Le projet critique du romantisme allemand, tel qu’il est formulé par le « cercle d’Iéna »1 – les frères Schlegel, Novalis, Tieck, et d’autres –, est de défendre une forme « d’absolutisation » de l’art, un art délivré de l’injonction d’imitation de la nature, et doté d’un statut cognitif qui lui serait spécifique : celui de donner accès, comme le dit Jean-Marie Schaeffer, à « une connaissance extatique, une révélation de vérités ultimes, une expérience transcendantale qui fonde l’être au monde de l’homme, [en somme, à une] présentation de l’irreprésentable »2. Et si l’art se fait lieu de pensée et de connaissance, c’est parce que ces « vérités ultimes » sont accessibles non par une discursivité rationnelle, mais bien par une posture de contemplation qu’il peut seul fonder. Dans une telle perspective, Novalis ou Friedrich Schlegel se posent la question des contours de cette œuvre d’art nouvelle qu’ils entendent créer. À cette œuvre ils accordent le nom de « Poème », tout en donnant au terme une valeur supra-générique dépassant largement son acception traditionnelle. Novalis, par exemple, explique : « la poésie est le véritable réel absolu. C’est le noyau de ma philosophie. Plus il y a de poésie, plus il y a de vérité »3. Le concept de « Poème » désigne donc une œuvre délivrée de la règle mimétique, et capable en cela d’avoir comme objet l’infini, ou la pureté de l’Idée, au sens platonicien du terme. C’est pourquoi il n’est pas fortuit que l’émergence d’une esthétique musicale spécifique du romantisme allemand soit contemporaine de ce topos de l’ineffable. Si au XVIIIe siècle la musique instrumentale est jugée « sous le langage », dès le début du XIXe elle est placée au dessus de lui4, au nom de son caractère non figuratif, et du sentiment métaphysique qu’elle véhicule. Parce que seul Art non représentatif, elle permet l’accès au monde des Idées, au-delà de celui des phénomènes. Cette langue au-delà du langage qu’est la musique se fait alors le modèle rêvé de la Poésie absolue du groupe d’Iéna, puisque, comme le dit Hoffmann, « l’infini seul est son objet »5. Dans ce premier romantisme allemand il y a donc conjonction entre le rêve d’une poésie absolue et celui d’une musique absolue ; la musique, dans la poésie, ouvre la voie à une connaissance intime de l’être.
Il nous fallait ce détour pour introduire notre réflexion sur la place paradoxale qu’occupe l’oiseau dans ce débat sur le modèle musical en Art. En effet, si l’art des poètes et musiciens romantiques vise à toucher l’absolu, il ne se coupe pour autant pas de la nature sensible. Il s’agit plutôt de sortir par le haut d’une dualité entre monde des essences et monde sensible, et de rêver, selon la formule de Novalis, du temps où « les oiseaux, les animaux et les arbres parlaient »6, et d’une utopique conjonction entre le réel et l’idéal, entre le chant du monde et celui de l’art. La poésie peut remplir cette mission, car la poésie est chant, langue primordiale, antérieure à l’ordre discursif des concepts ; elle est donc non imitation, mais simplement analogon de la langue terrestre primitive. On comprend, dans ce contexte, comment le chant de l’oiseau peut être pour les romantiques le modèle des modèles, c’est-à-dire la référence ultime du modèle musical qui travaille les écritures poétiques. Le chant de l’oiseau est à la fois un langage – ce que dit Novalis – et modèle de « musique absolue ». Il ne s’agit pas, pour le poète, d’imiter l’oiseau, mais d’être chant, tel celui de l’oiseau, et ainsi de résoudre la dualité entre nature et culture, entre sémioticité du langage et immédiateté de l’être.
Notre propos sera de « suivre à la trace » cette utopie dans quelques-unes des écritures poétiques, voire musicales, du XXe siècle. On mettra donc à l’épreuve cette hypothèse initiale à travers trois exemples d’œuvres d’un XXe siècle dominé par cette visée métaphysique de l’art venu du romantisme allemand : William Butler Yeats – dont on considèrera à la fois l’œuvre théâtrale et quelques poèmes « phare » – ; Samuel Beckett, en considérant surtout son œuvre narrative ; et enfin Olivier Messiaen, dont on évoquera le Catalogue d’oiseaux pour piano (1956-1959), ou l’opéra Saint-François d’Assise (1975-1983). On découvrira, dans ces œuvres, la variété des dispositifs d’écoute, comme des représentations de l’oiseau : l’oiseau comme double fantasmé du poète dans son rêve d’écriture, ou l’utopie d’une rencontre entre le compositeur-ornithologue et les oiseaux-compositeurs. À chaque fois, deux pôles semblent s’opposer et dialoguer en même temps : d’un côté, l’écoute des oiseaux, de l’autre, la tentative de faire de l’écriture, textuelle ou musicale, le calque du chant. Car aussi différents que soient les destins de ces trois artistes, les réunit pourtant une même « fine écoute », la quête d’une « épiphanie musicale », révélation d’une présence, et de la transcendance au cœur de l’immanence des sons et de la voix.
L’œuvre du poète Yeats, théâtrale comme poétique, abonde en mentions de l’oiseau, figure du lien entre monde terrestre et monde céleste. On retrouve là l’héritage direct des romantiques anglais, de l’alouette de Shelley au rossignol de Keats. S’y articulent les thèmes connus et croisés de l’affranchissement vis-à-vis du poids de la matière, de l’ascension spirituelle, et de la libre contemplation du monde. Chez Yeats, s’y ajoute toutefois toute une cartographie symbolique opposant par binômes oiseaux du jour – le coq – et de la nuit – le hibou –, oiseaux célestes – les mouettes – et oiseaux du diable – le hibou encore, voire oiseaux « doubles » du Christ. Cela dit, ce qui nous intéressera plutôt ici est l’imaginaire sonore dans lequel cette cartographie s’inscrit, dont la source remonte jusqu’à son enfance irlandaise, comme en témoignent plusieurs pages de ses mémoires :
I could watch my Island in the early dawn and notice the order of the cries of the birds. […] I wanted to find what sea-birds began to stir before dawn. […] I had wanted the birds’ cries for the poem that became fifteen years afterwards The Shadowy Waters […]7.
