Antoinette du Ligier de la Garde, née selon les sources en 1633 ou 1638, et morte en 1694, devenue après son mariage Madame Deshoulières, fait partie de ces nombreuses femmes de lettres célébrées pour leurs qualités littéraires sous l’Ancien Régime, et que le bien triste dix-neuvième siècle, si masculin et si bourgeois, va soigneusement, méticuleusement, effacer de toute histoire littéraire : exeunt alors, pour un long temps du moins, Catherine Bernard, Anne Ferrand, Madame Villedieu, Madeleine de Scudéry, Gabrielle Suchon, Marie-Anne Barbier et bien d’autres. Femme et auteur, voilà qui ne rime pas ; leur place, pensait-on, devait dans l’histoire littéraire se cantonner, par nature, à la correspondance, et les deux seules survivantes se nommaient Madame de Sévigné et de Madame de Maintenon1. Voilà donc une partie de notre héritage, et l’on pourra dans la citation qui suit en apprécier un témoignage bien éclairant par ses réticences réitérées, et ses « nuances » :
Entre les Correspondances du XVIIe siècle, deux surtout ont une valeur absolue qui les range au nombre des chefs-d’œuvre de l’art classique, quoiqu’il faille se garder d’y voir des œuvres d’art. Ce sont les lettres de Mme de Sévigné et de Mme de Maintenon : les femmes ont toujours excellé à écrire des lettres, et parmi les hommes, ceux qui ont eu des natures de femmes, par les défauts comme par les qualités2.
À ce grave manque de discernement d’avoir choisi le mauvais sexe, s’ajoutent pour notre auteur deux autres choix tout aussi mauvais : celui de la période où elle a vécu, et celui des genres qu’elle a pratiqués. Elle fait partie en effet de ceux et celles qui écrivent pendant une sorte de temps mort, où le classicisme n’existerait plus vraiment alors que les Lumières n’auraient pas encore commencé. Ce seront donc, au mieux, des retardataires (voire des dégénérés, on trouve souvent le terme), et/ou des précurseurs, l’histoire littéraire étant, curieusement, peu à l’aise avec l’Histoire, et avec ses propres découpages chronologiques : fort peu d’écrivain.e.s semblent y posséder le privilège d’être contemporains d’eux-mêmes…3
Enfin Antoinette Deshoulières, que nous appellerons maintenant tout simplement Deshoulières4, pratique une poésie de salon, c’est-à-dire souvent de circonstance, et qui par définition se périme bien vite. On peut y voir comme un effet d’ironie auto-réalisatrice, puisque elle écrit elle-même très fréquemment contre le désir de gloire et d’immortalité5. L’ensemble de sa production poétique (à laquelle il faut ajouter une tragédie, Genséric, représentée puis publiée en 1680) apparaît de ce fait fort disparate : célébration de grands, et du roi, bouts rimés, proposopées de chats, tel un petit roman épistolaire galant en vers, réflexions morales, et, ce qui va retenir plus particulièrement notre attention, variations autour de la poésie pastorale et du sentiment amoureux. Ces variations ont de façon plutôt inattendue inspiré, plus près de nous, en 2001, un disque à Jean-Louis Murat et à Isabelle Huppert, intitulé sobrement Madame Deshoulières6.
Cette veine poétique est donc issue de la poésie pastorale, qui fournit un cadre dont la persistance est remarquable tant dans la poésie de salon, les cantates, les chansons, les prologues des tragédies lyriques, pour ne citer que ces exemples, comme autant de surgeons vivaces, disons jusqu’à la Révolution française, de grandes formes antécédentes qui ne sont donc pas du tout oubliées7.
La forme adoptée par Antoinette Deshoulières est ainsi effectivement souvent brève, c’est celle du madrigal ou de l’air, donc au moins potentiellement à mettre en musique, à chanter8, et cette question de la voix, et du chant, est consubstantielle au genre même : il induit une thématique tout autant qu’il s’en déduit (la passion amoureuse), ainsi qu’un outil d’émulation et de comparaison (le chant des oiseaux). Plus rarement chez Deshoulières le motif se développe quelque peu en empruntant au genre de l’ode ou à celui de l’idylle, qui restent malgré tout des formes brèves au regard des forts longues pastorales d’antan.
