Il peut paraître surprenant de rapprocher Colette (1873-1954) et Virginia Woolf (1882-1941), deux autrices dont les engagements féministes ont pu diverger1 et qui ont eu un rapport distinct à ce que l’on a pu appeler, au début du XXe siècle, le « modernisme ». C’est oublier qu’elles sont contemporaines, que chacune donne dans son œuvre l’aperçu d’une grande ville en mutation dans les années 1920 – Paris pour Colette, Londres pour Woolf –, que chacune travaille dans le journalisme et est liée aux cercles artistiques de sa ville (Colette à Marcel Proust, Jean Cocteau et Nathalie Barney, Virginia Woolf au « Bloomsbury group », ainsi qu’aux écrivaines et écrivains publiés par l’imprimerie des Woolf, la « Hogarth Press »). Néanmoins, ce qui les rapproche le plus, c’est d’être devenues, dans une aire culturelle proche, les autrices les plus connues de leurs traditions respectives au point que leurs œuvres ont fait l’objet d’une consécration dès leur vivant. Cet article tend ainsi à montrer que si les écrivaines préparent par leurs textes, parfois à leur insu, des valorisations touristiques à venir, de même c’est souvent par leurs œuvres (que les acteurs touristiques convoquent et invitent à redécouvrir) que s’opère la mise à l’honneur des lieux des autrices. Si les deux autrices ont elles-mêmes posé des bases favorables aux appropriations touristiques, nous reviendrons sur quelques dispositifs de leur reconnaissance, puis sur la manière dont leurs textes créent des représentations favorables à celle-ci.
Colette et Virginia Woolf font l’objet d’une reconnaissance d’envergure dont les fondements apparaissent dans leurs œuvres puisqu’elles reviennent inlassablement sur leurs maisons et autres lieux de vie. Colette évoque ses demeures dans ses textes autobiographiques (ou autofictifs) que ce soit « La Treille Muscate » acquise en 1926 à Saint-Tropez dans La Naissance du jour, ses différents logis parisiens dans Trois… Six… Neuf ou encore le Palais-Royal, dont elle fait, comme le note Jacques Dupont, un « objet littéraire » presque « mythique »2, dans De ma fenêtre, Le Fanal Bleu et l’Étoile Vesper. D’autres domiciles apparaissent plutôt dans ses œuvres fictives : c’est le cas de Rozven, demeure Bretonne offerte par sa compagne Missy qui lui a inspiré Le Blé en herbe, ou du domaine des Monts-Boucons qui figure dans deux textes romanesques selon Yannick Resch3 : « Casamène » dans La Retraite sentimentale (« Casamène est perchée sur l’épaule ronde d’une petite montagne crépue de chênes bas »4) ou « La Maison Sèche »5 dans L’Ingénue libertine. Des années plus tard, Colette décrit cette maison, que Willy, son premier mari, avait acheté avec la recette de la publication du premier texte de son épouse, Claudine à l’école :
À la moindre sollicitation de ma mémoire, le domaine des Monts-Boucons dresse son toit de tuiles presque noires, son fronton Directoire – qui ne datait sans doute que de Charles X, peint en camaïeu jaunâtre, ses boqueteaux, son arche de roc dans le goût d’Hubert Robert6.
Cette description picturale des Monts-Boucons (« presque noires », « camaïeu jaunâtre »), inscrit la demeure dans l’esprit du lecteur en même temps qu’elle la rattache à l’Histoire de France, à son architecture (en la figure d’Hubert Robert) et à ses personnages (Charles X) – tous ces éléments étant particulièrement favorables à une future mise à l’honneur : le lecteur peut désirer voir les lieux à l’origine de ces lignes, tandis que les acteurs touristiques peuvent questionner ces espaces dans une perspective plus historique.
Surplombant tous ces logis successifs, il y a cependant un espace que Colette ne cesse de réinventer tout au long de son œuvre : sa maison natale, à Saint-Sauveur-en-Puisaye. Si ce n’est qu’à l’approche de la cinquantaine qu’elle « fait revivre, en les associant, sa famille et sa première maison »7 comme le précise Maurice Delcroix (même si elle a toujours évoqué ses souvenirs d’enfance), Jean-Pierre Richard souligne que « toute l’œuvre de Colette s’écrit, on le sait, à partir de cette demeure familiale et de ses substituts multiples »8. La Maison de Claudine, ouvrage qui met à l’honneur cette demeure première et tutélaire, s’ouvre sur ces mots :
La maison était grande, coiffée d’un grenier haut. La pente raide de la rue obligeait les écuries et les remises, les poulaillers, la buanderie, la laiterie, à se blottir en contre-bas tout autour d’une cour fermée.
Accoudée au mur du jardin, je pouvais gratter du doigt le toit du poulailler. Le Jardin-du-Haut commandait un Jardin-du-Bas, potager resserré et chaud, consacré à l’aubergine et au piment, où l’odeur du feuillage de la tomate se mêlait, en juillet, au parfum de l’abricot mûri sur espaliers9.
À nouveau, cette description ancre dans l’esprit du lecteur une vision très précise par l’énumération des différentes annexes du lieu (écuries, remises et autres), la polarisation des deux jardins (« Jardin-du-Bas » et « Jardin-du-Haut ») ou la retranscription de touches sensibles avec l’évocation des légumes et des fruits. Dans d’autres textes du recueil, l’autrice revient sur des éléments plus intimes, qui permettront plus tard d’aider à la reconstitution des intérieurs de la maison : il en est ainsi pour les motifs des papiers peints, ou l’emplacement « la veilleuse à huile [de Sido] où tiédissait, toute la nuit, un bol de chocolat »10, dans laquelle une araignée vient boire.