L’activité poétique se fonde alors sur ce que Patrick Quillier appelle la « fine écoute »8 c’est-à-dire cette écoute attentive de signes sonores, aussi bien extérieurs qu’intérieurs. Toute création commence par cette faculté d’hyperesthésie, ou d’écoute en deça ou au-delà du spectre sonore courant. Au théâtre, dans une dramaturgie fondée sur la mise en scène des signes d’un autre monde, c’est l’entendre qui fait voir, et qui donne accès à ce qui est présent sans l’être. Les textes sont parsemés de signes acousmatiques, c’est-à-dire, pour reprendre la terminologie en usage depuis Pythagore, de sons dont on ne visualise pas la source, soit que celle-ci soit située hors scène, soit qu’il s’agisse de phénomènes mentaux ou d’hallucinations auditives.
Dans la pièce The Shadowy Waters (Les Eaux d’ombre), il faut aussi signaler le croisement entre voix humaine et voix des oiseaux, soit que les oiseaux, invisibles mais audibles, représentent les morts, soit que le personnage parle par leur « voix ». Dans le premier cas, on aura la réplique de Forgael à son second Aibric :« Have the birds passed us ? I could hear your voice, But there were others »9.
Dans le deuxième, c’est Dectora qui fait appel aux oiseaux pour qu’ils partagent avec elle la protestation contre le rapt dont elle est l’objet.
White sea birds bid the sea birds cry aloud
Till all countries and waters have heard our sorrow
And all fierce birds and beasts and fishes gathered
To fall on him who drove my joy away
To wander among cold winds and hail and snow10.
Vingt ans plus tard, on retrouve cette zone indécise où l’imaginaire se mêle au réel, l’ici à l’ailleurs. Dans la pièce The Dreaming of the Bones traduite sous le titre Ce que rêvent les os, un insurgé de Pâques 1916 en fuite croise dans la montagne deux personnages mystérieux qui s’avèrent être les fantômes errants du couple traître à la patrie venue du fond des temps, Diarmuid et Devorgilla. Mais la narration théâtrale est telle que leur apparition est précédée puis doublée par le signe sonore des oiseaux qui crient – et là, la subtilité de l’anglais permet de croiser le cri et les larmes, d’autant qu’à quelques vers de distance, ces oiseaux d’abord « cry their loneliness », puis « cry in their loneliness »11. Dans la même pièce, le chant du coq, annonçant le retour du jour et la fin du drame, se répète à cinq reprises, d’abord dans la bouche de l’un des deux fantômes, puis, à la manière d’un refrain, dans celle des narrateurs, qui sont aussi musiciens : « Up with the neck and clap the wing, / Red cock, and crow ! »12. L’inquiétante étrangeté suscitée par l’image, par le son acousmatique, et par la rythmique des vers, est d’autant plus grande grâce à la polysémie du mot « crow », qui peut aussi bien dire le chant du coq que le croassement du corbeau. Cette étrangeté, on la retrouve dans plusieurs autres des « pièces pour danseurs » écrite à la même période que The Dreaming of the Bones, en particulier At the Hawk’s Well (Au puits de l’épervier). Cette fois-ci, c’est le héros Cuchulain qui, cherchant à boire au puits d’immortalité, s’en voit empêché par la gardienne du puits, une figure surnaturelle de femme-épervier. Dans ce dernier exemple, cette gardienne n’est pas littéralement épervier, mais est traversée par son cri, et possédée magiquement par l’oiseau. On sait que Yeats et son acteur-danseur japonais Michio Ito, préparant la création de la pièce en 1916, passèrent des heures à observer l’épervier du zoo de Londres pour comprendre à la fois ses mouvements et ses cris. Ce travail de naturaliste fut proportionnel au travail de stylisation théâtrale qui suivit.
Dans tous les exemples qui précèdent, il semble que soit visée, dans l’écriture comme sur la scène, une forme de porosité entre animalité et humanité, soit que l’on projette l’humain dans l’animal, soit que l’on déplace l’animal dans l’humain. Au-delà, cependant, de l’écoute des oiseaux dans la fiction théâtrale, il faut mentionner une autre écoute, celle de la langue elle-même, langue qui résonne dans l’oreille de celui qui écrit comme dans celle de celui qui lit. Et concernant Yeats, nous aborderons cette question « à rebours », en commençant par nous référer aux réactions de la presse face à la création, par le comédien Franck Fay, du rôle du barde Seanchan dans la pièce The King’s Threshold (Le Seuil du palais du Roi), en 1903.
William Butler Yeats’s new one-act play in verse, The King’s Threshold, was proved a thing of exceptional beauty to the eye and ear. The chief role, that of the banished poet, « Seanchan », was marvellously well played by F. J. Fay […]. Truly he lent the beauty of the voice to the poet’s words ; and his delivery of the final speeches was as musical as the songs of birds, and fascinated the senses quite in the same indescribable manner13.
Certes, on ne peut s’empêcher de voir dans ces mots de Joseph Holloway, critique fidèle et passionné des créations du Théâtre de l’Abbaye de Dublin, un effet rhétorique cédant à un accès de lyrisme ; mais la comparaison est bien là. Dans la pièce, le personnage fait lui-même allusion à l’oiseau comme modèle implicite du poète ; et sur la scène, le phrasé yeatsien, travaillé par la direction d’acteur, met l’accent sur le parlé-chanté de la voix. Pour Yeats, la profération et l’écoute du rythme de la parole permettent à son émetteur comme son récepteur d’accéder à un état intermédiaire entre veille et sommeil propice à la vision, qui est elle-même l’horizon utopique de l’événement théâtral.
The purpose of rhythm […] is to prolong the moment of contemplation, the moment when we are both asleep and awake, which is the one moment of creation, by hushing us with an alluring monotony, while it holds us waking by variety, to keep us in that state of perhaps real trance, in which the mind liberated from the pressure of the will is unfolded in symbols14.
Ce que ne perçoit pas Joseph Holloway, c’est que si cette idée de transe générée par la musique de la parole est chez Yeats associée à l’oiseau, c’est parce que son chant est pour le poète l’horizon utopique de l’écriture. Dans la pièce Deirdre, en 1906, Conchubar évoque le peuple des origines, la race « cousine du soleil » : « […] races that are germane to the sun, and have no blood in their veins – For when they’re wounded the wound drips with wine – and no speech but singing »15. Vingt ans plus tard, dans The King of the Great Clock Tower (Le Roi de la tour du Gros-Horloge), les habitants du Tir-nan-og, le paradis celtique, ne peuvent que « parler oiseau » :
They dance all day that dance in Tir-nan-og
There every lover is a happy rogue ;
And should he speak it is the speech of birds16.