Il convient alors de faire le recensement des éléments obligés de cette poétique, de cette survivance, au sens que Georges Didi-Huberman donne à ce terme9, de l’Antiquité. On y trouve un berger, ou plus fréquemment une bergère, de pure convention10, qui, en un cadre très particulier et très précis, s’exprime, et l’ensemble de ces poèmes, comme il se doit, compose tout un nuancier des valeurs et des valences de l’amour, du désamour, de l’indifférence (acquise ou imposée), de l’amitié11. Ici, comme en des « solitudes » en miniature, le côté monologique est essentiel ; l’autre, l’objet du désir, n’est pas là : il est remémoré, il est attendu, il est rêvé, il est aimé, il est détesté… : la palette est vaste. Par cette absence le lieu devient personnage, car c’est lui (ou certains de ces éléments) qui se trouve nommément pris à témoin des passions éprouvées :
Du charmant Berger que j’adore
Un sort cruel menace les beaux jours.
Ruisseaux vous le savez et vous coulez toujours ;
Rossignols vous chantez encore12.
Mais ce lieu est aussi, et depuis bien longtemps, un lieu tout tramé et moiré d’intertextualité. C’est une topique, dûment recensée comme telle par Curtius, celle du locus amoenus13.
Sa composition est immuable, on en aura reconnu dans la citation qui précède quelques traits, livrons ici la panoplie complète : un ruisseau (ou une fontaine, ou une source), une prairie, des fleurs, des arbres, pour donner de l’ombre, un doux Zéphyr pour nous rafraîchir, et, cela va de soi, des oiseaux dans les arbres. Curtius ne dit rien de particulier à ce sujet, mais il est aisé de rajouter en option dans ce kit un endroit clos et sombre, propice, sous quelque bosquet peut-être, plus sûrement quelque grotte ou quelque antre, un lieu pour s’isoler, et jouir de quelques plaisirs d’amour. Tous les éléments de la liste n’ont pas besoin d’être explicitement nommés : la seule présence de quelques-uns d’entre eux suffit à induire la présence des autres ; et du même coup à convoquer le grand univers des grands pastorales, en arrière-fond, pas comme un horizon d’attente mais plutôt comme un horizon de compréhension14. Ce sont peut-être des miniatures, mais elles voient en grand, et c’est là tout l’intérêt des conventions que de pouvoir compter sur la connivence des lecteurs, et partant de pouvoir mieux agréablement surprendre.
Une conclusion pour nous dans ces conditions s’impose ; qu’ils soient expressément désignés, ou pas, il y aura toujours des oiseaux.
Ces oiseaux peuvent être purement génériques :
Les oiseaux, le doux Zéphyr
Et les échos d’alentour,
Comme lui semblaient lui dire,
Rien n’est si doux que l’amour15.
Lorsqu’ils sont nommés, ce sont principalement des rossignols, et là on n’en finirait pas de déplier l’incroyable fortune littéraire de cet oiseau16, beaucoup plus rarement des tourterelles, même si Vénus n’est jamais très loin. Ces oiseaux, rossignols ou pas, on ne les voit ni voler, ni se nourrir ; leur présence n’est pas visuelle, mais sonore ; ils sont ramage sans plumage, et forment, avec le ruisseau sur les graviers, et le vent dans les feuillages, l’élément principal de la bande-son de l’univers pastoral, ils en constituent la basse continue, pour rester dans l’univers musical de l’époque17.
Ils s’adressent à l’oreille (c’est le côté poésie), ils s’adressent au cœur (c’est le côté passion), ils procurent du plaisir :
Amoureux rossignol, de qui la voix chatouille
L’oreille et le cœur à la fois ;
Zéphyrs, qui murmurez dans le fond de ce Bois ;
Ruisseaux, de qui l’onde gazouille […]18.
