Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il nous branle et nous quitte. Et si nous le suivons, il échappe à nos prises ; il glisse et fuit d’une fuite éternelle.
Blaise PASCAL, Les Pensées1
Publié en 2000, puis repris en collection « double » en 2012, avec un « autoportrait » supplémentaire, Le Mans, ainsi qu’une préface inédite et un entretien avec l’auteur, Autoportrait (à l’étranger) se présente comme un recueil d’articles commandés par le journal japonais Subaru, qui auraient dû constituer un « récit de voyage » mais qui sont devenus des « polaroïds » où l’auteur se raconte. Ces « polaroïds » narratifs, non pas figés mais décalés, sont reliés par l’idée d’être à l’étranger (sauf Le Mans, ajouté en 2012). Ce livre qui n’en était pas un, et qui en est devenu un, semble, en 2000, à la suite de la publication de La Télévision, mineur. Mais il prend, avec le temps, une autre importance, ce qu’atteste sa reprise en collection « double », après la parution des trois premiers tomes de la quadrilogie M.M.M.M., et celle de L’Urgence et la patience, autre œuvre fragmentaire où Toussaint réunit divers textes traitant de sa pratique d’écrivain et de ses influences. En effet, à mesure que l’œuvre s’écrit, le lecteur de Toussaint comprend que, dans Autoportrait (à l’étranger), se lisent les ébauches des romans antérieurs et postérieurs, comme si ce texte était, en plus de « polaroïds », un carnet d’esquisses, où les mouvements des romans avaient pris, prennent, et prendront forme. C’est donc cette seconde édition en collection « double » que nous commenterons, seconde édition apparemment mineure et pourtant plus achevée, pour autant qu’un tel texte puisse l’être.
Cette présentation de sa genèse enseigne déjà sur ce qu’il est et sur qu’il porte. Fragments, clichés ou « polaroïds », (mais non « nouvelles »), écrits d’après l’expérience de Toussaint, présentés comme des non-fictions, ils se construisent dans le temps, pour former un autoportrait fragmenté dans la forme et dans le temps. Pour autant, il ne s’agit pas d’autobiographie. Et lorsque l’on parvient à la dernière page d’Autoportrait (à l’étranger), le lecteur n’a, fondamentalement, rien appris sur l’auteur. L’intérêt n’est donc pas dans l’anecdote, ou, plutôt, pas encore dans l’anecdote, mais dans ces fragments qui fractionnent la frontière entre l’expérience et sa relation, puis entre la relation et la fiction, en posant comme principe premier de l’élaboration de la fiction le thème principal : la dépossession induite par le dépaysement, le fait d’être à l’étranger.
Pour Jean-Philippe Toussaint, le déplacement à l’étranger n’est pas l’occasion d’une relation documentaire et documentée de l’autre.
Le fait que je me trouvais en Asie à ce moment-là m’a naturellement amené à m’interroger sur la notion de récit de voyage. Mais si je n’avais pas encore une idée très précise de ce que le terme pouvait représenter pour moi, j’ai su immédiatement ce que je voulais éviter, à peu près tout ce qu’on attend d’ordinaire d’un récit de voyage : l’exotisme, le pittoresque, l’instructif ou l’édifiant2,
écrit-il dans la préface.
Nul exotisme, donc, nulle anecdote, nulle réflexion. Au contraire l’Ailleurs, dans le monde contemporain, semble être le miroir de l’Ici qui n’apparaît jamais : on lit Corse matin et on croise un ami corse au Japon, on rencontre une surfeuse japonaise en Corse, on finit par dialoguer en espagnol avec elle, on assiste à un congrès d’écrivains francophones au Vietnam, ou à un congrès sur sa propre œuvre au sud de la Tunisie3.
Cependant, à l’étranger, la première nécessité de l’homme contemporain est de chercher dans la réalité le signe de son Ici, comme dans le texte qui ouvre Autoportrait (à l l’étranger), Tokyo, où les fleurs que dispose M. Hirotani dans la chambre rappellent à Toussaint, qui le note entre parenthèses, les deux couleurs du club d’Anderlecht, club de cœur du bruxellois qu’il est. « Il était aux prises avec cinq fleurs mauves et blanches (les couleurs d’Anderlecht, je ne sais pas si c’était voulu) »4. Dans Autoportrait (à l’étranger), l’ailleurs résulte d’un ensemble de signes auxquels on associe un ici que le lecteur suppose être celui de Toussaint, citoyen belge, francophone et écrivain. Le premier réflexe, donc, à l’étranger, est de trouver une continuité dans le décalage, une familiarité à laquelle se rattacher.