Et, dernier exemple, sa dernière pièce The Death of Cuchulain (La mort de Cuchulain) se termine sur cette didascalie, où l’on doit comprendre que le dernier signe vocal du héros, au moment de sa mort, est celui d’un chant d’oiseau : « There is silence, and in the silence a few faint bird notes. The stage darkens slowly »17. Le chant d’oiseau dit la transfiguration du héros, et en quelque sorte sa sublimation, dans une figure d’éternité post mortem.
Ce dernier motif n’est pas surprenant, et est même plutôt attendu. Mais il en recouvre un autre, qui est le rêve des retrouvailles avec une voix d’avant le langage, et d’une écriture d’avant l’écriture. Ainsi Michael Yeats, fils du poète, rapporte que, durant ses derniers jours, son père passait ses après-midi à murmurer et scander des vers inaudibles en battant la cadence de sa main ; et que son dernier projet fut de demander au comédien Clinton-Baddeley de synthétiser dans un livre leurs réflexions communes concernant les relations entre la parole et le chant, consécutives aux expériences radiophoniques de l’année précédente à la BBC18. On sait aussi que l’habitude de Yeats, dans sa composition d’un poème, était d’élaborer d’abord le rythme, puis de choisir les rimes ou les fins de vers, avant de commencer effectivement à inventer le contenu même du poème qui viendrait se glisser dans ce cadre. Cette pratique éclaire sans doute une réflexion que l’on trouve dans l’un de ses essais accompagnant les créations théâtrales au Théâtre de l’Abbaye : « I wonder why the musician is not content to set to music some arrangements of meaningless liquid vowels, and thereby to make his song like that of the birds »19.
Yeats, dans son écriture, est mû par l’utopie d’une écriture-palimpseste, se construisant par le simple geste de production d’un texte, sans intention de relecture, approchant ainsi l’horizon d’une pensée en train de se faire sur la page ; une écriture qui s’effacerait au fur et à mesure qu’elle s’écrit, et qui permettrait une conjonction entre parole et chant, et entre l’être-du-monde et son être propre. Il tend vers la « voix musique » – ou peut-être la « voix oiseau », parce qu’en elle se rejoignent maîtrise et dépossession de soi, et se trouve la joie par dessus tout, la tragic joy, la joie tragique qu’il a trouvée dans sa lecture de Nietzsche – celle qui lui fait écrire cette superbe phrase, dans son essai Per amica silentia Lunae : « We sing amid our uncertainty ; and, smitten even in the presence of the most high beauty, by the knowledge of our solitude, our rhythm shudders »20.
Voilà pourquoi, comme Novalis, Yeats « chante » son écriture, et écoute parler les oiseaux.
Nous aurions pu, dans notre raisonnement, enchaîner directement de Yeats à Messiaen – mais il nous fallait une étape intermédiaire pour asseoir notre réflexion sur cette « voix musique », et pour nous rapprocher du second XXe siècle.
Il y a peu d’oiseaux chez Beckett. Tout au plus peut-on mentionner le chant de Clov dans Fin de partie, ou le bref texte narratif intitulé Au loin un oiseau. Pour l’anecdote, on peut aussi signaler que Beckett qualifiait Winnie « d’oiseau avec du pétrole sur les plumes »21, ou que le critique Philippe Lançon, dans Libération, dit de lui qu’il est « l'oiseau qui chante bref, un échassier posé sur un champ de ruines et d'onomatopées »22. Ni motif à plumes, ni modèle musical de l’oiseau, donc, dans l’œuvre beckettienne : nous ne cherchons pas à démontrer l’indémontrable. Par contre, toute son œuvre s’adosse sur l’utopie romantique d’une écriture dépassant par le haut la dualité entre l’être et les mots.
Dans l’entreprise beckettienne, un paradoxe fonde le geste d’écriture. Dès lors que l’écrivain veut dire ce qu’il est, sa conscience se détache nécessairement d’elle-même et perd ce qu’elle veut précisément dire ; et en même temps pourtant, il lui est impossible de se taire, sous peine de non-existence.
Cette voix qui parle… elle sort de moi, elle me remplit, […] elle n’est pas la mienne, je n’en ai pas, je n’ai pas de voix et je dois parler, c’est tout ce que je sais, c’est autour de cela qu’il faut tourner, c’est à propos de cela qu’il faut parler, avec cette voix qui n’est pas la mienne, mais qui ne peut être que la mienne, puisqu’il n’y a que moi23.
C’est la raison pour laquelle, si l’enjeu de toute l’entreprise d’écriture est la présence de soi à soi, la seule « porte étroite » de sortie d’une telle contradiction est de parvenir à résoudre l’oxymore d’un dire sans objet, qui permettrait d’exister tout en échappant au masque24. Dès lors, réduit à un simple flux de parole, le sujet pour ne pas être dissocié de lui-même se fait rumeur. C’est la « poussière de verbe » – c’est-à-dire le son de la voix – qu’il faut entendre – on retrouve ici la « fine écoute », mais réflexive, et un quasi calque de la réflexion de Yeats citée plus haut :
Les mots que j’entendais, et je les entendais très bien, ayant l’oreille assez fine, je les entendais la première fois, et même encore la seconde, et souvent jusqu’à la troisième, comme des sons purs, libres de toute signification25.
Cette voix naturalisée se fond dans la musique du monde, un univers entièrement acoustique ; et cet imaginaire musical semble avoir pour horizon une pensée de l’harmonie dans le chaos, comme le suggèrent ces extraits de Molloy ou de L’Innommable :
J’ai tendu l’oreille vers ce qui devait être ma voix toujours, si faible, si lointaine, que c’était comme la mer, comme la terre, une calme mer lointaine, mourant26.
Si bien que je pus reprendre mon chemin, en me disant, je vais vers le soleil, c’est-à-dire en principe vers l’est, ou peut-être le sud-est, car je ne suis plus chez Lousse, mais à nouveau en plein dans l’harmonie pré-établie, qui fait une si douce musique, qui est une si douce musique, pour qui sait l’entendre27.