Le défi à relever pour les humains est alors double : celui d’une temporalité à la fois cyclique et constante, celle du Printemps, qui vient défier la question de l’irréversible (la pastorale est marquée, presque ontologiquement, par le et ego…)19, et celle de l’imitation : la parole humaine pourra-t-elle jamais être aussi mélodieuse, et de ce fait même aussi authentiquement amoureuse?20
Les oiseaux ainsi donnent le la, le point de référence à l’exposition de ce nuancier des passions privées, pour employer un terme anachronique, et combien symptomatique nous semble à cet égard le refus de la gloire et de l’immortalité, lesquelles concernent eux l’espace public. Il s’agit là d’un geste significatif de retrait, et d’une exploration, non point psychologique (des supposées « confidences » de la poètesse), mais anthropologique, puisque ce sont là des passions que tout le monde peut éprouver, et qui sont inséparables du langage à inventer pour les exprimer. Cette poésie loin du bruit et loin du monde21 est par définition une poésie inquiète, inquiète de ses objets, inquiète dans ses interrogations et réflexions philosophiques, inquiète d’elle-même22.
Jusqu’ici on aura insisté sur la topique, et ses figures obligées. Dans celle du lieu agréable, les oiseaux sont de ce fait soit présents explicitement (et souvent sans autre précision), soit implicitement. Mais ce ne sont que des oiseaux de papier : par synecdoque, ils signifient le cadre pastoral, par métonymie la proximité rêvée (ou pas…) des corps amoureux, et par métaphore l’amour et son chant, l’amour et la poésie, qui sont même chose23. On pourrait dès lors pousser le raisonnement jusqu’à une forme d’absurde : on pourrait composer cette poésie sans avoir jamais vu ni entendu d’oiseaux, sans même savoir ce que c’est, un oiseau… Les oiseaux ne seraient donc présents que par une forme d’automatisme, de réflexe.
Or, au même moment, dans les salons, notamment ceux que peut fréquenter Deshoulières, et y compris chez elle, il y a des animaux de compagnie, dont des oiseaux. Ces animaux sont dans des relations affectives, et réciproques, avec leurs maîtresses (ou maîtres). Leurs comportements, comme ceux d’animaux plus sauvages, sont également observés avec le plus grand sérieux philosophique. Prenons le cas de Madeleine de Scudéry, peut-être mieux documenté : son salon n’est pas imaginable sans le chat, le chien, le perroquet, la guenon, et, un temps, des caméléons. Dans son jardin les habitués observent aussi les oiseaux, et tout particulièrement une certaine fauvette dont on loue avec admiration, y compris dans des lettres et des poèmes, la fidélité à revenir tous les ans à la même date : image donc, pour anticiper, d’une constance, dont bien peu d’humains seraient capables. De façon plus générale on constate une affection et une curiosité, qui touchent également les oiseaux (en cages, en volière, dans les jardins ou les lieux de promenade), en-dehors de toute valeur utilitaire, ce qui rend cet attrait, disons, moins ou peu masculin : cela se voit très clairement dans les éditions ou rééditions d’ouvrages destinés à les bien élever, bien nourrir, et bien soigner24.
Chez Antoinette Deshoulières ce souci de l’animal familier se manifeste avec ce que Sainte-Beuve nommera plus tard des fadaises25 : une épître de Gas, son épagneul, et toutes celles qu’échange Grisette (sa chatte) avec d’autres félins bien réels, ceux de son entourage (Tata, Blondin, Dom Gris, Mittin, Régnault, Brunaut, et même Cochon).
Les animaux ne sont pas que des pacotilles, y compris les oiseaux : ils font partie de la vie quotidienne, on se soucie d’eux, dans tous les sens du terme.
