À partir de la fin des années 1960 et plus particulièrement du film Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour d’après la pièce Othon de Corneille, en 1969, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont consacré une place toujours plus grande à la contemplation d’espaces. Parfois citadins, souvent naturels ou ruraux, ces espaces sont transformés en paysages par la caméra qui scrute méticuleusement les moindres phénomènes sonores ou visuels qui affleurent à la surface de l’image. La régularité de la durée des plans et la répétition des mouvements circulaires ou latéraux procurent le plus souvent la sensation étrange d’être au plus près de l’espace filmé tout en étant plongé dans une sorte de rêverie nous tenant à distance du représenté. Cette sensation récurrente dans l’œuvre des deux cinéastes est au centre d’une poétique de l’espace que l’on peut définir comme dépaysante.
C’est sur cette poétique particulière que nous voudrions nous arrêter à travers l’étude du film Fortini/Cani réalisé en 1976. Depuis leur adaptation d’Othon de Corneille, les deux cinéastes travaillent en Italie et adaptent certaines œuvres de Brecht tout en réalisant des films autour des compositions de Schoenberg. Pour Fortini/Cani, ils s’associent avec le poète et essayiste Franco Fortini pour réaliser un film autour de son essai écrit neuf ans auparavant, Les Chiens du Sinaï. Dans ce texte, Fortini essaie de comprendre les raisons de l’adhésion massive de la bourgeoisie italienne au côté d’Israël contre ses voisins arabes pendant la guerre des Six Jours. Rythmée par le récit d’épisodes autobiographiques, la réflexion construite par Fortini en vient à conclure que c’est la culpabilité de la collaboration avec les régimes fasciste et nazi durant la Seconde Guerre mondiale qui pousse la bourgeoisie à adopter cette fois le parti-pris d’Israël. Dans ce film dense où la voix de Fortini lisant son propre texte se fait entendre sur des images très diverses, une séquence attire notre attention par son mutisme assourdissant et la langueur de ses images : pendant quinze minutes, la caméra scrute des collines et des flancs de montagnes sans aucun commentaire, à l’exception d’une phrase prononcée au début du premier plan, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Comment interpréter cette séquence en rapport avec le reste du film ? Comment raccorder ces paysages méditerranéens avec le texte du poète qui scande l’ensemble du film ? Qu’est-ce qui, dans ces paysages, dépayse et nous dépayse ? Enfin comment la sensation de dépaysement peut-elle nous aider à mieux saisir les ellipses et les trouées effectuées par le film dans un texte par ailleurs complexe ? Pour essayer de répondre à ces questions, nous nous arrêterons d’abord sur l’étude interne de la séquence et sur la façon dont la mise en scène de la nature peut provoquer un sentiment d’étonnement capable de bouleverser nos habitudes spectatorielles. Ensuite, nous comparerons cette séquence avec les images et les sons qui la précèdent pour saisir la façon dont les paysages dérèglent la fabrication de significations au profit du sens, entendu comme une direction à prendre. Enfin, nous essaierons de synthétiser les conséquences possibles de ce dépaysement multiple, principalement en regard d’une pensée originale de l’Histoire.
La séquence sur laquelle porte cette étude est constituée de dix plans répartis sur une durée de quinze minutes environ. Chacun de ces plans répond d’un même dispositif : un panoramique horizontal balaie une aire spatiale jusqu’à revenir, le plus souvent, à son point de départ, décrivant ainsi un mouvement à 360°. Les paysages ainsi filmés sont assez similaires entre eux et représentent des zones rurales faites de collines, de vignes, de villages et de quelques falaises abruptes. Exceptés les plans quatre et cinq qui représentent tous deux le même village, chaque plan se focalise sur un espace distinct des autres et que l’on ne reverra plus, ni dans la séquence ni dans le reste du film. Aussi, les seuls bruits audibles sont constitués de sons directs enregistrés au moment du tournage : ce sont principalement des chants d’oiseaux, des moteurs de voitures, des voix entendues au loin ou encore quelques « scories » comme le contact d’un corps avec le pied de la caméra. Comme souvent dans le cinéma des deux auteurs, l’attention est donc avant tout portée sur la synchronisation des images et des sons et sur leur enregistrement in situ, lors du tournage. Pour Louis Seguin, ces plans ont une importance considérable dans l’histoire du cinéma par la précision des mouvements et la régularité de leur exécution : « Nul n’avait vu au cinéma d’aussi longs panoramiques et jamais panoramiques n’avaient mieux mérité leur nom »1.Ces panoramiques séparés les uns des autres par des coupes franches sont donc agencés comme des blocs d’espace-temps autonomes, clos sur eux-mêmes et qui trouvent leur unité dans la succession et l’homogénéité qu’ils présentent.