La question du signe ouvre à celle du repère, essentielle dans le projet de Toussaint. Si le lieu et son exotisme ne retiennent pas son attention, en revanche, le passage et la position de l’homme dans un pays étranger, eux, l’intéressent parce qu’ils lui permettent de saisir l’individu, lui en l’occurrence, entre deux espaces. Il y a beaucoup d’avions dans Autoportrait (à l’étranger). L’idée du déplacement y est essentielle : elle introduit celle du décalage qui permet un questionnement plus large, dans lequel s’inscrit l’ensemble de l’œuvre de Toussaint, sur le temps. Dès les premières pages de La Salle de bain, le premier roman de Toussaint publié en 1985, le narrateur observe des heures durant les fissures sur le mur de la salle de bain, cherchant en vain à y voir la progression du temps. Il y découvre, dans la durée, un paysage digne des premières heures de la terre, avec cratères, éruptions et tutti quanti. La Salle de bain introduit un questionnement récurrent de l’œuvre, celui de la relation au réel, relation qui ne peut s’établir qu’à partir de repères, principalement des objets, autour desquels se construit un univers potentiellement divers. Cette relation au réel spatial ne peut faire l’économie de la dimension à la fois la plus inquiétante et la plus absurde, au sens beckettien du terme, celle du temps. Aussi, cette salle de bain est avant tout un espace que le narrateur cherche à habiter en répertoriant, inlassablement, les signes qui le caractérisent, puis en les ordonnant, jusqu’à ce qu’il devienne familier, voire plus, selon l’aveu de Toussaint à la fin de Mes bureaux, publié dans L’Urgence et la patience : afin qu’il devienne un refuge. Refuge qui serait, selon lui, une reconstruction du bureau de son grand-père, à Sar-Dames-Avelines : endroit « où l’on pouvait penser et où l’on pouvait écrire, cette pièce [qui] était une protection contre le monde extérieur, un abri, un refuge, une salle de bain »5. Cette phrase donne de précises indications sur ce que pourrait être, selon Toussaint, un Ici, c’est-à-dire un lieu fermé où, par la reconstruction opérée par le regard, tout élément de la réalité serait à sa place, sans plus aucune nécessité de nomination, puisqu’il serait évident et immédiat, à l’instar de la chambre dans le premier chapitre de Le Déluge de Le Clézio. Ainsi apparaît, en filigrane, l’un des enjeux de l’écriture, selon Toussaint, à la suite de Proust ou de Beckett, qui est d’ordonner et qui est, donc, de rendre sensé ce qui, a priori, est insensé : la réalité s’écoulant dans le temps, et de laquelle il participe.
Dans Autoportrait (à l’étranger), la proposition initiale est similaire à celle qui était proposée dans La Salle de bain. En effet, dans ces textes, le « Je », appelons-le Toussaint, est d’emblée mis dans une position de rupture ; le repère n’existe plus, il est à reconstruire par l’attention du sujet regardant. Seulement, l’espace de la reconstruction n’est plus le lieu clos de la salle de bain, mais des lieux divers, réels, où Toussaint s’est déplacé : le Japon, La Corse, Berlin, Prague, le Vietnam, ou encore la Tunisie. Les textes d’Autoportrait (à l’étranger) sont les récits, principalement, de ses arrivées ou de ses passages dans ces lieux, furtifs, pour des raisons inconnues ou liées à son statut d’écrivain.
Ce qui pourrait permettre à l’étranger qu’est Toussaint de trouver un ou des repères serait de reconnaître les signes visuels que produit cette réalité. Or Toussaint, ironiquement – l’ironie n’étant qu’une façon de souligner le décalage – déconstruit toute possibilité de reconnaissance, rejetant, par là-même, toute tentation exotique : il avait prévenu le lecteur dès la préface. L’ouverture du premier texte, Tokyo, premières impressions, est, à cet égard, sans équivoque :
On arrive à Tokyo comme à Bastia, par le ciel, l’avion amorce un long virage au-dessus de la baie et prend l’axe de la piste pour atterrir. Vu de haut, à quatre mille pieds d’altitude, il n’y a pas beaucoup de différence entre le Pacifique et la Méditerranée6.
