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Numéro 17 | juin 2025 | Des « lieux à soi »
Des « lieux à soi »
« Il faut imaginer » : Annie Ernaux et la « palimpsesticité », transpersonnalité et patrimonialisation des lieux »
Michèle BACHOLLE
rien

Rien ne prédestinait l’enfant née dans une petite ville encastrée dans une vallée normande à pénétrer le 10 décembre 2022 dans la Maison des concerts de Stockholm et y recevoir des mains du roi Carl XVI Gustaf le prix Nobel de littérature. Certainement pas sa classe, son ascendance de paysans illettrés qui se louaient sur les terres d’autrui dès l’âge de huit ans1 ou tissaient à domicile2 en élevant leur marmaille. Certainement pas son sexe. Le parcours d’Annie Ernaux est à ce titre remarquable. Petite fille de journaliers agricoles du pays de Caux, fille unique d’ouvriers devenus petits commerçants à Lillebonne puis Yvetot, elle s’est élevée socialement par ses résultats scolaires, ses études de lettres (à Rouen puis Bordeaux), son mariage en juin 1964 avec Philippe Ernaux, sa réussite au CAPES et l’exercice du professorat (à Annecy, Cergy et au CNED). Ce parcours socio-professionnel coïncide, on le voit, avec un parcours géographique, fait assez commun mais certainement amplifié par la migration sociale de l’écrivaine, comme si les transfuges de classe étaient voué.e.s au départ, sinon à une certaine errance. Si, comme dans la chanson de Maxime Leforestier, chacun naît effectivement quelque part et que ce quelque part relève du hasard, il n’est pas le même pour tou.te.s et les gens ne « naissent [pas] égaux en droits / À l’endroit où ils naissent ». Ernaux écrit « ‘depuis’ [s]on expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur » (discours du Nobel, c’est moi qui souligne)3, « depuis » une place socio-historique de femme transclasse blanche qui dénonce principalement une inégalité socio-économique4.

En visite officielle dans sa ville natale de Lillebonne pour inaugurer le festival du livre Terres de Paroles le 30 septembre 2023, Ernaux, questionnée par Coralie Miller, réalisatrice du documentaire justement intitulé Annie Ernaux, je suis née quelque part (2024), convoquait la chanson de Leforestier : « c’est important de me dire, c’est le lieu, voilà, je suis née quelque part, et c’est là » (14’22-14’32). Mais ce lieu est un non-lieu, non tant dans le sens où l’entend l’anthropologue Marc Augé – même si c’est un espace interchangeable avec un autre – mais dans la mesure où il aurait pu être n’importe quel autre5. Que ce soit Lillebonne ou Yvetot, où les Duchesne déménagèrent alors que leur fille avait cinq ans, l’important était d’en partir. Sans doute à cause de la qualité transclasse de l’écrivaine, l’œuvre ernalienne propose une réflexion prégnante sur la notion de lieu. Nous verrons d’abord qu’il n’existe pas de lieu neutre, le lieu est empreint de douleur (personnelle ou sociale). Notion complexe, nous verrons ensuite que dans l’œuvre ernalienne, le lieu s’impose palimpseste (certains lieux se superposent à d’autres ou un lieu se superpose au même, passé) et il s’impose foncièrement transpersonnel – transpersonnalité attestée dans mon e-musée Annie Ernaux et dans les adaptations cinématographiques et scéniques de textes d’Ernaux ces dernières années, tant en France qu’à l’étranger, comme je le préciserai en fin d’article. Le « non-lieu » s’avère être un « tout-lieu », c’est-à-dire un lieu où chacun.e peut se projeter. Ce « tout-lieu » peut-il être patrimonialisé ? C’est la question sur laquelle nous conclurons.

La problématique du lieu : il n’y a pas de lieu neutre

Des lieux se démarquent dans la vie – et donc dans l’œuvre – d’Annie Ernaux. D’abord des lieux de vie : Lillebonne (l’enfance, de 0 à 5 ans), Yvetot (l’enfance et l’adolescence, continûment de 5 à 18 ans et occasionnellement jusqu’à 24 ans), Rouen (les études, de 18 à 24 ans hormis la parenthèse londonienne en 1960), Bordeaux (la fin des études et la mise en ménage, vers le milieu de la vingtaine), Annecy (le mariage et le maternage, l’enlisement de la « femme gelée » mais aussi les débuts littéraires dans sa trentaine) et Cergy où elle s’établit avec mari et enfants, en 1975, et où elle vit encore. S’y ajoutent des lieux de passage, que ce soient des lieux métonymiques comme S (lieu de la « semi-défloration »6 de l’été 1958), le passage Cardinet (Paris XVIIe, lieu de l’avortement clandestin en 1964) ou l’Institut Curie (Paris, lieu du cancer du sein en 2002) ou des lieux de plaisir (en famille, seule ou avec divers amants : le Chili, l’Espagne, Venise, Florence, Bruxelles, Moscou, etc.). Ce foisonnement de lieux m’a amenée à créer l’e-musée Annie Ernaux et y exposer une « Visite guidée des (vrais) lieux ernaliens »7, la mise entre parenthèses de l’adjectif indiquant déjà le caractère problématique car complexe du lieu dans le cas d’Ernaux. Car, sauf cas extrême (guerre, catastrophe naturelle, etc.), comme l’observe Michèle Touret, « alors que le moment a fui, le lieu, qui lui est attaché, a continué d’exister et de se transformer, il a connu d’autres moments, pour d’autres vies »8. Ainsi, Yvetot, où Ernaux retourne au moins une fois par an depuis 1985, s’est transformé. L’ancienne Grange aux dîmes qui abritait un cinéma-théâtre où Annie Duchesne a vu ses premiers films9 a été détruite ; la maison de commerce de ses parents est méconnaissable, seul demeure presque identique le garage construit par son père, m’a confié Annie Ernaux qui conclut : « Mais quand bien même je listerais tous les changements, il n’en demeure pas moins que, lorsque je suis à Yvetot, je sais, je sens que c’est ici, dans cette ville, que s’enracine mon être » – déclaration qui ne contredit pas celle de Fabrice Thumerel qui use du même mot mais dans un contexte très différent et remarque fort justement qu’Ernaux tend vers « la traversée, le passage, l’aller-vers » (114)10.

Lieux de douleurs personnelle

Mue par sa progression sociale, marquée peut-être par la phrase de sa mère, « Nous ne sommes que des oiseaux de passage »11, peut-être Ernaux tend-elle au déplacement parce que plusieurs des lieux mentionnés plus haut – qui plus est, des lieux de formation du moi – sont des lieux de douleur personnelle, à commencer par Lillebonne, lieu de naissance d’Annie mais aussi de sa sœur aînée Ginette et lieu de mort de cette dernière (6 février 1932-14 avril 1938), première fille sans qui elle n’aurait pas existé12 (fig. 1).

 

A building with many windows

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Fig. 1 : Rue de la Tannerie, Lillebonne, 2019. © Michèle Bacholle

 

Se remémorant Lillebonne, Ernaux liste dans la « profusion » d’images, la « salle de café avec le billard, les tables de marbre parallèles […] la cuisine séparée de l’épicerie par une porte vitrée […] la salle à manger en haut de l’escalier […] la masse brune des filatures Desgenétais […] le moulin et sa roue verdâtre »13 et termine, après avoir rejoint Ginette dans un « nous » qui n’a jamais existé14, par sa visite de la chambre « où tout a commencé pour l’une et pour l’autre, l’une après l’autre […]. La chambre de la vie et de la mort »15. Pour Beth Kearney, la photographie « preserves the ghost, whereas the childhood home – transformed by its new occupants and emptied of all traces of its previous inhabitants – leaves the ghost buried in the past » (note 12).

Le fantôme de Ginette hante un autre lieu, Yvetot cette fois. Ernaux écrit son incapacité de « restituer » le récit que la mère fait de l’existence et de la mort de cette première fille, « seulement sa teneur et les phrases qui ont traversé toutes les années jusqu’à aujourd’hui »16. Elle le resitue toutefois – et le lieu figure dans le livre (c’est la seule autre photographie et elle occupe la page entière17, fig. 2) – et se remémore son « hallucination corporelle, […] je vois les silex de la rue de l’École, qui ne sera goudronnée que dans les années quatre-vingt, le talus, le grillage […] comme s’il fallait absorber tout le décor du monde pour supporter ce qui arrive »18, la destruction du monde premier où l’enfant est unique et sûre « d’être aimée »19 et que la révélation terrasse : elle avait « vécu dans l’illusion »20. L’enfant (de presque dix ans) perd ses repères, autant affectifs que physiques, elle tourne « en cercles rapprochés »21 autour de sa mère et son interlocutrice, incapable de rejoindre sa mère, condamnée à tourner dans sa vie22 et son œuvre23 autour de cette absence de lieu sécure24.