On peut alors émettre l’hypothèse que la qualité première de cette présence de soi à soi est intrinsèquement musicale. La voix beckettienne est une « voix juste audible », et c’est une « petite musique » :
Tu auras une petite voix elle sera juste audible tu lui parleras à l’oreille une vie tu auras une petite vie tu la lui diras à l’oreille ce sera autre chose tout à fait une autre musique tu verras un peu comme Pim une petite musique de vie mais dans ta bouche à toi elle te sera nouvelle28.
Dans cette quête d’une forme de « présence-absence » domine une écoute flottante qui permet l’émergence d’une conscience de soi non détachée de soi ; et pour y parvenir, cette écoute doit être musicale et non rationnelle. Le flux vocal compte plus que le détail du propos. Le poète cherche à user du langage musicalement pour atteindre son objet sans se couper de soi. C’est ainsi que l’on peut comprendre une phrase telle que :
Ma propre langue m’apparaît de plus en plus comme un voile qui doit être déchiré pour atteindre les choses (ou les non-choses) qu’il y a derrière29.
Certes, une telle formule reste éloignée du modèle musical de l’oiseau. Mais elle n’en témoigne pas moins du fait que l’on retrouve, avec Beckett et au cœur du XXe siècle, une œuvre littéraire portée par ce qui s’apparente en de nombreux points à la théorie spéculative de l’art, héritière des romantiques d’Iéna. C’est pourquoi nous l’évoquons, pour éclairer le chemin qui nous conduit de cette utopie de la « voix oiseau » à une autre, celle des « oiseaux compositeurs ».
Messiaen a écrit, durant plus de trente-cinq ans, sept œuvres autour des oiseaux30 : une pour flûte et piano – Le Merle noir, en 1952 –, trois pour piano, dont surtout le Catalogue d’oiseaux, vaste somme pianistique en treize tableaux d’une durée de presque trois heures, écrit en 1958 et 59, et trois pour piano et orchestre, chacune dans une configuration orchestrale différente, les deux premières dans les années 50, et une dernière tardive, peu avant sa mort. Il faut aussi compter avec son opéra Saint-François d’Assise, écrit dans les années 1970 et créé en 1983, également entièrement construit, dans sa forme comme dans son propos, autour de la figure de l’oiseau.
Le point de départ du compositeur, c’est-à-dire le chant des oiseaux, est ce qui pour lui constitue à la fois le cœur de ce que le réel contient de merveilleux, et le lieu où peuvent se rencontrer l’humain, la nature, et le divin. Écrire musicalement l’oiseau, c’est à la fois saluer le musicien dans l’oiseau, l’oiseau dans le musicien, et le transcendant dans les deux. Il y a donc chez lui à la fois perception du chant d’oiseau comme un langage, et affirmation de l’écriture musicale comme le calque du chant du monde. Nous revoilà en face d’une résurgence du rêve de Novalis.
Le Catalogue d’oiseaux pour piano est emblématique du paradoxe de toute l’entreprise, qui est d’être à la fois dans l’écoute la plus rigoureuse, acoustiquement parlant, du chant, et en même temps dans la construction affirmée d’une forme. Sur ces deux versants, l’entreprise est périlleuse. On sait que la réalité anatomique de l’oiseau rend la reproduction de son chant techniquement difficile, voire impossible, qu’il s’agisse de la voix ou de l’instrument. On sait aussi pourtant à quel point fut extrême l’acuité d’écoute du compositeur, au point que Seiji Ozawa, voyant la partition de Saint François, dit de la séquence du prêche aux oiseaux : « c’est inexécutable, ce tableau est la terreur des chefs d’orchestre »31. Car c’est cette « fine écoute » qui permet à Messiaen d’inventer, comme l’explique Claude Jamain :
Il s’agit de reconstituer l’harmonie dans un lieu (une partition) et un moment – le concert – non pas selon les lois de l’harmonie musicale […], mais en arrachant au monde des bruits animaux […], bruits que l’on ré-organise en réseau, en faisant les complémentarités et les oppositions, et donc en l’harmonisant. Par le systèmes du leitmotiv et des appels, une musique se compose, qui se veut la représentation exacte du chant de l’oiseau32.
Il y a chez le compositeur conjonction entre deux affranchissements, vis-à-vis de la carrure rythmique – autrement dit la barre de mesure –, et vis-à-vis de la tonalité. C’est sans doute pourquoi il se dit lui-même « rythmicien », en même temps qu’il dit des oiseaux qu’ils sont « les plus grands musiciens qui existent sur notre planète »33. Si l’on prend à la lettre le postulat selon lequel les rythmes de leur musique sont « encore plus riches que les rythmes grecs et hindous », c’est donc que, ignorant les carrures binaires ou ternaires, ils déploient des séquences d’une complexité qui va au-delà des « talas » indiens, c’est-à-dire des séquences à 6, 7, 10, 14 voire 16 temps avec autant de variantes internes, ou de la métrique grecque, qui se déploie en des centaines de schémas rythmiques différents. Et quant à la tonalité, nous ne ferons que mentionner son usage des modes venus des ragas indiens, ou ses inventions de mode, par exemple « hypermajeur », c’est-à-dire en progression par ton, et qui sont à la tonalité ce que les rythmes « non rétrogradables » sont à la cadence.
En somme, les oiseaux autorisent Messiaen à enjamber six siècles de règles musicologiques de la Renaissance à la modernité, et, pour relever le défi de cette écriture de l’inouï, d’aller chercher comme levier des matériaux anciens ou extra-européens. Ce faisant, il ne dépare pas du style de ses collègues du groupe La Jeune France fondé dans les années 1930, et notamment d’André Jolivet, dont la définition de la musique pourrait tout à fait s’appliquer à Messiaen :
Un langage atonal qui a pour pivots des notes, des accords, des groupes sonores, des rythmes clés autour desquels la masse mouvante de la musique s’organise et s’épanouit : des formes renouvelées où le développement prend une place prépondérante, développement élargi, par opposition, commandant aussi bien la mélodie que l’harmonie, que les groupes rythmiques ou même les masses sonores, écriture instrumentale elle aussi renouvelée, avec usage d’instruments à sonorités nouvelles, comme les ondes électroniques et les instruments exotiques34.
Et en effet, même le simple mélomane ne peut que recevoir avec intérêt, sinon fascination, cette musique non narrative, qui fait le choix de l’exploration d’une expérience acoustique poussée à l’extrême – expérimentation des timbres, du plus profond au plus cristallin, amplitude de la tessiture, audaces percussives, grande liberté dans l’usage des syncopes, contrastes dans les intensités sonores du fortissimo au pianissimo, amplitude des jeux de résonnances, entre la sécheresse de certaines notes et la réverbération des harmoniques dans l’usage de la pédale forte.