Au moment de la préparation du film, les deux cinéastes avaient déjà prévu d’insérer une séquence comprenant ces panoramiques. Mais ces plans se sont imposés progressivement et ont pris une place plus importante que prévue lors de la production. Moins d’un an avant le tournage, Danièle Huillet détaille la durée et l’organisation de la production dans une lettre qu’elle envoie au chef opérateur Renato Berta :
Donc, 10 jours pour Fortini ; 8 plans dans les Apuanes et Marzabotto dans 6 endroits différents, proches les uns des autres mais quand même, et qui demandent une bonne visibilité, et presque tous à tourner autour de midi, puisque beaucoup de 360° ! Cela fait 6 jours, avec le risque parfois de ne pas pouvoir tourner de la journée : nous y étions pour faire les repérages, zone de montagne en juin signifie possibilité de brouillard qui, s’il se lève au mauvais moment, quand on a le soleil dans la caméra, peut faire perdre une journée…2
Les indications portant sur la lumière nous permettent de saisir l’importance de l’homogénéité entre les plans. Se joue ici un subtil équilibre entre cette homogénéité de ton et l’écart que l’on doit constater entre les espaces, et donc entre les plans, qui doivent être « proches les uns des autres, mais quand même ». Manière de signifier ici l’importance du résultat comme un tout composé de parties bien distinctes. Nous constatons également que dans le plan de tournage, étaient déjà prévus les deux plans tournés dans le même village (huit plans pour six endroits)3 mais aussi que seuls huit plans avaient été prévus au lieu des dix présents dans le résultat final. Nous pouvons donc affirmer que cette séquence a gagné en importance, probablement lors du tournage sur les lieux, pour finalement s’étaler sur quinze minutes et dix plans. Ainsi composée, la séquence fonctionne comme un tout autonome presque détachable du reste du film et déterminé par un fonctionnement propre qui échappe à la parole continue et à la succession des lieux qui composent les autres séquences.
Ce qui peut étonner dans cette séquence, ce qui peut dépayser à la vue de ces paysages c’est donc d’abord, à un niveau très prosaïque, le changement de milieu spatial : les vues urbaines de Milan et de Rome ou les représentations cartographiques du Proche-Orient vues à travers le journal télévisé dans la séquence qui précède, laissent place à des paysages bucoliques de campagne méditerranéenne. Ce dépaysement géographique est accompagné par un dépaysement perceptif qui passe notamment par le changement de régime sonore faisant entendre des bruits naturels en lieu et place de la voix de Fortini. Ces premiers dépaysements inattendus peuvent de fait induire un sentiment d’étonnement : comment réagir face à ce changement radical de mise en scène ? Comment appréhender ces nouvelles images qui rompent avec le contexte géographique mais aussi avec le régime de représentation mis en place jusque-là ?
En l’espace d’un raccord, en effet, la posture du spectateur face aux images demande à être modifiée et avec elle peut-être son rapport à la réalité représentée. Le décodage de la voix et des articles de journaux laisse place à la découverte des paysages, et de lecteur le regard se fait « arpenteur », pour reprendre un terme cher aux deux cinéastes4. Ce sentiment d’étonnement oblige donc à réévaluer le rapport au représenté mais aussi à l’image en tant que vecteur de signification. La première cause en effet du sentiment d’étonnement provient d’une nouvelle perception de situations ou d’images quotidiennes. Philosophe et commentateur de Wittgenstein, Aldo Gargani propose une définition de l’étonnement qui trouve sa source dans le quotidien. Pour lui, l’étonnement est le fruit d’une nouvelle perception du « moi » à travers un nouveau rapport au monde environnant :
L’étonnement est source d’émotion parce qu’il nous fait osciller entre le sens de la faute que représente l’abandon, fût-il seulement partiel, du rôle de la personne ordinaire, littérale, et le sentiment d’être ouvert à une consonance, à jamais inachevée, occasionnelle, fortuite, avec l’expérience externe et les lieux de notre vie5.
