« Malheur à toi si tu oses décider qui nous sommes ! Un mot d’interprétation – la fête est finie. La solennité de la fête, c’est d’inventer l’énigme »1. À travers ces mots placés dans la bouche de Hans, l’un des personnages de Par les villages (Über die Dörfer), qui refuse d’être défini comme ouvrier, Peter Handke semble déposer au cœur même de la pièce, publiée en 1981, un avertissement face à toute tentative de ramener son œuvre à un genre, un registre, une intention préétablie, bref, de l’assigner à résidence. Tenter de démêler les multiples écheveaux génériques de cette œuvre inclassable, d’en distinguer les strates intertextuelles, d’en éclairer les pistes interprétatives conduirait irrévocablement à briser sa force communautaire et le plaisir qu’elle peut susciter. Effectivement, la pièce fait alterner, pour reprendre les mots de Stanislas Nordey qui la met en scène en 2013, « des zones d’une grande clarté, accolées à des zones de clair-obscur »2. Elle mêle le familial et le politique, la référence à l’enfance et l’omniprésence des morts. Elle fait se croiser dialogues, chœurs et longs monologues, résonances tragiques et mouvements épiques, qui désorientent en permanence le spectateur et entravent tout ce qui pourrait s’apparenter au confort de la reconnaissance. Pourtant, parallèlement à la création scénique de l’œuvre par Wim Wenders, à Salzbourg, en 1982, Peter Handke publiait un journal d’écriture, l’Histoire du crayon (Die Geschichte des Bleistifts) qui permet de découvrir l’atelier de l’écrivain, éclaire des zones d’ombre et suggère d’autant plus le jeu interprétatif. Parmi ces pistes, les notes prises lors de la fréquentation quotidienne des auteurs antiques et plus précisément d’Eschyle, le plus ancien des tragiques grecs dont nous ayons conservé les œuvres, se donnent à lire comme une véritable invitation à entrer dans la fête tout en réinventant l’énigme.
La référence à l’antique semble en effet au premier abord relever de ces multiples éclats, de ces brisures, ou de ces échos de la tragédie grecque qui viennent, loin de ce que l’on considère habituellement comme adaptations ou réécritures, habiter – hanter dirait-on aujourd’hui – le théâtre contemporain. Dans cette perspective, ils invitent à s’interroger sur ce que signifie pour Peter Handke le geste de retourner vers ce corpus, non pas pour l’actualiser, mais précisément parfois pour reconnaître la rupture, pour s’y dépayser, pour explorer toutes les possibilités créatrices d’une séparation alors vécue comme irrémédiable. Ces questions sont précisément au centre du poème dramatique Par les villages, qui mêle l’expérience de dépaysement des personnages avec celle de l’écriture. Elles se manifestent à travers celle de l’étrangeté, mais aussi à travers la nécessité de trouver de nouvelles voix, de nouvelles formes, une nouvelle communauté. Paradoxalement, c’est alors dans un mouvement réaffirmé vers une origine – ici du théâtre – vécue sur le mode hölderlinien d’une lointaine étrangeté, en suivant la trace – non le modèle – de la tragédie antique, que Peter Handke propose de trouver le chemin vers l’inconnu en même temps que vers soi-même et l’expérience revivifiée de l’instant présent.
En 1981, Peter Handke publie Par les villages (Über die Dörfer), « poème dramatique » qui vient clore une tétralogie initiée avec Lent Retour et poursuivie par La Leçon de la Sainte-Victoire et Histoire d’enfant. Lent Retour, publié en 1979, suivait le voyage du géologue Sorger, du Grand Nord de l’Alaska à la côte est des États-Unis, puis vers l’Europe natale, dans une expérience de déracinement qui se faisait aussi redécouverte de la communauté. Le cycle se poursuit en 1980 avec un essai, La Leçon de la Sainte-Victoire, qui explore ce que pourrait être un réapprentissage de la perception à travers la peinture de Cézanne. En 1981, Histoire d’enfant, évoque le voyage du narrateur (« l’adulte ») de la France à l’Autriche, « l’espace de la langue première », en compagnie de l’enfant, sa fille. Par les villages met en scène la fin de ce périple à travers le personnage de Gregor, revenu au village de son enfance. Les quatre œuvres se présentent donc comme une Odyssée, récit d’un long retour vers le « pays natal » qui est aussi quête lentement déployée d’un lieu à habiter. L’arrachement premier de Sorger devenu « Personne », tel l’Ulysse d’Homère, lui permet de porter sur le monde un regard neuf, non orienté par une recherche d’utilité immédiate, faisant émerger ce qui d’ordinaire reste inaperçu. C’est un bouleversement des repères qui se construit progressivement, le lieu de l’exil se révélant comme un nouvel espace du familier, dans lequel pourraient émerger de nouvelles relations à l’autre3, tandis que le « pays natal » devient quant à lui le lieu de l’étonnement et de la désorientation.