Mais justement : face à une telle virtuosité, comment expliquer que Messiaen ait à ce point besoin de l’oiseau pour justifier sa musique ? La question peut sembler rhétorique, tant il est évident que c’est précisément la métamorphose alchimique du chant de l’oiseau en musique qui est au fondement de la spiritualité du compositeur. Pourtant, lui-même semble parfois faire de la musique un absolu en soi.
Les arts, et spécialement la musique, mais aussi la littérature et la peinture, nous permettent de pénétrer dans des domaines qui sont non pas irréels, mais au-delà de la réalité. Il s’agissait pour les surréalistes du domaine onirique ; pour les chrétiens c’est du domaine de la foi. Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. Ils n’ont pas vu mais ils ont la secrète intuition de ce qu’ils ne voient pas. Or, je pense que la musique, plus encore que la littérature et la peinture, est capable d’exprimer cet aspect du rêve, des contes de fées, de l’au-delà, cet aspect surréel des vérités de la foi35.
N’y a t il pas dans cette formulation une filiation, même indirecte, avec la façon dont d’autres, avant lui, ont fait de la musique instrumentale le canal exclusif de l’accession à une transcendance, voire au divin ? De cette question, et de la précédente, c’est François-Bernard Mache, écrivain, compositeur, musicologue, et élève de Messiaen au Conservatoire, qui aide à esquisser les réponses. Selon lui, le maître ne part pas de l’abstraction, mais s’installe dans le paysage sonore que lui fournit la réalité pour en tirer des formes qu’il constitue en œuvre. Et s’il fait ainsi, c’est parce que, comme le dit Messiaen lui-même, « la réalité invisible, miraculeuse, est plus vraie que le merveilleux des contes de fées » – et il ajoute : « Le Merveilleux est mon climat naturel, au sein duquel je me sens bien. J’éprouve le besoin de vivre un Merveilleux mais un Merveilleux qui soit vrai »36. Autrement dit, le merveilleux réside dans cette perception de l’oiseau comme altérité absolue, altérité à laquelle le compositeur se confronte, et qui est comme telle pour lui, dans le monde, une figure de transcendance. Pour reprendre les termes de Myriam White-Le Goff : « il n’y a guère de voie à la transcendance que dans l’immanence. Il semble que le merveilleux, parfois, ouvre cette voie »37. Et en même temps, ce qui est en jeu est aussi, pour Mache comme pour Messiaen, une pensée de l’unité de l’univers, un univers comme sonosphère où se rassemblent, se croisent et s’échangent bruits et musiques, au-delà des frontières non seulement culturelles, mais aussi des espèces38. C’est d’ailleurs en ayant à l’esprit cette perspective qu’il faut comprendre le débat qui agite ornithologues et musicologues : les oiseaux sont-ils musiciens ? Car au-delà du débat technique, on se demandera plutôt pourquoi il est si important qu’ils le soient, dans l’esprit de certains critiques. Pour Michel Poizat, « on ne peut parler de chant animal que par métaphore »39. À l’inverse, François-Bernard Mache toujours – mais il s’appuie sur une série imposante de références, de William Thorpe à Nicolas Ruwet40 – démontre comment la grive musicienne double ses motifs comme Debussy, sous-entendant par cette formulation même l’intention compositrice de l’oiseau, à l’égal du musicien Quoi qu’il en soit, pour Patrick Quillier, commentant François-Bernard Mache, la musique, adossée à la nature, et donc en dialogue avec autre chose qu’elle-même, « réconcilie l’innocence animale et l’illumination poétique contre les sordides complots humains », et remet l’homme à sa place dans un monde où il n’est pas tout seul41.
Ajoutons une dernière remarque sur la dimension spirituelle de la musique dans sa référence à l’oiseau – remarque qui nous ramène aussi à Beckett, voire à Yeats. Car nous ne pouvons nous empêcher d’exprimer ici le désarroi qui nous prend parfois à l’écoute de cette musique : si elle use, à coup sûr avec génie, de toute la palette des ressources du piano, elle ne nous semble pas moins par moment éloignée d’une organicité pneumatique, vibratoire, percussive, dont nous rêvons pourtant lorsqu’il s’agit de tenter de faire se rejoindre immanence et transcendance, chant du monde et composition musicale. Du reste, c’est aussi ce que semble dire Michel Chion de Messiaen, à propos du Merle noir, pour flûte et piano :
On a souvent noté que le système mélodique et harmonique de Messiaen […] est contemplatif et statique : il ignore volontairement la notion de tension / détente, aucun accord, aucune ligne mélodique ne se présente comme une question, une attente, que viendrait combler l’accord suivant, ou la mélodie suivante. Il n’y a apparemment aucune question ni réponse42.
Une telle remarque n’est pas sans lien avec les réflexions de Michel Poizat sur la figure de l’ange dans l’histoire de la musique opératique. Selon Poizat, l’ange est, dans la construction esthétique et spirituelle de Messiaen, le prolongement de l’oiseau. Il est voix pure, c’est-à-dire pure énonciation, hors de tout énoncé, échappant à l’emprise du temps, du langage, et pour tout dire, de tout signifiant. Pour le croyant Messiaen, il est le Verbe même43, une musique sans auteur. De la même façon, l’ange est pour Yeats l’absolu de la voix : ainsi, dans la pièce The Hour Glass (Le Sablier), il est fait mention d’un ange que l’on doit distribuer, selon une didascalie, indifféremment à un acteur ou une actrice, pourvu qu’il ou elle ait « the right voice » ; mais l’on ne saura jamais quel doit être l’attribut de cette voix pour qu’elle soit right. Quant à Beckett, la « petite voix » de Comment c’est a peut-être quelque chose d’angélique. Chez tous trois, en tout cas, est inscrite dans la création cette quête de la voix première, celle qui rassemble les genres, en même temps que la parole et la musique, le sujet et le monde et, peut-être, l’immanent et le transcendant ; celle aussi qui est au seuil à la fois du cri et du silence, et dont le silence est le lieu d’origine – la « voix oiseau ».