 

A house with a blue shuttered roof

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Fig. 2 : Rue de l’École, Yvetot, 2019. © Michèle Bacholle

 

C’est un autre lieu de douleur personnelle que Coralie Miller qualifie de « lieu de l’indicible » : S, la petite ville de la colonie de vacances où Annie Duchesne a été monitrice l’été 1958, le lieu du « consentement involontaire » (30’54) qu’Ernaux a couché sur papier presque soixante ans plus tard dans Mémoire de fille, après trente ans de gestation, alors qu’elle n’a cessé d’y faire allusion25. Le récit est né d’un retour sur le lieu du « crime » – même si Ernaux n’a reconnu qu’après sa parution qu’il s’agissait bien d’un viol, donc d’un acte criminel, et non d’une « semi-défloration »26. Ernaux explique à Miller qu’une ancienne amie de fac, Odile, habitante de S, l’a recontactée après des décennies de silence. Elle s’est rendue sur place, a consulté les registres et retrouvé les noms des « autres de l’été 58 »27, ses harceleur.euse.s et son violeur, puis a éprouvé le désir d’écrire « sur ça » (31’50). Le retour est ici catalyseur d’écriture alors qu’ailleurs, le livre en cours, presque terminé, motive le retour. Ainsi, en 1999, trente-cinq ans après la pose d’une sonde qui provoquera son avortement (clandestin), Ernaux retourne passage Cardinet, un retour préparé, avec un itinéraire comme garde-fou, comme pour éviter d’être dépassée par la charge affective du lieu. D’ailleurs, elle fit la même chose à Yvetot. Karin Schwerdtner souligne, dans un entretien avec l’écrivaine sur le thème du risque, qu’elle est « finalement retournée dans cette ville, non pas pour faire une rencontre, du genre ‘échange (libre) avec l’écrivain’ […] mais plutôt pour présenter, à partir d’un texte écrit à l’avance, une communication à sens unique », et Ernaux de confier : « [J]e n’avais pas peur parce que mon texte était rédigé »28. Le lieu, même changé, est ainsi porteur d’un indice de dangerosité, comme si la douleur y était présente, presqu’indélogeable, tel un élément radioactif dans les sols, et qu’elle avait le potentiel de réactiver la mémoire (corporelle)29. Je ne passerai pas ici en revue tous les lieux sur lesquels Ernaux est physiquement revenue30 ; ce qui est significatif est ce besoin de retourner sur les lieux, de les sonder par ce retour corporel, d’en tester le coefficient de toxicité au moyen du corps et la réaction sur le « sujet Ernaux » (comme la qualifie, mais au pluriel, Anne Simon) qui se fait aussi instrument : alors que la forte réaction éprouvée à S a catalysé l’écriture d’un livre autour duquel elle tournait depuis des décennies31, l’absence de réaction passage Cardinet (fig. 3) clôt L’Événement et met un point final à « l’événement » (l’avortement) dans l’œuvre32.

A street with buildings in the background

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Fig. 3 : Passage Cardinet, Paris, 2015. © Michèle Bacholle

Lieux de douleur sociale

Yvetot s’impose sans doute comme le lieu au coefficient douloureux le plus élevé ; d’ailleurs, lors de sa conférence de 2012, Ernaux admit que quand elle y revient seule,

 

[C]’est comme si je replongeais dans un endroit où sont restées des couches de moi-même. Il y a des couches d’enfance, des couches d’adolescence. Il y a des histoires d’amour, des rêves. Il y a les toutes premières choses qui vous arrivent dans la vie, les plus importantes. C’est ce « palimpseste » qui me submerge, qui, comme on dit, me « tombe dessus »33.

 

C’est un lieu de douleur personnelle, comme nous l’avons vu plus haut, mais également, voire surtout, de douleur sociale. En termes littéraires, l’on pourrait avancer qu’Yvetot est l’anti-Saint-Sauveur-en-Puisaye (de La Maison de Claudine de Colette). Ernaux a été trois fois invitée officiellement par la ville : en 2012, 2019 et 2024. Le 11 mai 2019, elle a reçu la médaille de Citoyenne d’honneur de la Ville d’Yvetot, reconnaissance attribuée à des personnes (souvent des associatifs et des sportifs) qui, à un moment donné, ont eu un engagement pour la ville. Elle est revenue à Yvetot deux autres fois, mais sur l’invitation de la librairie La Buissonnière et du cinéma Les Arches Lumières, donc des invitations « semi-officielles » – pas émises par la municipalité. Dans son édition du 3 janvier 2023, Paris-Normandie évoquait la création d’un circuit Annie Ernaux (sur une idée et une enquête de terrain de deux ans de Nathalie Poulain, auxiliaire de vie à Lillebonne) ; la ville n’a pas donné suite (ni la Communauté de Communes d’Yvetot qui aurait dû/pu reprendre le parcours) pour raisons financières. Aujourd’hui une invitation qui ressemblerait à celle de la région Bourgogne à « part[ir] sur les traces de Sidonie Gabrielle Colette, l’une des plus célèbres romancières, figure de la littérature française, féministe avant l’heure, dont l’œuvre fut marquée par une enfance heureuse passée en Puisaye : maison natale parfaitement reconstituée, musée, sentiers découvertes... »34 ne semble pas à l’ordre du jour dans le cas Ernaux. Pour commencer, et pour des raisons seulement connues d’elle, elle a clairement indiqué qu’elle ne souhaitait aucune reconnaissance à caractère patrimonial (une rue, un bâtiment, etc. qui porterait son nom) de son vivant35. Le café-épicerie, lui, est devenu une maison particulière, donc toute inscription du type « Ici vécut… » dépend(ra) des propriétaires, la ville n’étant pas intéressée pour l’instant à en faire l’acquisition.

Yvetot est porteuse d’une charge émotionnelle formidablement négative et, à l’opposé, d’une charge littéraire formidablement positive qui a d’ailleurs fait dire à l’écrivaine qu’elle s’est « ‘servie’ d’Yvetot », qu’elle lui a « beaucoup pris […] et, d’une certaine façon » elle s’est refusée « à lui rendre quoi que ce soit »36. Sans Yvetot, ou plus précisément, sans « Y. » (puisque c’est sous sa seule initiale qu’elle apparaît d’abord dans La Place37 et parce qu’elle demeure une « ville mythique »)38, sans cette ville « qui vous observe, vous juge et vous assigne à une place, au travers de ses institutions, ses commerçants et ses dames patronnesses »39, la face de l’œuvre ernalienne aurait été changée. Dans le même échange, Ernaux rappelle « appartenir avec les miens à la population considérée comme inférieure, par le métier de mes parents, le lieu de leur commerce » et demande, rhétoriquement, « comment pourrait-on ne pas la détester » cette ville qui « ne vous offre rien » sinon du dédain et un profond sentiment de honte : « Yvetot, c’est la découverte de ma place à moi [sous-entendu, pas comme Lillebonne] dans le monde, des différences sociales, des différences culturelles, de la honte » (Miller 16’32-16’40). C’est dans le récit du même titre que, tentant de comprendre la « scène » du 15 juin 1952 source de honte40, elle établit la topographie d’Y. en 195241, où centre et « quartiers » s’opposent42. Si leur limite est « géographiquement incertaine », elle est « claire pour tout le monde dans la pratique : le centre, c’est là où l’on ne va pas faire ses courses en chaussons ou en bleu de travail »43, c’est une limite socio-économique claire. La rue du Clos-des-Parts, dans la partie basse de laquelle se situe le commerce parental, s’oppose à la rue de la République, « large, goudronnée, bordée de trottoirs d’un bout à l’autre » et ses « villas imposantes » dans sa partie haute44 (fig. 4). De même, le monde familial et ses habitus populaires45 s’opposent à l’école privée et ses habitus catholiques et bourgeois46 (fig. 5). L’enfant est façonnée par ces « deux mondes qui étaient les [s]iens »47, deux mondes quasi-antithétiques, donnés à voir comme tels dès La Place avec le père comme « passeur entre deux rives »48, non celles du royaume des morts et de celui des vivants, mais la rive d’une classe sociale qu’elle était encouragée à quitter et la rive de son avenir49.