Autoportrait (à l’étranger) regorge d’exemples où le lieu trouve son équivalent analogique dans un autre lieu, improbable, qui annihile toute caractérisation possible : dans Prague, le voyage est acheté parmi d’autres proposant les Baléares, la Floride ou la Tunisie ; dans Cap Corse, l’affiche du concours de pétanque est imprimé en « Police New-York »7, dans Vietnam, la bière est de Singapour, et on y trinque, avec quelque chose de « vaguement lituanien »8 ; dans Tunisie, Tunis a « un peu rappelé Elseneur, au Danemark, où il n’y a rien à voir non plus »9. Enfin, dans Le Mans, à vingt et une heures, « on se croirait à Helsinki »10, tandis qu’on évoque la Coupe du Monde de football qui débute en Afrique du Sud. Cette désorientation trouve sa formulation exacte dans Tunisie lorsque Toussaint écrit : « Je dis au sud, comme j’aurais dit au Nord. »11 Lorsqu’un endroit pittoresque est mentionné, comme dans Nara, Toussaint refuse toute description et préfère s’attacher à ce lieu indéfini qu’est la boite de strip-tease, notamment ses W.C où s’affichent des « pin-ups asiatiques mal roulées à califourchon sur des grosses cylindrées japonaises »12. Les lieux d’Autoportrait (à l’étranger) sont transposables partout et dans n’importe quelle géographie : une terrasse, une cuisine, un wagon de train, une cabine d’avion, des salles de conférence, une charcuterie, et, donc, une boite de strip-tease.
La langue, dans ces lieux non caractérisés, subit le même sort. Ironiquement toujours, Toussaint montre que, dans le monde contemporain, globalisé, la langue de l’Autre s’est métamorphosée jusqu’à devenir inaudible. La communication s’effectue dans une langue soit primaire, soit recomposée à partir de plusieurs langues, soit, enfin, traduite par un intermédiaire. La langue n’est plus le signe de reconnaissance d’un espace donné, bien au contraire, elle est fluctuante, déconnectée du lieu. Toussaint multiplie les assertions de ce type : dans Kyoto, « Je n’ai pas tellement eu l’occasion de pratiquer mon allemand à Kyoto »13, ou dans Vietnam, « La francophonie est, au Vietnam, en déclin »14. Il illustre ce phénomène par cette courte séquence où un chauffeur de taxi l’aborde en allemand. D’une manière générale, ce décalage linguistique est constant : dans le premier texte, Tokyo, premières impressions, M. Hirotani lui tend le téléphone en anglais, téléphone au bout duquel Christian Pietrantoni, vieille connaissance corse, lui-même à Tokyo, parle en français15. Dans Berlin, l’accent allemand déclenche la scène avec la charcutière16 ; dans Cap Corse, c’est avec la surfeuse japonaise, amie de Christian Pietrantoni, que Toussaint finit par échanger en espagnol17. Dans Tokyo, c’est un mal de dos spécifique à la Corse, celui des joueurs de boules, un mal de dos dont le seul nom connu est corse, la scruchjètta, qui occasionne des difficultés au Japon où il faut se baisser pour franchir les portes, tandis que c’est avec un traducteur en Anglais que Toussaint apprend à nommer les poissons qu’il découpe, auprès d’un restaurateur japonais18. Au-delà de l’aspect ludique de la récurrence, c’est la parole, note Toussaint, qui se dilue, ne permettant plus qu’une communication primaire. Et lorsque, dans Nara, Capitale historique du Japon, Toussaint est amené à rencontrer une jeune étudiante qui le questionne sur son œuvre, il découvre qu’en réalité elle ne comprend presque pas le Français, et qu’elle le parle très mal19.
À l’étranger, donc, dit Toussaint, la parole, la sienne comme celle de l’autre, est déficiente. Tel apparaît le monde dans Autoportrait (à l’étranger), en définitive, comme un monde où toute possibilité de reconnaissance échappe, où la réalité fuit en permanence, dans un double décalage : celui de l’image, d’abord, et celui de la parole ensuite. Il s’agit, évidemment, d’une critique implicite du monde contemporain où le conformisme occidental s’étend, mais également de l’homme contemporain, qui recherche, dans la langue et dans l’image, des reflets de cette conformité qui ne sont que des clichés.
Dès lors, le lieu que privilégie Toussaint sera le lieu de la translation. Le mot signifie « déplacement » en français, et « traduction » en anglais, un double sens qui n’avait pas échappé à Beckett, traducteur de ses propres textes. Ce mot à double sens, spatial et linguistique, est celui qui définit le mieux le lieu de Toussaint, celui où, peut-être, il sera possible d’être Ici, celui où il sera possible d’être, simplement, dans la réalité. Ce lieu, encore, est le lieu dépaysé, le lieu sans nom où l’écriture – l’acte de nomination – peut s’ouvrir. Dans Autoportrait (à l’étranger), le dépaysement trouve sa pleine expression dans le second texte Hong-Kong qui situe Toussaint, « un peu perdu et désorienté »20, dans le hall de l’aéroport de Hong-Kong, en transit entre Osaka et Francfort. Toussaint confie cette expérience de perte de repères, déjà éprouvée dans l’avion qui, quelques jours plus tôt, l’avait transporté vers Osaka.
