La publication des Îles, recueil d’essais de Jean Grenier, décida en 1933 de la vocation d’écrivain d’Albert Camus. Un an avant sa mort, en 1959, il en préface la réédition : « Aujourd’hui encore, il m’arrive d’écrire ou de dire, comme si elles étaient miennes, des phrases qui se trouvent pourtant dans Les Îles ou dans les autres livres de son auteur »1. Ce recueil, qui évoque un trajet d’une île à une autre sur un mode moral plutôt que géographique, il le réinterprète selon sa pente personnelle. L’auteur de L’Exil et le Royaume explique comment la réalité sensible qui constitue notre royaume se double de l’imagination d’un « ailleurs », qui inspire de « subites mélancolies »2. Le partage entre le Nord brumeux et le Midi lumineux, sur lequel se concluait L’Homme révolté, oriente sous sa plume les thèmes offerts par Les Îles. Les hommes du Nord aspirent à trouver la lumière ; mais ceux à qui la lumière a été donnée, où iraient-ils, sinon vers l’invisible ? Ainsi s’expliquerait la supériorité de la pensée grecque. La vertu d’ouverture des pays lumineux admet pourtant son contraire au sein de l’œuvre de Camus. « […] ce pays où le soleil tue les questions », dit Martha, l’héroïne du Malentendu3. Loin d’interroger l’invisible, Meursault « se borne à répondre aux questions »4. Celles que lui pose la société étant idiotes, il paiera de sa vie son refus d’y répondre. Eschyle ou Meursault : Camus, qui rêva de rivaliser avec le génie du premier, a mis de lui-même dans la simplicité fruste du second. Au moins fut-il dépaysé chaque fois qu’il était exilé des pays du soleil. Quand il découvre la Grèce en 1955, à quarante-deux ans, il s’y retrouve chez lui. Visitant l’Acropole, il s’y rend « « en ‘voisin’, sans une émotion »5.
Récurrente dans son œuvre, la métaphore de l’île se fait insistante dans Le Premier Homme. La première page du manuscrit désigne comme une « sorte d’île immense » la terre qui s’étend des « crêtes marocaines » jusqu’« aux approches de la frontière tunisienne »6. Cette singulière vision géographique s’éclaire quand on lit que, pour Jacques Cormery, le héros du roman, la Méditerranée sépare « deux univers »7 ; au sud, une autre frontière sépare le Maghreb du Sahara, à peine entrevu par Camus à l’occasion d’un voyage à Laghouat et à Ghardaïa. À l’intérieur d’Alger, Jacques a grandi dans « l’île pauvre » du quartier de Belcourt8, métaphore appropriée car la pauvreté isole9. Retrouvant Alger après un séjour en métropole, c’est dans une autre île pauvre de la ville, le quartier de Bab-el-Oued, que Camus se sent « rapatrié »10. L’habitant d’une île y trouve un refuge, à moins qu’il ne la quitte pour tenter l’aventure, à ses risques et périls. Camus a quitté avec remords l’île de la pauvreté (dont sa mère, originaire de l’île pauvre de Minorque, est la figure symbolique) et avec déchirement son île maghrébine.
« Mon royaume est de ce monde », a-t-il écrit à quatre reprises au moins, à de légères variantes près11. La formule écarte toute possibilité de dépaysement si on entend « monde » au sens cosmique. Le silence de l’au-delà, que les mortels interrogent sans obtenir de réponse, donne son prix au royaume qui nous a été échu en partage. Le plus souvent pourtant, Camus réduit ce monde aux territoires qu’il affectionne. Son royaume exclut les pays auxquels le destin a refusé la lumière, propice aux joies du corps et à l’idéal de la Beauté. La révolte de Prométhée12, qui fait œuvre de justice en disputant aux dieux le feu dont ils ont privé les mortels, en devient ambiguë. S’il n’était qu’un héros de la Grèce, quel sujet aurait-il de revendiquer la lumière ? N’est-il pas plutôt un héros universel qui, ayant le monde entier pour royaume, a l’ambition d’en arracher le sens aux dieux ?