 

A house on the street

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Fig. 4 : Rue de la République, Yvetot, 2019. © Michèle Bacholle

 

Long shot of a brick building

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Fig. 5 : Pensionnat Saint-Michel, Yvetot, 2019. © Michèle Bacholle

 

Enfant en « transfugivité », elle voit les deux côtés, occupe les deux rives, s’adapte au monde socialement supérieur, se scinde, se coupe en deux (Miller 27’32-27’59), au risque de commettre des faux pas – linguistiques ou autre50 – et subir la honte. Celle-ci peut bien sûr s’éprouver seul.e, sans le regard d’autrui. C’est toutefois à cause du regard d’autrui et de ses codes que la honte s’intègre. La scène du 15 juin 1952 n’est qu’un souvenir-écran de la honte réellement éprouvée en 1952 car elle n’a pas été éventée (jusqu’à la parution du récit et auparavant à quelques hommes). La véritable source de honte est une autre scène, le 22 juin 1952, qui survient plus tard dans La Honte et est noyée, tel le poisson du proverbe, parmi d’autres signes d’« indignité »51. Au retour de la fête de la Jeunesse des écoles chrétiennes, à une heure du matin, la mère ouvre la porte, « dans une chemise de nuit tachée (on s’essuyait avec, après avoir uriné) », la maîtresse et les deux ou trois élèves « se sont arrêtées de parler. […] Je me suis engouffrée dans l’épicerie pour faire cesser la scène. Je venais de voir pour la première fois ma mère avec le regard de l’école privée » (La Honte 110, c’est moi qui souligne)52, avec le regard des « dames patronnesses » d’Yvetot la bien-pensante, où seraient nés l’anticléricalisme et la haine des bourgeois d’un autre enfant du pays, Guy de Maupassant, où la présence du catholicisme est sorti encore plus fort des décombres de la seconde guerre mondiale si l’on en prend pour preuve l’église Saint-Pierre – détruite en 1940, reconstruite entre 1949 et 1956 – qui occupe (écrase) le centre-ville par sa rotondité imposante (40 mètres de diamètre), la hauteur de son campanile (20 mètres) et la rougeur de leur brique (fig. 6).Église-panopticon sous le regard de laquelle Annie Ernaux a vécu ses premiers émois amoureux – le sexuel, cette autre source de honte dans l’œuvre ernalienne.

 

Fig. 6 : Église Saint-Pierre, Yvetot, 2024. © Michèle Bacholle

 

Il faut avoir conscience de l’humiliation sociale subie enfant puis adolescente pour comprendre le ressenti(ment) d’Annie Ernaux envers la ville où elle a grandi, chose que les Yvetotais.e.s semblent avoir eu du mal à saisir, eux.elles qui l’ont jugée hautaine et dédaigneuse. Cette faille dans la compréhension de l’écrivaine « natale » met un autre frein (en sus du refus d’Ernaux mentionné plus haut) à tout effort de patrimonialisation. Les déclarations de l’écrivaine – qu’elle aurait « fait n’importe quoi pour ne pas y rester »53 et son « Je peux l’affirmer maintenant : je suis réconciliée avec Yvetot ! »54 – ont d’ailleurs pu renforcer le malentendu. Elle éprouve toutefois un sentiment de réconciliation qu’elle attribue à « l’œuvre du temps »55 et que l’on peut indéniablement attribuer à l’œuvre elle-même et ces retours à Y(vetot) par l’écriture, depuis un lieu sécure et choisi : son bureau et sa maison à Cergy.

Le lieu palimpseste

Quand la famille Ernaux s’y installe (en 1975), Cergy est une ville nouvelle qu’ils voient littéralement sortir de terre et dont il ne leur vient même pas à l’esprit de filmer le caractère éphémère, « en pur devenir » raconte Ernaux dans Les Années Super 8 (44’08-44’45). Dix ans plus tard, comme elle l’expose à Marie-Madeleine Million-Lajoinie, elle commence à écrire « des fragments sur des choses vues au dehors » dans la continuité de l’écriture de La Place : « cela correspondait à un désir ancien d’évoquer la ville nouvelle de Cergy »56. Ces fragments – jetés sur papier entre 1985 et 199257 – composent Journal du dehors et concernent des espaces publics, des « non-lieux » à la Augé : supermarchés, R.E.R., etc. Ernaux consigne son environnement alors que la situation familiale s’écroule autour d’elle : elle se sépare de son mari et demande le divorce ; à l’automne 1983, on diagnostique chez sa mère la maladie d’Alzheimer et celle-ci, après avoir vécu chez sa fille de septembre 1983 à février 1984, entre à l’hôpital puis à la maison de retraite. Devant la détérioration rapide de l’état de santé maternel, Ernaux écrit de décembre 1983 à avril 1986, « très vite, dans la violence des sensations, sans réfléchir ni chercher d’ordre »58, le « journal des visites » (qu’elle publiera en 1997). Il faut ainsi voir la maison de Cergy comme un refuge, comme un point d’ancrage dans un monde personnel vacillant, presqu’en ruines. C’est également la « grande maison silencieuse »59 dont elle rêvait adolescente, alors qu’elle vivait publiquement, sous le regard permanent des clients du café-épicerie d’Yvetot, la petite cuisine (lieu d’habitude privé) coincée entre les deux commerces, effectivement un « lieu de passage », la porte de communication ayant été enlevée60.

Cergy, ville nouvelle en construction, rappelle sans doute le « chaos » d’Yvetot bombardée par les Alliés pendant la Bataille de Normandie et où l’enfant était arrivée un jour de fête foraine à l’automne 1945. Cette « première image » lui « a laissé une impression ineffaçable »61. Comme Yvetot, Cergy est une ville de gravats mais c’est une ville en construction, plutôt qu’en reconstruction, un « lieu énigmatique et désorientant, sans histoire » expliqua Ernaux dans son discours de réception du doctorat honoris causa à l’Université de Cergy-Pontoise le 20 novembre 201462. Elle rappela alors que son premier texte sur Cergy, « Y. ville nouvelle », date de l’été 1983 et expliqua pourquoi la lettre Y. : « parce que Cergy à l’envers donne Y. [y grec] »63.

Cergy se démarque toutefois d’Yvetot dont elle est, à plusieurs égards, l’antithèse, à commencer par son manque d’« histoire » (pas de sœur enterrée au cimetière dont les parents ne parlent pas) et d’Histoire (dans le sens Histoire-événements mais aussi, voire surtout, sans Histoire sociale). Ernaux a confié à Lauren Elkin préférer « être dans un lieu qui au départ n’a pas d’histoire, être sans histoire – l’histoire avec un grand H, avec toutes les marques dans toutes les villes de l’ancienneté, de la puissance aussi […]. Ici, il n’y a rien de tout ça »64 – pas de puissance socio-économique, s’entend. Cinquante ans plus tard, voire peut-être dès 1975, on pourrait contredire Annie Ernaux. Sa maison, située dans une boucle de la rivière, donne sur l’Oise65. Elle est entourée d’un grand jardin, tenue à l’écart par un portail66. Sa maison n’appartient pas en soi à la ville nouvelle mais, malgré son caractère excentré, à ce qu’on peut considérer comme le centre historique de Cergy – sa rue figure d’ailleurs dans le parcours que la ville propose67. Leur brochure, d’autre part, explique bien que « les urbanistes de la ville nouvelle [ont choisi] de créer de toutes pièces de nouveaux centres à l’écart des villages anciens » et que Cergy était un « village rural composé de plusieurs hameaux ». Cergy n’est donc pas dénuée d’Histoire, c’est Ernaux qui choisit de l’ignorer. Elle note dans Journal du dehors : « Je vis dans la Ville Nouvelle depuis douze ans et je ne sais pas à quoi elle ressemble. Je ne peux pas non plus la décrire, ne sachant pas où elle commence, finit, la parcourant toujours en voiture »68. Cette ignorance pouvait bien sûr s’expliquer par la vitesse à laquelle la ville s’est développée et le manque de pérennité de ses commerces, l’apparition et disparition de graffiti69, etc., comme Journal du dehors le montre. Mais cette ignorance peut aussi s’expliquer par le choix de ne pas bien connaître la ville nouvelle, le choix d’y être de passage – pour faire ses courses, prendre le R.E.R. –et le refus de s’y investir, peut-être pour ne pas s’exposer au coefficient de dangerosité de la ville, à ce qu’elle pourrait faire remonter à la surface dans le « sujet Ernaux ».

