Il est grammaticalement l’homme de l’imparfait
Albert THIBAUDET, « Le style de Flaubert »1
La conjugaison est peut-être, pour l’être parlant et pensant, le ressort le plus profond du dépaysement. Ressort rarement décrit comme tel, il est vrai, tant au contraire nous semble manifeste en lui l’aptitude à situer l’action, le pouvoir de paysement. Je suis, je serai, j’étais… ». Aussitôt, nous voici installés dans la durée, habitants de la maison du temps, habillés d’une certaine couleur, paysés. Et fixés, qui plus est, dans une relation à la vie et à la mort.
On pense, par contraste, à ces langues où les opérations verbales ne sont directement affectées d’aucune marque temporelle, semblables à des espaces sans repère, où les objets paraissent flotter, absorbés dans la pure contemplation d’un état ou d’un geste qui les hante infiniment, infinitivement, pourrait-on dire. Ces langues (le chinois, par exemple) possèdent évidemment tous les instruments qui permettent l’indication des repères temporels les plus fins. À ceci près que l’action n’y est pas infusée par le temps jusque dans l’intimité des formes qui le nomment. Cette particularité distingue en effet les seules langues à flexion où prend sens la notion de conjugaison, cette alliance pour ainsi dire charnelle entre un processus et la marque de ses aspects, notamment temporels. Une désinence suffit à y colorer le thème : même action, ici ou là, mais affectée d’une tonalité différente, propre à définir le monde de sa présentation.
Tout un monde en effet, et pas seulement une situation dans le monde, comme le remarque Proust, par exemple, lorsqu’il évoque, dans son article « À propos du ‘style’ de Flaubert », l’« éternel imparfait »2 caractéristique de l’auteur de L’Éducation sentimentale. L’éternité dont il parle désigne plus une omniprésence qu’une durée sans limite, la structure d’une forme, la loi constante d’un organisme, qu’il illustre en l’occurrence par une image éclairante – c’est le cas de le dire : « Cet imparfait, si nouveau dans la littérature, change entièrement l’aspect des choses et des êtres, comme font une lampe qu’on a déplacée, l’arrivée dans une maison nouvelle, l’ancienne si elle est presque vide et qu’on est en plein déménagement »3. Ce qui change, avec l’imparfait de Flaubert, c’est tout au plus un éclairage, dit Proust. Et les comparaisons domestiques auxquelles il a recours tendent encore à minimiser l’importance du phénomène. Peu de chose en somme ; et de manière si imperceptible que nombre de lecteurs n’y prendront garde. Mais on touche là à cet ordre de la subtilité qui fait le charme de la critique proustienne, et qui donne toute sa valeur à une attention stylistique.
De quoi s’agit-il ? D’un fait de langue en réalité fort complexe (une « révolution », dira encore Proust), jouant sur un usage trompé, ou une attente déjouée, qui engage un déplacement de la subjectivité et aboutit au règne d’une dominante affective : un « genre de tristesse »4. Rien de moins, donc, qu’un ensemble d’opérations esthétiques vouées à redistribuer les points d’appui d’une lecture du texte en même temps que d’une connaissance du monde. Car cet imparfait commence par détourner l’habitude réflexe qui nous conduit d’ordinaire à identifier, dans une phrase, la position verbale à l’expression d’une action ou d’un état. Il suffit de lire dans sa totalité une séquence de L’Éducation sentimentale que Proust ne cite qu’en partie (et de mémoire) :
On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; puis les brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s’abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée5.
Qui lirait les imparfaits de la première partie de la séquence comme de simples notations de durée manquerait l’essentiel, qui est que tous ces détails visuels passent en réalité par le filtre du regard et de la conscience d’un personnage : Frédéric. Déplacement subjectif majeur, qui rapatrie dans l’épaisseur du récit le point de vue extradiégétique attendu, et contribue à cette transformation en effet révolutionnaire – je cite encore Proust : « ce qui jusqu’à Flaubert était action devient impression »6.