Peter Handke souligne lui-même la dimension autobiographique de cette tétralogie : originaire de Griffen, un village de Carinthie, une région habitée par des Slovènes qui fut intégrée à l’Autriche, il explique n’être « pas parvenu à établir, ni en y travaillant ni en ressentant les choses ni les deux à la fois, une relation durable à [son] pays natal »4. L’ambivalence se manifeste en particulier dans la difficulté à apprendre le slovène, matière obligatoire dans le village de Carinthie où il habitait enfant, et où l’on ne pouvait selon lui vivre que tiraillé entre deux États ou bien entre deux langues. Cette difficulté à habiter le lieu natal et à le reconnaître comme familier, ancrée dans la complexité de l’histoire récente autrichienne, motive on le sait les multiples voyages ou errances de Peter Handke lui-même comme elle motive l’exil et le retour de ses narrateurs. Elle inspire aussi le besoin de « réinventer [son] pays [l’Autriche] d’une manière qui ne soit pas réaliste, avec des détails réalistes, mais avec une vision qu’[il] espère acquérir à travers l’écriture »5.
Par les villages, qui clôt donc la tétralogie du Retour, s’inscrit dans cette problématique. La pièce s’ouvre sur ce qui devrait être le point d’orgue de l’itinéraire, l’arrivée de Gregor au village de l’enfance. Écrivain parti vivre à la ville, ce dernier revient à la demande de son frère, Hans, afin de régler la question de l’héritage de leurs parents. Il s’agit plus précisément de leur maison, qui lui revient de droit (il est l’aîné), mais que son frère habite et à laquelle il lui demande de renoncer au profit de sa sœur, Sophie. Ce retour fait revivre les conflits de l’enfance et ressentir à nouveau les rivalités entre frères, ce qui constitue le support de l’intrigue. Mais il est aussi l’occasion pour Gregor de redécouvrir son pays natal, aujourd’hui métamorphosé. Alors qu’il évoque son rêve d’un « retour dans le cadre d’origine » (« in deinen ersten Umkreis ») comme expérience de « vraie ”félicité” »6, la pièce va lui offrir plusieurs expériences de décadrages successifs. C’est que le village est occupé par un important chantier, au sein duquel des ouvriers terminent leurs dernières journées de travail, avant de partir ailleurs. Le moment de la pièce est donc un moment de passage pour ces derniers, qui vont repartir, comme pour Gregor, qui revient. Et le paysage lui-même porte la marque d’une transition qui modifie la perception :
Le chemin jusqu’ici était long. Déjà à l’entrée de la vallée les nuages de poussière s’élevaient des chantiers. L’eau du fleuve en était jaune. Derrière chaque plaque de localité une autre beaucoup plus grande portait le numéro du chantier, mais moi j’ai pris le chemin de crête entre les vergers7.
Or ce bouleversement que découvre Gregor est dénoncé comme dénaturation par les personnages qui vivent au village : l’intendante du chantier, puis la vieille femme, observent l’omniprésence d’une marque artificielle imposée aux lieux par le monde moderne :
Et le village où est-il ? Là où il y avait le milieu, on a mis une plaque : « Centre village ». Même les anciens sentiers ont été, entre-temps, tous munis de plaques, ils portent le nom des riches nouveaux arrivants qui ont leurs maisons de campagne et payent les gros impôts8.
En ce sens c’est le lien à la nature qui se trouve entravé, détourné, au profit d’une société du clinquant, du folklore et du pittoresque, de tout un « bric-à-brac anachronique »9. Ainsi l’expérience de dépaysement est-elle avant tout vécue par les habitants eux-mêmes, au sein de leur propre village, sur le mode de la non reconnaissance et de la perte : « Peut-être le village n’a pas même existé. », « Comme tout est devenu étranger ici » dit la vieille femme10. Les personnages ne cessent d’évoquer la rupture avec la nature : « Nature sauvage, où es-tu ? », dit l’intendante11. Par-delà les transformations du paysage, ce sont donc les relations elles-mêmes qui ont été perverties, sans qu’aucune communauté soit désormais possible. Le regard porté par Gregor lui-même sur sa propre sœur et la vie de commerçante qu’elle souhaite mener souligne encore davantage ce qui ne peut être pour lui que perte de l’authenticité : corps contraint, gestes faussés, parole dévoyée. Bien plus, la dénaturation imposée par ce monde moderneest alors présentée comme une véritable aliénation :
Même en forêt ou au bord de la mer, au lieu de bruissements tu n’entendras plus que le clinquement des caisses enregistreuses ; ton pays natal sera le registre du commerce et ton nom « commerçante » sera de ton vivant un nom sur une tombe12.
Le retour de Gregor au village après son exil et l’expérience de dépaysement dont il fait part face à ce qui lui était autrefois le plus familier, cristallisent donc les sentiments de perte et les angoisses de dénaturation éprouvés par les habitants eux-mêmes. Son regard, qui libère l’espace et la parole, permet de donner voix à tous ceux qui ne l’avaient pas, à tous ceux que l’on ne voit d’ordinaire pas. Son passage au village et le regard distancié, rénové, qu’il porte sur lui jouent en quelque sorte le rôle d’un révélateur, puisqu’ils permettent de faire ré-émerger un monde d’avant, déjà perverti, bientôt irrémédiablement perdu. Ce qu’éprouve Gregor relève certes pour une part d’une expérience commune de dépaysement qui touche tout homme qui revient dans son pays après une longue vie menée ailleurs. Le lieu fantasmé ne peut être celui que l’on retrouve, car, comme l’explique Vladimir Jankélévitch dans L’Irréversible et la nostalgie :
Le voyageur revient à son point de départ, mais il a vieilli entre-temps ! […] S’il s’était agi d’un simple voyage dans l’espace, Ulysse n’aurait pas été déçu ; l’irrémédiable, ce n’est pas que l’exilé ait quitté la terre natale, l’irrémédiable, c’est que l’exilé ait quitté cette terre natale il y a vingt ans. L’exilé voudrait retrouver non seulement le lieu natal, mais le jeune homme qu’il était lui-même autrefois quand il l’habitait. […] Ulysse est maintenant un autre Ulysse, qui retrouve une autre Pénélope…Et Ithaque aussi est une autre île, à la même place, mais non pas à la même date ; c’est une patrie d’un autre temps13.