Car Cergy est en effet une ville palimpseste : « La mémoire des lieux qu’on a en soi ressemble à un palimpseste […] et, parfois, les anciennes [couches] sont lisibles, réapparaissent. En 1975, sous la ville de Cergy en train de s’édifier, je lisais, je ‘voyais’ le centre d’Yvetot en chantier des années 1960 », « Sous cette ville qui se bâtissait, c’était comme s’il y avait une autre ville, l’Yvetot dévasté de 1945, les deux glissaient l’une sur l’autre. […] Enfant, j’ai été très marquée par les ruines de la guerre, par ce paysage informe avec ce qu’il véhiculait d’idée de mort, de possibilité de mourir sous les bombardements. Et là, au contraire, je devais me dire que cette ville en train de s’édifier était la vie, l’avenir »70 – « devais » dans le sens de probabilité ou dans le sens d’obligation ? Le monde familial est alors, rappelons-le, presqu’en ruines. La maison, déjà construite, donc avec un passé, suscite cette même sensation « palimpseste » : « Quand je suis entrée dans cette maison, j’ai eu l’impression de retrouver quelque chose de très enfoui, une proximité ancienne avec la terre. Il y avait un carré de fraisiers, de très vieux groseilliers, une bordure de corbeilles-d’argent, comme chez mes parents »71. Mais contrairement à Yvetot, c’est un lieu choisi qui, selon les dires d’Ernaux, « est entre ville et campagne, à la lisière d’une ville qui n’a pas la même population, ni les mêmes déterminismes sociaux qu’une ville traditionnelle »72, comme Yvetot naguère, ou comme Paris, l’autre ville dont Cergy est antithétique73. Écrire sur Cergy s’inscrivait dans la lignée de l’œuvre en croissance, un « ethnotexte » qui suivait en effet les « Éléments pour une ethnographie familiale » (titre envisagé pour La Place). Et Ernaux de remarquer : « le mépris affiché par certains critiques parisiens à l’égard du JDD [Journal du dehors] lors de sa publication [1993] m’a confortée dans cette nécessité » de prendre pour « objet d’écriture un réel généralement ignoré de la littérature »74. C’est donc à Cergy qu’Ernaux a construit son œuvre75, s’est (re)construite par l’écriture dans une « ville nouvelle » mais palimpseste, toujours en évolution et en devenir, comme son œuvre.

Le lieu et la sensation palimpseste transpersonnelle

Si elle est retournée sur maints lieux de son passé, dans sa rencontre d’octobre 2024 avec des historien.ne.s, justement à Yvetot, Ernaux remarquait qu’« il n’y a jamais de retour possible » car « le temps ne cesse d’être cette force qui nous change, qui nous emporte » (57’20-57’52). Cette remarque en rejoint une autre, qu’exploratrice de la mémoire, elle a faite dans Les Années : l’impossibilité « d’accéder à un temps palimpseste », « de se démultiplier et d’exister corporellement dans plusieurs lieux de sa vie »76. La pratique semble toutefois la contredire, ainsi que cette phrase plus tôt dans Les Années :

 

C’est un temps d’une nature inconnue qui s’empare de sa conscience et aussi de son corps […] où il lui semble réintégrer fugitivement toutes les formes de l’être qu’elle a été. […] Elle lui a donné un nom, la sensation palimpseste […]. C’est une sensation qui l’aspire […] vers les premières années sans souvenir, la tiédeur rose du berceau, par une série d’abymes – ceux d’Anniversaire, le tableau de Dorothea Tanning –, qui […] l’a conduite au travers des années à être ici, dans ce lit avec cet homme jeune77.

 

Cet « homme jeune » – à ne pas confondre avec le « jeune homme » du récit éponyme – est « le jeune homme de Venise », rencontré sur un vaporetto, avec qui elle a déambulé dans les rues et éprouvé cette « sensation palimpseste » :

 

Aussitôt que le jeune Italien a saisi ma main, je suis tombée dans un état étrange, imprévisible la minute d’avant, de bouleversement et de jouissance, où le désir sexuel n’avait aucune part. Il me semblait que j’étais réellement l’adolescente affolée, vide de pensées, 30 ans plus tôt, quand un garçon rougeaud rencontré chez le dentiste m’avait, pour la première fois, passé son bras autour des épaules dans une rue déserte longeant le cimetière et que nous avions continué d’avancer je ne sais plus combien de mètres avant qu’il me serre et m’embrasse. […] je me ressentais dans deux temps à la fois, celui de mes 17 ans, à Y. en Normandie, et ce moment, à Venise78.

C’est cette sensation qui dénouera les questionnements quant au « roman total » – envisagé à mon sens dès les années 196079 – exprimés dans L’Atelier noir, cette rencontre qui lui fait dire « [elle] m’avait d’un seul coup rapprochée du livre que je voulais entreprendre. / C’était il y a 20 ans. Le livre, j’ai fini par l’écrire, je l’ai appelé Les Années » (« Le Jeune homme de Venise »).

Reprenons dans la citation des Années ci-dessus deux éléments qu’Ernaux nous propose pour nous aider à comprendre de quoi retourne cette sensation qu’elle dit avoir « éprouvée plusieurs fois » : le lit et le tableau de Dorothea Tanning. Dans la chambre du « jeune homme » à Rouen, elle avait, dit-elle, « le sentiment d’être couchée sur plusieurs épaisseurs de temps » qui remontaient au lit où elle lisait auprès de sa mère, endormie, les dimanches80. Dans cette continuité du moi, le lit permet au corps de s’ancrer alors que l’esprit pénètre ou éprouve un autre temps, un autre lieu81. Quant au tableau de Tanning, souvent convoqué par l’écrivaine, il saisit, par la femme debout devant nous, hic et nunc, le potentiel palimpseste du temps et du lieu au moyen des portes ouvertes derrière elle, en abyme et donc à l’infini. De là, il nous faut imaginer les anniversaires, les je successifs dans des endroits divers et pratiquer la sensation palimpseste.

Même si Ernaux reconnaît que « Le pays de Caux, c’est vraiment mon terroir », que c’est là qu’est sa mémoire la plus lointaine (par les conversations des parents et de la famille)82 et admet y éprouver « une émotion particulière » (Miller 4’47), pressée par Coralie Miller qui lui demande si c’est émouvant d’être là, Ernaux corrige : « c’est particulier » (14’00), elle sait que c’est sa ville mais elle ne ressemble pas à la « ville de ma mémoire », « c’est important de me dire, c’est le lieu, voilà, je suis née quelque part, et c’est là » (14’22-14’32) – elle rejoint là les paroles de Maxime Leforestier : « Je suis né quelque part, laissez-moi ce repère / Ou je perds la mémoire ». La caméra de Miller suit l’écrivaine alors qu’elle marche dans Lillebonne, dans Yvetot. Elle reconnaît les lieux, mais précise qu’« il faut imaginer » ce lieu autrement – par exemple avec une façade sans revêtement (fig. 7).

A house with a few windows

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Fig. 7 : Façade de l’ancien café-épicerie, Yvetot, 2019. © Michèle Bacholle

 

Schwerdtner avait relevé le mode « impersonnel » d’un « il faut imaginer » déjà présent dans un passage de Retour à Yvetot sur la ville en ruines en 194583. Il faut aussi relever l’autre terme du double syntagme verbal, imaginer. Ernaux formule en effet une invitation à ses lecteur.rice.s et spectateur.rice.s. Elle nous enjoint à « imaginer un champ de décombres hétéroclites, avec des pans de murs, d’énormes cratères dans le sol, un tracé de rues bordées de ruines », etc.84 et nous le pouvons car nous avons tou.te.s dans notre banque de mémoire des images de guerre et de destruction. De même, nous avons tou.te.s des lieux de douleurs, ce qui nous permet de nous reconnaître, ou reconnaître notre vécu dans le sien. L’œuvre ernalienne use d’un « je transpersonnel »85 et convoque nos propres souvenirs86. Dans mon cas, sous le café-épicerie à Yvetot – ou au-dessus, s’il faut respecter la chronologie – est apparue la poissonnerie de mes parents à Saint-Sauveur-le-Vicomte, autre bourg (moins trempé dans la religion) dans l’autre Normandie87 (fig. 8).