Les dix plans de la séquence ne font pas autre chose, par leur répétition et leur durée, que de proposer une appréhension originale d’images faisant pourtant partie de notre imaginaire culturel, à savoir des paysages méditerranéens. Dans un récent article, Joris Thievenaz insistait sur ce rapprochement entre l’étonnement et le quotidien : « L’homme qui s’étonne est celui qui se confronte à l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire, du commun et du familier »6. À la différence de la surprise, l’étonnement est donc moins produit par un événement ponctuel spécifique que par un changement de posture induit par un nouveau régime de visibilité. Qu’il provienne du regard de celui qui observe ou des images observées, le sentiment d’étonnement est toujours le fruit d’un écart avec une perception ordinaire et habituelle. Cesare Pavese, dont l’œuvre est bien connue des deux cinéastes qui ont mis en images plusieurs de ses écrits, donnait une définition de l’étonnement qui pourrait précisément décrire la séquence de Fortini/Cani :
Nous savons que le plus sûr – et le plus rapide – moyen de nous étonner consiste à fixer imperturbablement toujours le même objet. Le moment venu, il nous semblera que – miraculeux – cet objet, nous ne l’avons jamais vu7.
La fixation qui est l’action principale de la séquence, au double sens d’ancrage dans un espace et d’insistance à regarder le même objet, est bien ce qui permet ici de faire affleurer une sorte de « miracle » de la perception où le regard plonge dans le paysage jusqu’à s’y perdre. S’appuyant sur un corpus très différent du nôtre, Alain Mons a proposé le terme de « plongée paysagère » pour définir « une immersion phénoménologique du corps physique et imaginaire, dans le paysage filmé »8. Si ces plongées paysagères peuvent être produites par des plongées au sens strict, il s’agit surtout de dispositifs permettant au regard de se perdre dans l’image et au corps du spectateur d’être ainsi frappé par une « affectivité » déstabilisante. Dans Fortini/Cani, les panoramiques se transforment en panoptiques qui pénètrent l’espace et obligent à se fondre dans le paysage. C’est un des paradoxes de la séquence que de s’organiser à partir d’un « balayage » horizontal de l’espace dû aux panoramiques, tout en produisant une sensation de plongée vertigineuse dans la profondeur. Ce paradoxe s’explique par plusieurs facteurs : tout d’abord, l’absence de motif principal dans les plans oblige le regard à arpenter l’espace pour y chercher les indices d’un récit passé ou à venir. La succession des panoramiques et la répétition des mouvements obligent aussi le spectateur, par leur insistance, à chercher dans l’image ce qui ne s’y trouve pas au premier abord, ce qui y est caché ou enfoui :
[…] dans les films des Straub-Huillet le geste panoramique sert à explorer des paysages devenus opaques. Il permet de les sonder et de les examiner soigneusement par le biais de la caméra, comme si la rotation de celle-ci pouvait à la fois percer leur secret, en allant au-delà de la surface visible du monde et en trouvant dans la continuité visuelle du réel un montage qui fasse sens9.
L’image ainsi créée permet de produire une autre image, une « image fuyante » pour le dire avec Bachelard, autrement dit une image absente produite, appelée, par une image présente10.
L’étude du fonctionnement interne de la séquence permet donc de comprendre de quelle façon la représentation de paysages peut provoquer une appréhension proprement étonnante des contenus de l’image. Si le dépaysement est d’abord perçu par un déplacement géographique, il « contamine », pourrait-on dire, la perception et oblige à modifier sa posture spectatorielle.
Si cette séquence peut provoquer un sentiment d’étonnement, c’est d’abord en regard des images qui précèdent. Le premier segment du film s’étale en effet sur neuf minutes et treize plans dans lesquels se laisse apercevoir le livre de Fortini posé sur une table, une page plein-cadre du quotidien L’Espresso, deux personnages filmés dans des appartements donnant sur des quartiers de Milan et de Rome ou encore des images du journal télévisé de la RAI du 6 juin 196711. Sur ce qui ressemble à une sorte de « collage » multipliant les supports, la voix de Fortini livre un discours explicatif qui relie entre elles ces images et les commente.