Martha est une héroïne prométhéenne au sens étroit du terme. Victime d’une injustice qui l’a fait naître dans « l’Europe humide et noire »13, elle rêve des pays où « le printemps vous prend à la gorge », « où l’été écrase tout » et « où, enfin, les choses sont ce qu’elles sont »14. Ainsi le climat méditerranéen devrait-il être, en toute équité, le lot commun des hommes. Transplantée sous un ciel clément, Martha n’y serait pas dépaysée, mais rendue à elle-même. Sa légitime aspiration l’excuse-t-elle de recourir au meurtre ? Gageons que, rapatriée sur les « terres de l’innocence »15, Éden où le péché n’existe pas, elle y trouverait une forme d’absolution. Né sur une terre de lumière et d’innocence, Meursault repousse, symétriquement, la perspective de s’exiler à Paris : « C’est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche »16. Son dépaysement le priverait d’un sentiment d’innocence que confortera paradoxalement son procès. Ce manichéisme de Camus s’exprime dans le chapitre du Premier Homme où Jacques a quitté son « île » pour se recueillir en Bretagne sur la tombe de son père17. Son périple offre un étonnant florilège des monstruosités physiques et morales (méfiance, avarice…) auxquelles s’expose en métropole un Européen d’Algérie habitué à ce que Camus appelait, dans son « Petit guide pour des villes sans passé », la « générosité sans limite » et l’« hospitalité naturelle » de sa terre natale18. « L’Été à Alger » (Noces), où les Européens d’Algérie sont qualifiés de « barbares »19 en un sens laudatif, a d’emblée théorisé le gouffre qui sépare les deux populations. Toujours Camus se considérera en métropole, avec une pointe de pose peut-être, comme un barbare exilé sur une terre de fausse civilisation.
Jean-Baptiste Clamence accomplit un trajet inverse de celui dont a rêvé Martha. Nostalgique des îles grecques, où seuls peuvent vivre des « cœurs purs »20, il a élu domicile dans une ville (Amsterdam) dont les canaux froids et circulaires figurent l’Enfer de Dante. Loin de viser au dépaysement, il y trouve au contraire sa terre d’élection puisqu’il s’est donné pour mission de fustiger ses péchés afin d’en accuser la terre entière. Le héros de La Chute, œuvre ironique, provoque toutefois par sa surenchère verbale le doute du lecteur. Trop ouvertement comédien pour l’être tout à fait, trop sévère envers lui-même pour qu’on ne le soupçonne pas de chercher des excuses… « Vous êtes chez moi à Mexico-City, j’ai été particulièrement heureux de vous y accueillir »21. S’il se sentait chez lui dans ce bar sordide, il le formulerait avec moins d’insistance. Les artifices poétiques auxquels il recourt ensuite en promenant son client dans les rues d’Amsterdam composent le discours d’un guide touristique zélé plutôt que celui d’un natif de la ville. Dépaysé dans l’enfer d’Amsterdam, ce comédien fait le bravache en s’y proclamant chez lui quand sa vraie terre est ailleurs.
L’île du quartier pauvre d’Alger est elle-même segmentée dans Le Premier Homme. Une rue y sert de « frontière »22 entre deux univers, l’un moins pauvre que l’autre et paré de l’attrait mystérieux d’un pensionnat de jeunes filles. Les hauteurs de la ville, bâties de villas qui regorgent de jasmin et de glycines, ont composé à plus forte raison, pour Camus, un monde interdit : « Les fleurs au-dessus des hauts murs, à Alger, dans le quartier des villas. Un autre monde dont je me sentais exilé »23. Au lycée, « monde inconnu »24 situé à l’autre extrémité de la ville, Jacques Cormery est à nouveau dépaysé : alors que l’institution scolaire a pour mission de brasser les classes sociales, il se découvre, quand il doit écrire « domestique » à la rubrique « profession de la mère », plus pauvre que les pauvres. Seule la cour de l’établissement, où il se mêle à ses camarades dans des parties de football, le rapatrie dans son royaume25.
Dû aux frontières sociales ou géographiques, le dépaysement naît également du temps qui a passé. Quinze ans après les extases de Noces, Camus retourne en 1952 sur les ruines de Tipasa. Des fils de fer barbelés les protègent désormais – « je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte »26. La fuite de la jeunesse et la perte de l’innocence se conjuguent pour l’empêcher de s’y retrouver. Il faut la lumière, recours de « tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin », pour qu’il surmonte sa déconvenue. Le terme vaut aux sens propre (un soleil éclatant a succédé à une journée de pluie) et figuré : en lui perdure « un été invincible »27. Il est opportun, pour la poésie du texte, qu’à ce feu intérieur corresponde une éclaircie du ciel. « Mon pays, c’est l’hiver », chante le Canadien Gilles Vigneault. « Mon pays, c’est l’été », module Albert Camus. On ne démêle pas toujours si la frontière sépare chez lui deux types de climats, ou bien les hommes qui se soumettent aux brumes de ceux qu’anime une lumière de l’âme.