À l’issue de ces réflexions, on comprend que le point nodal des œuvres étudiées ici est, sous des formes variables, la rencontre entre un imaginaire musico-linguistique et les préoccupations spirituelles d’une conception chrétienne du monde. Pour les trois, il s’agit de déchirer un voile qui est peut-être celui du Temple. Yeats en parle explicitement dans ses mémoires. Beckett, nous l’avons entendu un peu plus haut. Quant à Messiaen, s’il ne parle pas de voile, il parle d’un au-delà du temps et de l’espace :
Il faut passer par la Mort et la Résurrection, ce qui suppose le saut hors du Temps. […] La musique peut nous y préparer […]. En effet, la musique est un perpétuel dialogue entre l’espace et le temps, entre le son et la couleur, dialogue qui aboutit à une unification : le Temps est un espace, le son est une couleur, l’espace est un complexe de temps superposés, les complexes de sons existent simultanément comme complexes de couleurs. Le musicien qui pense, voit, entend, parle au moyen de ces notions fondamentales peut, dans une certaine mesure, s’approcher de l’au-delà44.
S’y joue aussi, malgré tout, le lien avec une religion de l’art venue directement de la pensée romantique. Cela dit, ce qui les démarque tous trois de Novalis et Schlegel est tout de même que sous des formes diverses, les rassemble un même équilibre entre l’écoute sensible du monde et la construction d’un monde idéal. Pour les écrivains comme pour le musicien, la musique est à la fois charnelle et spirituelle, connectée au Verbe mais aussi à la sensualité du corps.
[1] Les deux frères August et Friedrich Schlegel, Novalis, Tieck, Schleiermacher, Schelling, se retrouvent à Iéna en 1799. Identifiés comme fondateurs du romantisme allemand, ils s’expriment notamment à travers la revue L’Athenaeum fondée en 1798 par les deux frères Schlegel.
[2] Jean-Marie Schaeffer, L’Âge de l’art moderne, Paris, Gallimard, 1993, p. 15.
[3] Novalis, « autres fragments » (extrait de la revue L’Athenaeum), dans Armel Guerne, Les romantiques allemands, Paris, Phébus, coll. « Libretto », 2004, p. 255. Jean-Marie Schaeffer commente une telle assertion en expliquant que le Romantisme réduit le Beau au Vrai : il identifie l’expérience esthétique à la détermination présentative d’un contenu ontologique (Jean-Marie Schaeffer, op. cit., p. 23).
[4] Carl Dahlhaus, L’idée de la musique absolue, une esthétique de la musique romantique, Paris, Contrechamps, 1997 [1978], p. 16.
[5] E.T.A. Hoffmann, Kreisleriana, cité par Frédéric Sounac, Modèle Musical et composition romanesque, genèse et visage d’une utopie esthétique, Paris, Garnier, 2014, p. 61.
[6] Novalis, Derniers fragments, cité dans Armel Guerne, op. cit., p. 263.
[7] W.B. Yeats, Autobiographies, Londres, Macmillan, 1955, p. 72-74 : « Je pus observer mon île au point du jour et remarquer l’ordre des cris des oiseaux. […] Je voulais découvrir quels étaient les oiseaux de mer qui commencent à bouger avant l’aube […]. J’avais voulu entendre les cris d’oiseau pour le poème qui devint quinze ans plus tard Les Eaux d’ombre » (Enfance et jeunesse resongées, traduit de l’anglais par Pierre Leyris, Paris, Mercure de France, 1965, p. 142-143).
[8] Voir Patrick Quillier, « Des acousmates d’Apollinaire aux voix de Bonnefoy, quelques réflexions sur la ‘fine écoute’ », in Jean-Louis BackèS, Claude Coste et Danièle Pistone (dir.), Littérature et musique dans la France contemporaine, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 181-191, ou « Entre bruit et silence, Yves Bonnefoy maître de chapelle », Littérature 127, « L’oreille, la voix », septembre 2002, p. 3-18.
[9] Variorum Editions of the Poems of W.B. Yeats [1957], ed. Peter Allt and Russell Alspach, Londres, Macmillan, 1989, p. 226. En français : « Les oiseaux sont-ils passés ? J’ai entendu ta voix / Mais il y en avait d’autres » (nous traduisons).
[10] W.B. Yeats, The Shadowy Waters (version non publiée), in Michael Sidnell, Druid Craft, the Writing of The Shadowy Waters, The University of Massachussets Press, 1971, p. 247. En français : « Oiseaux blancs de la mer les oiseaux de la mer criez haut / Que toutes contrées toutes les eaux entendent ma peine / Que tous les oiseaux poissons et bêtes rassemblées / S’abattent sur lui qui m’a pris ma joie me l’a prise / M’emmènent dans les vents froids la grêle et la neige » (nous traduisons).
[11] W.B. Yeats, At the Hawk’s Well, in Variorum Edition of the Plays of W.B. Yeats [1966], ed. Russell Alspach, Londres, Macmillan, 1989, p. 763. En français : « Des oiseaux crient, ils crient leur solitude. […] Ils crient dans leur solitude » (Au puits de l’épervier suivi de Le songe des squelettes, traduction de François-Xavier Jaujard, Paris, La délirante, 2002, p. 44).
12 Ibid., p. 767-768 et 776. « Tends le cou et claque de l’aile, / Coq rouge, et chante ! » (traduction François- Xavier Jaujard, op. cit., p. 49).
[13] Joseph Holloway, Impressions of a Dublin Playgoer, Carbondale and Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1967, p. 26 (8 octobre 1903). « La nouvelle pièce en un acte et en prose de W. B. Yeats, The King’s Threshold, s’est révélée d’une beauté exceptionnelle, à voir et à entendre. Le rôle principal, celui du poète banni, ‘Seanchan’, était merveilleusement joué par F. J. Fay […]. En vérité, il prêtait aux paroles du poète la beauté de sa voix ; et sa façon de dire les derniers passages était aussi musicale que le chant des oiseaux, et envoûtaient les sens de la même façon indéfinissable » (nous traduisons).
[14] W. B. Yeats, « The Symbolism of Poetry », in Essays and Introductions, Londres, Macmillan, 1961, p. 159. En français : « L’objet du rythme […] est de prolonger le moment de contemplation, le moment où nous sommes à la fois endormis et éveillés, qui est le moment unique de la création, en nous apaisant de sa monotonie séduisante, tout en nous maintenant éveillés par la variété, pour nous conserver en cet état d’extase peut-être réelle dans lequel l’esprit libéré de l’emprise de la volonté se déploie en symboles » (nous traduisons).