 

A car parked in front of a building

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Fig. 8 : Rue Bottin-Desylles, Saint-Sauveur-le-Vicomte, 2019. © Michèle Bacholle

 

La vingtaine d’années qui sépare nos vécus avait disparu. Outre la profession de nos parents, leurs origines paysannes, le patois (que ma grand-mère parlait toujours) et le regard des habitants, parce qu’il y avait discordance des temps c’est par les lieux que je suis entrée en communication avec les récits d’Annie Ernaux. Et c’est donc par les lieux que je me suis attelée à instaurer avec l’œuvre un dialogue créatif – ou, dans les termes d’Ernaux, « une autobiographie croisée »88 – en créant un e-musée (fig. 9).

 

Fig. 9 : Capture d’écran, e-musée Annie Ernaux, 2020-2023. © Michèle Bacholle

 

Celui-ci, visible/disponible en ligne entre janvier 2020 et janvier 2023, présentait dix villes ou lieux chers à Ernaux et sur lesquels je m’étais moi-même rendue pour des raisons professionnelles ou familiales89. Il visait à explorer la veine créative de la curation par l’interaction de la représentation photographique de l’entité géographique actuelle (mes photos des dix lieux), les points de vue a-chronologiques d’Ernaux sur ces lieux (des citations tirées de son œuvre) et mon point de vue de critique, un partage de ce que le lieu évoquait pour moi90. Je n’avais pas alors ressenti la « sensation palimpseste » du lieu. Celle-ci est survenue l’été 2023, quand le nouvel acquéreur de la poissonnerie de mes parents, un brocanteur qui déchargeait toutes sortes d’objets et disait qu’il y avait fort à faire dans le magasin et l’habitation derrière, m’a invitée à entrer. Mon moi d’enfant et d’adolescente m’ont assaillie. J’ai revu le vivier dans le cagibi juste derrière le magasin ; je me suis vue assise avec notre chien sur les marches entre la salle à manger/salon et la cuisine ; je me suis vue sous la verrière de la salle à manger ouvrir la bibliothèque pour en sortir l’album en cuir rouge et les « photos d’Algérie » de mon père, appelé dans cette guerre comme toute sa génération91. Nul besoin d’imaginer ; toutes les images – celles-ci et tant d’autres – étaient là, présentes. Le retour était toutefois impossible sinon par la mémoire, par cette particularité cognitive qu’est la sensation palimpseste qui, de l’hic et nunc, nous projette dans le hic (sed etiam illic) et nunc (sed etiam tunc) – ici (mais aussi là) et maintenant (mais aussi lors)92.

Pour conclure

J’avancerai que l’œuvre ernalienne peut se lire comme un manuel pour saisir (et pratiquer) la « palimpsesticité » des lieux et s’offre non comme un « lieu de mémoire » tel que l’entend l’historien Pierre Nora, mais comme un lieu-point d’ancrage pour la mémoire. À ce titre, elle s’impose comme l’antithèse du manuel utilisé par la jeune Annie et par son père avant elle,

 

Le tour de la France par deux enfants, un grand « lieu » de la mémoire française. […] L’habileté de ce livre […] c’était justement de faire paraître comme la réalité ce qui était une entreprise idéologique et fédératrice de la Troisième République. Que chacun reste à sa place, […] c’est un livre très ancré dans la réalité des enfants des classes laborieuses de l’époque93.

 

Si le « vrai » lieu ernalien, « le seul immatériel, assignable nulle part, mais qui […] les contient tous »94 est l’écriture, « écriture de la mémoire et de la réalité »95 (c’est moi qui souligne les articles définis employés au lieu d’adjectifs possessifs, car l’œuvre ernalienne est par nature transpersonnelle), la lecture serait notre vrai lieu. Ernaux nous offre d’ailleurs ses livres comme des lieux à la fois physiques (l’objet-livre) et immatériels, transpersonnels : « Pour moi, c’est comme si j’avais bâti une maison. Où quelqu’un peut entrer »96.

Après s’être « irréalisée » dans la lecture – pour fuir un lieu douloureux ou trouver un écho à sa vie97 – et s’être réalisée par et dans l’écriture, Ernaux nous invite à nous reconnaître, à nous réaliser par la lecture de ses textes. Les adaptations cinématographiques littérales98 ou plus créatives99 et surtout les adaptations scéniques en France et à l’étranger100 attestent de la transpersonnalité de l’œuvre et des lieux ernaliens et prouvent que le lieu est porteur de cette « palimpsesticité ». Ces adaptations font d’ailleurs souvent fi du lieu réel. Ainsi, rien ne permet d’identifier Rouen dans la représentation « seule en scène » dépourvue de décor de Françoise Gillard, où une chaise (le seul meuble) sert de point d’ancrage à l’actrice et aux spectateur.rice.s (en plus du corps de la comédienne). Pourrait-on prendre comme preuve de la transpersonnalité et palimpsesticité de L’Événement (en l’occurrence) le fait, non inhabituel, qu’un.e spectateur.rice ait fait un malaise lors de la représentation du 17 janvier 2025 ?101 Cette personne a tout au moins ressenti l’expérience de la jeune femme, peut-être s’y est-elle reconnue, peut-être a-t-elle été transportée dans un autre temps et un autre lieu ? Le lieu ernalien est un « tout-lieu », un lieu ouvert à tou.te.s. Un circuit qui inclurait la maison natale ou l’ancien café-épicerie d’Yvetot proposerait aux visiteur.euse.s un point d’ancrage équivalent au lit ou à la chambre pour Ernaux (voir plus haut) vers une expérience transpersonnelle et palimpseste. Il ne faut pas considérer la transpersonnalité et palimpsesticité des lieux ernaliens comme un obstacle à leur patrimonialisation. Il faut au contraire les envisager comme des hic et nunc ouvrant la porte à des hic (sed etiam illic) et nunc (sed etiam tunc). Là réside, dans cette invitation inspirée du « il faut imaginer » d’Annie Ernaux menant Coralie Miller et la délégation municipale de Lillebonne, la puissance de l’écriture et de l’œuvre ernalienne.



 

 

[1] Annie ERNAUX, La Place, Paris, Gallimard folio, 1983, p. 25.

[2] Annie ERNAUX, Une femme, Paris, Gallimard folio, 1987, p. 24.

[3] https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2022/ernaux/201000-nobel-lecture-french/. Dernier accès le 02/02/2025.

[4] Alors que Maxime Leforestier, par les personnages et lieux dans sa vidéo, par sa mention de Paris, Alger et Manille et par les paroles en zoulou, dénonce une inégalité raciale (https://www.youtube.com/watch?v=DagKAzSk9Z8. Dernier accès le 01/02/2025). Pour les combats féministes et de classes sociales chez Ernaux, voir l’exposition « Annie Ernaux, une lutte des places » à la bibliothèque universitaire d’Artois (Arras, 26 mars-25 avril 2025).

[5] Pensons à Reims, ville de Didier Éribon, autre « transclasse » notoire – selon le terme de la philosophe Chantal Jaquet. Par ailleurs, lors de la rencontre « Annie Ernaux et les historien.ne.s » organisée le 5 octobre à Yvetot par les historiennes Carole Christen et Anne-Marie Cheny, Ernaux se rappelle que, réfléchissant à Les Années, son « autobiographie impersonnelle » (Annie ERNAUX, Les Années, Paris, Gallimard, 2008, p. 240), elle a tout de suite rejeté l’autobiographie à la Simone de Beauvoir, qui commencerait par « Je suis née… ». Le podcast est disponible en ligne : https://parolesdhistoire.fr/index.php/2024/11/04/354-annie-ernaux-les-historiennes-et-les-historiens/. Dernier accès le 01/02/2025.

[6] Annie ERNAUX, Les Années, op. cit., p. 76.

[7] Pensé comme une exposition, donc temporaire, il a été en ligne de janvier 2020 à janvier 2023 et n’est plus que partiellement disponible (http://web.archive.org/web/20211205110955/https://www.annie-ernaux-emuseum.com/. Dernier accès le 01/02/2025).

[8] Michèle TOURET, « Les Lieux dans les romans d’Annie Ernaux ou ‘Sauver sa circonstance (ce qui a été autour d’elle, continuellement)’ », in Francine BEST et al. (dir.), Annie Ernaux : Le Temps et la Mémoire, Paris, Stock, 2014, p. 104.