L’exil géographique lui a offert jadis une chance éphémère : se soustraire à l’habitude aide à se reconstruire autrement. À l’occasion d’un voyage à Prague en 1936, au cœur de l’« Europe humide et froide », il a découvert les bienfaits de la solitude : « Tout pays où je ne m’ennuie pas est un pays qui ne m’apprend rien »28. Mais, oublieux de ce principe, il évoque aussitôt ses visites aux églises et aux musées de la ville, rassurants parce que leurs trésors y ressemblent à ceux des autres capitales européennes. « Truc classique ; je voulais résoudre ma révolte en mélancolie. Mais en vain. Aussitôt sorti, j’étais un étranger »29. Le voyageur accède à la douceur de la mélancolie si sommeille en lui un « ailleurs », susceptible d’éclore sous un autre climat. Cet « ailleurs » lui est ici dérobé. Un Dieu caché engendre la mélancolie ; un Dieu qui se refuse suscite la révolte. Abordant à une mer souterraine, couverte d’une lumière qui n’est pas celle du soleil parce que lui manque la chaleur, le héros du Voyage au centre de la terre, de Jules Verne, en trouve l’effet « triste, souverainement mélancolique »30. Il n’éprouve pas le regret d’une mer ensoleillée, qui le rendrait nostalgique, ni le choc d’un univers inconnu, qui le frapperait de terreur, mais le sentiment d’un dérangement dans l’ordre du monde. Changer la révolte en mélancolie, à quoi Camus s’est vainement essayé en 1936, est une voie qu’il entrouvrira vingt-trois ans plus tard dans sa préface des Îles.
Sa lutte contre le sentiment d’exil prend une forme différente lorsque, l’année qui suit le voyage à Prague, il séjourne à Paris. « Tendresse et émotion de Paris », note-t-il dans ses Carnets, avant d’ébaucher un plan pour La Mort heureuse, roman abandonné qui préfigure L’Étranger : « Quartier pauvre de Paris. Boucherie chevaline. Patrice [Mersault] et sa famille. Le muet. La grand-mère »31. À Jeanne Sicard, il écrit : « Je connais Paris comme si j’y étais né, intimement, par le cœur. Sans doute mon passé de pauvreté m’y inclinait. Belcourt ressemble tellement à certains quartiers de Paris (rue Mouffetard, la Cité, etc.) »32. Qu’il eût pu situer Meursault, le héros de L’Étranger, dans un quartier pauvre de Paris trouble la légende solaire du roman : on était moins surpris qu’il se trouvât « rapatrié » dans l’île de Bab-el-Oued. Mais, d’une île à une autre, algéroise ou parisienne qu’importe, c’est la pauvreté qui dessine à ce stade le paysage moral de sa création romanesque.
Un séjour à Montmartre brise bientôt le charme : « Que signifie ce réveil soudain – dans cette chambre obscure – avec les bruits d’une ville tout d’un coup étrangère ? […] Et le monde n’est plus qu’un paysage inconnu où mon cœur ne trouve plus d’appuis. Étranger, qui peut savoir ce que ce mot veut dire »33. Que signifie, aussi bien, le titre de L’Étranger ? Les différentes traductions qui en ont été données en anglais (foreigner, stranger, outsider) signalent son ambiguïté. À se fier aux Carnets, on apparenterait la psychologie de Meursault à celle du Roquentin de La Nausée34. Née d’un décalage entre notre perception routinière du monde et la soudaine découverte de sa vacuité, la nausée de Sartre est voisine du sentiment de déjà-vu (ou paramnésie), superposition fugitive d’un souvenir imaginaire à l’instant réellement vécu. Dépaysant du présent sans rapatrier dans le passé, le déjà-vu rend étranger au monde et à soi-même. L’origine de la nausée, qui engendre une impression de fantastique35, n’est pas géographique : la racine d’un baobab ne serait pas plus dérangeante que celle d’un marronnier. Chez Roquentin, elle suscite un sentiment d’« Absurdité »36. Or, le brusque sentiment d’être « étranger » des Carnets n’est nullement celui que Camus prête au héros de son roman.Meursault est présent au monde absurde comme il l’est à lui-même. « L’innocence d’un être est l’adaptation absolue à l’univers dans lequel il vit », écrit Giraudoux, cité par Camus37. En aucun cas dépaysé, Meursault sera seulement jugé « étranger » par une société dont il ignore les lois.