Or cette transformation a lieu dans un cadre défini par petites touches, mais bien distinct : celui, précisément, d’un pays. Un pagus, ou petit « canton » de la réalité, que dévoile l’apparition du soleil, avec son paysage (« la colline […] s’abaissa, […] il en surgit une autre »), son paysan (« un homme assis »), ses composantes élémentaires (l’eau, le bois, la terre), son économie domestique (les trains de bois, la pêche). En quelques lignes à peine, c’est toute une familiarité d’usages et de mouvements ondulatoires, donc voués par nature à se répéter (onduler, s’abaisser, surgir), qui délimite un horizon reconnaissable : celui des rives. Mais en même temps qu’il nous est donné, ce pays nous est confisqué par un tour paradoxal qui tient à la magie des imparfaits. Pour être précis, tout se décide entre le premier (« on rencontrait ») et le deuxième (« qui se mettaient ») : autrement dit, le hasard de la rencontre déclenche le mouvement des choses, les met en branle, les fait exister tandis que le regard, de son côté, se noie dans la généralité d’un indéfini répétitif. Au verbe voir qu’on attend ici aux commandes de la phrase, Flaubert substitue d’ailleurs rencontrer d’où s’absente l’acte conscient et volontaire : ce n’est pas un observateur nommable (Frédéric Moreau, comme on l’avait cru d’abord), mais un hasard sans nom (on rencontrait), retiré dans un temps désormais inaccessible, qui assume la présentation de cette scène visible et dérobée d’un même mouvement. Et ce qui se dérobe, comme le souligne Proust, c’est l’acte de vision, le voir comme acte consistant à rendre au visible sa visibilité.
Il faudrait ici reprendre les analyses de Merleau-Ponty, notamment dans L’Œil et l’esprit, pour rappeler l’indivision du sentant et du sensible, du voyant et du visible dans l’acte de voir : la vision, dit Merleau-Ponty, se fait « du milieu des choses, là où un visible se met à voir, devient visible pour soi »7. C’est précisément parce que le corps voyant est biffé du petit texte de Flaubert que le visible y laisse place aux seules impressions, selon le mot qu’amène ici Proust. Un mot lourd de sens, sous sa plume, on le sait : c’est celui qui, dans la Recherche, commande la première scène où se fait jour le désir d’écrire : « je fus frappé pour la première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle »8 ; celui qui réapparaît, surtout, dans la phrase décisive de l’épisode des clochers de Martinville : « je sentais que je n’allais pas au bout de mon impression »9. Or ces pages sont toutes deux des variations sur le thème flaubertien de la défection du visible et proprement, du dé-paysement induit par l’imparfait. À propos des clochers, Proust note : « Quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu’ils semblaient contenir et dérober à la fois »10. Qu’est-ce donc qu’un dépaysement, dans ce que nous en dit ici Proust ? Une expérience contradictoire par laquelle s’éprouvent à la fois la perte d’un sens (dans l’orientation comme dans la pensée : c’est ici la même chose), et le pressentiment d’un nouvel ordre. Une mélancolie s’attache à tout imparfait, comme le Narrateur le découvre lorsque Maman lui lit François le Champi. Mais la voix qui paraît si bien faite à cette « sensibilité » est aussi celle « qui dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer »11. Nostalgie et impatience se partagent donc le champ émotionnel du dépaysement. Le préfixe n’est pas seulement à entendre comme marque de privation : il indique également un déplacement de point de vue, une ouverture à l’encore imperceptible. Dans tout dépaysement, un repaysement est en marche.
