvient en effet à « franchir la frontière, l’ultime frontière, celle de l’épiderme qui couvre les corps mais surtout les sépare, les tient éloignés »1. Ce thème de la frontière qui emprisonne et qu’on traverse est décliné sous toutes ses formes, intimes et sociales, biographiques et fictives, spatiales et métaphoriques, historiques et contemporaines. Dans la lignée des grands romans des années 1930 de François Mauriac ou de Julien Green, Michèle Gazier inscrit ses personnages dans un cocon familial étouffant, sous la tyrannie d’une mère (La Fille), d’un père, de neveux (Le Merle bleu) ou de tantes, voire d’amants intrusifs (Noir et Or), dont ils cherchent à se libérer. Elle réinterprète les thématiques sociales : l’intrus n’est pas forcément un parasite cynique que les apparences trompeuses pourraient confondre avec la figure de l’immigré (Le Merle bleu). Dans un microcosme familial ou social rongé par des secrets et parcouru par des rumeurs, le personnage peine à trouver sa place et souffre de blessures intimes insurmontables (Les Convalescentes). Les espaces naturels, familiaux et sociaux où se jouent ces drames expriment à la fois la difficulté et l’aspiration à franchir les frontières des castes sociales (Noir et Or, Les Convalescentes). La satire, de l’humour léger à l’ironie mordante, épingle les codes des milieux sociaux (Abécédaire gourmand), en n’épargnant ni les dominants qui abusent de leur pouvoir, ni les dominés qui jouent parfois avec cynisme de leur infériorité sociale (Noir et Or). Cette dénonciation s’inscrit dans une Histoire que Michèle Gazier a vécue personnellement et dont les grandes scansions constituent sans doute la matrice de ses romans : la guerre d’Espagne (L’Homme à la canne grise, La Fille) et ses répercussions mais aussi le Front populaire et la guerre civile algérienne (Le Merle bleu). Sa connaissance de l’immigration la sensibilise aux enjeux interculturels ou transculturels. Figure du champ littéraire, signataire de lettres-pétitions, elle s’implique dans des débats contemporains importants. La citation de Salman Rushdie, « chaque communauté est enfermée dans le récit qu’elle se fait d’elle-même », placée en exergue de son dernier roman, Silencieuse (2017), questionne le rôle de la parole et du récit dans une petite ville repliée sur elle-même. Elle nous invite à réfléchir au décloisonnement de l’entre soi et au dépassement des clivages.
En 2010, Michèle Gazier fonde les éditions des Busclats avec Marie-Claude Char, épouse du poète René Char. À partir de 1995, elle endosse le rôle de membre du jury du Prix de l’écrit intime et participe à plusieurs jurys littéraires : le Prix Printemps du roman de Saint-Louis en Alsace, le prix de la nouvelle du CROUS de Paris qu’elle a présidé pendant treize ans. Elle contribue à la création puis au comité de rédaction de la revue Nouvelles Nouvelles. Elle collabore à l’organisation et à l’animation de plusieurs événements littéraires parmi lesquels figure « Au coin de la place, la littérature » (rencontres littéraires autour de la librairie le Parefeuille à Uzès). Elle a été la conseillère littéraire pour la « Fête du livre de la Ferté Vidame » jusqu’en 2015 et a fait partie du comité pour le centenaire René Char et de plusieurs commissions du CNL (Centre National du Livre) dont celles de la vie littéraire et de l’aide à la traduction. Elle a été membre du conseil supérieur des bibliothèques. Elle est chevalier des arts et lettres, chevalier de la légion d’honneur et officier dans l’ordre du mérite.
Elle compose de nombreuses anthologies, témoignant qu’elle est avant tout une lectrice : Le Goût de la lecture (2010), Le Goût des mères (2012) et Le Goût du mariage (2015,) ainsi que Romanciers du XXe siècle, (1990) et Écrivains du XIXe siècle, (1991), écrits en collaboration avec Pierre Lepape et publiés chez Marabout.
Le présent dossier s’organise en quatre volets, qui se closent sur une affinité élective ou une conversation.
Le premier est consacré à l’œuvre critique de Michèle Gazier. Isabelle Roussel-Gillet et Évelyne Thoizet dégagent les grandes tendances de 25 ans de critique littéraire publiée dans Télérama. Après avoir situé cette critique dans le processus de légitimation de l’œuvre littéraire de 1982 à 2006, elles s’interrogent sur les choix de Michèle Gazier dans ce contexte et abordent enfin l’implication de sa critique dans les débats littéraires contemporains. Dans un second article portant sur la critique d’art2, Isabelle Roussel-Gillet présente les écrits de Michèle Gazier sur Leïla Menchari3. Elle éclaire des points de passage singuliers entre intérieur et extérieur en étudiant le motif de la fenêtre et de la vitrine en trompe l’œil. La valorisation de l’artisanat et le tropisme méditerranéen communs à Leïla Menchari et à Michèle Gazier révèlent des affinités électives entre ces deux mages-couturières.