Durant le long passage reproduisant un extrait du journal télévisé de la RAI, c’est d’abord le reportage qui est donné tel quel : le présentateur lit son prompteur et décrit la gestion du conflit israélo-palestinien au sein des Nations-Unies, ainsi que les positionnements de certains décideurs. La voix de Fortini vient ensuite remplacer celle du présentateur pour expliciter la posture implicite des médias : « Mon nom ne doit pas compter, je suis l’information, le service au public, je représente la démocratie, le fair-play, la civilisation, le bien »12. La différence de discours est accompagnée d’une différence de diction : la voix rythmée et saccadée du présentateur est remplacée par celle, rapide et monocorde, du poète. Un procédé presque similaire concerne les images puisque la carte que l’on voit à l’écran sera bientôt remplacée par les « plongées paysagères » des panoramiques, marquant une différence de nature entre la carte et le territoire ; moyen de dire, là aussi, qu’un changement de discours est toujours également, et peut-être avant tout, un changement des formes du discours.
Ainsi, les images télévisées illustrent le propos du livre de Fortini sur la fausse objectivité des médias, comme bientôt les images d’articles de presse viendront illustrer le point de vue partisan des journalistes sur le conflit. La voix de l’écrivain se fait démiurgique et semble organiser les images pour révéler ce qu’elles ont en commun : que ce soient les « petits-bourgeois » citadins, la presse ou le journal télévisé, tous partagent la même idéologie qui défend Israël au nom de la « civilisation ». Dans cette première séquence, le rapport entre le livre de Fortini et les images est de l’ordre de l’illustration. Ces images visent une fin, elles cherchent à développer une thèse, à illustrer des propos afin de démontrer la véracité d’un discours. Que ce soit la durée ou la succession des plans, ou encore les rapports que ces derniers entretiennent avec les mots de Fortini, tout est organisé dans le but de permettre une compréhension claire du texte, mais aussi d’apporter les illustrations manquantes dans le livre : le journal télévisé, les articles de presse et jusqu’aux témoignages donnés à titre d’exemple par l’ouvrage sont représentés ici pour produire un sens univoque. En somme, nous pouvons dire que l’organisation de la séquence retrouve par-là l’organisation du reportage télévisé qu’elle veut critiquer. Dans les deux cas, des images hétérogènes, fixes ou en mouvement, sont agencées pour produire un discours orienté sur la réalité.
On comprend mieux dès lors à quel niveau la séquence paysagère qui suit peut être dépaysante : les paysages représentés pendant quinze minutes et baignés dans le son des chants d’oiseaux n’imposent aucun discours et n’orientent pas la réalité perçue dans un sens prédéterminé. Ces plans de paysages questionnent ainsi, par contrepoint, la pertinence des canaux de la signification de la première séquence et remettent en cause jusqu’à la capacité des signes à signifier quelque chose. Tout, en effet, dans la première partie s’organise autour des signes, de la signification qu’ils produisent et de leur confrontation : les mots du livre de Fortini sont confrontés à ceux des journaux, la voix du poète recouvre celle du journaliste et commente les déclarations des deux citadins. Mots, voix, photographies et cartes : c’est une sorte de lutte des signes qui se joue, où chaque mode d’expression essaie d’imposer son discours.
À ces conflits de signes et de significations les paysages de la séquence suivante opposent donc un étonnement insignifiant face aux images et proposent une autre façon de les appréhender, moins comme des signes à déchiffrer que comme de la matière à expérimenter. Les cinéastes ont plusieurs fois mentionné cette volonté de ne rien signifier dans leur œuvre, de ne pas construire de discours grâce aux images. Ici, Jean-Marie Straub évoque les réactions du public devant Moïse et Aaron (1974) :
Simplement ils ne savent pas ce que ça veut dire. Et en un sens, ils ont raison, car l’important c’est que tout cela ne « veut » rien dire. Dans ce sens, on peut citer Stravinsky, qui disait : la musique est incapable d’exprimer quoi que ce soit. Le film n’a pas, disons, de message. Premièrement. Deuxièmement : les images n’ont aucune fonction, ni narrative, ni dramatique, ni psychologique, et je crois que le récit ne vient pas de là. On met bout à bout des images dont chacune est un monde13.
