Un inventaire des oiseaux au prisme des artistes du XXe siècle semble partagé entre la peur sous l’œil du rapace prédateur et la séduction des envols d’ibis gracieux. Entre la chouette/méduse de Bill Viola1 ou de Jan Fabre, qui nous tient à l’œil et les oiseaux muses sublimés depuis l’art moderne avec Matisse, Brancusi ou Miro, notre choix est d’éviter ces oiseaux représentés comme fascinants, nous invitant plutôt à la contemplation-passivité. La partition un peu facile entre les volatiles nocturnes angoissants de mauvais augure et les figures ailées diurnes souvent féminines fait oublier la tension plus banale entre terre et ciel, (entre ciel et terre à suivre les colombes) le signe de la brûlure d’Icare, qui voulut sortir d’un labyrinthe puis de la loi du père. La figure de l’enfermement, de ce qui bride, sera notre fil conducteur, représenté tout d’abord par la cage (moins mythologique que le labyrinthe) qui métaphorise dans l’art actuel des enjeux politiques de conditionnement sexuel, culturel et social. C’est ainsi que, dans les expressions plastiques contemporaines à partir des années 60 (installation, performance, sculpture)2, la représentation de l’oiseau résulte d’un regard critique sur les conditionnements, la fabrique de normes et d’une uniformité contagieuse. Certes notre titre fait allusion à une chanson française plus populaire que l’art contemporain, « Ouvrez Ouvrez la cage aux oiseaux » de Pierre Péret, qui fait de l’oiseau la métaphore de nos désirs d’évasion, ainsi de l’oiseau-lyre de Prévert :
Et les murs de la classe
S’écroulent tranquillement
[…]
Le porte-plume redevient oiseau
C’est dire le retour à la nature, à la liberté, par le biais d’un oiseau qui sait imiter les chants d’autres espèces. Mais l’enfermement est aussi celui de nos inconscients, qui fait que Freud hallucine un vautour, plutôt qu’un milan, dans la robe d’Anne que peint de Vinci, ce en quoi il ne maîtrisait pas tout. D’autant que Léonard de Vinci n’a jamais fait figurer d’oiseau dans ses peintures3, même si l’imaginaire du vol marqua ses dessins d’inventeur. La cage aux oiseaux est celle des pères, des représentations, et au-delà, celles de notre condition humaine. Chacun est tenu par une histoire familiale, et plus encore « chaque communauté est enfermée dans le récit qu’elle se fait d’elle-même » comme l’écrit Salman Rushdie4. Le motif de l’enfermement, de l’entre soi est à l’image d’une vie privée d’horizon et monolithique. Si l’oiseau-lyre de Prévert, réduit à la plume métonymique et ainsi détaché de son espèce devenu générique, est la figure du poète heureux, le corbeau du poème d’Edgar Poe enfermé dans la répétition d’une seule réponse à tout propos, « Jamais plus » est, quant à lui, la figure annonciatrice d’un homme confronté par ce dialogue avec le corbeau à sa propre perte du langage et d’un rêve, reprenant à son compte ce mot de la fin : nevermore, « jamais plus ».
Ce face à face contemporain entre l’oiseau et l’artiste est récurrent dans les nombreux autoportraits en oiseau ou avec oiseau. Mais vient-il se frotter à la perte ou imaginer un nouvel ordre symbolique ? S’agit-il d’un anthropomorphisme hérité de « l’usage ininterrompu de la métaphore animale » jusqu’au XIXe siècle dont nous parle John Berger5 ou d’une nouvelle solitude où « l’anthropomorphisme nous met doublement mal à l’aise » ?