Je ne savais pas où j’étais, je ne savais plus vraiment où j’allais. J’avais déjà connu un sentiment analogue de perte momentanée de mes repères temporels et spatiaux quelques jours plus tôt dans l’avion qui me conduisait au Japon, quand, somnolant sur mon siège, je m’étais soudain rendu compte en regardant par le hublot qu’il ne faisait plus ni jour ni nuit dehors, mais tout à la fois jour et nuit, que je pouvais tout aussi bien apercevoir la lune sur la droite de l’appareil qui brillait dans le ciel dans le prolongement de l’aile de l’avion, que le soleil, au loin, vers lequel nous nous dirigions, et qui n’était encore pour l’instant qu’une lueur trouble rose orangée pareille à ces contours cotonneux de Rothko qui embrasait l’horizon de ce ciel immense régulièrement partagé entre le jour et la nuit, entre l’Europe et l’Asie21.
Cette abolition momentanée des frontières entre le jour et la nuit constitue l’instant le plus parfait du dépaysement, l’instant où la translation induit un autre bouleversement, celui de la perception du temps. Arrivé à cet instant, que reste-t-il de l’individu ? Rien. Il est profondément désorienté, sans repères : les directions s’inversent, les langues se taisent, les aiguilles de l’horloge s’affolent. Il s’agit du décalage parfait qui s’incarne dans la dernière phrase de Hong-Kong où Toussaint regarde sa montre qui indique onze heures du soir, une heure qui ne correspond plus, pour lui, à rien.
Après la langue, après l’image, c’est donc le temps qui s’échappe, soit trois dimensions de la réalité. Il y a, dans cette déconstruction, un mouvement cartésien qui renvoie à un constat pascalien, deux influences majeures de l’auteur. « Toujours incertains et flottants ». Cette expression qui caractérise l’individu est ainsi complétée par Pascal, à la fin du paragraphe 230, « Disproportion de l’homme » :
Rien ne s’arrête pour nous, c’est l’état qui nous est naturel et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes22.
Le constat pascalien n’est pas si éloigné de celui de Descartes, mais là où Descartes trouve un fondement solide afin de pouvoir reconstruire une définition de l’homme, Pascal laisse l’homme où il est et lui demande d’admettre sa nature profondément fuyante, tout en la confiant à Dieu. Et Toussaint ? Les abîmes pascaliens l’ouvrent à une angoisse humaine séculaire : la mort comme finalité du temps. Sans doute est-ce pourquoi l’exergue d’Autoportrait (à l’étranger) est repris avec une variante, d’importance, dans Fuir :
À chaque fois que je voyage m’étreint une très légère angoisse au moment du départ, angoisse parfois teintée d’un doux frisson d’exaltation. Car je sais qu’aux voyages s’associe toujours la possibilité de la mort – ou du sexe (éventualités hautement improbables, évidemment, mais néanmoins jamais tout-à-fait à exclure)23.
Mais comment Toussaint, alors que l’ensemble de ces textes relate des expériences de désorientation renvoyant l’individu à son effacement, peut-il prétendre qu’il s’agit là d’un autoportrait ? Le portrait, en lui-même, exige une matière, un sujet. Certes, Beckett est passé par là : Molloy, Malone meurt, puis L’Innommable ont dit et redit l’impossibilité de se dire, de se représenter, et de s’expliquer. Ne reste, in fine, que la voix qui essaie, contrainte à l’essai. Avant encore, Proust s’est heurté au même problème de la représentation de soi dans le temps. C’est donc Beckett, commentant Proust, qui permet de comprendre en quoi les expériences de désorientation les plus extrêmes peuvent ouvrir à une forme de représentation de soi :
Ainsi donc, l’habitude est le terme générique pour un nombre incalculable de traités conclus entre d’une part les sujets innombrables qui constituent un seul être et d’autre part leurs innombrables objets respectifs. Les périodes de transition entre deux réajustements consécutifs (aucun artifice de transsubstantiation macabre ne permet en effet d’utiliser les linceuls comme des langes) sont des phases périlleuses dans la vie de l’individu, des moments précaires et douloureux, des périodes dangereuses, mystérieuses et fécondes où pendant un instant l’ennui de vivre est remplacé par la souffrance d’être24.
Le dépaysement est la cessation de l’habitude. Les fleurs ne sont pas la projection du club d’Anderlecht. Du moins, elles ne le sont plus. Les fleurs redeviennent des fleurs. S’ouvre alors un instant de lucidité qui, chez Toussaint, n’est pas encore « la souffrance d’être » qui viendra, elle, après.