L’oiseau de la convention (littéraire) s’hybride alors avec les oiseaux du quotidien, conformément avec la pratique de ce que l’on a pu appeler le réalisme galant, où – pour le dire rapidement – chronique et topique s’imbriquent, et dont toute l’œuvre de Madeleine de Scudéry, pour la citer encore, témoignerait exemplairement.
Un exemple tout à fait significatif est le poème qu’Antoinette Deshoulières va consacrer à la Fontaine de Vaucluse, ce lieu qui est un vrai feuilleté de signification. Soulignons tout d’abord que c’est un lieu réel, une curiosité géographique, avec sa remarquable exsurgence. Mais c’est aussi un lieu mythique, puisqu’un des hauts lieux du Canzoniere de Pétrarque. On a donc d’emblée cette conjugaison du (vrai) lieu et du poème. C’est avec cette double identité que ce lieu va se retrouver dans l’Astrée d’Honoré d’Urfé, que Georges de Scudéry (qui a vu le vrai lieu) lui consacre une suite de douze sonnets, et que sa sœur Madeleine fera également apparaître dans son roman Cyrus, et encore plus explicitement dans sa nouvelle Mathilde. À tout cela on ajoutera qu’Antoinette Deshoulières a fait le pèlerinage pour voir le vrai lieu, et que bien forcément elle va le décrire comme un locus amoenus26.
C’est un lieu (sur)chargé de mémoires, et chaque élément de la topique du lieu agréable (le ruisseau, les arbres, etc.) va venir témoigner de cet amour de Pétrarque et de Laure.
Aussi bien de Vaucluse ils font encore la gloire.
Le temps qui détruit tout respecte leurs plaisirs :
Les ruisseaux, les rochers, les oiseaux, les zéphyrs,
Font tous les jours leur tendre histoire27.
Strophe après strophe tous viennent à tour de rôle raconter cette si « tendre histoire ».
Il faut toutefois introduire ici deux correctifs, lesquels entretiennent sans doute quelque(s) lien(s). Tout d’abord de façon entièrement apocryphe par rapport au Canzoniere de Pétrarque, mais aussi aux relectures déjà mentionnées du XVIIe siècle, une intimité amoureuse a lieu entre les deux amants:
Dans cet antre profond, où sans autres témoins
Que la Naïade et le Zéphyr
Laure sut par de tendres soins
De l’amoureux Pétrarque adoucir le martyr28.
Fi du platonisme donc, et vive la caverne, si l’on peut se permettre – en rajoutant ici, ce qui a son importance, que c’est Laure, la femme, qui a l’initiative, et le savoir-faire, dans une sexualité donnée comme douce et tendre. S’agirait-il d’un hapax, d’une exception ? Que nenni :
Ce n’est pas seulement dans cet antre écarté
Qu’il reste de leurs feux une marque immortelle,
Ce fertile vallon dont on a tant vanté
La solitude et la beauté
Voit mille fois le jour dans la saison nouvelle
Les rossignols, les serins, les pinsons,
Répéter sous son vert ombrage
Je ne sais quel doux badinage
Dont ces heureux amants leur donnaient des leçons29.
La leçon de Laure est reprise par des oiseaux, oiseaux désignés cette fois de façon beaucoup plus précise : on trouve certes le sempiternel (et supposé amoureux) rossignol, mais aussi maintenant des serins et des pinsons. Or ces oiseaux beaucoup plus concrets, et qui rendent par contamination les rossignols plus concrets aux aussi, et donc beaucoup moins conventionnels, ne se bornent à être de purs témoins, et c’est là le second correctif ; ils enseignent à leur tour, et ce sont les humains qu’ils enseignent. La leçon s’adresse à ceux qui sont dans cette vallée close, ou qui y passent ; elle s’adresse aussi à ceux qui fréquentent cet autre lieu clos qu’est le poème. Elle s’adresse encore à ceux qui prennent vraiment le soin d’observer des rossignols, des serins, des pinsons, espèces qui font précisément partie de celles que l’on trouve fréquemment, en cage, dans les demeures. Et qu’y apprendront-ils ?