Virginia Woolf n’est pas moins prolixe sur ses lieux de vie : elle les évoque beaucoup dans le journal qu’elle tient de manière non continue tout au long de sa vie ou dans un texte autobiographique, écrit peu avant sa mort, « A Sketch of the past », (publié de manière posthume dans Moments of Being). Si ces œuvres n’avaient pas vocation à être publiées – ou ne l’ont pas été de son vivant – ses œuvres fictionnelles ne sont pas moins nourries de ces espaces puisqu’elles s’inspirent toujours d’un de ses domiciles. « Talland House », la maison où elle se rend chaque été dès sa naissance avec sa famille à Saint-Ives, en Cornouailles, lui inspire To the Lighthouse, « roman issu de cette maison »11. Ainsi, pour Hermione Lee : « Talland House devint, dans l’imagination de Virginia Woolf et dans l’esprit de ses lecteurs, davantage qu’un grand bâtiment carré proche de la mer, dans les Cornouailles »12. Dans « A Sketch of the Past », Woolf décrit précisément cette maison :
Our house, Talland House, was just beyond the town, on the hill. For whom the Great Western Railway has built it I do not know. It must have been in the forties, or fifties; a square house, like a child’s drawing of a house; remarkable only for its flat roof, and the crisscrossed railing that ran round the roof; again, like something a child draws. It stood in a garden that ran downhill; and had formed itself into separate gardens, surrounded by thick escallonia hedges, whose leaves, pressed, gave out a very sweet smell13.
Comme pour les Monts-Boucons de Colette, le lecteur peut visualiser la maison (son toit plat, son jardin fragmenté) qui sont aussi liés à un imaginaire sensoriel (le parfum des haies) et à une étape de l’histoire de la région (la maison avait été bâtie par The Great Western Railway en 1874).
Les demeures londoniennes de Virginia Woolf – elle habite à Londres par intermittence une grande partie de sa vie – font l’objet d’une même retranscription dans ses écrits. C’est particulièrement le cas pour le 22, Hyde Park Gate, où elle vit jusqu’en 1904 (date du décès de son père, Leslie Stephen), qu’elle s’oppose au 46, Gordon Square, dans le quartier du Bloomsbury, où elle va vivre avec ses frères et sœurs ensuite. Si le premier espace représente la tyrannie d’une loi patriarcale et victorienne, le second est associé à un renouveau social et esthétique. Virginia Woolf revient sur ces espaces dans « A Sketch of the Past », mais aussi une nouvelle comme « Phyllis and Rosamond » (où deux jeunes sœurs passent d’un espace victorien à un autre plus artistique), ou dans son roman The Years. Au début de ce texte, qui se déroule dans différentes pièces caractéristiques d’une maison victorienne (salons où servir le thé, salle à manger, chambre de malade), une des jeunes filles, Delia Pargiter, pousse un rideau et insiste sur la conformité des maisons aux alentours :
Then she strolled over to the window that looked out onto the street. The houses opposite all had the same little front gardens; the same steps; the same pillars; the same bow windows. But now dusk was falling and they looked spectral and insubstantial in the dim light14.
La maison de la famille Pargiter ne peut être décrite de l’extérieur par Delia puisqu’il est requis que les jeunes filles restent dans l’espace domestique. Cette description indirecte de la demeure, qui insiste sur d’autres demeures similaires, apparaît comme une critique de la conformité et d’une forme de claustration associé au 22, Hyde Park Gate – que le lecteur peut avoir envie de découvrir pour revenir sur les pas de l’autrice, tout en sachant qu’elle s’est petit à petit départie de ce lieu.
Un dernier espace revient particulièrement dans les œuvres de l’autrice : le Sussex, où elle commence à aller dès 1911. Après une maison qu’elle avait baptisée, de manière significative, « Little Talland House »15, elle se rend avec son mari, Léonard Woolf, à Asheham de 1912 à 1919. Pour Alison Booth « Sussex was Woolf’s refuge »16 : elle est en effet attachée à une littérature pastorale qui évoque l’harmonie rurale, même si elle se méfie de l’idéalisation de tels espaces17. Plus tard, en 1919, Léonard et Virginia Woolf feront l’acquisition d’un cottage du XVIIIe siècle, baptisé « Monk’s house ». Virginia pressent dès son arrivée que ce sera leur dernière demeure (« That will be our adress for ever and ever »18 écrit-elle) et de fait, elle y vivra vingt-trois ans jusqu’à sa mort en mars 1941 – sachant que les Woolf y vivent à plein temps dès 1940, puisque leur appartement londonien a été endommagé pendant un raid aérien19. Le Sussex l’inspire, notamment pour des nouvelles : « A Haunted House » (texte consacrée à la maison d’Asheham, qui était peut-être habitée par un couple de fantômes !), mais aussi « The Widow and the Parrot » ou « The fascination of the Pool ». Plus tard, Between the Acts, son dernier ouvrage, inachevé, évoque l’histoire du Sussex, tandis que le cadre d’autres textes peut être associé précisément à la maison ou au jardin de « Monk’s House » (c’est le cas de son essai « The Moment : Summer’s Night », qui présente des personnes assises dehors ou de la nouvelle « In the Orchard » où résonne les bruits d’une école et les chants d’une église : deux lieux par lesquels était entourée « Monk’s House »). Woolf s’inspire ainsi de tous ces espaces, sans cependant localiser précisément ses textes : la localisation de « Pointz Hall », lieu où se déroule Between the acts, reste indéterminé même si Monk’s House s’y devine en filigrane.
Dès lors, les textes des deux autrices – qu’ils soient fictifs ou aient un caractère autobiographique – immergent leurs lecteurs dans des espaces qui apparaissent comme un facteur propice à une valorisation touristique. Par ailleurs, outre leurs œuvres, d’autres médiums reviennent sur leurs lieux de vie.
Colette comme Virginia Woolf posent toutes deux en écrivaines dans leurs lieux d’écriture, ce qui favorise leur consécration par ces espaces et réciproquement. Gisèle Freund, qui a photographié les deux autrices chez elles ( Colette en 1939 pour la première fois20, Woolf en 194021 ), souligne cependant leur rapport distinct à ce support. Là où Colette se prête avec délices à la mise en scène, Woolf y rechigne : selon Freund, Colette « with her penetrating eyes and her studied gestures, […] was a born actress who loved the lens and understood its requirements »22. De manière différente, Virginia Woolf, que Freund contacte à la suite d’un conseil de James Joyce, refuse la séance de pose avant d’accepter en 1938 (grâce à la médiation de Victoria Ocampo)23. Elle pose en tenant une cigarette, et souligne plus tard dans son journal à quel point ce moment lui fut « detestable & upsetting »24. Si Freund avait remarqué que Colette aimait être photographiée, elle note au contraire que « [Woolf] had a horror of anything that might expose her private life »25. Les remarques de Gisèle Freund apparaissent ainsi comme un point de départ sur le rapport des deux écrivaines à l’art photographique, qui demande cependant d’être nuancé pour chacune.