Au fil de son séjour métropolitain, Camus s’acclimate moins à l’inconnu qu’il n’essaie d’acclimater ses découvertes. Séjournant en 1942 au Panelier (Massif central), il guette dans « ce pays où l’hiver a supprimé toute couleur puisque tout y est blanc » la « première odeur d’herbe du printemps »38. Vaine tentative : « Mer. Injustice du climat. Arbres en fleurs à Saint-Étienne. Plus affreux encore. Finalement, j’eusse voulu un visage tout à fait noir », écrira-t-il en 195039. Une femme laide ne corrige pas sa laideur en se fardant : on préfère, à tout prendre, sa laideur naturelle. « Quelle chance d’être né au monde sur les collines de Tipasa. Et non à St-Étienne ou à Roubaix. Connaître ma chance et la recevoir avec gratitude », note-t-il en 195540. Il n’est pas né à Tipasa, mais dans une maussade bourgade de l’intérieur du Constantinois. Son lieu de naissance proclamé, emblématique de l’Algérie et des pays du soleil, détermine seulement, sous sa plume, une manière d’être au monde. Ses partis pris prêtent parfois à sourire. Au dos d’une photo qui le montre accoudé à la terrasse des éditions Gallimard, il écrit : « Paris est beau, de ma terrasse, mais je préfère d’autres terrasses et le soleil »41. D’autres soleils, devrait-il préciser, car le soleil inonde sa terrasse parisienne, jusqu’à le faire cligner des yeux… Où qu’il soit, il compare, mesurant l’écart qui sépare sa terre de celle des autres. Trouve-t-il maigrichon l’arbre en fleurs de Saint-Étienne et pâlot le soleil parisien ? On le soupçonne plutôt de tenir pour acquis que l’apparence ne change pas la nature des lieux.
C’est que sa terre n’est pas seulement ensoleillée, elle est solaire. La lumière, réfugiée dans son cœur lorsque des nuages viennent l’estomper, est le symbole plus encore que la condition de la Beauté qui s’est épanouie dans la Grèce antique. Notre époque en est éloignée par l’espace et par le temps. Sa terre d’exil du Panelier souffre à la fois d’un ciel gris et des atteintes de la modernité : « Saint-Étienne et sa banlieue. Un pareil spectacle est la condamnation de la civilisation qui l’a fait naître. […] Aucun peuple ne peut vivre en dehors de la beauté »42. Dépaysé, Camus l’est moins ici comme un méditerranéen transplanté au cœur de la métropole que comme un enfant de la Grèce privé de ses repères par les ravages de la vie moderne. Dans « L’Exil d’Hélène » (L’Été), identifiant par le biais de la mythologie la Beauté à la Grèce, il fustige notre civilisation d’avoir si bien tourné le dos à la nature que les écrivains l’ont oubliée43. Loin de Tipasa (dont les ruines romaines étaient, dans Noces, opportunément habitées par des dieux grecs) ou de l’Acropole « voisine », l’artiste ne se reconnaît pas dans « ce monde morne et décharné »44. Il ressemble moins au Baudelaire du « Cygne », dont les transformations de Paris entretiennent la mélancolie et auquel les échafaudages du Louvre offrent la matière d’une allégorie, qu’à l’Albatros ou au « citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même » célébré par Proust45. Au lieu d’incliner à la nostalgie ou à la mélancolie, « L’Exil d’Hélène » nourrit un combat destiné à nous rapatrier dans « le camp où nous rejoindrons les Grecs »46.