[15] W.B. Yeats, Variorum Edition of the Plays of W.B. Yeats, op. cit., p. 379-380. « […] des races cousines du soleil ; / Elles n’ont pas de sang dans les veines / – Lorsqu’elles sont blessées le vin coule de leur blessure / Et leur langage est le chant » (nous traduisons).
[16] Ibid., p. 991. « Ils dansent tout le jour ceux qui dansent au Tir-nan-Og. / Là, chaque amant est un heureux coquin, / Et qu’il parle, sa parole est celle de l’oiseau » (nous traduisons).
[17] Ibid., p. 1062. « Silence, puis, dans ce silence les notes grêles d’un chant d’oiseau. La scène s’obscurcit peu à peu […] » (in Le Cycle de Cuchulain : Le Heaume Vert, Sur le Rivage de Baile, La Seule Jalousie d’Emer, La Mort de Cuchulain, traduit de l’anglais par Yves de Bayser, Paris, Théâtre Oblique, 1973, p. 94-95).
[18] Voir l’introduction de Ronald Schuchard à son ouvrage The Last Minstrels, Yeats and the Revival of the Bardic Arts, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. XIX.
[19] Samhain 1906, in Explorations, p. 218 « Je me demande pourquoi les musiciens ne pourraient pas mettre en musique une composition de voyelles sans significations, et de cette façon de rendre leur chant semblable à celui des oiseaux » (nous traduisons).
[20] W.B. Yeats, Per Amica Silentia Lunae in Collected Works of W.B.Y., volume 5 : Later Essays, ed. William H. O’Donnell, New York, Ed. Scribner, 1994, p. 8. En français : « Nous chantons entourés de notre incertitude ; et frappés, même en présence de la plus grande beauté, par la connaissance de notre solitude, notre rythme frissonne » (nous traduisons).
[21] Voir James Knowlson, Samuel Beckett, trad. Oristelle Bonis, Arles, Actes Sud, 1999, p. 828.
[22] Philippe Lançon, Libération, 21 mars 2007.
[23] L’Innommable (1953), Paris, Minuit, 2004, p. 34.
[24] D’où l’expression, devenue célèbre, tirée d’une lettre à Georges Duthuit : « There is nothing to express, nothing with which to express, nothing from which to express, no power to express, no desire to express, together with the obligation to express » (Disjecta, Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, Princeton UP, ed. Ruby Cohn, 1973 et Londres, John Calder, 1983, p. 139. En français : « Il n’y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir d’exprimer et, tout à la fois, l’obligation d’exprimer ».
[25] Molloy (1951), Paris, Minuit, 1982, p. 66.
[26] L’Innommable, op. cit., p. 37.
[27] Molloy, op. cit., p. 83.
[28] Comment c’est, Paris, Minuit, 1961, p. 35-36.
[29] Lettre à Axel Kaun du 9 juillet 1937 : « And more and more my own language appears to me like a veil that must be torn apart in order to get at the things (nor the Nothingness) behind it » (Disjecta, op. cit., p. 171-172). Phrase citée dans sa traduction française in Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités, rhétorique de S. Beckett, Paris, Seuil, 1994, p. 238-239.
[30] Le Merle noir, pour flûte et piano (1952) ; Le Réveil des oiseaux, pour piano solo et grand orchestre (1953) ; Minuit 4h du matin, L’aube, Réveil des oiseaux, Chant de la matinée, Oiseaux exotiques, pour piano solo et petit orchestre (1955-1956) ; Catalogue d’oiseaux, pour piano (1956-1959 ; La Fauvette des jardins, pour piano (1970-1972) ; Petites esquisses d’oiseaux, pour piano (1985-1987) ; Un vitrail et des oiseaux, pour piano et orchestre à vent et percussions (1986-1988).
[31] Olivier Messiaen, Musique et couleur, entretiens avec Claude Samuel, Paris, Belfond, 1986, p. 259.
[32] Claude Jamain, « Petits oiseaux, gros oiseaux », in Idées de la voix, étude sur le lyrisme occidental, Rennes, PUR, 2004, p. 107.
[33] Olivier Messiaen, Musique et couleur, op. cit., p. 91.
[34] André Jolivet, cité par Brigitte et Jean Massin, Histoire de la musique occidentale, Paris, Messidor, 1983, t. 2, p. 362.
[35] Olivier Messiaen, Musique et couleur, op. cit., p. 256.
[36] Olivier Messiaen, in Brigitte Massin, Messiaen, une poétique du merveilleux, Paris, Alinea, 1989, p. 22 et 83 pour cette citation et la précédente.
[37] Myriam White-Le Goff (dir.), Merveilleux et spiritualité, Paris, PUPS, 2014, p. 10.
[38] « La poétique que j’esquisse repose donc sur un postulat moniste affirmant […] l’unité de l’univers comme sonosphère externe où les bruits et les musiques se croisent, s’échangent, s’hybrident, sans s’arrêter aux douanes culturelles, ni même parfois aux limites des espèces » ; voir François-Bernard Mache, Entre l’observatoire et l’atelier, Paris, Kimè, 1998, p.113-114. Merci à Patrick Quillier pour nous avoir fait découvrir l’œuvre et les écrits de F.B. Mache.
[39] Michel Poizat, Variations sur la voix, Paris, Anthropos, 1998, p. 8.
[40] Il cite en effet, de Nicolas Ruwet, Langage musique poésie, Paris, Seuil, 1972 ; de l’ethnologue Peter Marler, Birdsong : the acquisition of a learned motor skill, Trends Neurosciences 3, 1981, p. 88-94 ; de William Thorpe, Bird-Song. The biology of vocal communication and expression in birds, Cambridge, Cambridge University Press, 1961. Concernant François-Bernard Mache lui-même, voir Musique-Mythe-Nature, Paris, Aedam Musicae, 2015.
[41] F. B. Mache, Revue Musicale 314-315, Les mal entendus, 1978, p. 21.
[42] Michel Chion, « Le silence chez Olivier Messiaen », Accents, 34, janvier-février-mars 2000, p. 28-29.
[43] Claude Jamain, op. cit., p. 110.
[44] Olivier Messiaen (1978), cité par Brigitte et Jean Massin, op. cit., p. 365-366.