Notre parti-pris est de survoler rapidement les oiseaux taxidermisés ou morts pour leur préférer l’animal vivant ou à défaut un de ses éléments organiques. Daniel Arasse6 précise que la première nature morte de Jacopo de Benbari en 1504 représente une perdrix morte (avec flèche et gants), soit un oiseau convoité par la chasse. Traditionnellement les volatiles ainsi évoqués (ceux chassés en somme) sont rarement des animaux domestiqués. Et pour cause certains volatiles ne font pas rêver, lèvent peu les puissances de l’archétype (ascension, élévation)7, et sont cloués au logis : poule aux œufs d’or (autre image capitaliste du cochon-tirelire), coq français vaniteux et perroquet beau parleur ou mauvaise langue (bien loin des symboles d’autres animaux, du scarabée à la licorne qu’on ne risque pas de retrouver chez le boucher comme la volaille). Avec ces oiseaux moins « nobles », populaires, poule et coq8 de basse-cour (et non cygne-Léda mythologique si prisé des peintres animaliers), et avec le perroquet de l’altérité plus exotique, il semble que nous puissions ouvrir un peu la cage qui les enferme, du moins la prendre de haut ou inverser la perception du dedans/dehors, du dominant/domestiqué, et analyser l’oiseau comme support de déploiement d’un imaginaire rebelle et d’enjeux de société, par exemple l’accueil de l’altérité sexuelle ou culturelle. Les démarches que nous choisissons interrogent la condition animale et/ou la condition humaine dont l’oiseau devient le témoin, semant le trouble sur le rapport homme/oiseau : lequel de deux est au miroir de l’autre dans sa condition d’aliéné, de sédentaire ou de migrant ?
Tout d’abord, peut-on libérer la représentation de l’oiseau des cages de l’histoire de l’art entre vanité (thanatos), séduction exotique (éros) ou joliesse du « motif arts déco » ? Les animaux semblent souvent figés dans le temps et l’espace. Claire Morgan, avec Gone with the wind (2008), représente un oiseau en arrêt sur vol, et la trace de son déplacement dans une structure, si légère soit-elle, n’en rappelle pas moins une cage. Si sublime soit le travail, il n’en est pas moins un simulacre. L’oiseau à échelle réelle renvoie immédiatement aux codes du museum, à l’oiseau empaillé. L’artiste taxidermiste Mathieu Miljavac9 se fournit dans une entreprise qui capture les nuisibles en surpopulation (souris, rats et pigeons). Ses pigeons ont beau être magnifiés, ailes déployées et multipliées par trois pour figurer le mouvement décomposé, la capture ou chasse reste constitutive de la démarche. Et il n’est pas anodin que la grande exposition intitulée Comme un oiseau à la fondation Cartier en 1996, s’ouvre sur une mise en cage : la forte présence de l’imposante volière de Jean-Pierre Raynaud10. À l’image du zoo au reflet de la conquête coloniale, la cage sépare l’animal de l’homme, tout en autorisant l’approche. Elle les marginalise, « fonctionne comme un cadre », « non sans rappeler les visiteurs d’une galerie d’art, s’arrêtant devant chaque tableau avant de passer au suivant, puis au suivant encore »11.
Quand Abraham Poincheval, enfermé dans un nid en forme de cube en Plexiglas, prévoit un dispositif de couvaison à 37 C° de dix œufs de poule pendant 21 à 26 jours, jusqu’à la naissance des poussins, il a beau évoquer la vie, il est appareillé en solitaire de tout un dispositif de survie. La performance physique se fait d’ailleurs souvent dans des sculptures habitables à contraintes. Dans le cas présent, sa performance fige les conditions de gestation, d’un développement qui n’étant pas encore arrivé à son terme, reste enceint, et fait de la naissance de l’oiseau sa propre libération.
Plutôt que de regarder le vol de l’oiseau, l’artiste pourrait pointer ce que l’oiseau met en mouvement, et ce peut-être en préférant l’oiseau vivant à l’oiseau représenté en cadavre (encore une manière d’inscrire la chute, dans la langue). Ou dit autrement de l’oiseau-objet à l’oiseau sujet, qui accentue les points communs entre animal et humain et la « métaphore trouble » selon Christophe Cervellon12.