Le second volet, toujours centré sur la critique de Michèle Gazier, souligne sa fidélité à trois figures majeures de son itinéraire, trois écrivains qu’elle a rencontrés à plusieurs reprises. Solenne Montier analyse les liens tissés avec Nathalie Sarraute, à partir d’articles critiques de Michèle Gazier et de son récit Nathalie Sarraute, l’après-midi (2010). Les échos sarrautiens involontaires que Solenne Montier repère dans un roman de Michèle Gazier4 lui permettent d’interroger une modalité commune d’être au monde. Claire Colin recense les critiques régulières que Michèle Gazier dédie aux parutions de Jean-Marie Le Clézio et en dégage de grands axes thématiques depuis Le Procès-verbal. Enfin, une longue conversation inédite entre l’écrivain Jean-Noël Pancrazi et Michèle Gazier témoigne d’un compagnonnage au long cours et d’une amitié fidèle.
Le troisième volet explore le silence et questionne les écritures du secret dans les romans, et notamment dans Silencieuse. Ambre-Aurélie Cordet interroge les codes du roman de formation en analysant La Fille, qui retrace le parcours de la mère de Michèle Gazier. Elle montre que cette fiction est un roman d’anti-formation, déformant le personnage au lieu de le former. S’appuyant, entre autres, sur la distinction de Pierre Brunel entre « l’imaginaire du repli » et celui du « défi », Marina Salles analyse la fabrique du secret, la stratégie narrative et le lien entre secret et frontière en scrutant cinq romans, où se posent les questions de la construction de l’identité, de la normalité et du rapport à l’Histoire. Si le secret tend à séparer son détenteur des autres personnages, il peut aussi diviser le personnage romanesque, qui a n’a pas les clefs de sa propre crypte intérieure. Et c’est sans doute pour cette raison que le roman Silencieuse a retenu l’attention de Françoise Heulot-Petit et de Pierre Brunel. La première s’attarde sur le personnage éponyme de l’enfant mutique, dont le secret reste en point aveugle, tandis que celui qui entoure l’étranger du village s’affiche en point de mire. Elle analyse le silence et la souffrance engendrés par deux périodes sombres de l’Histoire. Et c’est cette confrontation à l’Histoire que Pierre Brunel lit dans Silencieuse à l’aune de souvenirs biographiques. Sa lecture est particulièrement sensible aux figures de l’étranger et aux regards portés sur eux par les villageois. Elle signale les réactions de trois personnages face à la violence de « notre être au monde et notre infinie solitude » : le cri de l’enfant, « l’œuvre torturée » du peintre et le témoignage du terroriste Ludwig. Comme l’a écrit Dominique Rabaté, « le secret a une configuration dynamique »5, qui implique jusqu’à l’écriture d’un chercheur, comme celle de Pierre Brunel. Le secret « est la vraie nature du romanesque »6 moderne, structuré par une dynamique du caché/montré.
Comme chaque roman est souvent innervé d’une part autobiographique, le dernier volet du dossier revient sur le récit familial, grâce notamment au rapport à la langue7. Tout en montrant l’importance de la langue espagnole, Véronique Montémont compare les deux dispositifs narratifs dans les deux romans biographiques, La Fille écrit sur la mère de Michèle Gazier et L’Homme à la canne grise, récit de filiation centré sur son père. Elle explique que ce récit s’ancre dans le hors-temps des parents précédant l’histoire de leurs enfants, mais elle montre aussi que, loin de se replier sur deux générations, il s’inscrit dans une continuité historique et dans une trame plus largement collective.
Enfin, la conversation entre les deux écrivains, Cécile Ladjali et Michèle Gazier, revient sur le lien rompu par les frontières puis rétabli par l’écriture. Toutes deux situent leurs personnages dans des entre-deux, que ce soit entre genres (féminin et masculin) ou langues (des parents et de leur fille).
[1] Michèle GAZIER, Le Fil de soie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2001, p. 222.
[2] Michèle Gazier a écrit bon nombre d’ouvrages sur des plasticiens ou peintres, En souvenir de vous avec des dessins de Mariane Trintignant (Seuil), Dessins de Josep Grau Garriga (Dilecta, 2011), Rotraut, portrait de l’artiste (Dilecta, 2014). Elle a aussi collaboré avec certains artistes : avec Colette Deblé, ce qui a fécondé une forme hybride d’écriture, récit intégrant lettres et dialogues (Rencontre Michèle Gazier - Colette Deblé, dialogue, L’Atelier des brisants, 2003), ou avec le dessinateur Bernard Ciccolini pour un portrait de Virginia Woof, en bande dessinée (Naïve, 2011).
[3] M. GAZIER, Les vitrines Hermès : contes nomades de Leila Menchari, (préface de Michel Tournier), sous la direction de Marie-Claude Char, Paris, Imprimerie nationale, 1999.
[4] M. GAZIER, Nathalie Sarraute, l’après-midi, (dessins de Denis Deprez), Paris, Naïve, collection « Livres d’heure », 2010.
[5] Dominique RABATÉ, « Le Secret et la modernité », in D. RABATÉ (dir.), Dire le secret, Modernités n°14, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2001, p. 9-32, p. 23.