[9] Et dont l’usage avait donc déjà été modifié, repurposed, l’édifice perdant son but premier. Communication personnelle (courriel) de l’écrivaine, 7 septembre 2024, ainsi que pour les déclarations suivantes sur Yvetot.

[10] Fabrice THUMEREL, « Passage(s) Ernaux », in Pierre-Louis FORT et Violaine HOUDART-MEROT (dir.), Annie Ernaux, Un engagement d’écriture, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, p. 114. Ania Wroblewski, elle, au sujet de Journal du dehors et La Vie extérieure, qualifie Ernaux de flâneuse « observatrice », qui plus est « aux ambitions littéraires » (Ania WROBLEWSKI, La Vie des autres : Sophie Calle et Annie Ernaux, artistes hors-la-loi, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 2016, p. 81).

[11] Annie ERNAUX, Une femme, op. cit., p. 55-56.

[12] « Je suis née parce que ma sœur est morte, je l’ai remplacée » (Annie ERNAUX, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », Paris, Gallimard, p. 42). Sur la « perte » de Ginette et la notion de place, voir mon livre : Michèle BACHOLLE, Annie Ernaux de la perte au corps glorieux, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 31-55. J’y avance qu’Ernaux a opéré une intégration malsaine de la mort de sa sœur pour trois raisons : les circonstances de la découverte de son existence (à Yvetot, relatées dans L’Autre fille), le silence imposé par ses parents et parce qu’elle savait que ses parents ne souhaitaient qu’un enfant (ibid., p 42).

[13] Annie ERNAUX, L’Autre fille, Paris, NiL éd., 2011, p. 68-69.

[14] « [N]ous avons émergé à la conscience au milieu du même monde » (ibid., p. 70), « Nous sommes nées du même corps » (id., p. 71).

[15] Ibid., p. 75-76. C’est en écrivant L’Autre fille qu’Ernaux a « réalisé que ma sœur était morte dans le petit lit où j’ai dormi jusqu’à 7 ou 8 ans » (Annie ERNAUX, Le Vrai lieu, Paris, Gallimard, 2014, p. 53). On peut se demander pourquoi elle n’a pas photographié cette chambre – alors qu’elle a photographié la maison et exposé ce cliché dans L’Autre fille. Peut-être parce qu’on ne montre pas la mort. Pour une discussion de la présence fantomatique (ghostly) de Ginette dans L’Autre fille (2011) et la création (du même titre) de Nadège Fagoo en 2023, voir l’article de Beth Kearney. Ernaux a reproduit deux photos de Ginette dans son photo-journal (Annie ERNAUX, Écrire la vie, Paris, Gallimard, 2011, p. 16-17). Dans le documentaire de Miller, elle en mentionne une autre – évoquée aussi dans Les Années (op. cit., p. 40) – alors qu’ils traversent un pont enjambant la rivière derrière la maison familiale (11’26).

[16] Annie ERNAUX, L’Autre fille, op. cit., p. 15.

[17] Ibid., p. 17.

[18] Ibid., p. 18.

[19] Ibid., p. 19.

[20] Ibid., p. 22.

[21] Ibid., p. 18.

[22] Dans Le Vrai lieu, elle évoque une correspondance imaginaire avec une certaine Denise qu’elle relie à sa sœur – elle avait alors 7-8 ans, justement l’âge jusqu’auquel elle dit avoir occupé le même lit que Ginette.

[23] Dans Annie Ernaux de la perte au corps glorieux, j’ai émis l’hypothèse d’un lien entre la mort de Ginette mal « incorporée » et la grossesse non désirée de 1963 et le cancer du sein de 2002 (Michèle BACHOLLE, op. cit., p. 48-55).

[24] Cette absence de sécurité du lieu est ancrée dans le vécu d’Ernaux. Questionnée sur son premier souvenir lors du colloque « Changer le monde » (organisé à Paris par Ivan Jablonka et Aurélie Barjonet en mai 2024), Ernaux raconte la scène du bombardement par des avions alliés (donc en 1944) alors qu’elle et ses parents revenaient d’un pique-nique dominical et sa peur quand sa mère s’enfonce dans un bois – alors que son père et elle restent au bord : « Elle s’enfonce, je la vois s’enfoncer et je hurle. Je hurle parce que je vais mourir et elle ne sera pas là ». Elle avait déjà relaté cette scène dans Une femme, sauf que la peur y était que la mère, et non elle, meure (Annie ERNAUX, Une femme, op. cit., p. 46).

[25] Voir mon article au sujet de ce lit dont elle ne s’est pas relevée (Michèle BACHOLLE, « “Sluttish” Annie : Ernaux’s Mémoire de fille, Female Agency and Empowerment », Women in French Studies, 29, 2021, p. 136-151). Même dans le documentaire de Miller, la ville, Sées, demeure innommée, car lieu de l’innommable.

[26] Annie ERNAUX, Les Années, op. cit., p. 76.

[27] Annie ERNAUX, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, p. 18.

[28] Karin SCHWERDTNER, « Souvenirs d’enfance, Annie Ernaux au risque du ‘retour’ ? », Interférences littéraires, 17, novembre 2015, p. 259-260. Retour à Yvetot, le livre issu de la rencontre susmentionnée – qui a fait salle comble (500 personnes) et donné lieu à une séance de dédicaces de trois heures (je remercie l’adjointe au maire Françoise Blondel, rencontrée en juin 2024, pour ces précisions) – montre qu’après un entretien public (convenu) animé par Marguerite Cormier, autrice d’une thèse sur Annie Ernaux, il y a eu un « échange avec le public » (Annie ERNAUX, Retour à Yvetot, Paris, Mauconduit, 2013, p. 68-73).

[29] Aucune réactivation de la douleur lors du retour passage Cardinet où Ernaux écrit avoir « eu l’impression de reproduire les gestes d’un personnage sans rien éprouver » (Annie ERNAUX, L’Événement, op. cit., p. 140).

[30] Citons Annecy, une ville qu’elle « déteste » pour s’y être « enlisée » (Annie ERNAUX, La Femme gelée, Paris, Gallimard folio, 1981, p. 147-148) dans le mariage et le maternage et leurs codes bourgeois – sa « glaciation » est d’ailleurs exprimée dans le plan d’ensemble sur lequel s’ouvre la vie familiale à Annecy dans le film de David Ernaux-Briot, Les Années Super 8 dont Ernaux a rédigé la narration, enregistrée en voix off. Citons Finchley/Londres, où elle « émigr[e] par échec » (Annie ERNAUX, Mémoire de fille, op. cit., p. 126) de fin mars à début octobre 1960 mais où elle se nourrit de littérature française et commence un roman. Citons Rouen, lieu de souffrance (avec l’année de philo (1958-59) et la prise de conscience de l’objectification sexuelle et du slut-shaming relatés dans Mémoire de fille et les derniers mois de 1963 occupés à chercher une avorteuse) mais aussi lieu de liberté (Miller 37’20) et de libération puisque c’est là qu’elle se libère véritablement de la religion et s’engage politiquement (Miller 37’20-38’00).

[31] Voir toutes les références à « 58 » dans L’Atelier noir, op. cit.

[32] « Sur le quai Malesherbes, je me suis dit que j’étais revenue passage Cardinet en croyant qu’il allait m’arriver quelque chose » est la dernière phrase (le dernier paragraphe) du récit (Annie ERNAUX, L’Événement, op. cit., p. 115).

[33] Annie ERNAUX, Retour à Yvetot, op. cit., p. 63.

[34] https://www.bourgogne-tourisme.com/decouvrir/patrimoine-et-musees/bourguignons-celebres/colette/. Dernier accès le 08/02/2025.

[35] De même, sans l’intervention de son fils Éric qui argumenta que l’œuvre de sa mère reposait sur les sciences sociales, Annie Ernaux n’aurait pas accepté que la Maison de la Recherche sciences humaines et sociales de CY Cergy Paris Université, inaugurée le 26 septembre 2024, porte son nom (https://www.lesechos.fr/pme-regions/ile-de-france/annie-ernaux-donne-son-nom-a-la-nouvelle-maison-de-la-recherche-de-cy-cergy-paris-universite-2123102. Dernier accès le 08/02/2025).