La cage, le zoo sont bien sûr des objets politiques, à savoir si leur usage ne réduit pas l’oiseau qui s’y loge en pur symbole, en cliché usé de l’alinéation. Betye Saar, libérée de l’esthétique du sublime, expose à Los Angeles (2016) des cages à oiseaux pour résonner avec le contexte américain de l’incarcération de masse, héritée d’inégalité sociale. Avec When cotton was King (2009), une cage blanche contient une figurine de Mamma noire et un habitat où se cache un corbeau représentant les lois ségrégationnistes de Jim Crow. C’est dire qu’on s’éloigne de l’oiseau archétypal aux caractéristiques formelles pour s’ancrer dans des contextes actuels. Mais l’animal n’est alors qu’une métaphore « froide », pour reprendre les termes de Cervellon, et non une métaphore trouble. Pris dans des codes, pur symbole évidé, l’animal « n’existe pas pour lui-même »13.
Steve Cohen, l’artiste sud-africain, juif, blanc et homosexuel, comme il se définit lui-même, fut placé en garde à vue en 2013, suite à une performance, place du Trocadéro14. Corseté dans un bustier blanc, le sexe « enrubanné tenu en laisse par un coq », costumé de plumes de cabaret parisien (qui produit des poules ou des cocottes, rappelons-le), il fut interpellé pour une question de sexualité alors que son petit oiseau est en majeure partie enrubanné et que, surtout, il revendique un travail sur le genre, pas sur la sexualité. Toutes ses performances pointent des logiques aliénantes. Dans ce cas précis, il veut retrouver la dimension de risque de l’art, penser le lieu du Trocadéro, dans sa relation avec le musée de l’homme (qui a exposé la dépouille de Sarah Baartman, dite Vénus Hottentote), et avec la citation, inscrite sur la façade du Palais de Chaillot sur la place du Trocadéro, de Paul Valéry. Citation sur la création de l’artiste qui résonne en regard du travail du performer : « Son acte engage tout son être ».
Ce qui choque ici sont sans doute les fesses à l’air, car montrer son cul dans l’espace public est le geste même de la provocation, de l’exhibition (et non de l’attentat à la pudeur), dans le cas présent passible de l’amende de 1000 euros. Et les oiseaux qu’il le veuille ou non ont partie liées avec des représentations sexuelles, que ce soit dans les mythologies15 ou le vocabulaire. Dans le lexique sexuel, cock en anglais c’est un pénis, ce que Steve Cohen n’est pas sans savoir du fait qu’il parle anglais16. Selon lui, le coq est avant tout le symbole de la France, pays d’adoption. La symbolique nationale occulterait la teneur sexuelle, la contiendrait, du moins dans le discours du performer. Mais c’est bien le plumage et son contraire, le cul en l’air, sans plume ni poil, offert au regard par la cambrure donnée par les hauts talons, qui attire le regard. Le tabou du sexuel et de son exhibition passe sous silence la provocation contenue en l’hybridité, qui estompe la frontière animal-humain, tout comme l’usage d’une langue, avec ses expressions répétées, peut assimiler un humain à un animal dit de basse-cour sans que cela ne choque plus personne. Et Steve Cohen a l’art d’inverser la domestication par l’humain, puisqu’il semble que ce soit le coq qui le mène par le bout du nez. Un coq qui se comporterait comme « sa poule ». La métaphore est bien trouble car l’animal impose sa réalité, (ce qui est sans doute plus net du fait qu’il est vivant), voire un certain gallinomorphisme sur le corps du performer qui assimile une part d’animalité. Dès lors, saurait-on encore nommer la fable qui se joue « L’homme et le coq » ? La coordination serait par trop séparante.