Éliminer la signification demande donc pour les cinéastes d’apporter en contrepartie une attention à la matière visible et audible dans l’image et aux phénomènes audiovisuels qui peuvent contrarier sa « lecture ». Ce sera, dans la séquence qui nous intéresse, un insecte qui passe à toute vitesse devant l’objectif de la caméra lorsque celle-ci filme les courbes d’une vallée, un cri lointain qui interroge sur sa provenance, une silhouette qui entre dans une maison au bord du cadre, ou encore une fine colonne de fumée s’échappant derrière une maison. Toutes ces petites expressions matérielles captées par l’appareillage cinématographique ne signifient rien mais amènent aux sens des traces du monde. Ces manifestations ou ces expressions mondaines ne peuvent être « lues », mais plutôt perçues ou même seulement aperçues par le regard du spectateur.
Le passage d’une séquence à l’autre marque donc un dépaysement géographique qui s’accompagne d’une nouvelle appréhension du contenu de l’image mais aussi de l’image elle-même en tant que support de significations : les images utilisées comme « preuves » par l’intermédiaire d’une lutte des signes dans la première partie sont remplacées par des images pensées comme réceptacles des manifestations du monde. Ce « dépaysement de la pensée »14, pour reprendre l’expression de François Jullien, cette remise en cause de la fonctionnalité des images au profit de leur matérialité est bien ce qui marque la rupture principale entre les deux séquences et met en crise notre perception des images.
Néanmoins, la contestation d’une signification univoque des images et de leurs contenus ne se résout pas uniquement dans l’affirmation d’un étonnement face aux images du monde. Contester les idéologies affirmées dans la première séquence au nom d’une insignifiance du monde captée par la caméra ainsi que le refus de l’intention prônée par les cinéastes ne signifie pas un refus du sens, entendu comme une direction, un chemin à suivre ou une ligne à défendre. À la signification qui sclérose et impose un discours, s’oppose donc le sens qui ouvre des possibles et propose des correspondances en rendant attentif aux manifestations insignifiantes présentes dans les images.
Avant que la voix ininterrompue de Fortini disparaisse pour être remplacée par les sons directs enregistrés par le micro, à la fin du premier plan de la séquence, une phrase se fait entendre qui sonne comme une énigme lorsqu’apparaissent les premières montagnes alpines : « Les conseils communaux des Apouanes où vingt-trois ans avant Reder et les siens tuèrent des centaines de personnes se prononcent contre le recours en grâce, après la commune de Marzabotto »15. Amenée sans aucune contextualisation lors du passage d’une séquence à une autre, cette phrase est difficilement compréhensible pour le spectateur qui cherche à faire des liens entre ce qui lui est donné à entendre et à voir. Mais progressivement le spectateur attentif aux détails de l’image, ouvert aux petites expressions matérielles du monde captées par la caméra pourra tisser un réseau de correspondances entre diverses apparitions : le monument aux morts du plan cinq pourra résonner avec la plaque commémorative aperçue au début du plan sept ; la silhouette disparaissant dans l’obscurité à la fin du plan quatre pourra donner un corps au cri lointain entendu lors du deuxième plan ; ce sont aussi la fumée et le marbre des montagnes qui pourront évoquer des événements tragiques et les tombes d’individus disparus dans ces paysages. Pour le dire avec Fortini commentant le film : « L’absence de l’homme, là où elle est la plus complète (parce que même la voix se tait, comme dans la séquence des Apouanes) affirme l’’énorme présence des hommes’ […] »16.
Pas de discours argumenté et illustré par un collage de signes et de supports ici, mais bien plutôt l’évocation elliptique d’une histoire dramatique qui a frappé ces collines quelques décennies auparavant. Cette histoire ne sera jamais illustrée, ni même représentée par quelque figure, mais elle pourra au contraire refaire surface à la faveur de l’attention nouvelle portée sur les images par le spectateur grâce à l’étonnement provoqué par le changement radical de mise en scène. Le dépaysement géographique et perceptif qui s’opère lors du passage d’une séquence à l’autre a donc également pour conséquence de proposer une nouvelle façon de penser l’Histoire, de revoir notre appréhension du temps : en ouvrant aux potentialités matérielles des images, c’est toute l’évocation d’un passé endeuillé qui affleure dans le présent de l’image et avec elle l’actualisation d’événements que l’on croyait disparus. Il s’agit de capter « l’aura du réel », pour reprendre l’expression de Benjamin que Straub aime à citer, c’est-à-dire « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». Et Benjamin de donner un exemple dont les deux cinéastes semblent s’être inspirés pour concevoir leurs images :
Un jour d’été, en plein midi, suivre du regard la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon ou d’une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche17.