Ses comparaisons de lieux introduisent parfois son paysage idéal dans des décors familiers. Visitant la Kabylie, il évoque la Grèce, où il n’est encore jamais allé : « Et c’est comme si tout d’un coup, à des siècles de distance, l’Hellade tout entière transportée entre la mer et les montagnes renaissait dans sa splendeur antique […] »47. Les lieux inconnus présentent des signes de reconnaissance. En route pour l’Amérique du Sud, il respire à Dakar « l’odeur de [son] Afrique »48 ; la nuit qu’il contemple sur le pont du bateau le fait songer à « nos nuits d’Algérie, fourmillantes »49 ; « Bahia, où l’on ne voit que des Noirs, [lui] semble une immense casbah grouillante »50 ; São Paulo est une « Oran démesurée »51. Les comparaisons tendent toutefois à s’estomper au fil d’un séjour épuisant : la végétation luxuriante du Brésil le rend « plus mélancolique qu’heureux »52. Mais, traversant l’Italie au retour de la Grèce, il conclura sa description du temple de Paestum en évoquant les oiseaux de Lourmarin et la rosée sur les ruines de Tipasa53. On échappe au dépaysement si on superpose aux lieux qu’on visite ceux qui habitent notre imagination ou notre cœur.
« Ma terre perdue, je ne vaudrais plus rien », écrit-il en 1958, alors que son Algérie est menacée54. L’entêtement de l’auteur du Premier Homme à voir son pays, malgré la montée du terrorisme, pareil à ce qu’il fut jadis a renforcé l’image d’un Camus aveugle au nationalisme algérien. La morale d’un roman ne s’identifie pourtant pas à celle de son auteur. Les marques d’identité réitérées d’une époque à une autre par le romancier traduisent, outre une banale résistance au vertige du temps qui passe, le besoin de se rassurer face à un avenir incertain. « Il est bien connu que la patrie se reconnaît toujours au moment de la perdre », écrivait-il dès 1938, quand nul ne prévoyait le drame des Européens d’Algérie55. L’irrémédiable dépaysement viendra pour eux en 1962, qu’ils soient désormais éveillés par l’appel du muezzin plutôt que par les cloches de la paroisse, ou que, « rapatriés », ils découvrent les froidures de la métropole et l’accent bizarre de ses habitants. Camus s’est installé bien avant cette échéance à Lourmarin, dans le Luberon dont les collines lui rappellent celle du Chenoua, qui domine les ruines de Tipasa. Sa vieille mère l’y rejoint pour un bref séjour. « Mais elle souffre d’exil. Son mot : « ‘C’est bien. Mais il n’y a pas d’Arabes’ »56.
Les rivages bienheureux de Tipasa incitaient à l’immobilité ; ceux d’Oran, moins hospitaliers, l’ont invité au grand large : « La côte entière est prête au départ, un frémissement d’aventure la parcourt. Demain, peut-être, nous partirons ensemble »57. « La Mer au plus près », sorte de poème en prose qui clôt L’Été, figure ce rêve. D’une île à l’autre : le narrateur vogue jusqu’à l’océan Pacifique, à travers des îles où Camus n’est jamais allé. « La mer : je ne m’y perdais pas, je m’y retrouvais », lisait-on dans les Carnets en 195058. La conclusion du poème fragilise cette certitude : « À nouveau, sans répit, courons à notre perte. / J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal »59.
Au seuil de l’océan du désert, Janine, l’héroïne de « La Femme adultère » (L’Exil et le Royaume), court à sa perte. Ayant accompagné son mari, voyageur de commerce que rien n’émeut, jusqu’à la frontière sud de « l’île » du Maghreb, elle s’évade, le soir venu, de la chambre conjugale et, frôlant des burnous sur cette terre inconnue, elle s’ouvre à la nuit, en proie au vertige, sous un ciel d’où les étoiles tombent en grappes. En larmes, elle rejoindra pour finir son mari endormi. Que pourrait-il comprendre à son escapade ? A-t-elle, fuyant la routine du mariage, vécu un moment privilégié de dépaysement, ou s’est-elle fugitivement retrouvée avec elle-même grâce à une communion avec le cosmos ? Le caractère éphémère de sa fuite était la condition de son intensité. « À Laghouat, singulière impression de puissance et d’invulnérabilité. En règle avec la mort, donc invulnérable », a noté Camus le jour où il s’est lui-même aventuré jusqu’au désert60. La perception aiguë qu’il est perdable confère au royaume sa beauté tragique61. Dans une page de jeunesse intitulée « Sans lendemains », Camus a traduit l’expérience qui l’a mené au bord du suicide : « Je décidais dans un grand arrachement d’appliquer ma lucidité à jouer toutes les parties d’un jeu où je partais perdant »62. Janine vit pleinement sa communion avec le désert parce qu’elle sait que c’est l’aventure d’un instant. Mais, vouée à reprendre auprès de son médiocre mari le cours de sa vie conjugale, elle partait perdante.