Résumé
À l’époque romantique, les penseurs du « groupe d’Iéna », Novalis et Schlegel en tête, ont fait du chant de l’oiseau l’une des références du modèle musical qui travaille les écritures poétiques. Si l’on admet que ce chant soit un langage, il constitue en effet l’horizon utopique de l’écriture, par sa capacité à résoudre la dualité entre sémioticité de la langue et immédiateté de l’être. Pour mettre à l’épreuve un tel raisonnement, on le frottera à trois exemples d’œuvres d’un XXe siècle dominé par cette visée métaphysique de l’art venu du romantisme allemand : W. B. Yeats, S. Beckett et O. Messiaen. D’un côté, l’oiseau comme double fantasmé du poète, de l’autre l’utopie d’une rencontre entre le compositeur-ornithologue et les oiseaux-compositeurs ; entre les deux, une écriture en quête perpétuelle de « voix-musique », travaillée par le modèle musical. Aussi différents que soient leurs destins, les réunit pourtant une même « fine écoute », une quête de l’« épiphanie musicale », révélation d’une présence, et de la transcendance au cœur de l’immanence des sons et de la voix.
Abstract
During the Romantic Era, the « Iena Group » thinkers (and especially Novalis or Schlegel) made of the bird song one of the core figures of their artistic musical model for writing. For them the birds singing, by transcending the gap between language and being, becomes an absolute. This paper examines how some of the main artists of the XXth century – such as W.B. Yeats, S. Beckett or O. Messiaen – re-invest in different ways this metaphysical view on Art coming from German Romanticism. For Yeats, the bird is a utopic double of the poet ; for Messiaen, the utopia is the meeting of the « ornithologist-composer » and the « composing birds » ; in between them, Beckett is in search for a « music-voice » haunted by the musical model. Even in their differences, the three of them are familiar of a kind of fine ecoute, seeking musical epiphanies, revelation of a presence, and of transcendance in the core of immanent sounds and voices.
Beckett et la « voix musique »
L’écriture musicale et l’oiseau
Le débat sur l’oiseau musicien : en quête d’une conjonction entre humanité et nature
Pierre LONGUENESSE
Univ. Artois, EA 4028, Textes & Cultures, F-62000 Arras, France
BECKETT, Samuel, L’Innommable [1953], Paris, Minuit, 2004.
—, Disjecta, Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, Princeton UP, ed. Ruby Cohn, 1973 et Londres, John Calder, 1983.
—, Molloy [1951], Paris, Minuit, 1982.
—, Comment c’est, Paris, Minuit, 1961.
Chion, Michel, « Le silence chez Olivier Messiaen », Accents, 34, janvier-février-mars 2000.
Clément, Bruno, L’Œuvre sans qualités, rhétorique de S. Beckett, Paris, Seuil, 1994.
Dahlhaus, Carl, L’idée de la musique absolue, une esthétique de la musique romantique (1re éd. 1978), Paris, Contrechamps, 1997.
Guerne, Armel, Les romantiques allemands, Paris, Phébus, « Libretto », 2004.
Hoffmann, E.T.A., Kreisleriana, cité par Sounac, Frédéric, Modèle Musical et composition romanesque, genèse et visage d’une utopie esthétique, Paris, Garnier, 2014.
Holloway, Joseph, Impressions of a Dublin Playgoer, Carbondale and Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1967.
Jamain, Claude, « Petits oiseaux, gros oiseaux », Idées de la voix, étude sur le lyrisme occidental, Rennes, PUR, 2004.
Knowlson, James, Samuel Beckett, trad. Oristelle Bonis, Arles, Actes Sud, 1999.
Lançon, Philippe, Libération, 21 mars 2007.
Mache, François-Bernard, Entre l’observatoire et l’atelier, Paris, Kimè, 1998.
Mache, F. B., Revue Musicale 314-315, Les mal entendus, 1978.
Marler, Peter, Birdsong : the acquisition of a learned motor skill, Trends Neurosciences, 3, 1981, p. 88-94.
Massin, Brigitte, Messiaen, une poétique du merveilleux, Paris, Alinea, 1989.
Massin, Brigitte et Jean, Histoire de la musique occidentale, Paris, Messidor, t. 2, 1983.
Messiaen, Olivier, Musique et couleur, entretiens avec Claude Samuel, Paris, Belfond, 1986.
Musique-Mythe-Nature, Paris, Aedam Musicae, 2015.
Poizat, Michel, Variations sur la voix, Paris, Anthropos, 1998.
Quillier, Patrick, « Des acousmates d’Apollinaire aux voix de Bonnefoy, quelques réflexions sur la “fine écoute” », in Jean-Louis BackèS, Claude Coste et Danièle Pistone (dir.), Littérature et musique dans la France contemporaine, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 181-191.
—, « Entre bruit et silence, Yves Bonnefoy maître de chapelle », Littérature, 127, « L’oreille, la voix », septembre 2002, p. 3-18.
Ruwet, Nicolas, Langage musique poésie, Paris, Seuil, 1972.
Schaeffer, Jean-Marie, L’Âge de l’art moderne, Paris, Gallimard, 1993.
Schuchard, Ronald, The Last Minstrels, Yeats and the Revival of the Bardic Arts, Oxford, Oxford University Press, 2008.
Thorpe, William, Bird-Song. The biology of vocal communication and expression in birds, Cambridge, Cambridge University Press, 1961.
White-Le Goff Myriam (dir.), Merveilleux et spiritualité, Paris, PUPS, 2014.
Yeats, W.B., Autobiographies, London, Macmillan, 1955.
—, Enfance et jeunesse resongées, traduit de l’anglais par Pierre Leyris, Paris, Mercure de France, 1965.
—, Variorum Editions of the Poems of W.B. Yeats (1re éd. 1957), ed. Peter Allt and Russell Alspach, Londres, Macmillan, 1989.
—, The Shadowy Waters (version non publiée), in Michael Sidnell, Druid Craft, the Writing of The Shadowy Waters, The University of Massachussetts Press, 1971.
—, At the Hawk’s Well, in Variorum Edition of the Plays of W.B. Yeats [1966], ed. Russell Alspach, Londres, Macmillan, 1989.
—, Au puits de l’épervier suivi de Le songe des squelettes, traduction de François-Xavier Jaujard, Paris, La délirante, 2002.
—, « The Symbolism of Poetry », in Essays and Introductions, Londres, Macmillan, 1961.
—, Per Amica Silentia Lunae, in Collected Works of W.B.Y., volume 5 : Later Essays, ed. William H. O’Donnell, New York, Ed. Scribner, 1994.