Dans son engagement militant pour le respect des animaux, Maria Loura Estevão (Portugal) fait de l’animal de basse-cour son auxiliaire. Dans une vidéo de 1995 (6,07) l’artiste marche dans les rues de Londres avec un poulet attaché à sa taille, « réminiscence d’une image qui l’avait frappée dans son enfance : les hommes de sa famille revenaient de la chasse avec leur gibier accroché à leurs flancs ». Dans son installation à la galerie Duchamp à Yvetot, son projet intitulé Élevée(s) en galerie fait le parallèle entre les deux sens du terme « élever », éduqué en humain, élevé en animal. Au lieu d’être élevées en batterie, objets de la consommation industrielle, les poules sont accueillies dans une galerie comme des œuvres. Le dispositif créé pour ces poules au rez-de-chaussée de la galerie reproduit les conditions d’une « société », où se trouvent 4 poules de Marans et 1 poule Araucana pour 4 lieux de ponte : un lieu commun soit le perchoir ou la cantine, ainsi que des nids individuels en forme d’œufs. Ce sont des poules prêtées par des habitants, la poule « différente » engage à réfléchir sur les processus d’assimilation ou d’exclusion de l’Autre et de ses usages. Sa réflexion n’a pas recours à la symbolique d’un oiseau migrateur, mais à un animal bien familier élevé au rang d’installation artistique où le visiteur rentre dans la galerie qui pourrait aussi être perçue comme une cage de luxe. Sans doute sa proposition permet-elle de suivre ce que Cervellon disait ? de Pic de la Mirandole quant à la « capacité de répondre de ses actes »17 qui fait la dignité de l’homme libre, ici spécifiquement à l’endroit des animaux.
D’autres artistes dénoncent l’élevage des animaux en batterie18, le français Pascal Bernier, par exemple, a utilisé différents animaux ainsi qu’un système de miroirs, afin de créer une sensation d’infini.
Enfin, l’artiste conceptuel belge Koen Vanmechelen pose un regard scientifique en créant des « poules cosmopolites » en croisant des gallinacées venues de pays différents, et ce en travaillant avec des biologistes et généticiens universitaires (CCP = Cosmopolitan Chicken Project). Dans cet évitement de sacraliser une origine (avec toutes les connotations que cela entraîne), il crée des hybrides entre squelette et taxidermie, et il défend la diversité. Face aux doutes éthiques quant à la manipulation génétique, il argue que ses poules vivent deux fois plus longtemps, que leur fécondité augmente. À l’issue de 18 générations de croisements la poule réunit les qualités de divers espèces, et a une meilleure défense humanitaire. L’hybridation et la métamorphose sont une des formes d’adaptation pour survivre. L’artiste prend aussi en considération la caractéristique physique d’un coq dont l’ergot assure sa place dans la société, il a fait implanter un ergot en or à un coq blessé qui l’avait perdu pour qu’il retrouve son rang dans la basse-cour. Dans une de ses sculptures un œuf est enfermé dans une cage mais l’autre est placé au sommet de la cage à l’air libre. La poule quoique respectée, empaillée à sa mort seulement, n’en est pas moins objet de manipulations de son ADN au service de l’humain, pour la recherche de l’insémination in vitro. Et Koen Vanmechelen projette de transformer un ancien zoo en atelier.
Quand on pense au projet avorté Island of broken glass (1970) de Robert Smithson, de cent tonnes de verre déposé sur une île achetée au large de Vancouver pour démontrer le phénomène de l’érosion (de verre en sable), qu’endigua Greenpeace parce que ce projet aurait fait barrage au cours naturel de la migration des oiseaux, on se dit que les oiseaux migrateurs sont mieux lotis, protégés, que la volaille de basse-cour et de laboratoire, décidémment moins nobles ?
Lauréat du grand prix 2000 du concours national de la céramique d’art à Vallauris, le duo met souvent en scène des oiseaux dans ses céramiques, et fait usage de nouveaux styles de perchoir ou de nichoir plutôt que de cage. L’oiseau est à la fois mis en situation de cliché (nidification de la cigogne), et en est détourné, il devient le témoin de la société du déchet. Avec humour, on voit que le charognard n’est plus ce qu’il était – il est sur un bidon délaissé, évocation des catastrophes au mazout, et de plus il ne fait pas forcément partie de la famille des charognards. C’est le perroquet en animal totem. Enfermé dans la condition de celui qui répète, le perroquet est au plus proche d’une condition humaine : l’un des titres d’une œuvre de 2014 « Attendant Godot », élève le prosaïque quotidien « au rang de symbole de la condition humaine » mis en relation avec des vanités ou memento mori et se joue de la tradition dans un double mouvement de convocation et de rejet.