Si le sens s’oppose à la signification, ce sont donc aussi les signes qui sont relayés par les traces matérielles qui affleurent dans l’image. Au couple formé par les signes et les significations, les dépaysements de la séquence suivante opposent celui de la trace et du sens. Ce qui se joue dans ces simples images de paysages, ce qui perturbe et dépayse notre réception, c’est une conception proprement matérialiste de l’histoire qui ne pense pas les événements en tant que successions chronologiques (à l’instar des images du reportage télévisé) mais plutôt comme une mémoire active ou plutôt activable à tout moment. C’est ce qu’a pu dire Muriel Combes en parlant de l’ensemble de l’œuvre des deux cinéastes :
Susciter comme le font les films de Straub et Huillet une perception de l’invisible contenu dans le plan, émergeant à la (dis)jonction des images et des sons, c’est rendre perceptible le fait que le présent n’est pas unidimensionnel, coïncidant avec soi, réconcilié, mais discordant, disjoint, anachronique. Et la disjonction du visible et de l’audible, des voix et des corps, des textes et des paysages, est au fond l’inscription sensible de la nature non chronologique, de la non-jonction du temps historique18.
À l’opposé d’une conception exotique du paysage et du dépaysement, l’esthétique de Straub et Huillet cherche au contraire, pour le dire avec Alain Roger, à « se purger le regard, au risque de la cécité, pour essayer de voir, ou, du moins, d’entrevoir un autre paysage […] »19. Cet autre paysage, c’est un bout de pays où les habitudes laissent place à l’étonnement de redécouvrir – grâce aux panoramiques circulaires – un monde que l’on pensait maîtrisé, quadrillé, conquis.
S’il faut relever l’importance de la séquence des Apouanes pour le film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, mais plus largement pour l’ensemble du cinéma comme le notait Louis Seguin, c’est que les deux cinéastes usent d’une mise en scène minimale pour bouleverser nos habitudes de spectateurs : le changement d’aires géographiques d’une séquence à l’autre s’accompagne d’un changement esthétique nous obligeant à porter notre attention à des phénomènes visuels insignifiants au premier abord. Ce dépaysement géographique et perceptif s’inscrit du reste dans une conception matérialiste20 de l’Histoire qui, comme l’arpenteur, cherche dans l’espace présent des traces d’événements passés.
Franco Fortini sera décontenancé par la méthode de travail des deux cinéastes, mais cette dernière lui permettra de réévaluer son texte à la lumière du film. Là où le poète cherchait à démonter le discours idéologique d’une classe à travers la déconstruction des images et des mots, il apercevait désormais la voie d’un nouvel engagement dans l’attention portée à la nature : « Toute la réalité de la lutte matérialiste des classes était incluse dans ces couleurs idylliques, était pour nous inséparable de ces chants d’oiseaux »21.
[1] Louis SEGUIN, Jean-Marie Straub, Danièle Huillet (1re éd. 1991), Paris, Cahiers du cinéma, 2007, p. 89.
[2] Danièle HUILLET, lettre à Renato Berta du 27 juillet 1975, in Philippe LAFOSSE et Cyril NEYRAT (éd.), Écrits. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Paris, Independencia, 2012, p. 164.
[3] L’autre village représenté deux fois est Sant’Anna di Stazzema. Mais dans ce cas et à la différence du premier, Vinca, un premier plan est tourné vers la vallée à l’extérieur et le second vers l’intérieur du village, si bien qu’il est impossible de reconnaître le même lieu. Pour plus de précisions, voir le découpage complet fait par Danièle HUILLET in Franco FORTINI, Les Chiens du Sinaï (1re éd. 1967), Paris, Albatros/l’Étoile, 1979, p. 85-96.
[4] Voir par exemple cette déclaration de Jean-Marie STRAUB in Jean-Louis RAYMOND, Rencontres avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Paris, Beaux-arts de Paris, 2008, p. 19 : « Il faut filmer des espaces que l’on connaît bien. Si on les a trouvés pour un film sans les avoir connus avant, il faut y aller souvent, en pensant à autre chose, en buvant un verre ou en fumant des cigarettes. Il faut apprivoiser les espaces avant de les filmer. […] Et un cinéaste devrait aussi être un peu arpenteur ».
[5] Aldo GARGANI, L’Étonnement et le Hasard, trad. fr. Jean-Pierre COMETTI et Jutta HANSEN, Marseille-Sommières, Chemin de ronde/Éditions de l’Éclat, 1988, p. 30.