Ils y apprendront un savoir-aimer, y compris du côté technique de la question, ils y apprendront de nouvelles caresses, douces, tendres. Un nouveau code amoureux (qu’on peut nommer peut-être comme celui de l’amour tendre) peut-il ainsi venir des oiseaux ?
Revenons alors, pour prendre cette question avec quelque surplomb, au regard porté sur les animaux familiers dans cette seconde moitié du dix-septième siècle français. Deux fils s’y tressent : l’un touche un lien affectif donné comme réciproque30, l’autre – fondé sur l’observation – convoque de nombreuses ramifications philosophiques, anthropologiques, et théologiques. La discussion autour de la thèse cartésienne des animaux-machines en constitue en quelque sorte la mèche. Chez les participants, dans la culture mondaine, à ce débat, la tendance est à la réfutation de l’animal comme montre : en se fondant sur la seule observation quotidienne des animaux familiers. Voici ce que peut ainsi déclarer Madeleine de Scudéry dans une lettre à Huet :
Il y a longtemps que je me suis déclaré contre certaines machines cartésiennes, sans employer pourtant contre ce philosophe que mon chien, ma guenon et mon perroquet31.
Et cette fois-ci à Catherine Descartes, une proche qui se trouve être même la nièce du philosophe :
Ma croyance en faveur de mon chien n’ôte rien de l’estime infinie que j’ai pour monsieur votre oncle. Ce n’est pas l’amitié que j’ai pour les animaux qui me prévient à leur avantage, c’est celle qu’ils ont pour moi qui me prévient en leur faveur32.
On retiendra surtout ici deux points : ces auteurs, pour parler en termes contemporains, en concluent à une égale dignité de la vie animale et de la vie humaine, voire à une supériorité de cette dernière33, ce qui ne va pas sans impliquer un regard critique sur les mœurs, partant sur la société, sur cet espace public social auquel les salons tentent précisément comme ils le peuvent de se dérober, en inventant ou en rêvant à des nouvelles sociabilités. Le second point fait apparaître que dans ces débats la raison humaine ressemble bien plus à un embarras qu’à l’exaltation d’un triomphe : visiblement tout le monde au XVIIe siècle n’était pas au courant que le génie français était cartésien34. De surcroît la délicate et épineuse à plus d’un titre question de la mortalité ou immortalité de l’âme, peut-être périssable, ne serait-ce que partiellement, est un des enjeux souterrains, et dangereux, de bon nombre de ces réflexions35.
Antoinette Deshoulières certes ne construit pas un système philosophique – mais indéniablement sa poésie porte la trace de tous ces débats ; elle en a les lectures (comme Gassendi, ou Lucrèce…) ou des connaissances ; dans son entourage il y a des épicuriens, et sans doute des libertins. Elle est indéniablement liée à ce courant de pensée, et construit sa synthèse personnelle (pas professionnelle), comme quiconque qui se pose la question de savoir mener une vie bonne, concrètement, quotidiennement36.
Outre des traits disséminés dans son œuvre, et que l’on peut trouver plus rassemblées dans des Réflexions morales versifiées, par au moins quatre fois, dans des Idylles, elle va mesurer la valeur de la vie humaine à l’aune d’éléments naturels : les Moutons (ce sera longtemps son poème le plus célèbre, on peut en rappeler le premier vers « Hélas, petits Moutons, que vous êtes heureux ! » et le dernier : « Vous êtes plus heureux et plus sages que nous »), les Fleurs, le Ruisseau… et les Oiseaux, soit précisément quatre éléments appartenant au locus amoenus…). Ces derniers, les Oiseaux, vont retenir toute notre attention finale.
Le signifié du poème est tout simple : comme les moutons cités plus haut, les oiseaux sont plus heureux que nous. Plus heureux, donc plus sages : pourquoi donc les oiseaux philosopheraient-ils mieux que nous ?
Rassemblons les traits de la réponse :
Que votre sort est différent du nôtre,
Petits Oiseaux qui me charmez !