Le contraste est fort entre la perfection de leur art et le sujet même : désastres, trash. Et malgré leur parti-pris de traiter avec grâce et donc à égal tout détail, l’oiseau qui trône n’en demeure pas moins sublimé, perché qu’il est sur des ordures, ou sur une mallette de secours hors d’usage, ou dans une armoire à pharmacie détournée. D’autant que l’oiseau fétiche, dans ce travail qui met à égalité coq, cigogne, chouette, moineau, et ibis (celui-là jusque dans nos assiettes) semble tout de même être le perroquet, celui qu’on encage au zoo comme chez soi. Le spectacle est inversé, c’est lui qui regarde notre décomposition. En ayant rappelé la première nature morte à la perdrix, nous prenons la mesure du tour de force de passer de l’animal chassé à notre alter ego, du prêt à consommer dans nos assiettes au témoin de nos déchets de table. « La civilisation, c’est le déchet ; cloaca maxima » disait Lacan.
L’oiseau participe à son tour à la déjection sur les boîtes directement référencées à Andy Warhol, les Brillo Boxes19, déclinant les versions de boîte de savon de la marque Brillo qui étaient des copies d’emballage commercial. Cet art proche de la vie quotidienne, interroge ce qui fait art, on le sait, et renvoie à la production de masse. Mais la déjection, le déchet organique n’est pas uniquement une référence à Warhol ou à Manzoni dans une autre œuvre des céramistes remettant en scène la fameuse boîte de merde. Plutôt que de ressasser la mort de l’art ou les vanités, le moribond à caractère scatologique ramène au stade archaïque. Ce travail associe ainsi la création avec la régression psychique au stade anal – là où s’abolissent les distinctions entre le beau et le laid, le pur et l’impur. Avant eux, avec Flower-piece II de Hamilton, le rouleau de papier toilette « a été remplacé par un étron, qui a la fonction, c’est évident, du crâne dans une Vanité ancienne… »20 (nous dit Catherine Millet) ou avec Au sommet pour avoir tant chié, Dietman a posé un pigeon naturalisé sur un tas de fiente sculpté en bronze. Mais le duo joue avec ce stade anal et en brouille les codes. Dans ce processus, l’oiseau, dont la fonction traditionnelle est d’élever les esprits de la Terre vers le Ciel, allierait le bas et le haut, une forme de « spirituel dans l’art » et sa désublimation, et ce par l’art fragile de la céramique, art de la terre et du feu, du tellurique et du volatile.
La référence à Warhol saute tellement aux yeux qu’elle fait oublier que Marcel Duchamp fit aussi un sort à l’oiseau dans ses étrons, ou plutôt à une poule. Marcel Duchamp a le geste de mettre en cage la poule, et utilise par trois fois le grillage typique des poulaillers21. Pour la quatrième de couverture de VVV22, il a conçu la découpe d’un profil de femme dans lequel il a inséré ce type de grillage, cette découpe a la forme d’un buste de femme ou d’un torse bondé de poule ou coq. En 1964 il recourt à nouveau à ce grillage pour le Family Portrait, et enfin, il le reprend pour l’exposition Surrealist Intrusion in the Enchanter’s Domain23 qu’il scénographie. Dans l’une des pièces, il transforme un placard en maison pour trois volailles. Éclairé par une lumière verte, sur un panneau au-dessus de la volaille, conçu avec des pièces de monnaies en nickel, est écrit : Coin Sale ; pièce de monnaie à vendre ou prononcé à la française, « coin sale » qui désigne un angle malpropre, associant la volaille à la saleté. Bertozzi et Casoni, quant à eux, ont libéré l’oiseau des allusions sexuelles à la femelle. Et à leur propos, s’appliquerait assez bien le concept de « dédifférenciation » de Anton Ehrenzweig24 qui désigne un état de perception où toutes les contradictions s’effacent, ainsi de celle entre masculin et féminin, beau et laid, imposée à force de transgressions dont n’avons pas ici la place de parler (voir leur Madone à la tondeuse). La merde n’est plus alors le symptôme d’une crise symbolique mais l’« amorce d’une restructuration symbolique »25.