Hong-Kong s’ouvre sur une description qui fait écho à l’ouverture du premier texte, Tokyo, premières impressions, qui, loin de renvoyer Tokyo à Bastia, ouvre le lieu à une description nocturne en mouvement :
Peu avant, alors que l’avion était encore beaucoup plus haut dans le ciel, et tournait lentement dans les airs pour commencer sa descente, c’est toute la baie de Hong-Kong qui m’était soudain apparue au hublot dans un scintillement de points lumineux et blancs, laissant deviner au loin la présence d’autres concentrations urbaines, Macao ou Kowloon, dont les agglomérations illuminées se dessinaient sur un fond de montagnes bleutées dont on n’apercevait que les profils d’ombre dans la nuit, tandis que, à la surface de l’eau, juste en dessous de nous, parmi les silhouettes des paquebots et des barges, des cargos, des porte-conteneurs, des casinos flottants et des salles de spectacle où l’on dansait la salsa et le mambo-mambo sous des lignes pointillées de guirlandes, se balançaient très lentement les fanaux de milliers de jonques individuelles qui piquetaient les eaux noires de la baie comme autant de lucioles25.
Les lecteurs de la quadrilogie M.M.M.M. savent que le texte est constamment ponctué de ces instants où le « Je » se dilue dans de longues descriptions de paysages en mouvement, perçus à la manière d’un peintre, ou, plutôt d’un cinéaste ou d’un vidéaste que Toussaint est, puisque s’ajoute à l’image le mouvement qui embrasse et relie une totalité. Ce sont la scène de la piscine dans Faire l’amour26 ou la scène de la moto dans Fuir27, le passage de l’Art Car de Jeff Koons dans Le Mans, ou la scène de la moto dans Vietnam28. Ces scènes sont celles que le dépaysement permet de produire, ces scènes sont la preuve que, pour un instant, dans le présent, le « Je » peut rejoindre la matière de la réalité et s’y diluer. L’autoportrait s’y définit comme le portrait d’un sujet absent qui relate néanmoins sa présence à la réalité.
La scène de la moto, dans Vietnam, en particulier, est une illustration de cette définition, une illustration et une ébauche puisqu’elle est « réécrite » dans Fuir. Elle est révélatrice d’un instant où Toussaint n’est plus décalé mais totalement immergé dans le temps, dans le flux du temps, comme dans une matière. La circulation, note Toussaint, c’est du temps :
La circulation, à Hanoï, est comme la vie même, généreuse, inépuisable, dynamique, perpétuellement en mouvement et en constant déséquilibre, et c’est éprouver intensément le sentiment de vivre que de se laisser glisser dans son cours et de s’y fondre29.
À partir du moment où Toussaint, dépaysé, se représente comme « se fondant » dans la durée fictionnalisée, il disparaît et s’ouvre à la suspension qui est seule capable, dans un laps de temps donné, de le rendre à la réalité du temps :
Le temps s’écoulait et je n’y pouvais rien, j’étais entraîné dans le flux de la circulation de Hanoï, toute cette intense circulation qui s’écoulait en même temps que moi dans les rues comme de l’eau dans le lit d’un torrent, n’affrontant jamais l’obstacle, mais l’évitant toujours, […]30.
La même séquence se retrouve, avec les mêmes motifs, dans Fuir, mais transposée à Pékin. Plus longue, plus romanesque, elle est divisée en deux. Le narrateur est à nouveau embarqué sur une moto, la nuit, vers un lieu inconnu. S’y lit cette même suspension :
Des lueurs blanches glissaient en permanence autour de nous le long de la route entre le ciel et la terre, le vaste ciel d’été semblable à l’univers ou à un paysage mental des phosphènes, scintillements de minuscules tâches électriques rouges et bleues qui clignotaient, linéaments, pointillés et zébrures, et je finis par ne plus regarder la route, les arbres, les lignes blanches continues sur le sol, par ne plus regarder le ciel et les étoiles, j’avais pris la main de Li Qi et je la serrais dans la mienne, fuyant main dans la main dans la nuit dans cet instant immobile et sans fin31.
L’extrait participe de la même poétique que dans Autoportrait (à l’étranger) : la réalité, dans le mouvement, se réduit à un ensemble de signes visuels, comme la baie de Hong-Kong, pour proposer comme un instant de réconciliation cosmique ; la réalité est chantée comme une « matière » dotée d’une épaisseur propre à engloutir le narrateur dans une fusion largement érotisée. La réalité est alors saisie dans sa composition organique, « phosphènes », « scintillements », « linéaments », dans la vérité de son fonctionnement, si insoutenablement belle que le narrateur préfère l’éviter et se concentrer sur l’élément tactile de la fusion : la main.