Pour Colette d’abord, qui se prête volontiers à l’exercice, elle est tout au long de sa vie photographiée en écrivaine, de ses premières années parisiennes, où elle figure avec son col « Claudine » jusqu’à ses dernières années. Or, le plus souvent, l’autrice est représentée, comme l’indique Guy Ducrey, par des « portraits (ils sont légion) de l’écrivain en plein travail, faisant courir sa plume sur le papier » si bien que « l’‘‘écrivain-femme’’, cette réalité jusque-là peu visible, a désormais conquis, comme jamais sans doute auparavant en France, une image »26. Lee Miller, Germaine Krull, Henri-Cartier-Bresson, Jacques Henri Lartigue, André Kertesz se succéderont derrière la caméra pour photographier Colette. Le Palais-Royal, où elle réside à la fin de sa vie, au 9, rue de Beaujolais (une première fois entre 1926 et 1930, une seconde à partir de 1938 et jusqu’à la fin de sa vie, en 1954), apparaît comme un décor de choix. Colette pose à la fenêtre, dans son lit-divan ou, avant son immobilisation presque complète pour cause d’arthrite, dans le jardin. Plus largement, Colette fera tout pour que cet espace soit un lieu de mémoire. Alitée, elle y fait venir des écrivains, ce qui le constitue en lieu littéraire collectif, tandis que des photographies immortalisent certaines de ces visites – comme Colette et Cocteau assis ou se promenant ensemble dans le jardin.
Virginia Woolf, elle, pose aussi en écrivaine dans ses lieux de vie. Entourée d’amies qui étaient de grandes photographes – Lady Ottoline Morrell, Vita Sackville-West et Dora Carrington – elle entretient cependant un rapport contrasté avec la photographie. Comme le souligne Maggie Humm, elle a pris, développé et conservé des photographies dès avant son mariage, placées dans ses albums (les « Monk’s House Albums », conservés à Harvard)27, et elle en utilisait pour écrire (elle demande Vita-Sackville West une photo du cocker de son mari pour écrire Flush, la biographie du chien d’Élisabeth Barret Browning). Néanmoins, elle ne se prête pas toujours volontiers à l’exercice du portrait : elle est assez hostile à la photographie professionnelle, refusant par exemple une séance avec Cecil Beaton. Au contraire, elle se prête volontiers à l’exercice derrière un objectif tenu par une amie comme Ottoline Morrell, à laquelle elle écrit, en juin 1923 : « [your photographs] come out so much better than the professionals »28. Woolf est ainsi photographiée en 1926, à Garsington Manor, chez ladite amie (certes elle ne pose pas chez elle précisément, mais le cadre du jardin crée un effet d’indistinction)29. Or, sur une des photographies prise ce jour-là par Ottoline Morrell, Virginia Woolf pose en écrivaine, et de manière tout à fait personnelle. En effet, à la campagne, et notamment à Monk’s House, Woolf avait l’habitude, pour écrire ses œuvres (ou du moins ses brouillons) de s’assoir sur « a very low armchair, with a large plywood board across her knees, and wrote in pen and ink into a notebook she had bound for herself in a gaily coloured papier »30. C’est précisément dans cette posture que la photographie son amie : dans une chaise longue, des feuillets sur les genoux, les lunettes sur le nez, une main posée sur le front. Ainsi, il aurait été difficile de poser davantage en écrivaine, dans un jardin par ailleurs présent à l’image, et qui peut rappeler celui de « Monk’s House ».
Toutes ces images, prises dans des lieux caractéristiques des deux écrivaines, des lieux qu’elles n’ont cessé de retranscrire sur papier, apparaissent comme un nouvel élément propice à une consécration.
Un autre medium concourt au passage à la postérité des autrices, à une époque où le cinéma se développe progressivement : le documentaire. Deux années avant la mort de Colette, en 1952, Yannick Bellon31 réalise un court-métrage qui met en scène l’écrivaine à sa fenêtre du Palais Royal, sous fond, comme le générique le précise, d’un « commentaire écrit et dit par Colette de l’Académie Goncourt ». Il s’ouvre sur une Colette conforme à sa légende, dans l’embrasure de sa fenêtre, assise sur son lit-radeau, entourée par son fanal bleu et des stylos. Une mise en scène s’ensuit : Maurice Goudeket, son mari, lui indique que le ministère des Affaires Étrangères veut réaliser un documentaire « d’après [l]es maisons où [elle a] travaillé, où [elle a] vécu », et Colette riposte que le film serait interminable puisqu’elle a changé de domicile « quatorze fois, et sans compter les maisons de campagne ». Le documentaire prend ainsi la forme d’une autobiographie qui revient sur les lieux où elle a habité. Pendant le court-métrage, son ami et voisin au Palais-Royal, Jean Cocteau, la visite. Il s’ensuit une saynète intéressante : Cocteau tente de percer le mystère d’une écrivaine prolifique, qui ne consacre pas tout son temps à l’art, la dernière image présentant une Colette en train de broder – ce qui peut, par ailleurs être une métaphore de l’art pictural. Dès lors, Colette construit ici aussi son image de la bonne dame du Palais-Royal, en même temps que celle de l’écrivaine gardienne de ses secrets et autres sortilèges – tous ces éléments de mise en scène étant à nouveau particulièrement utiles à une future mise à l’honneur.
Pour Virginia Woolf, un documentaire « Les lieux de Virginia Woolf »32 sera réalisé de façon posthume, en 1980, par Michelle Porte, qui a mené des entretiens autour des lieux de plusieurs grandes écrivaines (Marguerite Duras, ou très récemment Annie Ernaux). Ce documentaire présente des lieux et des paysages de l’autrice (Londres, Saint-Ives, le Sussex), tandis que Catherine Sellers dit des extraits de ses œuvres, ce document à une voix faisant ainsi une large place à l’imaginaire woolfien.