[6] Joris THIEVENAZ, « L’étonnement », Le Télémaque, 49, 2016, p. 21.
[7] Cesare PAVESE, Préface aux Dialogues avec Leucò (1re éd. 1947), in Œuvres, Paris, Gallimard, 2008, p. 647.
[8] Alain MONS, « Le bruit-silence ou la plongée paysagère », in Jean MOTTET (dir.), Les Paysages du cinéma, Seyssel, Champ Vallon, 1999, p. 236, souligné dans le texte.
[9] Teresa CASTRO, La Pensée cartographique des images, Lyon, Aléas, 2011, p. 76.
[10] Gaston BACHELARD, L’Air et les Songes, Paris, José Corti, 1943, p. 5 pour la relation entre « image absente » et « image présente » et p. 20 pour la description de « l’image fuyante ».
[11] Voir le découpage du film effectué par Danièle HUILLET in Franco FORTINI, Les Chiens du Sinaï (1re éd. 1967), op. cit.
[12] Sous-titres 12 à 14 du découpage effectué par Danièle HUILLET, in ibid. p. 99.
[13] Jean-Marie STRAUB cité par Benoît TURQUETY, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « objectivistes » en cinéma, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009, p. 38.
[14] François JULLIEN, L’Écart et l’Entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Paris, Galilée, 2012, p. 20.
[15] Sous-titres 87 à 91, in F. FORTINI, Les Chiens du Sinaï (1re éd. 1967), op. cit. p. 101. Walter Reder, officier de la Waffen-SS, avait fait exécuter 770 civils dans le village de Marzabotto et ses environs, en guise de représailles contre les actions de résistance de militants communistes, en 1944. Pour plus de précisions sur ces événements considérés comme les plus meurtriers commis par le régime nazi sur des populations civiles d’Europe occidentale, voir Steffen PRAUSER, « Les crimes de guerre allemands en Italie, 1943-1945 », in Gaël EISMANN et al., Occupation et répression militaires allemandes, Paris, Autrement, 2007, p. 98-99.
[16] F. FORTINI, « Préface », in Les Chiens du Sinaï (1re éd. 1967), op. cit. p. 12.
[17] Walter BENJAMIN, « Petite histoire de la photographie » (1re éd. 1931), in Œuvres II, trad. fr. Maurice GANDILLAC et Pierre RUSCH, Paris, Gallimard, 2000, p. 311.
[18] Muriel COMBES, « À présent », in Anne-Marie FAUX (dir.), Jean-Marie Straub Danièle Huillet. Conversations en archipel, Paris, Cinémathèque française et Mazzota, 1999, p. 60.
[19] Alain ROGER, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, p. 134.
[20] Entendue ici au double sens du matérialisme historique et d’une attention portée aux traces physiques de l’Histoire.
[21] F. FORTINI, « Préface », in Les Chiens du Sinaï (1re éd. 1967), op. cit. p. 15.
Résumé
Le dépaysement au cinéma est le plus souvent associé à des images exotiques et pittoresques ainsi qu’à des formats larges produisant une sensation de grandeur voire de submersion du spectateur par l’image. À l’opposé de cette conception spectaculaire de la nature, le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet a toujours favorisé des lieux peu typés, intervallaires, marginaux. Dans le film Fortini/Cani réalisé en 1976, une longue séquence de quinze minutes présente une succession de paysages méditerranéens grâce à des panoramiques circulaires. L’objectif de cet article sera de comprendre le fonctionnement de cette séquence et ses liens avec le reste du film. Nous verrons que la sensation de dépaysement produite par ces images peut revêtir plusieurs aspects, qu’ils soient géographiques, perceptifs ou intellectuels.
Abstract
In movies, the change of scenery is usually relinked to exotic and quaint images and to wide formats creating a feeling of greatness or of submersion by the image for the spectator. Contrary to this spectacular approach of nature, Jean-Marie Straub’s and DanièleHuillet’s pictures have always promoted peripheral, intervallic and usual spaces. In Fortini/Cani released in 1976, a fifteen minute sequence shows circular pans of a series of Mediterranean landscapes. The aim of this paper will be to study the arrangement of this sequence and its links with the whole movie. Those images produce a change of scenery and make one feel disoriented, in terms of geography, intellect and perception.
Fabien MEYNIER
Univ. Paul-Valéry Montpellier III, RIRRA21
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