Mais ici l’expérience d’étrangeté se retourne en quelque sorte sur Gregor lui-même, que les autres personnages ne reconnaissent plus comme l’un des leurs : « Retourne chez-toi à l’étranger. Il n’y a que là-bas que tu es ici »14. Le familier s’est donc en quelque sorte déplacé, excentré. L’origine a été déterritorialisée. Ainsi, là où l’Ulysse d’Homère revient à Ithaque pour y rester, Gregor, tel l’errant de Hölderlin qui, redécouvrant lui aussi un pays natal auquel il se sent désormais étranger, ne peut que constater sa solitude (l’élégie « Der Wanderer », dans sa deuxième version plus précisément, pourrait être analysée comme un autre matériau intertextuel de la pièce de Handke, mais cela dépasserait le cadre de notre analyse)15, Gregor donc, s’arrache au familial pour chercher ailleurs l’origine, et créer ailleurs une autre communauté, entraînant avec lui ceux qu’il avait quittés :
Nous sommes ceux qui n’ont pas de père [déclare son frère Hans], acquittés, débarrassés du pays natal, les beaux étrangers, les grands inconnus à la sage lenteur, les hommes de tous les temps16.
En ce sens, la pièce reprend cette idée, chère à Peter Handke, selon laquelle la patrie ne peut s’identifier au pays natal réel, mais doit se redéfinir par le détour, se réinventer par l’écriture17.
Or ce nouveau départ qui a la liberté de l’« aventure », le défi d’une « résolution », s’accompagne d’une explosion de la forme même de l’œuvre progressivement métamorphosée par des éclats, un chant, une ivresse dionysiaque. La recherche d’un autre natal est en effet aussi (surtout ?) à comprendre comme un parcours d’écriture et une interrogation sur l’origine des formes et des genres.
On a souvent évoqué le matériau antique qui traverse Par les villages18. Peter Handke lui-même, on l’a vu, lisait et commentait Eschyle pendant la période de composition de la pièce. Quelques années après cette lecture, il traduira le Prométhée enchaîné d’Eschyle (1986) et Œdipe à Colone de Sophocle (2003) pour des mises en scène de Klaus-Michaël Grüber, puis Hélène d’Euripide (2010) pour une mise en scène de Luc Bondy. L’on pourrait facilement se prêter au repérage des citations et retrouver l’expression de la lamentation « Oï-moi, oï-moi, oï-moi »19, la réécriture d’un vers de l’Agamemnon d’Eschyle : « Il a un taureau géant sur la langue qui le rend muet »20, ou de l’Œdipe roi de Sophocle : « O vous, trois routes et toi, précipice lointain »21.L’on pourrait comparer les conflits fraternels modernes avec ceux des familles antiques ; les personnages de l’intendante et de la vieille femme avec des « déesses du lieu », des « divinités lares d’un paysage dévasté »22. Pourtant on aurait tort de voir dans cette pratique de citation ou d’allusion un jeu d’érudition, qu’il soit expression d’une complicité ludique avec le spectateur ou bien au contraire procédé de déconstruction. Il peut être davantage fertile d’analyser ces procédés en termes d’échos ou de traces, comme le propose Arlette Camion : la tragédie grecque constituerait selon elle un « site », voire une « voûte », que la pièce contemporaine viendrait en quelque sorte habiter, actualiser23.
La démarche relève peut-être aussi d’un autre mouvement. Ce qui intéresse, semble-t-il, Peter Handke dans son lent cheminement avec les tragédies grecques, c’est plus précisément l’étude d’une dramaturgie et l’analyse des modalités et de l’efficacité de la parole, dans lesquels réside pour lui l’essence du drame. La parenté peut apparaître dans la structure d’ensemble : la pièce commence par ce qui pourrait être le retour d’Oreste vers le lieu natal, et l’instauration d’un conflit. À l’instar des héros tragiques, « chacun est dans son droit » (« alle sind im Recht »), indique la didascalie initiale : Gregor qui veut conserver la maison et dit son rejet de la dénaturation des choses par le commerce, Sophie qui dit son envie de ne plus se soumettre, de ne plus vivre en domestique, Hans qui refuse toute assignation. Le dépassement du conflit entre ces positions irrémédiables (telles celles d’Oreste et des Érinyes) s’opère à travers l’intervention de Nova, qui vient proclamer une nouvelle ère, par-delà le tragique, telle l’Athéna de l’Orestie24. Les emprunts émergent aussi dans les procédés dramaturgiques : les personnages se présentent en nommant la vallée dont ils sont originaires, tels les héros des Sept contre Thèbes ; l’action se passe devant les lieux (le rideau, le chantier, le cimetière), comme l’observait Peter Handke dans les tragédies antiques :
Ce qui est essentiellement répétable, c’est cette particularité des drames grecs de jouer quelque chose devant un lieu : devant un palais, devant une tente, devant un bosquet ; dès lors, l’intrigue, les actions violentes ne font pratiquement plus que se dérouler à l’intérieur, de façon invisible […]25.