Dès lors, Colette comme Virginia Woolf – quoique cette dernière se montre plus discrète et moins soucieuse de publicité – confèrent par leurs œuvres une dimension littéraire et publique à leurs lieux de vie. Si les médiums que sont la photographie ou le cinéma concourent à leur reconnaissance, leurs textes, qui ne cessent d’illustrer les lieux qui leurs sont chers, préparent celle-ci, puisqu’ils constituent autant d’éclats qui s’enracinent dans l’esprit du lecteur. Reste à savoir comment les acteurs des parcours touristiques ont construit ces consécrations.
La mise à l’honneur de Colette et de Virginia Woolf se fait en plusieurs étapes, et passe notamment par l’existence, pour chacune, d’une maison consacrée. Ainsi, elles n’échappent pas au phénomène qu’est la « maison d’écrivain » qui prend l’ampleur au cours du dernier XIXe siècle grâce à la mise en œuvre de nouvelles médiations33.
Pour Colette, c’est sa maison natale à Saint-Sauveur-en-Puisaye, dans l’Yonne, qui est à l’honneur. L’autrice y vit ses dix-huit premières années, avant que celle-ci soit vendue à la mort de son frère Achille (il était l’enfant d’un premier mariage de la mère de Colette). Elle est rachetée en janvier 1925 par Francis Ducharne34, un négociant en soieries, alors que Colette est au faîte de sa gloire : elle vient notamment de publier, trois ans plus tôt, La Maison de Claudine, où la demeure apparaît comme un personnage à part entière. En juin 1925, une plaque commémorative – « Ici / Colette / est née » –, placée sur la façade, est inaugurée par Anatole de Monzie, ministre de le l’Instruction publique, aussi lié au groupe politique du deuxième mari de Colette, Henry de Jouvenel. Cette plaque commémorative marque une première étape puisqu’elle symbolise sa reconnaissance locale, mais aussi nationale.
Quelques mois plus tard, en janvier 192635, le propriétaire de la maison, admirateur de l’œuvre de Colette, lui en laisse l’usufruit, mais cette donation n'a que peu de retentissement puisque Colette ne la mentionne pas dans ses textes. Elle y revient quelques fois, discrètement, finit par y installer des gardiens jusqu’en 1936, la loue, puis la vend en 195036 : elle devient alors une propriété privée, inaccessible aux visites. Il faudra attendre l’année 2011 pour que la Société des Amis de Colette (constituée en 1956) en fasse l’acquisition grâce à un appel aux dons.
Entre-temps, pour pallier ce manque, le château de Saint-Sauveur ouvre dès 1955 un musée avec une riche collection iconographique, et une reconstitution des pièces de vie habitées par Colette au Palais-Royal. Cette reconstitution muséographique d’un espace que Colette a véritablement habité en maison d’écrivaine – et que sa fille, Colette de Jouvenel, voulait mettre en place depuis plusieurs années – a très certainement joué en faveur d’une valorisation progressive de la maison37.
Enfin, en 2016, « La Maison de Colette » ouvre au public. Les descriptions de la maison – y compris celles de détails comme les motifs du papier peint ou l’emplacement des objets, comme nous l’avons déjà souligné – permettent de reconstituer l’espace décrit, notamment, dans La Maison de Claudine. Si le chemin aura été long, il existe donc pour Colette, dans son village natal, une maison et un musée.
Par ailleurs, d’autres initiatives visent à sacrer la Puisaye comme le « pays de Colette ». En 1993, un « Sentier Colette » est inauguré par le collège du village, tandis qu’une promenade « Sur les pas de Colette » voit plus tard le jour – en effet, comme nous le verrons bientôt, les textes de l’autrice se prêtent particulièrement à des visites en plein air, autour de paysages que l’autrice a illustré dans son œuvre.
Virginia Woolf bénéficie aussi d’une maison d’écrivaine, à la différence que ce n’est pas l’une des maisons associées à son enfance qui remplit ce rôle. Ses demeures londoniennes sont désormais des propriétés privées et « Talland House », à St Ives, a été divisée en cinq appartements de luxe, proposés comme des locations de vacances38. Dès lors c’est « Monk’s House », le dernier domicile des Woolf qui s’impose en maison consacrée – cette maison qui aura bel et bien été leur dernière demeure : Virginia met fin à ses jours en mars 1941 dans la rivière Ouse, et le couple est enterré dans le jardin. Mais, là encore, longues seront les étapes d’une valorisation touristique des lieux. Après la mort de Léonard, la maison est donnée à l’artiste lithographe Trekkie Parsons, qui la vend en 1972 à l'Université de Sussex. Ce n’est qu’en 1980, que la maison, transférée au « National Trust » et tenue essentiellement par des bénévoles, devient accessible au public deux fois par semaine. La maison, qui ne comporte aucune vitrine (comme ce serait le cas pour un musée), présente, entre autres, le pavillon de jardin où Virginia Woolf écrivait quand il faisait beau ou des chaises longues permettant de contempler le Mont Caburn (en adoptant donc une des positions préférées de Virginia Woolf pour écrire).
Hormis cette maison, à Londres, des plaques commémoratives rappellent les différents lieux où Virginia Woolf a vécu. Ces plaques peuvent néanmoins apparaître comme un dispositif assez peu personnalisé, puisque toutes les personnes illustres de Londres bénéficient de ce même écusson bleu initié en 1868 comme le souligne Tom Mole39. Au 22, Hyde Park Gate trois plaques commémoratives rendent hommage à Sir Leslie Stephen (auteur d’un Dictionary of National Biography), Vanessa Bell (la sœur de Virginia Woolf, qui fut peintre) et Virginia Woolf. Il en est de même pour les autres lieux où Woolf a habité : le 46, Gordon Square, le 29, Fitzroy Square (où elle vit de 1907 à 1911), ou le 38, Brunwick Square (où elle vit un an, de 1911 à 1912). Si, en Angleterre comme ailleurs, nombreux sont les rues, les parcs ou les bibliothèques qui portent son nom, Woolf n’est pas présente dans le « Coin des Poètes » de l’Abbaye de Westminster. Alison Booth en donne une explication :
Westminster Abbey’s Poets’ Corner, where so many of the Engligh writers are remembered, is the sort of national honor and canon that Woolf rejected. And, traditionally, suicides are not buried in churches40.