Le rapprochement des textes aide à mesurer la parenté entre les deux auteurs. Si l’attention de Proust est attirée chez Flaubert par « cet imparfait si nouveau dans la littérature », c’est qu’il « y retrouve l’aboutissement de modestes recherches qu’[il a] faites » lui-même » : Flaubert, en effet, « sait donner avec maîtrise l’impression du Temps »12. Hommage, donc, du disciple au maître. Soit. Mais est-ce bien ainsi qu’il convient de voir les choses ? Ne serait-il pas plus exact de les penser dans l’autre sens ? Et de dire que c’est Proust qui, dans l’article que j’ai cité, invente l’imparfait flaubertien ? Qu’en un sens, donc, la nouveauté de l’imparfait dans L’Éducation sentimentale n’est que l’effet rétroactif d’une lecture qui lui est postérieure d’un demi-siècle ? Sans doute, en effet, fallait-il avoir traversé La Recherche pour comprendre cet aspect du style de Flaubert. Et il y a là une autre forme de déplacement, qui double celui de la lampe, dela maison nouvelle et du déménagement ; qui fait de l’imparfait non plus seulement un agent reconnu, mais l’effet révélé par une plus vaste expatriation, et qui s’opère cette fois entre les œuvres : à savoir que les grands textes s’entre-dépaysent.
Pascal est l’un des premiers à avoir remarqué l’importance de ces reprises à distance, où une formule passée jusque-là inaperçue révèle, sous la plume d’un autre, « une suite merveilleuse de conséquences »13. Remarque qu’il illustre tout naturellement par l’image d’un dépaysement botanique. Descartes semble parodier Saint-Augustin, dit en substance Pascal dans De l’art de persuader. Mais, ajoute-t-il, « les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur : infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant transplantées »14. Or pour que fortifient de tels bouturages, deux conditions opposées sont requises, que sous-entendent sans les nommer aussi bien Proust que Pascal : la généralité et la précision des énoncés. C’est parce qu’elle opère une coupe franche dans la représentation générale de la pensée, que telle déclaration d’Augustin peut résonner tout différemment dans le cogito cartésien. À cet égard, l’imparfait de Flaubert offre une matière de choix. Partagé entre le révolu et l’irrésolu, il déclenche dans la phrase une sorte de battement, ou proprement d’ondulation : l’événement y est ciselé précisément (les trains de bois se mettent à « onduler sous le remous des vagues », le bateau est « sans voiles », l’homme qui pêche est « assis »), mais il paraît en même temps s’enfoncer dans une sorte de généralité ontologique. La vue accède au plus fin détail tandis qu’elle s’éclaire d’une lumière essentielle. La voilà en proie à un dépaysement singulier, un peu comme lorsqu’on regarde une photographie très ancienne, mais d’une netteté surprenante, presque inquiétante : la finesse du grain évoque la subtilité d’un monde lointain, d’autant plus inatteignable qu’il est plus fortement présent, plus insistant même, plus désirable. Un simulacre du monde des rêves.
C’est cette sorte de carte postale qui nous révèle le fantasme érotique d’Emma Bovary : la précision du détail grotesque s’y marie, en le défigurant, avec le halo de la rêverie romantique (celle, par exemple, de « La Vie antérieure » de Baudelaire, qu’on croit entendre sous l’octosyllabe initial) : « C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre ; ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu’ils contempleraient »15. Ces conditionnels ne sont rien d’autre que les futurs rêvés par Emma et tamisés par le passé général de la narration. Et lorsque le véritable imparfait reparaît, quelques lignes plus loin, le balancement pittoresque du hamac fait place à celui, morne et vague, d’un cliché : « Les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil »16. Cependant, si déprimantes que soient les images du bonheur bourgeois, et qu’il ait pour décor les rives de la Seine ou les banalités de l’imagerie touristique, l’imparfait si bien nommé y introduit toujours le nerf d’une attente, y prépare une épiphanie, donc une secousse psychique. Albert Thibaudet remarquait combien les imparfaits faisaient masse dans la phrase de Flaubert17. À la manière des multiples essences de la forêt de Fontainebleau que visitent Frédéric et Rosanette, en effet, ils se serrent pour mieux faire subitement jaillir le trouble au passé simple – en l’occurrence, la frayeur surnaturelle provoquée par des rochers zoomorphes rencontrés en chemin : « et tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer ». Surprise assez comparable au « Ce fut comme une apparition »18 du début du roman.