Voulez-vous aimer ? vous aimez ;
Un lieu vous déplaît-il ? vous passez dans un autre.
On ne connaît chez vous ni vertus, ni défauts,
Vous paraissez toujours sous le même plumage,
Et jamais dans les Bois on n’a vu les Corbeaux
Des Rossignols emprunter le ramage.
Il n’est de sincère langage,
Il n’est de liberté que chez les Animaux37.
La liberté, ou son absence, est l’axe majeur de cette réflexion :
Les filets qu’on vous tend sont la seule infortune
Que vous avez à redouter ;
Cette crainte nous est commune,
Sur notre liberté chacun veut attenter,
Par des dehors trompeurs on tâche à nous surprendre.
Hélas, pauvres Petits Oiseaux,
Des ruses du Chasseur songez à vous défendre,
Vivre dans la contrainte est le plus grand des maux38.
Il n’y a évidemment pas ici un traité d’ornithologie, mais des observations et des réflexions en découlant qui se donnent comme des vérités. Ces vérités viennent questionner et fragiliser l’humain, dans ses certitudes de supériorité (et dans d’autres poèmes il y aura des attaques vives contre le stoïcisme), dans l’image qu’il se fait de sa place dans la Création : il en est le traître, celui qui se sépare de ses « premières Lois », celui qui délibérément s’aliène. Le statut humain est celui d’ « Ingrats Esclaves ».
L’être humain est donc comme un oiseau contrarié, dé-naturé. L’humain, c’est la vie compliquée, c’est la vie entravée… mais cela est à la fois le résultat d’un choix, et de l’exercice d’une cruauté envers ses semblables. Pour paraphraser une formule demeurée célèbre, l’homme est un oiseleur pour l’homme, et peut-être encore plus sûrement pour la femme. Grâce à Laure les oiseaux nous apprenaient l’amour tendre, et non la prise, la capture, la chasse) ; maintenant, de façon encore plus large, c’est à la (ré)acquisition de la liberté qu’ils nous convient : ils nous appellent un devenir-oiseau pour s’extirper des contraintes, des filets des normes sociales.
Par-delà les époques et les continents, vient alors se poser sur ces dernières lignes le personnage de Grace Cleave qui dans le roman Vers l’autre été de la néo-zélandaise Janet Frame se répète sans cesse ce mantra : je suis un oiseau, je suis un oiseau migrateur, pour pouvoir tenter de passer indemne à travers toutes les anormalités des normes sociales, et survivre, survivre malgré tout39.
[1] On pourrait objecter La Princesse de Clèves ; mais l’éloge (qui du reste n’est pas si général) de ce roman fonctionne bien souvent par la négative : il rompt avec les longs romans, avec les embarras d’amours et d’aventures tirées par les cheveux, les épisodes interminables... Bref, quand on le loue, c’est surtout pour ce qu’il n’est pas : un roman qui serait enfin devenu raisonnable. Et l’on sait que ce mythe a la vie dure.
[2] Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Libraire Hachette et Cie, 12e édition, 1912, p. 484,
[3] Voici ce qu’en disait Sainte-Beuve : « Un double caractère de cette petite école est d’être à la fois en arrière et en avant, de tenir à l’âge qui s’en va et au siècle qui vient, d’avoir du précieux et du hardi, enfin de mêler dans son bel esprit un grain d’esprit fort » (Portraits de femmes, 1852). Citation extraite de Hervé de Broc, Les femmes auteurs, Paris, Plont-Nourrit & Cie, 1911, p. 82. Ce trou de l’histoire littéraire est loin encore aujourd’hui d’être comblé.
[4] Ce qui est somme toute est la forme la plus courante pour désigner des auteurs : Boileau, Sand, Duras…
[5] On songe ainsi notamment à ses « Réflexions morales sur l’envie immodérée de faire passer son Nom à la postérité », dans Madame Deshoulières, Poésies, Sophie Tonolo (éd.), Paris, Éditions Classiques Garnier, 2010, p. 339-344.