Autoportrait (à l’étranger) est un carnet d’ébauches, ou d’esquisses : la plupart des scènes de ces textes se retrouvent, comme la séquence de la moto, dans des textes ultérieurs. L’hôtel à Tokyo dans Tokyo, premières impressions préfigure l’hôtel de Faire l’amour, Prague préfigure la séquence du train dans Fuir, Berlin pourrait être une séquence de La Télévision. Le poisson mort dans Tokyo peut être lu comme une référence à La Réticence et Cap corse est une première visite de la Corse ou de l’île d’Elbe de la quadrilogie M.M.M.M. L’exemple de la moto, et les liens qui se créent entre les textes d’Autoportrait (à l’étranger) et le reste de l’œuvre posent la question centrale de ce recueil, portant sur la frontière, ténue, entre réalité et fiction. Sylvie Loignon, dans son article « Comment finir ? La mélancolie de Jean-Philippe Toussaint » signale que « L’œuvre de Jean-Philippe Toussaint rêve […] de l’union retrouvée du regard et de la main, comme le rappelle déjà le narrateur de Fuir »32. L’union retrouvée du regard et de la main est la condition même de l’inscription du réel perçu dans la fiction élaborée par la main qui tient le stylo, ou le pinceau dans le cas d’Autoportrait (à l’étranger). Dans le dépaysement, en définitive, à partir du moment où la plupart des repères usuels sont abolis, le regard peut capter des traces, bruits, points lumineux, traces lumineuses, résidus de la réalité présente, que la main, presque simultanément, – du moins est-ce son fantasme – peut traduire en langage.
Il faut désormais revenir vers la préface de Toussaint, préface écrite douze ans après la première parution du recueil, très exactement entre la parution du troisième tome de la quadrilogie M.M.M.M., La Vérité sur Marie et le quatrième, Nue. La préface précise un certain nombre d’éléments essentiels sur la fictionnalisation de la réalité, et sur la qualification générique des textes courts qui composent Autoportrait (à l’étranger). Toussaint apprend au lecteur qu’il a commencé à se sentir plus libre avec l’écriture de ces textes à partir du moment où il s’est libéré de la précision autobiographique avec laquelle il avait, d’abord, entrepris de rédiger. En d’autres termes, à partir du moment où il se détache de l’injonction « réaliste » pour modifier les repères diégétiques et, donc, pour les dépayser, l’écriture est possible. Ces textes procèdent donc d’un décalage, de « très légers infléchissements »33, qui les font basculer d’un réel « enpaysé » vers une fiction dépaysée. Le sujet même d’Autoportrait (à l’étranger) est ce processus, ce basculement. Où est la réalité ? où est la fiction ? qui regarde ? qui est regardé ? Difficile d’en juger, et, en définitive, cela n’a que peu d’importance. Il s’agit de décrire un mouvement, une dynamique. L’ironie de Toussaint n’est que le produit de cette « fluctuance » : elle est la matérialisation du sujet regardant le sujet observé qui, lui-même regarde.
La subjectivité du regard posé sur soi-même, à intervalles plus ou moins réguliers, n’est qu’une façon de s’interroger à travers le temps, voire, si l’on considère que l’on s’absente de l’image, une façon d’interroger le temps, ce que fait, d’une certaine manière Rembrandt dans près de cinquante tableaux, entre 1628 et 1669. Or, c’est justement à Rembrandt que Toussaint fait référence. « Quand Rembrandt peint des autoportraits, c’est de peinture qu’il nous parle, pas de lui-même. Certes, il se prend lui-même comme sujet d’étude, mais sa personne n’est qu’un prétexte, c’est son art qu’il interroge »34. Partant de ce principe, en quoi Toussaint interroge-t-il la littérature ici ? Le thème privilégié de Toussaint, ainsi que sa « matière », est le temps. Le dépaysement, comme dans Hong-Kong, est celui de l’espace, mais surtout celui du temps. La Salle de Bain ou L’Appareil-photo portent en eux les traces de cette angoisse sourde que suscite le flux insaisissable dont la conscience ouvre à la certitude de la fin à venir. Le temps est, à proprement parler, insensé, absurde et irréductible. C’est, précisément, avec ces « très légers infléchissements », évoqués plus haut, que Toussaint fait basculer le temps réel dans le temps représenté, dans le temps plus ou moins ordonné. En d’autres termes, le dépaysement est la condition nécessaire du basculement dans l’ordre de la fiction, soit dans l’ordre d’un temps ordonné. C’est dans la fiction, et non plus dans la réalité que Toussaint, devenu « Je », se donne une chance d’être face au temps, d’être dans le flux du temps ordonné, d’être face à la fin. Tel est le sens de l’Autoportrait qui le saisit, fictionnalisé et dépaysé, et, paradoxalement, ordonné dans le présent.