Leur travail revisite la nature morte et met en boîte le ready-made en créant des sculptures uniques dans laquelle la déjection de l’oiseau ne souille que les déchets de produits manufacturés. Les seuls déchets organiques sont des étrons, des coquilles d’œufs, des animaux tués, tous en céramique bien sûr. Les restes humains sont des os et crânes comme dans toute vanité. Il ne s’agit donc pas d’une pensée du fétichisme ou de la valeur (Manzonni, Delvoye…), mais par cette céramique de genre qui fait de l’oiseau vivant un témoin. Leur céramique ne manipule pas que des sursignes – références de l’Histoire de l’art et recyclage. Et le choix de cette matière d’un art mineur signifie davantage que de répéter ce que Warhol disait de la société de consommation. Au concept, s’adjoint le faire. Le joli oiseau de la céramique de genre décoratif a cédé la place à un oiseau-témoin de ce qui fait la relativité des codes. Il est à proprement parler la ponctuation26 de leurs œuvres, si sophistiquées, donnant à regarder l’abject, le sale, le à jeter. Au milieu de cet étalage, l’oiseau pourrait bien se trouver le plus beau, et du plus beau plumage, entre prosaïsme et idéalisation. L’oiseau regarde ce que nous faisons d’un monde d’accumulations et de débris, que Bertozzi et Casoni prennent au sérieux en le donnant à voir avec humour, sans pour autant représenter un idéal élevé27.
Pour conclure, nous avons vu les puissances de clôture des représentations sociales, sexuelles et les désirs de s’en libérer28. Coq en laisse, poule au placard, poule manipulée génétiquement, perroquet grand témoin, pour un animal plutôt vif que mort. Moins métonymiques que la plume, la cage ou le perchoir peuvent, par leur puissance symbolique, signaler à eux seuls notre conditionnement. À cet égard, la série Trespoli de 12 photographies (1990-1993) de Turi Rapisarda constituée d’humains passant de la rue, pris en photos de dos sur un perchoir, exprime sans nul doute un inconfort lié à la précarité. Sur un perchoir entre liberté et domestication, où l’oiseau peut se poser avant de repartir, l’homme, lui, est en déséquilibre, à la merci d’une prochaine migration subie. Un simple perchoir symbolise sa vulnérabilité. Une métaphore pas si trouble cette fois.
Pour finir, libérons-nous à notre tour de notre sélection d’oiseaux figurés, pour accentuer le fait que l’oiseau soit convoqué pour nous interpeller sur une écologie de vie, sur la nécessité de rendre habitable le monde, sur une protection écologique sans repli. Non qu’il s’agisse d’enregistrer les espèces en voie de disparition (Bernie Krause) mais de faire chanter nos quartiers urbains avec des appeaux réalisés en atelier de réinsertion. C’est le projet de design industriel de Pierre-Emmanuel Vandeputte (ENSAV La cambre de Bruxelles29) intitulé Migrations en collaboration avec le groupe ornithologique et naturaliste du Pas-de-Calais. Il convoque l’oiseau, d’abord absent, pour reconstruire la cohésion d’une ville. Voilà un appeau qui nous débarrasse définitivement de l’enjeu de chasse et corrèle le local (fêter l’oiseau local repéré par cartographie) à un autre horizon (répondre au chant d’un autre quartier muni d’autres appeaux). Dans cette fête, le chant qui dessine un cielitoire protégeant les nids n’est qu’éphémère, effacé dès l’oisillon envolé. Frontière du chant abolie dans le silence.
Et les murs du quartier
S’écroulent tranquillement
[…]
Le porte-chant redevient oiseau30
(en pensant à la guitare devenue perchoir pour mandarins avec Céleste Boursier-Mougenot)
[1] Avec Bill Viola, bien qu’il filme l’animal, c’est lui qui semble observer l’humain.
[2] Nous écartons les œuvres poétiques de Rebecca Horn ou humoristique (Le baiser du corbeau).
[3] Daniel ARASSE, « Le défi de l’oiseau », Comme un oiseau, Paris, Gallimard/Fondation Cartier, 1996, p. 103-131.