Différents dispositifs proposent en outre de revenir sur les pas de Virginia Woolf à Londres, que ce soient des articles interactifs – qui certes, ne s’ancrent pas dans les territoires – comme l’a fait le « National Museum of Women in the arts »41 pour ses logis londonniens, ou des sites proposant des visites payantes avec un guide spécialisé, que celles-ci reviennent sur les lieux du « Bloomsbury » (groupe dont faisait partie Virginia Woolf42) ou sur les traces de Woolf uniquement43. Enfin, la « Virginia Woolf Society of Great Britain » propose même de revenir sur les pas de l’héroïne Mrs Dalloway44.
La mise à l’honneur de ces deux autrices se fait donc par étapes successives, et passe par la consécration, pour chacune, d’une maison d’écrivaine, préparée par leurs textes qui les décrivent longuement. Excédant le cadre de l’intime, leurs œuvres permettent enfin la création de parcours qui englobent plus largement des écosystèmes ou des régions.
Les œuvres des écrivaines se prêtent à des parcours qui excèdent leurs domiciles : c’est ce qui s’observe pour Virginia Woolf avec le village de St Ives ou les alentours de « Monk’s House », et, pour Colette, avec Saint-Sauveur-en-Puisaye et plus tard le Palais-Royal.
Virginia Woolf donne vie, par ses textes, à un écosystème autour de St Ives. Hormis « Talland House » et son jardin, elle décrit les lieux emblématiques de ce village de pécheurs qui existe depuis 1840 comme station de sauvetage, mais est davantage fréquenté depuis les années 1890. Hormis le centre-ville – qui ressemble toujours à ce que Woolf en écrivait45 – elle revient sur St Ia’s Church, symbole de la communauté de St Ives, Knill’s Monument où la famille se rendait pour faire des excursions46 ou encore le phare Godrevy. Si dès les années 1920 des peintres comme Whistler et des impressionnistes français (auxquels le Tate Gallery de St Ives, ouvert en 1993, se dédie), se rendent dans le village, Virginia Woolf prend acte de leur présence dans To the Lighthouse :
But now, she said, artists had come here. There indeed, only a few paces off, stood one of them, in Panama hat and yellow boots, seriously, softly, absorbedly, for all that he was watched by ten little boys, with an air of profound contentment on his round red face gazing, and then, when he had gazed, dipping; imbuing the tip of his brush in some soft mound of green or pink. Since Mr Paunceforte had been there, three years before, all the pictures were like that, she said, green and grey, with lemon-coloured sailing boats, and pink women on the beach47.
En ethnologue, et de manière assez critique, Woolf rend compte à travers son personnage, Mrs Ramsay, des tendances picturales de son temps. La série d’adjectifs qui décrit l’attitude du peintre (« seriously, softly, absorbedly ») mais aussi l’insistance sur une uniformisation des codes picturaux (« all the pictures were like that, she said, green and grey », la paronomase entre les deux adjectifs ne plaidant pas en faveur des peintures) annonce aussi la vogue touristique qui envahira petit à petit le village. Le microcosme crée par Woolf naît ainsi, aussi, des personnages qui le composent : le peintre Mr Paunceforte, mais aussi Macalister48, un pécheur local avec lequel la famille Ramsay interagit dans l’œuvre.
Plus tard, l’autrice fait de même avec les alentours de « Monk’s House ». Katherine Hill-Miller souligne que pour elle : « Monk’s House and the villagers of Rodmell represented the continuity of English history »49. En effet, le Sussex est associé à des voies romaines, mais aussi à des vestiges préhistoriques, découverts par le Dr Gideon Mantell qui font l’objet d’une plaque commémorative à Lewes50. Si dès les années 1930, la montée des fascismes bouleverse la paix immémoriale des lieux, Betwen the acts (écrit entre 1938 et 1941) interroge cette dimension historique. L’œuvre, qui se déroule un jour de juin 1939 (juste avant l’entrée en guerre) dans un manoir élisabéthain prénommé « Pointz Hall », représente un village de campagne et ses habitants (Miss La Torbe, une artiste un peu exclue, Bartholomew Oliver, un veuf retiré de l’armée des Indes, etc.) au bord de la tourmente d’une destruction imminente. Ainsi, si le roman ne prend pas place à Monk’s House, « the landscape and details of Monk’s House and the Rodmell countryside permeate Between the Acts »51. À nouveau, les œuvres de l’autrice s’ancrent dans des microcosmes plus larges que ses espaces intimes, ce qui offre une prise intéressante dans le cadre de la création d’un parcours touristique : à côté des très nombreux articles où visiteurs et visiteuses relatent leurs visites dans la maison de l’autrice, le « National Trust » propose ainsi un circuit de promenade autour de « Monk’s House »52.
Dans les œuvres de Colette, la création ou la mention d’ancrages territoriaux sont encore plus visibles. L’autrice construit souvent ses œuvres autour d’un lieu central. C’est le cas pour Saint-Sauveur : après le jardin, pour Jean-Pierre Richard, « la ville, au-delà, et la campagne forment un autre cercle encore »53. Ainsi, dans La Maison de Claudine, elle évoque le presbytère54 du village ou, dans Sido, sa mère regardant du côté de Moutiers55. Les habitants du village ne sont pas en reste : dans leur étude Avec Colette, de Saint-Sauveur à Montigny (1995) Élisabeth Charlereux-Leroux et Marguetite Boivin ne recensent pas moins de deux cents personnages empruntés à la vie locale dans l’œuvre colettienne56.