Mais là où d’autres auteurs contemporains ‑ Sarah Kane par exemple ‑ ne voient dans cette relégation de l’action violente hors-scène qu’hypocrisie et fausse bienséance, Handke observe comment inventer la possibilité d’une dramaturgie de la parole, qu’aucune intrigue ne viendrait perturber :
De tous les tragiques Eschyle m’apparaît comme le plus accompli : pas d’intrigue, rien que la violence de la parole ; drame pur26.
Revenir à Eschyle, c’est en effet rechercher ce que pourrait être une scène dépouillée des « dialogues et des actions truquées du théâtre conventionnel »27 ; c’est donc pour une part, comme se le proposait Ariane Mnouchkine décidant de mettre en scène la trilogie des Atrides, « retourner à l’école et puiser à la source des sources, les Grecs »28. Mais ce qui intéresse Peter Handke ici, ce n’est pas tant de « puiser », d’extraire ou de rapporter un matériau théâtral, c’est plus précisément le geste même de retour, à travers lequel la pièce va remonter le cours de l’histoire de la tragédie pour en retrouver la force originelle. Dans ce même mouvement où Gregor revient sur le lieu du natal, Handke revient sur des lieux, des formes, une parole théâtrale qu’il considère comme originels. Le poème dramatique se cherche donc à travers le retour à l’épique, dont la tragédie elle-même est née, note Handke dans ses notes en citant Grillparzer29. La prise de parole des personnages, face au public, pour raconter la dénaturation de leur condition, est aussi héritée de cette volonté de faire de la pièce une « épopée du quotidien »30.
Mais l’on observera aussi parallèlement que le texte se trouve lentement, progressivement traversé par une écriture chorale, dans une structure alternée (dialogue et chœur) caractéristique de la tragédie grecque, et plus encore de ses débuts. Peter Handke note dans Histoire du crayon : « Dans Eschyle, exactement le rythme d’un ‘negro-spiritual’ : ‘Lamentez-vous avec moi – Nous nous lamentons avec toi !’, etc. »31. À la fin de Par les villages, Hans s’écrie : « Dites ‘malheur’ ; et les autres personnages répondent en chœur ‘Malheur’ »32. Il s’agirait donc de retraverser comme à rebours l’histoire des genres pour retrouver la possibilité d’un théâtre pré-dramatique, selon une lecture d’Eschyle qui deviendra courante à la fin du XXe siècle (dans les théories du théâtre post-dramatique notamment), et de remonter, dans une perspective nietzschéenne, jusqu’à l’indétermination de l’ivresse dionysiaque. On comprend alors cette récurrente utilisation des masques, évoquée dès la première réplique de la pièce : « Masque sur les joues »33, puis reprise comme un leitmotiv en gradation « Tous, l’enfant aussi, mettent leur propre masque » ; « L’enfant frappe du bâton. Tous retirent leur masque »34, avant l’invitation au mouvement final : « mettez votre masque de feuillage et renforcez le bruit du réel. Votre regard ne devient aigu que dans le bouleversement »35. On voit bien qu’il ne s’agit pas ici de recueillir des échos ou d’habiter des traces, mais bien de passer à travers l’histoire et le genre de la tragédie grecque pour faire à nouveau l’expérience dépaysante de sa force originelle de tremblement. Et de ce mouvement émergent progressivement une force d’arrachement, un ébranlement des formes et des certitudes qui permettent, par l’accès à une vision originelle retrouvée, de resacraliser le théâtre (l’on pourrait ici analyser cet autre mouvement vers l’originel que constitue l’émergence du sacré dans la pièce, à travers les voies constamment déçues de la perspective christique, à laquelle succède dans l’éblouissement final une expérience mystique inspirée de Rudolf Otto – Le Sacré).