Il me semble que de ces remarques ponctuelles, on peut maintenant tirer quelques réflexions relatives aux valeurs de dépaysement et de paysement dans la littérature. Celle-ci, d’abord, pour tenter de rendre compte d’un étonnement : que nous soyons contraints de nommer les phénomènes imaginaires que désignent ces deux mots, par recours à des métaphores spatiales. Déplacements entre des régions inconnues, accoutumances et désaccoutumances territoriales : on touche là, probablement, au lien profond qui, depuis L’Odyssée, unit toute forme de récit, poétique comme prosaïque, à l’expérience du dépaysement. Lien qui s’explique avant tout par un fait d’expérience : la loi de mobilité selon laquelle, à chaque pas de l’aventure individuelle ou collective, un espace s’évanouit au profit d’un autre qui se découvre, nous condamnant à n’entretenir avec « le monde » qu’une relation d’identification précaire, parcellaire, menacée, bientôt nostalgique ou désirante : une relation d’exil permanent. L’activité d’écrire touche, on le sait, à la même sorte de défection, inspirée par la même évanescence de l’ici-et-maintenant, et reconnue depuis Mallarmé sous l’emblème double de l’ « absente de tout bouquet » et de « la disparition élocutoire du poète. »19. Écrire ne traite que de choses disparues, dans un dépaysement perpétuel du sujet.
Mais – deuxième remarque – la phénoménologie nous a aidés à comprendre aussi comment cette « disparition élocutoire » ouvrait l’espace d’une activité constructive du côté du lecteur, comment le fait de l’œuvre impliquait, pour seulement avoir lieu, la participation d’un corps et de ses puissances de représentation. Comme l’écrit Merleau-Ponty, « je viens au-devant d’elle [l’œuvre] avec mes champs sensoriels, mon champ perceptif, et finalement avec une typique de tout l’être possible, un montage universel à l’égard du monde »20. Or cette participation sensorielle, ce venir-au-devant comme dit Merleau-Ponty, sous-tend entièrement la connaissance esthétique, notamment celle qui nous permet de trouver place dans un récit. Comprendre telle phrase, telle page, telle œuvre ou tel auteur ne veut pas seulement dire reconnaître leur portée sémantique, mais surtout parcourir en tous sens l’espace balisé par certains repères, par exemple grammaticaux. L’imparfait chez Flaubert dessine ainsi une circulation possible entre la position repérable de celui qui écrit, celle tout imaginaire d’un (ou des) personnage(s) dont la conscience sert de relais à la narration, celle enfin, objective, du dispositif du texte. On peut rêver ce triangle comme un « canton » narratif, un pays minimal auquel la lecture accède pour avoir lieu, où elle s’installe afin d’en épouser les reliefs, les tensions et les déformations. En ce sens, écrire est toujours une écopoïétique, c’est-à-dire l’art de construire des habitats imaginaires accueillants à d’autres imaginaires : la plasticité de la phrase, celle même d’un temps verbal, chez certains écrivains (parmi lesquels je rangerais Flaubert, Proust, mais aussi, près de nous, leur héritier Pierre Michon), invente en nous l’accueil de son étrangeté. Elle rend possible l’accès à des mondes qui sans cela nous demeureraient incompréhensibles, ou n’existeraient pas.