Plus tard, Colette fera de même avec le Palais-Royal, surtout lors de son deuxième séjour. Jacques Dupont et Francine Dugast-Portes ont mis en avant la manière dont Colette avait donné vie à cet espace, qualifié par Jacques Dupont de « monde gigogne »57. En effet, l’épicentre du logis colettien est « traité comme un point fixe d’où irradient les retours du passé, un pôle auquel fait écho l’évocation de Saint-Sauveur »58. Autour de cet empire, apparaissent ainsi des annexes qui deviendront autant de motifs colettiens : le lieu est complété par les Halles ou « les rues jalonnées de restaurants intègres, les théâtres proches, les Tuileries en guise de parc, les quais et les îles »59. Colette mentionne la galerie Vivienne, ou déplore la disparition d’adresses restauratives : le restaurant « Au Bœuf à la mode » ou la pâtisserie « Flammang ». Elle évoque aussi l’espace où les citadins tentent d’obtenir une place pour la Comédie Française :
L’endroit est traître. Toujours un mouvement d’air actif, en forme de Z, vient de la place du Palais-Royal, se divise en deux courants dont l’un épouse la rue de Montpensier et l’autre pénètre dans la galerie de Chartres. En été c’est là que tourbillonne la poussière ; en automne danse, à la même place, un maelström de feuilles précocement tombées60.
Ainsi, en ethnologue, Colette se montre attentive au tissu urbain situé dans les espaces avoisinants de son domicile, qu’elle cite nommément (« la rue de Montpensier », « la galerie de Chartres »). Dès lors, le Palais-Royal se présente selon Jacques Dupont comme « une petite utopie »61. Colette recrée dans ses textes un écosystème ancré dans l’espace parisien. L’ensemble de ces éléments font du Palais-Royal un espace propice à une mise à l’honneur : la place située devant la Comédie-Française a été rebaptisée, en 1966, « Place Colette ». Par ailleurs, à deux pas de celle-ci, les bancs du Jardin du Palais-Royal portent des citations de l’autrice et de son ami Jean Cocteau. Le jardin du Palais-Royal est donc consacré en espace littéraire collectif, comme l’avait pensé l’autrice de son vivant, et certains acteurs partent de ces textes pour proposer des promenades parisiennes. Celles-ci seront souvent à l’initiative d’acteurs publics comme « La ville de Paris » qui évoque « Une balade sur les pas de Sidonie devenue Colette »62, ou le « Domaine du Palais-Royal » qui suggère la découverte d’un « Jardin d’écrivain »63. Ces promenades, payantes ou non, réalisées par des guides indépendants ou par les pouvoirs publics, sont souvent recensées sur internet.
Sous la plume des autrices, ce sont aussi les paysages des villages ou régions qu’elles affectionnent qui sont sans cesse célébrés. C’est d’abord, sans surprise, la Bourgogne pour Colette, qui, depuis Les Vrilles de la Vigne, jusqu’à Sido, en passant par La Maison de Claudine compte des « dizaines de pages […] emplies de la campagne et des échos de Saint-Sauveur »64. Si dans « En Bourgogne », Colette demande : « comment parler froidement, quand il s’agit d’une gloire nationale, du vin de Bourgogne ? »65, auparavant, déjà, elle avait décrit son quartier natal en détail :
Dans mon quartier natal, on n’eût pas compté vingt maisons privées de jardin. Les plus mal partagées jouissaient d’une cour, plantée ou non, couverte ou non de treilles. Chaque façade cachait un « jardin de derrière » profond, tenant aux autres jardins de derrière par des murs mitoyens. Ces jardins de derrière donnaient le ton au village. On y vivait l’été, on y lessivait ; on y fendait le bois l’hiver, on y besognait en toute saison, et les enfants, jouant sous les hangars, perchaient sur les ridelles des chars à foin dételés.
Les enclos qui jouxtaient le nôtre ne réclamaient pas de mystère : la déclivité du sol, des murs hauts et vieux, des rideaux d’arbres protégeaient notre « jardin d’en haut » et notre « jardin d’en bas ». Le flanc sonore de la colline répercutait les bruits, portait, d’un atoll maraîcher cerné de maisons à un « parc d’agrément », les nouvelles66.
Un éloge adressé aux vins de bourgogne, mais aussi l’évocation très précise de l’architecture d’un village : il est dès lors significatif que Colette soit célébrée comme une représentante de sa terre natale bourguignonne comme George Sand l’est dans son Berry. Dans ce dernier extrait, Colette revient sur le « jardin d’en haut » et le « jardin d’en bas » déjà célébré dans La Maison de Claudine mais elle élargit ses observations à tout le village, et crée une petite communauté, figurée par le pronom « on » (« On y vivait l’été, on y lessivait »). Plus tard, après sa découverte de la Méditerranée et quelques séjours dans sa nouvelle demeure, « la Treille Muscate », d’autres paysages, chargés de soleil, se ménageront une place dans ses écrits :
Je me rappelle qu’au jour levant, passé Marseille, un certain bleu teignait l’horizon, un bleu compact, solide, fermement apposé contre le ciel presque blanc. La voile neuve d’une barque le mordit, étincela, disparut. Une nappe d’un violet brûlant coula sur des murs jaunes, le long du train ralenti, et quelqu’un m’apprit le nom de cette lave fleurie : « bougainvillées ».
[…] Elle est loin, l’époque où je vouais à ma Bourgogne natale un culte exclusif. […]. Il n’est de départs que vers le soleil67.
Paysage moins familier, les environs de Marseille prennent vie et couleurs sous la plume de Colette. Loin des parfums du potager natal, c’est cette fois la vision d’une fleur et d’un mot qui l’emporte : « bougainvillées ». Ainsi, certains lieux dépeints par Colette, appartenant à d’autres régions françaises, auraient pu – ou pourraient – faire l’objet de parcours touristiques : une de ses demeures (« Rozven » en Bretagne, ou « la Treille Muscate » dans le Var, mais elles sont désormais des maisons privées), ou des paysages qu’elle aurait décrits.