On voit donc comment la thématique du chantier, omniprésente dans la pièce, permet peut-être de penser l’intrication des lignes fictionnelle et poétique : la mise en chantier est en effet transformation du paysage réel, remodelage des relations entre les personnages, mais aussi fouille dans l’histoire du théâtre ; la traversée des genres dynamise l’ensemble et crée l’élan. Parallèlement, ce mouvement de rupture et de déliaison se fait bouleversement des fondations et interrogation sur la valeur de l’héritage, qu’il soit réel (la maison parentale) ou figuré (l’histoire du théâtre et de la langue). Si la maison parentale constitue l’objet du conflit, elle permet en effet de poser une réflexion sur la transmission qui traversera l’ensemble de l’œuvre en de multiples ramifications. « Personne ne retient rien ; rien n’est plus transmis », déplore l’intendante devant le paysage métamorphosé36. La perte de la mémoire devient en effet un danger qui guette celui que Gregor appelle « le perdant futur » : « jamais ne lui viendra l’idée d’un héritage à transmettre ; sans mémoire, sans orientation, il rampera… »37. En même temps, l’espace du chantier, devant lequel se jouait le premier tableau, laisse la place à celui du cimetière, nouveau lieu originel qui pourrait, comme le dit Gregor, maintenir une forme de transmission : « Oui, ce cimetière muet ici c’est mon point de départ – ma culture »38. Gregor aurait voulu conserver la maison, retrouver le creux familier du banc de pierre au cimetière, mais de même que l’héritage ne saurait être celui, matériel, de la maison, de même il ne saurait se fantasmer dans la prégnance du souvenir des morts, dans les légendes longtemps véhiculées, dans la dette et la culpabilité. À travers l’exhortation de Nova qui clôt la pièce, Peter Handke propose une autre forme de transmission, non plus fondée sur la seule filiation mais sur l’amour et le désir de partage (« Ceux qui aiment, seuls transmettent »)39. Ce qu’il s’agit alors de partager, c’est – comme avait pu le faire Cézanne par la peinture – l’expérience du sensible, la vérité instantanée de la perception : « Transmettez le bruissement. Racontez l’horizon… »40. Le mouvement de décadrage, par-delà le pays natal et le tableau forcément perdu de l’enfance, s’accompagne donc du constat de l’impossibilité de toute conservation, voire de toute nostalgie de la tradition, en même temps que de l’appel à re-sourcer l’expérience et l’être en même temps que le lien aux autres dans une expression réinventée.
Aussi la réflexion dépasse-t-elle largement le cadre de l’intrigue pour s’inscrire dans une interrogation plus générale sur la place de la tradition au cœur même de la création. L’Histoire du crayon porte la trace de ce long questionnement. Handke y consigne nombre de citations extraites des lectures qui accompagnent l’écriture de la tétralogie. Les auteurs antiques (Eschyle donc, mais aussi Pindare, Homère, Empédocle, ou Thucydide) y ont la part belle, mais ils côtoient Goethe, Hölderlin, Grillparzer, Hegel, ou Nietzsche,… autrement dit les différents jalons de l’histoire des interprétations allemandes de l’antique. Dans un long paragraphe, Handke tente de définir plus précisément son rapport aux classiques :
Le classique, par opposition au naturaliste est le naturel, ce qui est selon la loi. Et ce classique ou le besoin que j’en ai, naît en moi de la manière suivante : quelque chose qui m’a bouleversé doit m’être dit de manière bouleversante. Mais je ne dispose pas de la forme voulue, je ne fais que bafouiller [sinon d’ailleurs cela ne m’aurait pas bouleversé]. En même temps, il est vrai, des quantités de formules me font signe : les répétitions bafouillantes du naturalisme, les faux-fuyants du Fragment romantique, la rengaine du néoclassicisme ou bien tout bonnement le silence – les différentes formes de trahison. Ce bouleversement [surtout quand il se reproduit] je ne veux pas le trahir, pas même en le taisant. Aussi vais-je, lecteur, chercher conseil dans l’histoire des formes et j’en reviens à ce qu’on sait de leurs débuts. Quand enfin j’en arrive à formuler par moi-même, je me laisse guider – sans il est vrai les adopter – par ces formes. Le classique vient chez moi du besoin de la forme qui rende sans cesse répétable la sauvagerie originelle. Qui donc dit qu’il n’y a plus d’aventure ? La voie qui mène de ce qui est sauvage, originel et informel à ce qui est sauvage mais qui a une forme, sauvage et répétable, c’est une voie aventureuse [de l’enfance de l’esprit à l’esprit d’enfance]41.
Remonter le cours de « l’histoire des formes » et revenir à l’antique, c’est donc tenter d’atteindre l’origine par-delà la tradition. C’est remettre en chantier les habitudes acquises et déblayer le chemin de la création des strates d’un héritage parfois vécu comme « trahison ». C’est dépayser une origine écrasée par l’accumulation des interprétations pour retrouver ‑ ou trouver‑ sa force expressive, « sauvage » et « informel[e] ». Peter Handke auteur de théâtre annonce ici le geste qui sera le sien quelques années plus tard lorsque, traduisant le Prométhée enchaîné d’Eschyle, il cherchera à retrouver la fraîcheur des mots allemands dégagés de toute gangue littéraire voire de tout usage. Remonter jusqu’à une langue grecque considérée comme archaïque (« mit Hilfe archaischer Wörter ») lui permet alors, par l’accès aux « choses » premières qu’elle procure, de renouveler, dans le présent, sa propre langue42. « Passer par les villages », traverser l’« histoire des formes » comme ailleurs traverser l’histoire des langues et les laisser derrière soi, c’est peut-être, pour Handke comme pour Gregor, se déprendre d’une fascination pour la place de la maison natale, l’origine sidérante, et quitter la posture de celui qui maintient fixe l’héritage, pour se remettre en mouvement dans un geste de rupture et de libération, suivre les voies d’une origine rendue à son universalité et inventer une expression qui puisse enfin transmettre « le monde intact » (« die heile Welt »).