[36] Annie ERNAUX, Retour à Yvetot, op. cit., p. 9. Cette remarque de 2012, que l’on pouvait déjà contester alors, est devenue caduque par l’obtention du prix Nobel et les « retombées » sur la ville, pour reprendre le terme utilisé par la maire de Lillebonne dans le documentaire de Miller : pour la ville c’est un « grand événement », « c’est un grand retour », « c’est une grande fierté », « et sa notoriété retombe forcément sur notre ville » (3’10-3’29) – déclarations de bon augure quant à la mise en place d’un parcours touristico-littéraire ou mémoriel, sujet que j’ai exploré lors de la journée recherche-action dont découle le présent volume.

[37] Touret remarque que jusqu’à La Place, le « café-épicerie des parents est décrit sans ancrage particulier dans un moment précis » (Michèle TOURET, art. cit., p. 107). Ajoutons : dans un lieu précis.

[38] Annie ERNAUX, Retour à Yvetot, op. cit., p. 18.

[39] Communication personnelle (courriel) d’Annie Ernaux, 7 septembre 2024.

[40] Le père, un homme doux, empoigne sa femme et l’entraîne, « avec une voix rauque, inconnue » dans la cave où il la tient agrippée au cou ou aux épaules sous la menace d’une serpe (Annie ERNAUX, La Honte, Paris, Gallimard, p. 14).

[41] Ibid., p. 44.

[42] Suite à la présentation de Touret, Ernaux a dit ne pas décrire les lieux, que « Le lieu en lui-même n’existe pas, seulement sa fonction, son signe social » (Michèle TOURET, art. cit., p. 118-119). Ajoutons : son coefficient affectif.

[43] Annie ERNAUX, La Honte, op. cit., p. 45.

[44] Ibid., p. 46.

[45] Ibid., p. 46-70.

[46] Ibid., p. 71-107.

[47] Ibid., p. 108.

[48] Annie ERNAUX, La Place, op. cit., p. 112.

[49] Dans Le Vrai lieu, Ernaux revient sur la séparation d’ordre socio-économique inscrite dans la topographie d’Yvetot – comme de toute ville – et rappelle le souhait de sa mère, une femme très pratiquante, de l’envoyer à l’école privée, supposément pour des raisons pragmatiques : celle-ci était plus proche de chez eux que l’école publique et ainsi l’enfant n’aurait pas à se déplacer pour le catéchisme (Annie ERNAUX, Le Vrai lieu, op. cit., p. 25).

[50] La maîtresse la « repren[ant] », elle corrige son père, ce qui soulève en lui « une violente colère » et amène en elle pleurs et frustration (Annie ERNAUX, La Place, op. cit., p. 64). Un jour en classe de 4e, elle est « affolée de honte », « voudrai[t] rentrer sous terre » quand la fille de « gens chics » demande qui « pue » l’eau de Javel et qu’elle se rend compte que ce sont ses mains, lavées dans une cuvette qui en contenait (Annie ERNAUX, Retour à Yvetot, op. cit., p. 21). La « Javel » (sans le nom « eau ») est une expression et une « odeur sociale » (Ibid., p. 22) de ma propre enfance, un désinfectant essentiel dans « notre » poissonnerie comme il l’était dans l’épicerie-café des Duchesne.

[51] Annie ERNAUX, La Honte, op. cit., p. 111. Parmi ces signes figurent l’obtention de seulement une mention « bien » à l’examen diocésain, la mort de sa grand-mère d’une embolie, un cousin qui roue de coups une tante en public, un rhume, le bris de ses lunettes dans un geste d’énervement maternel (Id., p. 109-113).

[52] Pour une discussion de cette scène, voir la sous-partie « La tache sociale » dans mon livre (Michèle BACHOLLE, op. cit., p. 108-112).

[53] Annie ERNAUX, « Yvetot », in Pierre-Louis FORT (dir.), Cahier de l’Herne Annie Ernaux, Paris, Éditions de l’Herne, 2022, p. 166.

[54] Annie ERNAUX, Retour à Yvetot, op. cit., p. 73.

[55] Communication personnelle (courriel), 7 septembre 2024.

[56] Marie-Madeleine MILLION-LAJOINIE, « Entretien d’Annie Ernaux », in Fabrice THUMEREL (dir.), Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, Arras, Artois Presses Université, 2004, p. 261.

[57] La Vie extérieure prendra la suite (1993-1999).

[58] Annie ERNAUX, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », Paris, Gallimard, p. 11.

[59] Annie ERNAUX, Le Vrai lieu, op. cit., p. 22.

[60] Ibid., p. 22.

[61] Annie ERNAUX, Retour à Yvetot, op. cit., p. 12-13.

[62] En décembre 2024, Ernaux reçut un doctorat d’honneur de l’université de Rouen – où elle fut étudiante.

[63] « Discours prononcé à l’Université de Cergy-Pontoise », in Pierre-Louis FORT (dir.), Cahier de l’Herne Annie Ernaux, Paris, Éditions de l’Herne, 2022, p. 183-184.

[64] Lauren ELKIN, « La Ville et la banlieue : les ‘journaux extimes’ d’Annie Ernaux », in Pierre-Louis FORT (dir.), Cahier de l’Herne Annie Ernaux, Paris, Éditions de l’Herne, 2022, p. 177, c’est moi qui souligne.

[65] Cergy est sise sur l’Oise, Yvetot appartient au Parc naturel régional des Boucles de la Seine normande.

[66] Le jour de l’annonce du Nobel, le portail, fermé, a maintenu les journalistes dehors et Ernaux a dû être « exfiltrée » par quelqu’un de chez Gallimard (colloque « Changer le monde », mai 2024, voir note 25).

[67] https://www.cergy.fr/fileadmin/_migrated/content_uploads/parcours-bords-d-oise.pdf. Dernier accès le 09/02/2025. Dans Le Vrai lieu, Ernaux met en avant Cergy comme « un lieu qui a déjà une histoire », mais ceci en réponse aux stéréotypes que se font les Parisiens de la banlieue, à leur « image des ‘cités’ » (Le Vrai lieu, op.cit., p. 18-19) dont Cergy est d’ailleurs dépourvue.

[68] Annie ERNAUX, Journal du dehors, Paris, Gallimard, 1993, p. 64, c’est moi qui souligne.

[69] Qu’elle ressent le besoin de photographier ; voir « Algérie je t’aime [sic] » et « Lehla je t’aime » reproduits dans Écrire la vie (op. cit., p. 94).

[70] Annie ERNAUX, Le Vrai lieu, op. cit., p. 14, 17.

[71] Ibid., p. 15, c’est moi qui souligne.

[72] Ibid., p. 23.

[73] Je n’aborderai pas ici Paris. Le refus d’y vivre relève aussi d’une insistance de la part d’Ernaux de garder son indépendance – vis-à-vis des cercles littéraires – comme l’était le choix de continuer à exercer le métier de professeure, s’assurant par là une indépendance financière.

[74] Marie-Madeleine MILLION-LAJOINIE, art. cit., p. 264. Le mépris est également exprimé dans l’erreur d’un chroniqueur de Lire qui la domicilie à Évry et non Cergy, « deux lieux aussi improbables l’un que l’autre pour lui », observe Ernaux (Ibid., p. 264).

[75] Elle y a écrit tous ses livres sauf le premier – la rédaction du deuxième, Ce qu’ils disent ou rien, a débuté à Annecy et a été achevée en octobre 1976 à Cergy.

[76] Annie ERNAUX, Les Années, op. cit., p. 237.

[77] Ibid., p. 204-205, c’est moi qui souligne.

[78] Publié le 16 novembre 2011 dans Le Devoir, ce cours texte est disponible en ligne : https://www.annie-ernaux.org/fr/les-lieux-dannie-ernaux/venise-2/. Dernier accès le 09/02/2025, c’est moi qui souligne.

[79] « L’un de mes projets d’écriture, l’été 1966, est de décrire ‘une existence de femme’ » (Annie ERNAUX et Frédéric-Yves JEANNET, L’Écriture comme un couteau, Paris, Gallimard, 2011, p. 95).

[80] Cf. « Annie Ernaux et les historien.ne.s », 39’25-40’25.