[6] Disque publiée sous le label Labels/Virgin France.
[7] Un monde, ou un gouffre, certes sépare l’Aminte du Tasse (1573), ou le Pastor fido de Guarini (1590), disons de « Il pleut il pleut bergère », attribué à Fabre d’Églantine, à la veille de la Révolution française. Mais, en même temps, on est toujours dans le même univers, et dans le même chronotope.
[8] L’entreprise de Jean-Louis Murat mentionnée plus haut était donc justifiée par anticipation.
[9] Notion qui procède elle-même du Nachleben d’Aby Warburg. Cf. par exemple Georges Didi-Huberman, Ninfa fluida – Essai sur le drapé-désir, Paris, Gallimard, collection Art et artistes, 2015, chapitre « A la recherche des sources perdues », p. 7-26.
[10] Loin de l’univers des frères Le Nain, par exemple. Cf. par exemple Le Mystère Le Nain, publié sous la direction de Nicolas Milovanovic, et Luc Piralla-Heng Vong, catalogue de l’exposition au Musée du Louvre-Lens, mars-juin 2017, Paris-Lens, Lienard – Musée Louvre-Lens, 2017.
[11] Cette prégnance n’a pas peu contribué ultérieurement à dévaloriser cette poésie, surtout quand elle est écrite par des femmes. Fit-on jamais le même reproche à La Fontaine, où le rêve pastoral est si présent dans toute l’œuvre, au-delà même des Fables ?
[12] A. Deshoulières, op.cit., p. 121. Comme chez le La Fontaine des Fables, et sans doute pour les mêmes raisons, il n’y a pas de poésie sans prosopopée.
[13] Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, Presses Universitaires de France, collection Agora, 1956, 2 t., tome I, p. 317-322.
[14] Les cantates profanes, celles par exemple d’un Campra, d’un Clérambault, ou d’un Mondonville un peu plus tard, ont cette même valeur de synecdoque.
[15] A. Deshoulières, op.cit., p. 166.
[16] Citons ainsi quelques éléments marquants : Véronique Gély, Jean-Louis Haquette et Anne Tomiche (dir.), Philomèle, Figures du rossignol dans la tradition littéraire et artistique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2006 (et tout particulièrement pour notre propos Marie-Claire Chatelain, « La figure galante de Philomèle », p 119-134) ; Françoise Létoublon, « Le Rossignol, l’Hirondelle et l’Araignée – Comparaison, métaphore et métamorphose », Europe, 904-905, août-septembre 2004, p. 73-102 ; Gisèle Mathieu-Castellani, Le Rossignol poète dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, « Études et essais sur la Renaissance », 2016 ; Anne Tomiche, Métamorphoses du lyrisme – Philomèle, le rossignol et la modernité occidentale, Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2010.
[17] C’est peut-être en partie pour cela que les métaphores qui sont appliquées à nos oiseaux sont plus celles d’instruments à cordes (comme le luth, le théorbe ou le clavecin) que des instruments vent, que l’on aurait pu intuitivement croire plus adaptées. On se souvient des violons ailés du gongorisme et de leur fortune critique…
[18] A. Deshoulières, op.cit., p. 236 ; chatouiller « se dit aussi du sentiment qui donne du plaisir au corps. La Musique chatouille l’oreille. les bonnes odeurs chatouillent le nez. les bonnes saveurs chatouillent le goust » (dictionnaire de Furetière).
[19] Ou plus justement « et in Arcadia ego », en référence ici au toujours si énigmatique memento mori que découvrent des bergers d’Arcadie dans une toile de Nicolas Poussin.
[20] Le motif est du reste souvent, comme on le verra, traité à rebours : l’hyperbolisation de la plainte (ou de la joie) amoureuse venant surpasser le chant des oiseaux.
[21] Cf. Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au XVIIème siècle, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1996, tout particulièrement p. 87-127.