Si Par les villages s’ouvre sur un retour du personnage au pays natal vécu comme expérience de dépaysement, la traversée de la tragédie grecque, ici progressivement rendue à sa dimension dionysiaque par-delà la distinction des genres, dans un rêve d’origine qui perpétuellement se dérobe, introduit donc bien dans l’écriture ce que l’on pourrait interpréter comme une césure (au sens hölderlinien) qui rend le présent comme étranger à lui-même, dans une expérience d’inactualité de ce présent par rapport à lui-même. Cette césure se fait en même temps tournant fertile en potentialités, tant il est vrai que la tragédie antique devient alors facteur de rupture et de nouveauté. En ce sens, le prisme hölderlinien permet peut-être de libérer le théâtre des déterminations historiques et de l’affirmer comme un processus qui refuse l’emprise de l’Histoire. C’est par cette expérience qui fait vivre un « absolu présent du théâtre »43, que ce dernier pourrait alors, si l’on en croit Peter Handke, par-delà le poids de la tradition, trouver sa vérité et son autonomie.
[1] Peter HANDKE, Par les villages, traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Gallimard, 1983, p. 33 (« Und wehe dir, du wagst zu schließen, wer wir sind ! Ein Deutungswort – das Fest ist aus. Die Festlichkeit besteht darin, das Rätsel zu erfinden », Über die Dörfer, Francfort, Suhrkamp, 1981, p. 37).
[2] Dossier de presse du spectacle pour le festival d’Avignon 2013, p. 3 (www.festival-avignon.com/lib_php/download.php?fileID).
[3] Voir Judith SARFATI LANTER, Donner forme au sensible. La perception dans l’œuvre de Peter Handke, Malcolm Lowry et Claude Simon, Paris, Champion, 2013.
[4] Peter HANDKE, Vive les illusions, Entretiens, traduit de l’allemand par Anne Weber, Paris, Éditions Christian Bourgois, 2008, p. 15.
[5] Id., Entretien avec Nicole Casanova, paru une première fois dans Les Nouvelles Littéraires, 1978, et repris dans Peter Handke, ORACL, Poitiers, 1987, p. 27.
[6] Id., Par les villages, op.cit., p. 16. « Als du mir einmal erzähltest, jedesmal bei der Wiederkehr in deinen ersten Umkreis spürtest du schon von weitem geradezu eine ‘Seligkeit’ », Peter HANDKE, Über die Dörfer, Francfort, Suhrkamp, 1981, p. 18.
[7] Peter HANDKE, Par les villages, op. cit., p. 21.« Der Weg hierher war sehr lang. Schon am Taleingang wehten die Staubschwaden von den verschiedenen Baustellen. Das Wasser des Flusses war davon lehmig. Hinter jeder Ortstafel stand eine weit grössere Tafel mit der Nummer des jeweiligen Bauloses. Aber ich nahm dann den Höhenweg zwischen den Obstgärten », ibid., p. 23.
[8] Peter HANDKE, Par les villages, op. cit., p. 57. « Und wo ist das Dorf ? Wo die Mitte war, ist jetzt ein Schild aufgestellt : ‘Dorfmitte’. Auch die ehemaligen Feldwege sind inzwischen alle beschildert und heissen nach den reichen Zugezogenen, die dort ihre Landhäuser haben und die grossen Steuern bezahlen », ibid., p. 64.
[9] Id., Par les villages, op .cit., p. 61.« Unzeitspuck », ibid., p. 69.
[10] Ibid., p. 57 et p. 58. « Vielleicht has es das Dorf gar nie gegeben… Wie fremd ist hier alles geworden », ibid., p. 65.
[11] Ibid., p. 24. « Wildnis, wo bist du ? », ibid., p. 26.
[12] Ibid., p. 51. « Auch im Wald oder am Meer wirst du statt dem Rauschen bloβ das Kassenrasseln hören. Deine Heimat wird das Handelsregister sein, und dein Name ‘Geschäftsinhaberin’ wird schon bei Lebzeiten ein Grabsteinname sein », ibid., p. 57.
[13] Vladimir JANKELEVITCH, L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p. 300-301 (cf. aussi p. 301 : « Et l’exilé courait aussi à la recherche de sa patrie, et maintenant qu’elle est retrouvée il ne la reconnaît plus »).
[14] P. HANDKE, Par les villages, op. cit., p. 65. « Kehr heim in die Fremde. Nur dort bist du hier ; nur da ist die Freude erdnah », P. HANDKE, Über die Dörfer, op. cit, p. 74.
[15] Voir sur ce point Isabelle KALINOWSKI, « ‘Voyageurs dans un paysage’ Deux versions du poème ‘Der Wanderer’ de Hölderlin (1797 et 1800) », Revue germanique internationale, 7, 1997, p. 236.
[16] P. HANDKE, Par les villages, op. cit., p. 35 « Wir sind die Vaterlosen, die Freigesprochenen, die Heimatledigen, die Ortsentklammerten, die schönen Fremden, die grossen Unbekannten, die sinnreich Langsamen, die Menschen aller Zeiten », P. HANDKE, Über die Dörfer, op. cit, p. 39.