[6] Ibid., p. 31.
[7] M. GAZIER, « Penser, rêver, écrire en plusieurs langues », in Isabelle ROUSSEL-GILLET (dir.), Interculturel, enjeux et pratiques…, Arras, Artois Presses Université, 2015, p. 267-273.
Plan
Une traversée des langues et des œuvres : de la traduction à la critique littéraire
Une traversée des frontières entre écriture et édition, animation et médiation
Isabelle ROUSSEL-GILLET et Évelyne THOIZET
Université d’Artois, EA 4028, Textes & Cultures, F-62000 Arras
Romans et nouvelles
En sortant de l’école (1re éd. Paris, Julliard, 1992), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1999.
Histoire d’une femme sans histoire (1re éd. Paris, Julliard, 1993), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points ». Prix Hermès du premier roman, prix du Cabri d’or de l’Académie cévenole, 1996.
Nativités, Paris, Éditions du Seuil, 1995.
Un cercle de famille, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1996.
Sorcières ordinaires (1re éd. Paris, Calmann Levy, 1997), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000.
L’Été du secret (1re éd. Paris, Éditions du Seuil, 1999), Paris, Éditions du seuil, coll. « Points », 2004.
Le Merle bleu, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1999. Prix Exbrayat, Prix Bibliothèque pour tous.
Les vitrines Hermès : contes nomades de Leila Menchari, (préface de Michel Tournier), sous la direction de Marie-Claude Char, Paris, Imprimerie nationale, 1999.
Le Fil de soie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2001.
Les Garçons d’en face, Paris, Éditions du Seuil, 2003.
Parle-moi d’amour, 11 histoires d’amour, collectif, Paris, Éditions Rageot, 2004.
Mont-Perdu, Paris, Éditions du Seuil, 2005.
Un soupçon d’indigo, Paris, Éditions du Seuil, 2008.
Noir panthère, Alès, Éditions Jean-Paul Bayol, 2008.
La Fille, Paris, Éditions du Seuil, 2010.
L’Homme à la canne grise, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2012.
Les Convalescentes, Paris, Éditions du Seuil, 2014.
GAZIER, Michèle et LEPAPE, Pierre, Noir et Or, Paris, Éditions du Seuil, 2015.
Silencieuse, Paris, Éditions du Seuil, 2017.
Le Nom du père, Paris, Les Éditions du Chemin de fer, illustrations de Juliette LEMONTEY, 2018.
Anthologies
GAZIER, Michèle et LEPAPE, Pierre, Romanciers du XXe siècle, Paris, Marabout, 1990.
—, Écrivains du XIXe siècle, Paris, Marabout, 1991.
Le Goût de la lecture, Paris, Mercure de France, coll. « Le Petit Mercure, » 2010.
Le Goût des mères, Paris, Mercure de France, 2012.
Le Goût du mariage, Paris, Mercure de France, 2015.
Traductions
MARSÉ, Juan, L’obscure histoire de ma cousine Montsé, [La Oscura historia de la prima Montse], Paris, Éditions Le Sycomore, 1981.
UMBRAL Francisco, Le Chapelet d'amours, [Los Helechos arborescentes], Paris, Hachette, 1981.
VAZQUEZ MONTALBAN, Manuel, Marquises, si vos rivages, [Los mares del Sur, 1979], Paris, Éditions Le Sycomore, 1979, parutions ultérieures sous le titre Les Mers du sud, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1988.
—, La Solitude du manager, [La soledad del manager, 1977], Paris, Éditions Le Sycomore, 1981.
—, Meurtre au comité central, [Asesinato en el Comité Central, 1981], Paris, Éditions Le Sycomore, 1982, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2013.
—, Les Oiseaux de Bangkok, [Los Pájaros de Bangkok, 1983], Paris, Éditions du Seuil, 1987, coll. « Points », 2009.
—, Le Pianiste, [El Pianista, 1985], Paris, Éditions du Seuil, 1988.
—, Happy End, [Happy End, 1974], Bruxelles, Éditions Complexe, 1990.
—, Tatouage, [Tatuaje, 1974], Paris, Éditions Christian Bourgois, 1990.
Articles parus dans des publications universitaires collectives
« Penser, rêver, écrire en plusieurs langues », in Isabelle ROUSSEL-GILLET (dir.), Interculturel, enjeux et pratiques…, Arras, Artois Presses Université, 2015, p. 267-273.
« L’âtre et la fenêtre », in Jean-Michel DELACOMPTÉE et François GANTHERET (dir.), Le Royaume intermédiaire. Psychanalyse et littérature autour de JB Pontalis, Paris, Gallimard, coll. « Folio essai », 2007.
« Habiter le pays de sa langue », in Anaïs FLECHET et Marie-Françoise LEVY (dir.), Littératures et musiques dans la mondialisation (XXe-XXIe siècles), Paris, Presses de la Sorbonne, 2015.
Documentaire sur Michèle Gazier
L’Andorre de Michèle Gazier, réalisé par Mona MAKKI, émission L’Espace francophone, FR3, 28 minutes, première diffusion le 4 octobre 2016.