« – Ta patrie ? », demande-t-on à l’« Étranger » de Baudelaire. « – J’ignore sous quelle latitude elle est située »63. S’il sait sous quelle latitude se situe la sienne, Camus peine à en déterminer les contours. Il arbitre en 1943 le désaccord de Gide et de Barrès sur la question du déracinement : « Il faut une patrie et il faut des voyages »64, équilibre rhétorique qui masque l’inconfort de ses propres voyages, à moins qu’ils ne le conduisissent à Athènes, banlieue de Tipasa. Quand il reproduit, en tête du manuscrit de « Retour à Tipasa », la phrase de Médée, d’Euripide : « Ô ma patrie, ô ma demeure… il n’est pas un plus grand malheur que celui d’être privé de la terre de la patrie »65, il songe évidemment à l’Algérie. En 1937, il avait pourtant donné « un sens valable au mot de Patrie » en évoquant plus largement les pays du pourtour méditerranéen dont le « laisser-aller » explique qu’on ressente une « gêne singulière » dès qu’on voyage en Europe centrale où les gens sont « toujours boutonnés jusqu’au cou »66. Pacifiste avant d’être patriote, il a attendu la guerre pour découvrir le sens ordinaire du mot « patrie »67. Il note toutefois curieusement en 1950 : « Oui, j’ai une patrie : la langue française »68.
La Patrie méditerranéenne définie en 1937 reposait déjà sur une « unité linguistique », conçue comme la « facilité d’apprendre une langue latine lorsqu’on en sait une autre »69. Il n’usa guère de cette facilité. Dans les pays lointains où il voyagea (Amériques du Nord et du Sud), il eut chaque fois la chance de rencontrer des interlocuteurs capables de s’adresser à lui en français. On se sent cruellement dépourvu quand on côtoie, en voyage, des étrangers dont on ne comprend pas la langue. Ce sentiment est inconnu du « gorille » qui, servant des clients de toutes nationalités au bar de Mexico-City, se promène parmi eux en toute indifférence. Jean-Baptiste Clamence s’en amuse : « Imaginez l’homme de Cro-Magnon pensionnaire à la tour de Babel ! Il y souffrirait de dépaysement, au moins. Mais non, celui-ci ne sent pas son exil, il va son chemin, rien ne l’entame »70. Mais il s’agit d’un « gorille ». Dans une réflexion très pessimiste sur les difficultés de la communication entre les humains, Camus se demande si « le langage n’exprime pas, pour finir, la solitude de l’homme dans un monde muet »71. Chacun de nous serait, en somme, dépaysé par rapport aux autres.
Cette réflexion trouve une application historique plus que métaphysique dans deux scènes qui illustrent les difficultés de la colonisation. Dans L’Étranger, faute de pouvoir se traduire en paroles (fussent-elles des insultes), l’affrontement de Meursault et de l’Arabe sur la plage tourne à la tragédie. Des critiques anglo-saxons, ignorants des réalités de la colonisation, ont cru que le titre du roman signifiait que Meursault est étranger au pays qu’il habite. Français d’Algérie, il s’y sent autant chez lui qu’un Bourguignon en Bourgogne. Son adversaire, au contraire, a été dépossédé de ses racines par les lois françaises. Probablement francophone, comme l’immense majorité des Arabes d’Alger, il se refuse à adresser à son adversaire des mots dans lesquels il verrait peut-être une soumission. Dans « L’Hôte » (L’Exil et le Royaume), on ne sait trop si l’Arabe des Hauts Plateaux ne comprend pas, à la lettre, les mots de l’instituteur Daru ou s’il est trop aliéné aux autorités françaises pour imaginer que leur représentant lui indique la voie qui le rendra à son pays, celui des pâturages et des premiers nomades, c’est-à-dire à la liberté. Dus à une difficulté de langage plus encore que de langue, ces deux malentendus laissent soupçonner que coloniser signifiait d’abord dé-payser.
[1] Albert CAMUS, Œuvres complètes (désormais OC), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006-2008, t. IV, p. 623.
[2] Ibid., p. 622.
[3] Id., OC, t. I, p. 460.
[4] Carnets [à propos de L’Étranger], OC, t. II, p. 950.