[17] « Et j’ai envie d’inventer un autre pays, une Autriche qui existe sûrement, mais qui n’est ni dans les journaux, ni dans les statistiques, qui n’est pas dans la philosophie, ni dans la sociologie. Je sens le besoin de réinventer mon pays d’une manière qui ne soit pas réaliste, avec des détails réalistes, mais avec une vision que j’espère acquérir à travers l’écriture. Cette vision ne sera pas préméditée, parce qu’elle serait fausse. Elle sera réalisée dans le langage, trouvée dans le processus de l’écriture », P. HANDKE, Entretien avec Nicole Casanova, art. cit., p. 27.
[18] Voir notamment Arlette CAMION, « L’Antithéâtre de Handke », in Marie-Christine AUTANT-MATHIEU (dir.), Écrire pour le théâtre : les enjeux de l’écriture dramatique, Paris, Éditions du CNRS, 1995, et Heinke WAGNER, La Mission théâtrale de Peter Handke, Berne, Peter Lang, 2003.
[19] Peter HANDKE, Par les villages, op. cit., p. 41.
[20] Ibid., p. 33. « Auf seiner Zunge steht der Riesenstier, der ihn sprachlos macht », P. HANDKE, Über die Dörfer, op. cit, p. 36(cf. ESCHYLE, Agamemnon, v. 36).
[21] Ibid., p. 41. « Oh ihr drei Strassen und du abgelegene Schlucht », ibid., p. 44 (cf. SOPHOCLE, Œdipe roi, v. 1407-1408).
[22] A. CAMION, « L’Antithéâtre de Handke », art. cit., p. 104.
[23] Ibid. et Id., Image et écriture dans l’œuvre de Peter Handke, 1963-1983, Berne, Peter Lang, 1992, p. 176.
[24] « À la fin du drame ce sera l’apothéose de l’art [et des hommes avec lui] ; une déesse doit faire son apparition et proclamer, comme jadis, la consolation », P. HANDKE, Histoire du crayon, Paris, Gallimard, 1987,p. 237 (« Am Schluβ des Dramas wird es zur Apotheose der Kunst kommen [und mit ihr der Menschen] ; eine Göttin soll erscheinen und den Trost verkünden, so wie einst », P. HANDKE, Die Geschichte des Bleistifts, Salzbourg et Vienne, Residenz Verlag, 1982, p. 231).
[25] Ibid.,p. 236 (« Frisch wiederhlolbar ist auch jene Eigenart der griechischen Dramen, vor [örtlic] etwas zu spielen : vor einem Palast, vor einem Zelt, vor einem Hain ; wobei die Aktionen, die Handlung, das Gewalttätige, dann fast einzig innen, unsichtbar vor sich gehen… », ibid., p. 230).
[26] Ibid., p. 244 (« Aischylos erscheint mir von allen Dramatikern als der vollkommenste : keine Intrigue, nur die Wortgewalt ; reines drama », ibid., p. 238).
[27] Ibid., p. 244(« ohne die Dialog –und Handlungstricks des eingebürgerten Theaters », ibid., p. 238).
[28] Ariane MNOUCHKINE, L’Art du présent, entretiens avec Fabienne Pascaud, Paris, Plon, 2005, p. 157.
[29] Voir P. HANDKE, Histoire du crayon, op. cit., p. 235-236 (Die Geschichte des Bleistifts, op. cit., p. 230).
[30] Georges-Arthur GOLDSCHMIDT, quatrième de couverture de P. HANDKE, Par les villages, op. cit.
[31] P. HANDKE, Histoire du crayon, op. cit., p. 249 (« In Aischylos ist genau der Rhytmus eines Negro Spirituals : ‘klag mit mir ! - Wir klagen mit dir’, usw », Die Geschichte des Bleistifts, op. cit., p. 244).
[32] Id., Par les villages, op. cit., p. 78 (« Hans [leise zu den drei Genossen]/ Sagt ‘Jammer’./ Die drei [leise]/ ‘Jammer’ », Über die Dörfer, op. cit, p. 39).
[33] « Zuschauermaske über den Wangen », ibid., p. 11.
[34] Id., Par les villages, op. cit., p. 72 et p. 88. « Alle, auch das Kind, setzen ihre eigenen Masken auf », « Das Kind stöβt den Stock aus. Alle nehmen die Masken ab », ibid., p. 81 et p. 101.
[35] Ibid., p. 91.« Legt euch die Laubmaske an und verstärkt das vollkommen-wirkliche Rauschen », ibid., p. 105.
[36] Ibid., p. 23. « keiner hält etwas fest. Nichts mehr wird weitergegeben », ibid., p. 26.
[37] Ibid., p. 75. « Nie wird ihm die Idee von irgendeiner weiterzugebenden Hinterlassenschaft kommen, gedächtnis – und orientierungslos wird er …kriechen », ibid., p. 86.
[38] « Ja, dieser stumme Friedhof hier ist mein Ausgangspunkt – meine Kultur », ibid., p. 67.
[39] « Weitergeben tun aber nur, die etwas lieben », ibid., p. 99.
[40] Ibid., p. 87. « Überliefert das Rauschen. Erzählt den Horizont », ibid., p. 100.