De même, Virginia Woolf décrit, inlassablement, les paysages attachés aux lieux qu’elle affectionne. Si Saint-Ives apparaît dans To the Lighthouse, Jacob’s Room et The Waves, il faut attendre des écrits plus tardifs pour que l’autrice revienne de manière non fictionnelle sur la vue de la baie depuis l’extrémité du jardin de « Talland House » :
It was a large Bay, many curved, edged with a slip of sand, with green sand hills behind; and the curves flowed in and out to the two black rocks at one end of which stood the black and white tower of the Lighthouse; and at the other end, Hayle river made a blue vein across the sand, and stakes, on which always a gull sat, marked to the channel into Hayle Harbour. This great flowing basin of water was always changing in colour; it was deep blue; emerald green; purple and then stormy grey and white crested. There was a great coming and going of ships across the bay. Most usually, it was a Haines steamer, with a red or white band round the funnel, going to Cardiff for coal68.
Dans une représentation très picturale – qui contraste, ne serait-ce que par sa dimension changeante (« it was deep blue; emerald green; purple and then stormy grey and white crested ») avec les associations de couleurs convenues des peintres de la baie de St Ives –, Woolf donne à voir les Cornouailles au lecteur. À nouveau, les descriptions de paysages jouent un rôle central dans la reconnaissance du statut matrimonial de ses œuvres, et des lieux s’y afférant.
Si Virginia Woolf et Colette font l’objet de mises à l’honneur touristiques, elles ont posé de leur vivant, par leurs œuvres et par d’autres médiums (qui leur ont permis parfois de figurer en écrivaines dans un lieu dédié à l’écriture) les fondations de celles-ci. En effet, les descriptions de leurs maisons constituent ces espaces en monuments de proximité ou en monuments nationaux, chargés d’histoire collective, qui méritent de devenir des lieux ouverts aux visiteurs. Ainsi, c’est par leurs textes que les acteurs des parcours touristiques les ont mises à l’honneur. La « Maison de Colette », qui se visite comme on tourne les pages d’un livre, est désignée par ses acteurs comme une « Maison-livre », reprenant l’expression du journaliste et romancier Jérôme Garcin69. De même, la maison dédiée à Virginia Woolf, « Monk’s House », s’organise autour de la lecture : des lectures publiques des textes de l’autrice sont régulièrement données au jardin, et le ticket d’entrée figure un marque-page. Pour des autrices qui n’ont cessé de célébrer et de représenter des écosystèmes et des paysages, les mises en tourisme partent dès lors des épicentres que sont leurs maisons, pour étoiler tout autour. Ainsi, c’est la lecture des textes, si essentielle pour les deux autrices, et dont partent de nombreuses actions touristiques, qui demeure souvent au cœur des consécrations qui leurs sont dédiées – lecture au sujet de laquelle Virginia Woolf écrit : « heaven must be one continuous unexhausted reading »70.
[1] Virginia Woolf est l’autrice d’essais célèbres comme A Room of One’s Own (1929) ou « Professions for Women » (texte issu d’une conférence donnée en 1931) qui plaident pour une indépendance économique, esthétique et intellectuelle des femmes. Si Colette a, quant à elle, mené une vie particulièrement libre, la portée de certains propos ont pu questionner, comme des déclarations à Paris-Théâtre, le 22 janvier 1910 : « Les suffragettes me dégoûtent […] Savez-vous ce qu’elles méritent les suffragettes ? Le fouet et le harem… » (Colette, « Préface », in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. x).
[2] Jacques DUPONT, « Le Génie d’un lieu, le Palais Royal », Cahiers Colette, 19, Société des Amis de Colette, 1997, p. 41.
[3] Yannick RESCH, « Domiciles », in Guy DUCREY et Jacques DUPONT (dir.), Dictionnaire Colette, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 344.
[4] COLETTE, La Retraite sentimentale, in Œuvres, Claude PICHOIS et Alain BRUNET (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1984, t. I, p. 840.
[5] COLETTE, « L’Ingénue libertine », in Œuvres, op. cit., t. I, p. 688.
[6] COLETTE, « Mes apprentissages », in Œuvres, Claude PICHOIS et Alain BRUNET (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. III, p. 1039.
[7] Maurice DELCROIX, « Notice de La Maison de Claudine », in COLETTE, Œuvres, Claude PICHOIS et Alain BRUNET (dir.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, t. II, p. 1607.
[8] Jean-Pierre RICHARD, Microlectures. Tome 2 : Pages paysages, Paris, Seuil, 1984, p. 169.
[9] COLETTE, « La Maison de Claudine », in Œuvres, Claude PICHOIS et Alain BRUNET (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, t. II, p. 1067.
[10] COLETTE, « Ma mère et les bêtes », in La Maison de Claudine, in Œuvres, op. cit., 1986, t. II, p. 1001.
[11] Hermione LEE, Virginia Woolf ou l’aventure intérieure, traduit de l’anglais par Laurent Bury, Paris, Autrement, 2000, p. 34.
[12] Ibid., p. 35.
[13] Virgina WOOLF, « A Sketch of the Past», in Moments of Being, Jeanne SCHULKIND (éd.), New York et Londres, Harcourt Brace Janovich, 1985, p. 128-129.
[14] Virgina WOOLF, The Years (1re éd. 1937), Anna SNAITH (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 16.
[15] Cette maison se situe à Firle, un petit village proche de Lewes. Voir Hermione LEE, Virginia Woolf ou l’aventure intérieure, op. cit., p. 387.
[16]Alison BOOTH, « The Lives of Houses: Woolf and Biography », in Jessica BERMAN, A Companion to Virginia Woolf, Oxford, Wiley-Blackwel, 2016, p. 22.
[17] Ibid., p. 23.
[18] Virginia WOOLF, The Letters of Virginia Woolf, The Question of Things Happening, vol II, 1912-1922, Nigel NICOLSON (éd.) Londres, Hogath Press, 1976, p. 382.
[19] Ibid., p. 956.
[20] Voir Gisèle FREUND, Colette, Paris [photographie], 1939, crédit photographique : Centre Pompidou, URL : https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cn74XBn.
[21] Voir Gisèle FREUND, Virginia Woolf Londres [photographie], 1940, crédit photographique : Centre Pompidou, URL: https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cxx9GGy.
