En 1917, Juan Ramón Jiménez publie aux Éditions Calleja Diario de un poeta recién casado à partir de notes, d’impressions et de textes écrits lors de son voyage et de son séjour aux États-Unis. C’est là qu’il épouse Zenobia de Camprubí, le 2 mars 1916, après avoir quitté Madrid le 20 janvier 1916. Cette traversée d’une partie de l’Espagne et de l’Atlantique et sa vie avec Zenobia sur le sol américain sont donc la principale source d’inspiration du poète et placent son œuvre à la jonction de plusieurs mondes.
Toutefois, si Zenobia est en arrière-plan de certains des textes du recueil, bien peu font référence explicitement à l’épouse de Juan Ramón et s’il s’agit d’un journal, comme l’annonce le titre de l’œuvre, celui-ci s’avère profondément moderne et peu conventionnel. En effet, le poète y fait éclater les frontières génériques, les rendant perméables, joue avec les limites du vers et de la prose, de l’aphorisme, du portrait et du poétique.
À l’occasion du centenaire de cette œuvre, nous avons choisi de nous intéresser à la question de l’entre-deux dans ce recueil dont Juan Ramón Jiménez a affirmé dans Política poética qu’il s’agissait de « un segundo primer libro mío y el primero de una segunda época ». Le Diario se présente d’emblée comme une œuvre qui semble clôturer une époque pour en inaugurer une autre. Écrit entre deux continents, l’ouvrage conjugue biographie revisitée et fiction, l’immobilisme et le mouvement, le voyage et la médiation, la richesse locutoire, illocutoire et une totale simplicité, autant de marques qui disent l’importance de la notion d’entre-deux dans cette œuvre majeure de la littérature espagnole contemporaine. Celle-ci se construit par l’horizontalité récurrente, infinie, de la mer mais aussi par la verticalité vertigineuse et fulgurante de New York. Ce recueil entre terre, mer et ciel oscille entre lyrisme et satire, entre l’instant d’éternité hors du temps et le récit de voyage, entre le « cantar » et le « contar », entre la réalité quotidienne et ce qu’il appelle la réalité invisible ; et, finalement, ne trouve son sens que dans la tension ultime à laquelle Juan Ramón soumet le langage, entre ce qui ne peut être dit et la soif insatiable de parole. Ce n’est pas sans raison que Juan Ramón a écrit du Diario qu’il s’agit de « un punto de partidas » (Política poética). Les départs sont pluriels, multiples, kaléidoscopiques. Et qu’est-ce qu’un départ sinon une arrivée dans l’entre-deux, entre le lieu que l’on quitte et le lieu où l’on arrive, mais qu’importe où l’on arrive, ce qui compte c’est le voyage, c’est-à-dire la métamorphose qui s’opère dans l’entre deux et fait également de ce voyage un cheminement ontologique du locuteur et du poète qui parfois se superposent multipliant et enrichissant les lectures possibles.
Dans ce volume, quatre chercheurs nous proposent une lecture de l’œuvre. Soledad González Ródenas interroge la relation, encore jamais étudiée à ce jour, entre l’œuvre de l’Andalou Universel et l’écrivain polémique Ezra Pound. Partant de ce vers paradoxal du poète « Porque soy poeta y esto lo puedo contar, pero no cantar », Arturo Sánchez Mercadé étudie, quant à lui, la dualité entre ce qui relève du narratif et ce qui relève du lyrique dans le Diario. Lina Iglesias aborde le lien qui existe entre la peinture et la poésie du poète andalou à partir du prisme de l’entre-deux, dans la mesure où l’hybridité du recueil favorise et interroge ce rapprochement. Enfin, Marie-Claire Zimmermann suit l’évolution de la voix tout au long du texte en s’intéressant à ses métamorphoses, aux espaces, aux couleurs, au rythme et aux modalités d’énonciation.
Daniel LECLER et Arturo SÁNCHEZ MERCADÉ
UPL Université Paris 8, LER (EA 4385)