[41] Id., Histoire du crayon, op. cit., p. 188-189 (« Das Klassische ist, im Gengensatz zum Naturalistischen, das Natürliche, das Gesetzmäβige. – Und dieses Klassische, oder das Bedürfnis danach, entsteht bei mir folgend : etwas, das mich überwältigt hat, soll [will] überwältigend gesagt werden. Aber ich verfüge nicht über die Form dafür, stammle nur [sonst hätte es mich ja auch nicht überwältigt]. Zugleich winken mir freilich noch und noch Formeln : das naturalistische Nachstammeln, das romantische fragmentarische Ausweichen, das klassizistische Geleier, oder auch nur das Stillschweigen – die verschiedenen Arten des Verrats. Dochich kann die Überwältigung [zumal wenn diese sich wiederholt] nicht verraten, nicht einmal durch Verschweigen. So suche ich Rat in der Geschichte der Formen, als Leser, und gehe zurück zu deren wiβbarem Anfang. Und wenn ich dann endlich selbst formuliere, lasse ich mich leiten -ohne sie freilich zu übernehmen- von jenen Formen […]. Das Klassische kommt also bei mir aus dem Bedürfnis nach etwas Förmlichen, wodurch das Wilde, das Ursprüngliche, immer neu wiederholbar wird. Wer sagt also daβ es keine Abenteuer mehr gibt ? Der Weg vom formlos, einmalig Wilden zum förmlichen Wilden, zum wiederholbar Wilden, ist abenteuerlich [vom Kindergeist zum Geisteskind] », Die Geschichte des Bleistifts, op. cit., p. 183).
[42] Id., « Amerkungen » in Aischylos, Prometheus, gefesselt, Francfort, Suhrkamp, 1986 (voir sur ce sujet Claire LECHEVALIER, « ‘Mit Hilfe archaïscher Wörter archaische Dinge […] sehen’ : Peter Handke et la traduction du Prométhée enchaîné d’Eschyle » in Frédéric WEINMANN, Ralf ZSCHACHLITZ et Fabrice MALKANI (dir.), Canon et traduction dans l’espace franco-allemand, Cahiers d’études germaniques, 59, 2010, p. 141-152).
[43] Matthias DREYER, Theater der Zäsur, Antike Tragödie im Theater seit den 1960er Jahren, Paderborn, Wilhelm Fink, 2014, p. 26.
Résumé
En 1981, Peter Handke publie Par les villages (Über die Dörfer), « poème dramatique » qui vient clore une tétralogie initiée avec Lent Retour et poursuivie par La Leçon de la Sainte-Victoire et Histoire d’enfant. Il y met en scène le retour de Gregor, écrivain vivant à la ville, vers sa maison natale, son frère et sa sœur qui refusent de lui laisser sa part d’héritage. Or, ce que découvre Gregor aujourd’hui, loin de tout sentiment de reconnaissance, c’est la perte du monde au sein duquel il avait grandi et sa métamorphose ; c’est la souffrance du quotidien et la rupture avec la nature. L’expérience de dépaysement se manifeste à travers celle de la séparation, mais aussi avec la nécessité de trouver de nouvelles voix, de nouvelles formes, une nouvelle communauté. Paradoxalement, dans un mouvement réaffirmé vers une origine vécue sur le mode hölderlinien d’une lointaine étrangeté, en suivant les voies – non le modèle – de la tragédie antique, Peter Handke propose de se déprendre de toute conservation de l’héritage et de toute nostalgie de la tradition pour se remettre en mouvement, suivre les traces d’une origine rendue à son universalité et inventer une expression qui puisse enfin « transmet[tre] le monde intact ».
Abstract
In 1981, Peter Handke publishs Walk about the Villages, a theatrical poem that closes a tetralogy initiated by Slow Homecoming, and continued with The Lesson of Mount Sainte-Victoire and Children’s Story. It features the return of Gregor, a writer living in the city, to his natal house and tells the tale of his brother and sister refusing to accord him his share of the family inheritance. Gregor doesn’t recognize the place he used to live and realizes its loss and metamorphosis showed by daily suffering and disconnection with nature. The change of scenery arises with the experience of separation and implies to find other voices, other aesthetics forms, and other kind of community. Peter Handke chooses to examine the question of our origin, understood in the words of Holderlin like remote oddity, by following unaccustomed ways, those of the ancient tragedy considered not as a model but as a resource. He proposes relinquishing to conserve any heritage and suggests to reject the nostalgia of traditions, both aesthetics and communal, so as to start to move again, following the steps of an origin considered in its universality and inventing new forms of expression that can at last “transmit the world unaltered”.
Claire LECHEVALIER
Univ. de Caen Normandie LASLAR (EA 4256)
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—, « L’Antithéâtre de Handke », in Marie-Christine AUTANT-MATHIEU (dir.), Écrire pour le théâtre : les enjeux de l’écriture dramatique, Paris, Éditions du CNRS, 1995.
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—, « Entretien avec Nicole Casanova », paru une première fois dans Les Nouvelles Littéraires, 1978, et repris dans Peter Handke, ORACL, Poitiers, 1987.
—, Histoire du crayon, [Die Geschichte des Bleistifts, Salzbourg et Vienne, Residenz Verlag, 1982] Paris, Gallimard, 1987.
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