[81] Pour se rendormir au milieu de la nuit, Ernaux explique avoir « l’habitude de chercher à me rappeler, de la manière la plus détaillée, les chambres où je suis passée » à Finchley, Rouen, Monaco, Rome, Grenoble, Paris, etc. (Annie ERNAUX, « La Mémoire des chambres et autres lieux », in Pierre-Louis FORT (dir.), Cahier de l’Herne Annie Ernaux, Paris, Éditions de l’Herne, 2022, p. 306) et celle du passage Cardinet, dont elle dit par ailleurs que « Pendant des années, j’ai vu cette chambre [chez Mme P.-R.] et ces rideaux comme je les voyais depuis le lit où j’étais couchée. Elle est peut-être devenue une pièce claire, meublée Ikéa […]. Mais rien ne peut empêcher ma certitude qu’elle garde le souvenir des filles et des femmes venues s’y faire transpercer d’une sonde » (Annie ERNAUX, L’Événement, op. cit., p. 77). Si le lieu est palimpseste, la sensation de cette particularité – transpersonnelle puisque le lieu garde le souvenir d’occupant.e.s passé.e.s – est quelque chose qui se pratique, auquel on s’entraîne. Dans le même texte, elle dit faire de même avec les caisses de supermarchés (Annie ERNAUX, « La Mémoire des chambres et autres lieux », op. cit., p. 307). Deux autres chambres s’imposent à elle en « absolue continuité » : la chambre de S (Sées) et la « chambre de l’avorteuse rue Cardinet [sic] » (Annie ERNAUX, Mémoire de fille, op. cit., p. 79).

[82] Elle dit de Lillebonne : « c’est l’entrée dans le monde. C’est être née dans un endroit qui, pour moi, a été marqué par l’événement le plus ‘historique’ pour les contemporains qui sont encore vivants, la seconde guerre mondiale » (Miller 9’10-9’22).

[83] Karin SCHWERDTNER, art. cit., p. 255.

[84] Annie ERNAUX, Retour à Yvetot, op. cit., p. 13.

[85] Titre d’un court texte qu’elle a publié en 1993, bien avant que la critique n’étudie ce transpersonnel.

[86] Suite à la présentation de Touret sur les lieux dans les romans d’Annie Ernaux (colloque de Cerisy, 2012), l’écrivaine évoque l’image du poulailler, une « expérience d’enfance », et le roman Poil de Carotte ; le public demeure alors silencieux, ce qui fait dire à un conférencier que « tout le monde reste rêveur, plongé dans des souvenirs d’enfance… » (Michèle TOURET, art. cit., p. 119).

[87] La Normandie était alors constituée de deux régions administratives (nées en 1956), la Basse et la Haute Normandie, avant la fusion des deux entités dans la Région Normandie actuelle en 2016.

[88] Communication personnelle (courriel), février 2021.

[89] Lillebonne, Yvetot, Rouen, Londres, rue Cardinet, Cergy, Venise, l’Institut Curie, Florence et Bruxelles.

[90] Voir mon article « Annie Ernaux : La Curation au carré », ma « Présentation » de l’e-musée (https://www.youtube.com/watch?v=kIkc9vnW_DA. Dernier accès le 01/02/2025) et mon entretien à ce sujet avec Bertrand Bourgeois pour le groupe de recherches international « Maisons de poètes / Homes of Poets » (https://www.youtube.com/watch?v=GPUnKVG5W5s. Dernier accès le 01/02/2025). Quant au site https://www.annie-ernaux.org dédié à Annie Ernaux, il inclut quatre lieux (Cergy, Finchley/Londres, Venise et Cergy) et des textes d’Ernaux in situ (dernier accès le 01/02/2025).

[91] J’ai, plus tard, utilisé ces photos pour recueillir – et publier – son témoignage de « sa » guerre d’Algérie (Michèle BACHOLLE, Un appelé dans la guerre d’Algérie, témoignage photo-textuel, Paris, L’Harmattan, 2016).

[92] À lire Ernaux, il est légitime de se demander si cette sensation palimpseste – du lieu en particulier – n’est pas décuplée pour les transclasses dont le retour est doublement (lieu géographique et social) et définitivement impossible.

[93] Annie ERNAUX, Le Vrai lieu, op. cit., p. 36-37, c’est moi qui souligne.

[94] Ibid., p. 12. L’écriture lui permet de « retourner » dans des lieux, telle la colonie de S : « Cette fois – 28 avril 2015 – je quitte la colonie pour de bon. Tant que je n’y étais pas entrée de nouveau par l’écriture […] » (Annie ERNAUX, Mémoire de fille, op. cit., p. 78).

[95] Annie ERNAUX, Le Vrai lieu, op. cit., p. 65.

[96] Ibid., p. 91. Elle reprend cette « idée d’entrer dans un livre » exprimée plus tôt : « Ouvrir un livre, c’est vraiment pousser une porte et se trouver dans un lieu où il va se passer des choses pour soi » (Ibid., p. 88).

[97] Par exemple en s’identifiant à Jane (Eyre) qui survit à son amie Helen (projection de Ginette) (Ibid., p. 52).

[98] Il en existe à ce jour trois : L’Autre (L’Occupation) de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic (2008), Passion simple de Danielle Arbid (2020) et L’Événement d’Audrey Diwan (2021).

[99] Citons le court-métrage Gli anni (2018) de l’Italienne Sara Fgaier, adapté des Années – voir l’article de Benoît Monginot, « Sara Fgaier, une réécriture cinématographique des Années d’Annie Ernaux : Décontextualisation, réénonciation et poétique de la trace », in Michèle BACHOLLE et Jacqueline DOUGHERTY (dir.), Annie Ernaux Beyond Words : Images and Scenes, Amsterdam, Brill (à paraître).

[100] Citons L’Occupation (Théâtre Princesse Grace, 2019), Les Années (Théâtre de la maison du peuple, 2020), De Jaren (Het Nationale Theater, Amsterdam, 2022), Happening (Berliner Ensemble), Mémoire de fille (Comédie-Française, 2023), The Years (Almeida Theatre, Londres, 2024 et 2025), les prestations de Françoise Gillard et Marianne Basler de L’Événement (en 2017, 2024 et 2025), ainsi que l’adaptation chorégraphique Gli anni de Marco D’Agostin en Italie en 2022 – voir Tommaso TESTOLIN, « ‘Une autre perception du temps’ : Gli anni de Marco d’Agostin », Michèle BACHOLLE et Jacqueline DOUGHERTY, « Conversation avec Marianne Basler sur L’Autre fille et L’Événement » et Michèle BACHOLLE, « Conversation avec Françoise Gillard seule en scène pour L’Événement », tous trois dans Michèle BACHOLLE et Jacqueline DOUGHERTY (dir.), Annie Ernaux Beyond Words : Images and Scenes, Amsterdam, Brill (à paraître).

[101] Voir le compte-rendu de l’historienne Carole Christen : « Théâtre, littérature, histoire et mémoire : L’Évènement d’Annie Ernaux mis en scène et interprété par Françoise Gillard, janvier 2025 », Revue d’histoire culturelle XVIIIe-XXIe siècles, à paraître (mai-juin 2025).

Résumé

Cet article examine l’absence de neutralité des lieux ernaliens, leur caractère palimpseste et leur potentiel transpersonnel et avance que les lieux sont porteurs de coefficient de toxicité sur le sujet (Ernaux, en l’occurrence). Au moyen de lieux (de vie ou de passage) concrets, donc susceptibles de patrimonialisation, dans sa vie et son œuvre, Annie Ernaux nous guide vers la pratique de la « sensation palimpseste » ici (mais aussi là) et maintenant (mais aussi lors).

 

Abstract

This article examines the lack of neutrality of Ernaux’s places, their palimpsest character and transpersonal potential, and argues that places carry a coefficient of toxicity on the subject (Ernaux, in this case). Through concrete places, where she lived or passed through and that are present in her work, and therefore susceptible to enter “patrimony,” Annie Ernaux guides us towards the practice of the “palimpsest sensation” here (but also there) and now (but also then).

La problématique du lieu : il n’y a pas de lieu neutre. 1

Lieux de douleurs personnelle. 1

Lieux de douleur sociale. 1

Le lieu palimpseste. 1

Le lieu et la sensation palimpseste transpersonnelle. 1

Pour conclure. 1

Michèle BACHOLLE

Eastern Connecticut State University (États-Unis)

Michèle BACHOLLE, « « Il faut imaginer » : Annie Ernaux et la « palimpsesticité », transpersonnalité et patrimonialisation des lieux » », L’Entre-deux, 17 (1) | juin 2025 | URL : https://www.lentre-deux.com/?b=355 | consulté le 20-06-2025

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