[4] Salman RUSHDIE, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, Arles, Actes Sud, 2016.
[5] John BERGER, Pourquoi regarder les animaux ?, Genève, éditions Héros-limite, 2011 [édition en anglais 2009], p. 30 et 31.
[6] Daniel ARASSE, « Le défi de l’oiseau », op. cit., p. 128.
[7] Exposition L’envolée et l’enfouissement, Musée Picasso, Antibes et Musée d’art moderne, Villeneuve d’Ascq, 1995-1996.
[8] Hormis dès les années 20 la série des coqs de Brancusi avec la rectitude d’une crête métonymique.
[9] L’anthropomorphisme jouait déjà dans une tradition anglaise portée sur la taxidermie : à la fin du XIXe siècle, Walter Potter, mettaient des animaux empaillés dans des situations humaines comme un mariage de chatons.
[10] Dénuée de force militante, cette cage monumentale est bien éloignée de celle conçue par Tetsumi Kudo (Cohabitation entre l’homme et les transistors, 1980-1981).
[11] J. BERGER, op. cit., p. 48.
[12] Christophe CERVELLON, L’Animal et l’homme, Paris, PUF, 2004.
[13] Ibid., p. 113.
[14] 10 septembre 2013. Lors d’un entretien, il élucide parfaitement sa réflexion pour réactiver ce lieu, le critiquer dans ses liens aux droits de l’homme, au colonialisme, « L’artiste en laisse », entretien par Gérard Mayen, Mouvement, 73, mars-avril 2014, p. 11-12.
[15] Du côté de la mythologie, Lévi-Strauss rapporte un mythe des Amériques où le vagin d’une femme serait créé d’un coup de bec de Pic et où la couleur noire du corbeau viendrait des déjections d’un dieu..
[16] Un coq, en anglais se dit rooster.
[17] C. CERVELLON, op. cit., p. 168.
[18] À noter que la dénonciation des mises à mort d’animal passant par un sacrifice (Damien Hirst ou Sun Yuan) a recours aux animaux à viande rouge ou aux poissons.
[19] La factory 1967 ou 1964 sérigraphie encre sur bois.
[20] Catherine MILLET, Le Corps exposé, Nantes, éditions nouvelles Cécile Defaut, 2011, p. 56 et 57. Dominique Laporte, Histoire de la merde, Paris, Christian bourgeois, 1978.
[21] Arturo SCHWARZ, The Complete Works of Marcel Duchamp, New York, Delano Greenidge, 1999, p. 772. http://www.toutfait.com/issues/volume2/issue_4/articles/girst/girst1.html
[22] New York, nos 2-3, march 1943.
[23] D’Arcy Galleries, New York, november 28, 1960 - january 14, 1961.
[24] Auteur L’Ordre caché de l’art, Paris, Gallimard, 1974.
[25] C’est l’hypothèse que fait Catherine Millet quant à la forte présence de merde dans l’art contemporain, op. cit., p. 66.
[26] Franco BERTONI souligne cette fonction pour Regeneration, « Tutto intorno una punteggiatura di picolli uccelli », préface Bertozzi & Casoni. Regeneration, catalogue de l’exposition, texte de F. BERTONI, Londres, All Visual Arts Gallery, 13 ottobre-10 novembre 2012, Danilo Montanari Editore, Ravenne, 2012.
[27] C’est l’hypothèse de Marco SENALDI, Bertozzi & Casoni. Le bugie dell’arte, catalogue de l’exposition, Venise, Ca’ Pesaro, Galleria Internazionale d’Arte Moderna, 7 giugno-2 settembre 2007, Damiani Editore, Bologne, 2007.
[28] Au sens propre il y a un désir de libérer les oiseaux au musée, Céleste Boursier-Mougenot nomme « formes sonores vivantes » ses dispositifs où il joue sur l’infra mince et l’aléatoire, comme dans l’œuvre From here to ear, 2009. Il introduit dans l’espace muséal des mandarins et moineaux, et en guise de perchoir, des guitares.