C’est le sens du dépaysement dans l’ordre de la fiction, la recomposition du temps dans la durée. Qu’est-ce que la littérature ? Toussaint, modestement, répond que c’est la réintégration d’un homme qui devient « Je » dans une séquence de temps que la nomination scande, organisée en amont d’une fin. La littérature serait la victoire, éphémère et modeste, sur le temps. Dans la préface, Toussaint fait référence au polaroïd afin de tenter de spécifier ses textes, Polaroïds qui deviennent des « instantanés ». Pourtant, l’auteur n’en donne pas une définition figée, loin de là. « Les couleurs des Polaroïds sont très particulières, à la fois passées, comme pâles et délavées, devenues blanchâtres avec le temps, et en même temps curieusement criardes, proches du Technicolor »35. Aussi est-ce le temps qui s’introduit dans l’image, tout à la fois comme une déperdition et comme un rehaussement.
Un texte ne peut être que l’alignement de ces instants de mouvement dans le présent. Il a une fin. Toussaint ne peut s’en affranchir. Dans Autoportrait (à l’étranger), le dernier texte, Retour à Kyoto, renvoie cette fois à une image fixe, la photographie d’une station de métro abandonnée, décrite scrupuleusement dans son état d’immobilité. Cette vision, explique le Toussaint avec « un bonnet noir sur les oreilles », provoque en lui des larmes, elles-mêmes provoquées par une immense mélancolie. C’est une manière de repaysement qui est proposée dans ce texte. Cette fois, le « Je » ne s’intègre plus dans la matière, mais il est séparé d’elle, en même temps qu’elle semble, elle, dévorée par le temps. La matière est inerte. L’image est double. L’image s’inscrit dans une durée non plus expérimentée, mais projetée. Aussi n’est-ce pas dans le présent que Toussaint est projeté, mais dans le passé, dans la distance qui le lie au passé. La fin, dans Autoportrait (à l’étranger),est l’exact contraire de celle de L’Appareil-photo. Alors que dans ce roman le narrateur, enfermé dans une cabine téléphonique, regarde le lever du soleil et fait l’expérience du présent – du « vivant »36, ce sont les derniers mots du roman – dans Autoportrait (à l’étranger), c’est la mort qui est envisagée.
De tous les lieux évoqués dans Autoportrait (à l’étranger), la station désaffectée de Kyoto apparaît comme le lieu le plus familier. Toussaint y est passé deux ans auparavant. Le lieu n’est plus vierge, Toussaint ne fait donc plus l’expérience d’un dépaysement dans le présent, mais d’un « enpaysement » dans le passé qui le submerge et qui l’ouvre à la mélancolie, analysée par Sylvie Loignon, comme « tout à la fois disparition – de soi, du monde représenté, de la fiction elle-même – et création »37. Du reste, ce dernier texte ne comporte pas de dimension ironique. La distance n’existe plus. Il ne reste qu’un « Je », donc, qui a trouvé la marque des repères temporels en lui et qui s’ouvre au passé. D’une certaine manière, dans ce dernier texte, le « Je » redevient Toussaint. Et dans cette reconnaissance de soi dans le Temps, intervient cette dernière et superbe phrase :
Ce n’était guère le fruit d’un raisonnement conscient, mais l’expérience concrète et douloureuse, physique et fugitive, de me sentir moi-même partie prenante du temps et de son cours. Jusqu’à présent, cette sensation d’être emporté par le temps avait toujours été atténuée par le fait que j’écrivais, écrire était en quelque sorte une façon de résister au courant qui m’emportait, une manière de m’inscrire dans le temps, de marquer des repères dans l’immatérialité de son cours, des incisions, des égratignures38.
Alors que, dans Autoportrait (à l’étranger), c’était l’écrivain qui était mis en scène, de façon ironique, dans sa fonction, c’est, dans ces dernières lignes, le sujet Toussaint qui s’exprime, comme il le fera dans L’Urgence et la patience. Le « Je » n’est plus fictionnalisé ni dépaysé, le « Je » est réel et repaysé.
[1] Blaise PASCAL, éd. Sollier, frag. 230. « Transition de la connaissance de l’homme à Dieu », Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 167.
[2] Jean-Philippe TOUSSAINT, Autoportrait (à l’étranger) (1re éd. 2000), Paris, Minuit, éd. « Minuit double », 2012. p. 7.
[3] Le texte « Tunisie » est à cet égard parlant, puisqu’il s’agit d’une véritable parodie de récit de voyage où Toussaint redistribue tous les motifs liés à ce genre : un voyage dans le désert, des inconnues, une panne, la certitude de mourir, le tout dans un espace de… trois heures.
[4] J.-Ph. TOUSSAINT, Autoportrait, op. cit., p. 30.