[5] Carnets, OC, t. IV, p. 1221.
[6] Le Premier Homme, ibid., p. 741.
[7] Ibid., p. 861.
[8] Ibid., p. 910. Dès le début des Carnets (mai 1935), Camus a décrit le « monde des pauvres » comme « une île dans la société » (OC, t. II, p. 795).
[9] « D’où vient l’impression d’étouffement qu’on éprouve en pensant à des îles ? […] Mais on y est ‘isolé’ (n’est-ce pas l’étymologie ?). Une île ou un homme seul. Des îles ou des hommes seuls » (Jean GRENIER, Les Îles, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », préface d’Albert Camus, 1977, p. 108).
[10] A. CAMUS, L’Envers et l’Endroit, OC, t. I, p. 48.
[11] Par exemple : « Je suis heureux dans ce monde car mon royaume est de ce monde » (Id., Carnets, 1936, OC, t. II, p. 799).
[12] Camus a adapté le Prométhée enchaîné d’Eschyle avec son équipe du Théâtre du Travail (1937) et écrit un « Prométhée aux Enfers » (1946), recueilli dans L’Été (1954).
[13] Expression employée dans « Prométhée aux Enfers ». Id., L’Été, OC, t. III, p. 590.
[14] Id., Le Malentendu, OC, t. I, p. 477.
[15] Camus qualifie ainsi les dunes des plages d’Oran (Id., L’Été, OC, t. III, p. 583). Il a « le même sentiment à revenir vers l’Algérie qu’à regarder le visage d’un enfant » (Id., Carnets, 1943, OC, t. II, p. 1010).
[16] Id., L’Étranger, OC, t. I, p. 165.
[17] Id., Chapitre « Saint-Brieuc », OC, t. IV, p. 751 et suiv.
[18] Id., L’Été, OC, t. III, p. 596.
[19] Id., OC, t. I, p. 124. Voir aussi la présentation de sa revue Rivages. Revue de culture méditerranéenne (1938) : « Rien de ce qui est barbare ne peut nous être étranger » (ibid., p. 870).
[20] Id., La Chute, OC, t. III, p. 741.
[21] Ibid., p. 700.
[22] Id., OC, t. IV, p. 890.
[23] Id., Carnets (1952), OC, t. IV, p. 1138. La distance géographique matérialise une distance sociale : « Pour qui s’y plonge [dans le monde des pauvres], il faut dire ‘là-bas’ en parlant de l’appartement du médecin qui se trouve à deux pas » (Id., OC, t. II, p. 796).
[24] Id., Le Premier Homme, OC, t. IV, p. 862.
[25] « Il se sentait le roi de la cour et de la vie » (Ibid., p. 877).
[26] Id., L’Été, OC, t. III, p. 609.
[27] Ibid., p. 613.
[28] Id., L’Envers et l’Endroit (« La mort dans l’âme »), OC, t. I, p. 57.
[29] Ibid.
[30] Jules VERNE, Voyage au centre de la terre, Paris, Omnibus, 2002, p. 181.
[31] A. CAMUS, OC, t. II, p. 823 et p. 826.
[32] Cité dans Olivier TODD, Albert Camus. Une vie, Paris, Gallimard, 1996, p. 156.
[33] A. CAMUS, Carnets (mars 1940), OC, t. II, p. 906.
[34] Roquentin « analyse sa présence au monde », écrit Camus (« La Nausée, par Jean-Paul Sartre, Alger républicain », OC, t. I, p. 795). De même que Camus à Montmartre, c’est « tout d’un coup » qu’il en découvre l’étrangeté (J.-P. SARTRE, Œuvres romanesques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 150-151).
[35] Le héros de l’univers fantastique est « tout d’un coup » ébranlé par un événement ou une impression inattendus (Joël MALRIEU, Le Fantastique, Paris, Hachette-Supérieur, 1992, p. 53-71). Ce choc psychologique est géographiquement matérialisé dans la littérature ou au cinéma. Dans Nosferatu, de Murnau, un pont sépare le héros du pays des fantômes, ouvrant un passage vers le dépaysement.
[36] Sartre, op. cit., p. 152 et suiv.
[37] A. CAMUS, Carnets (1937), OC, t. II, p. 839.
[38] Ibid., p. 969.
[39] Id., OC, t. IV, p. 1076.
[40] Ibid., p. 1220.