[29] https://designforchange2015.files.wordpress.com/2014/12/migrations-lille-design-paper-nc2b00.pdf
[30] Pastiche, il s’entend, d’un chant de Prévert. À la manière du moqueur.
Résumé
Notre proposition croise les regards de l’art contemporain sur l’oiseau chassé, capturé ou élevé. Les rapports de l’homme à l’oiseau, empreints de symbolisme sexuel, dont témoigne le lexique, renvoient à la question des normes et des aliénations, antinomiques à un certain rêve de liberté. Cependant il s’agit de questionner tour à tour la condition animale et la condition humaine. Certains artistes interrogent les rapports entre l’art et la science, hybrident des espèces, en vue d’applications génétiques futures. D’autres, jouant de la sublimation qui cultive l’objet esthétique, déplacent les représentations du bel oiseau des arts décoratifs aux museums (invités qu’ils sont à exposer au Museum de Bologne ou au Musée de la chasse de Paris), et activent des réflexions sur les enjeux écologiques. Quand ils ne sont pas réduits à être un symbole, ces oiseaux, en miroir ou en présence, sont donc, comme les nomme Cervellon, des « métaphores troubles » qui viennent pointer notre rapport à l’altérité.
Abstract
We present here some viewpoints of contemporary art on the bird, hunted, captured, or reared. Relationship between men and birds, tinged with sexual symbolism as shown by the lexicon, raises the issue of norm and alienation, far away from a dream of freedom, linked to the bird symbolism. However it regards the animal condition and the human condition. Several artists question the relationships between art and science, about crossed animal species, with the aim of future genetic applications. Others, playing on the sublimation about the esthetic object, change the beautiful bird representations from the decorative arts to Museums of Natural History (as guests at the Museum, Bologna, or at the Musée de la chasse, Paris), and activate reflections on the ecological issues. When not reduced to a symbol, bird is, as Cervellon names it, a « métaphore trouble » which come to point out the way we deal with otherness.
L’oiseau taxidermisé, en cage, déperformé, au cabinet de curiosités
Steve Cohen et le coq en laisse
Isabelle ROUSSEL-GILLET
Univ. Artois, EA4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras, France
ARASSE, Daniel, « Le défi de l’oiseau », Comme un oiseau, Paris, Gallimard/Fondation Cartier, 1996, p. 103-131.
BERGER, John, Pourquoi regarder les animaux ?, Genève, éditions Héros-limite, 2011 [édition en anglais 2009].
BERTONI, Franco, préface à Bertozzi & Casoni. Regeneration, catalogue de l’exposition, texte de F. BERTONI, Londres, All Visual Arts Gallery, 13 octobre-10 novembre 2012, Ravenne, Danilo Montanari Editore, 2012.
Site des artistes : http://www.bertozziecasoni.it/
Catalogue L’Envolée et l’enfouissement, Musée Picasso d’Antibes et Musée d’art moderne de Villeneuve d’Ascq, 1995-1996.
CERVELLON, Christophe, L’Animal et l’homme, Paris, PUF, 2004.
« L’artiste en laisse », entretien avec Steve Cohen par Gérard Mayen, Mouvement, 73, mars-avril 2014, p. 11-12.
EHRENZWEIG, Anton, L’Ordre caché de l’art, Paris, Gallimard, 1974.
LAPORTE, Dominique, Histoire de la merde, Paris, Christian bourgeois, 1978.
MILLET, Catherine, Le Corps exposé, Nantes, éditions nouvelles Cécile Defaut, 2011.
SCHWARZ, Arturo, The Complete Works of Marcel Duchamp, New York, Delano Greenidge, 1999, http://www.toutfait.com/issues/volume2/issue_4/articles/girst/girst1.html.
SENALDI, Marco, Bertozzi & Casoni. Le bugie dell’arte, catalogue de l’exposition, Venise, Ca’ Pesaro, Galleria Internazionale d’Arte Moderna, 7 giugno-2 settembre 2007, Bologne, Damiani Editore, 2007.
Site de l’artiste : http://www.koenvanmechelen.be/