Un dernier mot, enfin, qui empruntera au vocabulaire musical : on le voit, un texte n’existe que par modulation continue, soit qu’il s’agisse de la variation de ses tonalités intérieures, soit qu’on pense aux changements d’approche subis au fil des époques. Le vocabulaire typiquement flaubertien de l’ondulation, de la vibration, du battement, ce registre à la fois sémantique, épistémologique et organique de l’instabilité donnent tout son sens et toute sa valeur au sentiment du dépaysement. Mais en même temps, il permet d’en prendre la mesure somme toute restreinte. Dans un essai récent, Les Bords de la fiction, Jacques Rancière montre comment la fiction moderne tente d’entrer dans la modulation de « ce qui arrive », s’efforce de penser, avec ses moyens propres, l’imprévisible constitutif de ce qu’on appelle un monde. Ainsi, le dépaysement pourrait être le nom d’une fonction narrative qui voit le jour avec Flaubert, et qui tend progressivement à défaire la rationalité des grands récits et des beaux destins tragiques (encore pleinement active chez Balzac et chez Stendhal) pour leur substituer tout autre chose : le rythme sans ampleur et sans gloire des aventures ordinaires où le changement de pays ne dépassera guère, désormais, les frontières de Guermantes et de Méséglise, et les variations d’éclairage, celles d’une lampe qu’on déplace.
[1] Albert THIBAUDET, Gustave Flaubert, Paris, Gallimard, 1935, p. 248.
[2] Marcel PROUST, « À propos du style de Flaubert », Essais et articles, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 590.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Gustave FLAUBERT, L’Éducation sentimentale, in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1952, p. 34.
[6] Marcel PROUST, art. cit., p. 588.
[7] Maurice MERLEAU-PONTY, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 19-20.
[8] Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, « Combray », Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 153. Je souligne.
[9] Ibid., p. 177-180. Je souligne. Cette page constitue en outre l’ouverture d’un article que Proust publia dans le Figaro du 19 novembre 1907 sous le titre Impressions de route en automobile.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 42.
[12] Marcel PROUST, art. cit., p. 595.
[13] PASCAL, « De l’art de persuader », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 600.
[14] Ibid.
[15] Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 260.
[16] Ibid.
[17] Albert THIBAUDET, op. cit., p. 356.
[18] Gustave FLAUBERT, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 36.
[19] Stéphane MALLARMÉ, « Crise de vers », Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1945, p. 366.
[20] Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 490.
Résumé
Lecteur de Flaubert, Proust met en valeur son usage particulier de l’imparfait. Il transmet une conception originale du temps, entre le révolu et l’irrésolu. Grâce à lui, la vue accède au plus fin détail d’une scène champêtre tandis qu’elle s’éclaire d’une lumière essentielle. La voilà en proie à un dépaysement singulier, un peu comme lorsqu’on regarde une photographie très ancienne.Le dépaysement pourrait ainsi être le nom d’une fonction narrative qui voit le jour avec Flaubert, et qui tend progressivement à défaire la rationalité des grands récits et des beaux destins tragiques pour leur substituer tout autre chose : le rythme sans ampleur et sans gloire des aventures ordinaires où le changement de pays ne dépassera guère, désormais, les frontières de Guermantes et de Méséglise, et les variations d’éclairage, celles d’une lampe qu’on déplace.
Abstract
Analysing Flaubert’s novels, Marcel Proust spotlights his particular usage of the “imparfait”, one of the French verb tense. This verb tense transmits an original approach of time, maintaining it between bygone eras and unresolved. It provides access to the smallest details of a country scene and simultaneously enlightens it of an essential light. The scene changes completely almost as if we were looking and old picture. Therefore, disorientation might be the name of a new narrative function that emerges with Flaubert’s writings. Gradually, it replaces the rationality of grand narratives and of fine awful fates by the small and inglorious rhythm of ordinary adventures in which the change of country will not go beyond the frontiers of Guermantes or Méséglise and the change of lightning not exceed the move of a lamp.
Christian DOUMET
Sorbonne Université, CELLF
FLAUBERT, Gustave, L’Éducation sentimentale, in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1952.
—, Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. Folio.
MALLARMÉ, Stéphane, « Crise de vers », Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1945.
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
—, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964.
PASCAL, Blaise, « De l’art de persuader », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954.
PROUST, Marcel, Du côté de chez Swann, « Combray », Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954.
—, « À propos du style de Flaubert », Essais et articles, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971.
THIBAUDET, Albert, Gustave Flaubert, Paris, Gallimard, 1935.