[22] Là encore il n’est que de songer à un La Fontaine, qui hante si familièrement la poésie de Deshoulières, et notre propos…
[23] Cf. notamment Jacques Roubaud, La Fleur inverse – Essai sur l’art formel des troubadours, Paris, Éditions Ramsay, 1986.
[24] Citons par exemple les très détaillées Instructions, pour élever, nourrir, dresser, instruire et panser toutes sortes de petits Oiseaux de Volière, que l’on tient en Cage pour entendre chanter. Avec un petit Traité pour les maladies des Chiens. Paris, Charles de Sercy, 1674.
[25] Voici ce qu’il en dit (toujours cité par de Broc, op.cit., p. 84) : « Quand on lit un choix bien fait de ses vers, desquels il faut retrancher absolument et ignorer tant de fadaises de société sur sa chatte et son chien […] ». L’époque, et la société, avaient donc bien changé.
[26] On consultera avec profit sur ce sujet Ève Duperray, L’Or des mots – Une lecture de Pétrarque et du mythe littéraire de Vaucluse des origines à l’orée du XXe siècle – Histoire du pétrarquisme en France, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.
[27] A. Deshoulières, op.cit., p. 121.
[28] Ibid., p. 122.
[29] Loc. cit. Là encore, c’est réécrire le pétrarquisme que d’y voir l’aventure de deux heureux amants…
[30] Pascal Quignard, dans Sur l’idée d’une communauté de solitaires, Paris, Arléa, 2015, p. 43-44, fait mention des scrupules que Madame de Sablé adresse à Rancé à propos d’un oiseau blessé qu’elle a soigné, protégé et gardé, et pour lequel elle craint d’éprouver une trop grande affection, qui pourrait la détourner de Dieu.
[31] Cité par Barbara Krajewska, Du coeur à l’esprit – Mademoiselle de Scudéry et ses samedis, Paris, Kimé, 1993, p 27.
[32] Loc. cit. Ladite nièce à propos de la fauvette déjà mentionnée se désolidarisait des thèses de son oncle : « Voici quel est mon compliment / Pour la plus belle des Fauvettes, / Quand elle revient où vous êtes. / Eh ! m’écriai-je avec étonnement, / N’en déplaise à mon Oncle, elle a du sentiment ».
[33] On aurait pu évidemment citer ici encore La Fontaine, notamment dans le Discours à Madame de la Sablière.
[34] On consultera sur ce point avec profit les travaux de Jean-Charles Darmon, par exemple Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1998.
[35] Voir par exemple, de manière peut-être inattendue, Luc Foisneau, Hobbes-La vie inquiète, Paris, Gallimard, Folio – inédits essais, 2016, p. 302-304.
[36] L’inscription de Deshoulières dans le courant libertin semble poser, pour diverses raisons, de nombreuses difficultés à la tradition critique ; le simple fait que la question soit malgré tout à chaque fois posée nous suffira ici.
[37] A. Deshoulières, op.cit., p. 188-189.
[38] A. Deshoulières, op.cit., p. 189.
[39] Janet Frame, Vers l’autre été, traduction par Marie-Hélène Dumas, Paris, Éditions Joëlle Losfeld , 2011.
Résumé
Les oiseaux peuplent la poésie d’Antoinette Deshoulières. Ne sont-ils que des oiseaux de papier, ont-ils quelque réalité familière ?
Abstract
There’s a lot of birds in Antoinette Deshoulières’s poetry. Are they made only of words, or do they appear as some (old) acquaintances within the everyday life in the salons of the seventeenth century?
Frédéric BRIOT
Univ. de Lille 3, EA 1061, Alithila, F-59000, Lille, France
Beugnot, Bernard, Le Discours de la retraite au XVIIe siècle, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1996.
Chatelain, Marie-Claire, « La figure galante de Philomèle », in Véronique Gély, Jean-Louis Haquette, et Anne Tomiche (dir.), Philomèle, Figures du rossignol dans la tradition littéraire et artistique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2006, p 119-134.
Curtius, Ernst Robert, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, Presses Universitaires de France, collection Agora, 1956.
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