[5] Id., L’Urgence et la patience. Paris, Minuit, 2012, p. 19.
[6] Id., Autoportrait, op. cit., p. 29.
[7] Ibid., p. 48.
[8] Ibid., p. 93.
[9] Ibid., p. 101.
[10] Ibid., p. 17.
[11] Ibid., p. 102.
[12] Ibid., p. 80.
[13] Ibid., p. 67.
[14] Ibid., p. 83.
[15] Ibid., p. 30-31. Et c’est avec un traducteur en Anglais que Toussaint apprend à nommer les poissons qu’il découpe, auprès d’un restaurateur japonais.
[16] Ibid., p. 39-40.
[17] Ibid., p. 50.
[18] Ibid., p. 64-65.
[19] Ibid., p. 77-78.
[20] Ibid., p. 36.
[21] Ibid., p. 37.
[22] Blaise PASCAL, op. cit., p. 167.
[23] J.-Ph. TOUSSAINT, Autoportrait, op. cit., p. 27.
[24] Samuel BECKETT, Proust, Paris, Minuit, 1990, trad. Edith Fournier, p. 30.
[25] J.-Ph. TOUSSAINT, Autoportrait, op. cit., p. 36.
[26] Id., Faire l’amour, Paris, Minuit, 2002, p. 50-52.
[27] Id., Fuir, Paris, Minuit, 2005, p. 11-12.
[28] Id., Autoportrait, op.cit., p. 84-89.
[29] Ibid., p. 8.
[30] Ibid., p. 8-9.
[31] Id., Fuir, Paris, Minuit, 2005, p. 114-115.
[32] Sylvie LOIGNON, « Comment finir ? la mélancolie de Jean-Philippe Toussaint », in Laurent DEMOULIN et Pierre PIRET (dir.), Textyles n°38, Bruxelles, Le Cri, 2010, p. 89-98, p. 94.
[33] J.-Ph. TOUSSAINT, Autoportrait, op. cit., p. 30.
[35] Ibid., p. 12.
[36] Ibid. p. 127.
[37] S. LOIGNON, « Comment finir ? la mélancolie de Jean-Philippe Toussaint », op. cit., p. 89.
[38] J.-Ph. TOUSSAINT, Autoportrait, op. cit., p. 119.
Résumé
C’est peut-être dans Autoportrait (à l’étranger), recueil de textes commandés, que s’exprime le mieux la nécessité pour J-Ph. Toussaint du dépaysement, c’est-à-dire de la dépossession totale des repères du réel (langue, espace et temps), pour accéder à l’ordre de la fiction : dans cet espace dépaysé, se reconstruit un temps, ordonné, dans lequel est rendue à l’individu la densité du présent qui serait l’impossible alliance du mouvement et de l’immobilité. Ébauche des fictions passées et à venir, Autoportrait (à l’étranger) redéfinit la frontière entre réel et fiction, l’estompant, et affirme la primauté de l’espace fictionnel sur l’espace réel, re-paysé, et hanté par l’idée de sa propre fin.
Abstract
It is maybe in Self-portrait abroad, a collection of texts ordered by his publisher, that the Jean-Philippe Toussaint’s need of disorientation is the most clearly worded. The loss of all points of reference (language, distance and time) provides him an access to the fictional world. In this confused place, he rebuilds an ordered relation with time in which the density of present, that means the impossible alliance between movement and stillness, is given back to a person. The collection blurs the frontier between reality and fiction and emphasizes the pre-eminence of fictional space over real space, oriented and obsessed by the idea of his death.
Nicolas PIEN
Univ. de Caen Normandie, LASLAR (EA 4256)
TOUSSAINT, Jean-Philippe, Autoportrait (à l’étranger), Paris, Minuit, 2000.
—, La Salle de Bains, Paris, Minuit, 1985.
—, La Réticence, Paris, Minuit, 1991.
—, Fuir, Paris, Minuit, 2005.
—, L’Urgence et la patience, Paris, Minuit, 2012.
—, Football, Paris, Minuit, 2015.
—, Made in China, Paris, Minuit, 2017.
—, M.M.M.M., Paris, Minuit, 2017.
BECKETT, Samuel, Proust, Paris, Minuit, 1990, trad. par Édith Fournier.
PASCAL, Blaise, Pensées [projet de Juin 1658, fragment n°230, texte établi par Philippe Sellier] Paris, Librairie Générale française, « Le Livre de poche » n°16069, 2000.
LOIGNON, Sylvie, « Comment finir ? la mélancolie de Jean-Philippe Toussaint », in Laurent DEMOULIN et Pierre PIRET (dir.), Textyles n°38, Bruxelles, Le Cri, 2010, p. 89-98.