[41] D’après Morvan LEBESQUE, Camus par lui-même, Paris, Le Seuil, « Écrivains de toujours », 1963, p. 145-147. Cette photo figure aussi dans l’Album Camus de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1982, p. 254.
[42] A. CAMUS, Carnets (1943), OC, t. II, p. 993.
[43] « On cherche en vain les paysages dans la grande littérature européenne depuis Dostoïevski » (Id., OC, t. III, p. 599). Relisant ses Carnets en 1947, il note : « Ce qui m’a sauté aux yeux : les paysages disparaissent peu à peu. Le cancer moderne me ronge moi aussi » (Id., OC, t. II, p. 1088).
[44] Id., L’Été (« L’Exil d’Hélène »), OC, t. III, p. 600.
[45] Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu (La Prisonnière), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1988, p. 761.Camus pastiche Proust en 1937 dans L’Envers et l’Endroit : « Les seuls paradis sont ceux qu’on a perdus » (A. CAMUS, OC, t. I, p. 47).
[46] A. CAMUS, OC, t. III, p. 601.
[47] Id., Carnets (1937), OC, t. II, p. 840.
[48] Id., Carnets (1949), OC, t. IV, p. 1012.
[49] Ibid., p. 1014.
[50] Ibid., p. 1033.
[51] Ibid., p. 1040.
[52] Ibid., p. 1037.
[53] Ibid., p. 1210.
[54] Ibid., p. 1284.
[55] Id., Noces (« L’Été à Alger »), OC, t. I, p. 125.
[56] Id., Carnets (1956), OC, t. IV, p. 1240. Notation autobiographique destinée au Premier Homme.
[57] Id., L’Été (« Le Minotaure ou la halte d’Oran »), OC, t. III, p. 585.
[58] Id., OC, t. IV, p. 1083.
[59] Id., L’Été (« La Mer au plus près »), OC, t. III, p. 623.
[60] Id., Carnets (1952), OC, t. IV, p. 1152.
[61] « […] la seule certitude que nous avons de notre avenir est celle de notre mort, la seule promesse de bonheur est le présent. Rendre par conséquent au présent sa présence et ne le sacrifier en aucune manière à l’ombre de l’avenir […] » (Maurice WEYEMBERGH, Albert Camus ou la promesse des origines, Louvain-la-Neuve, De Boeck Université, 1998, p. 73). Voir aussi Anne PROUTEAU, Albert Camus ou le présent impérissable, Paris, Orizons, 2008.
[62] A. CAMUS, OC, t. I, p. 1200.
[63] Le Spleen de Paris, dans BAUDELAIRE, Œuvres complètes, Claude PICHOIS (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975, p. 277.
[64] A. CAMUS, Carnets, OC, t. II, p. 1000.
[65] Voir Id., OC, t. III, Notes et variantes, p. 1341.
[66] Id., « La Nouvelle Culture méditerranéenne », OC, t. I, p. 567.
[67] Voir Lettres à un ami allemand, Id., OC, t. II, p. 3-29.
[68] Id., Carnets, p. 1099.
[69] Id., OC, t. I, p. 569. La langue arabe est bizarrement exclue du périmètre.
[70] Id., La Chute, OC, t. III, p. 697.
[71] À propos de Brice PARAIN, « Sur une philosophie de l’expression » (1944), Id., OC, t. I, p. 902.
Résumé
Camus s’est toujours senti dépaysé loin de son Algérie, et plus généralement hors des pays privés du soleil de la Méditerranée ou oublieux des leçons solaires de la pensée grecque. Dans les brumes du Nord ou sous des cieux exotiques, il a, plutôt que de tirer profit de son arrachement, lutté tant bien que mal contre le sentiment d’exil. L’incompréhension des langues étrangères nourrit aussi sa réflexion. Il sait combien un peuple colonisé peut, sur son propre sol, se sentir dépaysé.
Abstract
Far from his natal country, Algeria, and more generally, in countries deprived of Mediterranean sun or having forgotten the solar lessons of ancient Greeks, Albert Camus has always felt disoriented. In northern mists or under exotic skies, he fought, as best as he could, against the exile feeling instead of taking advantage of his banishment. The incomprehension of foreign languages also nourishes his thinking. He knows how much colonized people can feel disoriented.
Pierre-Louis REY
Univ. Sorbonne Nouvelle-Paris 3
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