[22] Propos cités par Helen SOUTHWORTH, The Intersecting Realities and Fictions of Virginia Woolf and Colette, Columbus, Ohio State University Press, 2004, p. 15.
[23] Ibid., p. 17.
[24] Virgina WOOLF, The Diary of Virginia Woolf, Anne Olivier BELL (éd.), New York et Londres, Harcourt Brace, vol. 5, 1985, p. 220.
[25] Cité par Helen SOUTHWORTH, The Intersecting Realities and Fictions of Virginia Woolf and Colette, op. cit., p. 15.
[26] Guy DUCREY, « Photographie », in Guy DUCREY et Jacques DUPONT (dir.), Dictionnaire Colette, op. cit., p. 862.
[27] Ces albums sont au nombre de sept, avec quatre boîtes contenant plus de 200 photographies en vrac. Maggie HUMM, « The stories behind the pictures », The Guardian, 15 novembre 2003, URL: https://www.theguardian.com/books/2003/nov/15/classics.virginiawoolf.
Cet article est adapté de l’ouvrage Maggie HUMM, Modernist Women and Visual Cultures, Edinburgh University Press & Rutgers University Press, 2002.
[28] Virginia WOOLF, The Letters of Virginia Woolf, A Change of Perspective, vol. III: 1923-1928, Nigel NICOLSON (éd.), Londres, Hogarth Press, 1977, p. 47.
[29] Le National Portrait Gallery, qui détient la photographie, ne précise pas si celle-ci a été publiée du vivant de l’autrice ou après sa mort, ce qui a pourtant des conséquences dans le cadre d’une valorisation touristique de l’autrice. La photographie peut être consultée sur internet, URL : https://www.npg.org.uk/collections/search/portrait/mw86291/Virginia-Woolf?LinkID=mp04923&search=sas&sText=virginia+woolf&OConly=true&wPage=2&role=sit&rNo=59&_gl=1*1muxv36*_up*MQ..*_ga*MTM5Mzg2OTQ4OS4xNzQyNTYyMTE4*_ga_3D53N72CHJ*MTc0MjU2MjExOC4xLjEuMTc0MjU2MjUwNS4wLjAuMA.
[30] Katherine HILL-MILLER, From to the Lighthouse to Monk’s House: A Guide to Virginia Woolf’s Literary Landscape, op. cit., p. 258.
[31] Yannick BELLON, Colette (court-métrage), Les Films de Jacqueline Jacoupy (prod.), 1952.
[32] Michelle PORTE, Lieux de Virginia Woolf, documentaire produit par l’INA, 1980.
[33] Voir Marie-Clémence RÉGNIER, Vies encloses, demeures écloses. Le grand écrivain français en sa maison-musée (1879-1937), Paris, Presses Universitaires de Rennes, 2023, p. 339.
[34] Voir Samia BORDJI, « Saint-Sauveur-en-Puisaye », in Guy DUCREY et Jacques DUPONT (dir.), Dictionnaire Colette, op. cit., p. 959-966.
[35] Voir Marie-Françoise BERTHU-COURTIVRON, « Maison natale », in Guy DUCREY et Jacques DUPONT (dir.), Dictionnaire Colette, op. cit., p. 679.
[36] Id.
[37] Id.
[38] Katherine HILL-MILLER, From to the Lighthouse to Monk’s House: A Guide to Virginia Woolf’s Literary Landscape, Londres, Duckworth, 2001, p. 35.
[39] Tom MOLE, « Romantic Memorials in the Victorian City. The Inauguration of the ‘Blue plaque’ Scheme, 1868 », Branch, 27 octobre 2014, URL: https://branchcollective.org/?ps_articles=tom-mole-romantic-memorials-in-the-victorian-city-the-inauguration-of-the-blue-plaque-scheme-1868.
[40] Alison BOOTH, « The Lives of Houses: Woolf and Biography », op. cit., p. 24.
[41] « Faites un tour de la vie de Virginia Woolf à Londres [Take a Tour of Virginia Woolf’s Life in London] », Google Arts&Culture, National Museum of Women in the Arts, URL: https://artsandculture.google.com/story/QAXR7wTicoXOLA.
[42] « Our Bloomsbury Blast - starring Virginia Woolf, T S Eliot & friends», London Literary Tours, URL: https://londonliterarytours.co.uk/tours/the-bloomsbury-blast/.
[43] Voir par exemple le site « Literary Tours of England ».
[44] « A Mrs. Dalloway Walk in London », Virginia Woolf Society, URL: http://www.virginiawoolfsociety.org.uk/resources/a-mrs-dalloway-walk-in-london/.
[45] Katherine HILL-MILLER, From to the Lighthouse to Monk’s House: A Guide to Virginia Woolf’s Literary Landscape, op. cit., p. 32.
[46] Ibid., p. 41.
[47] Voir Virginia WOOLF, To the Lighthouse (1re éd., 1927), New York, Harcourt Brace Javanovich, 1981, p. 13.
[48] Ibid., p. 163-165.
[49] Katherine HILL-MILLER, From to the Lighthouse to Monk’s House: A Guide to Virginia Woolf’s Literary Landscape, op. cit., p. 250.
[50] Ibid., p. 248.
[51] Ibid., p. 275.
[52] « Southease to Monk's House circular walk », National Trust, URL; https://www.nationaltrust.org.uk/visit/sussex/monks-house/southease-to-monks-house-circular-walk.
[53] Jean-Pierre RICHARD, Microlectures. Tome 2 : Pages paysages, op. cit., p. 170.
[54] Voir COLETTE, « Le Curé sur le mur », in La Maison de Claudine, Œuvres, op. cit., 1986, t. II, p. 985.
[55] Voir COLETTE, « Sido » , in Œuvres, op. cit., 1991, t. III, p. 505.
[56] Voir Samia BORDJI, « Saint-Sauveur-en-Puisaye », in Guy DUCREY et, Jacques DUPONT (dir.), Dictionnaire Colette, op. cit., p. 965.
[57] Jean-Pierre RICHARD, Microlectures. Tome 2 : Pages paysages, op. cit., p. 170.
[58] Jacques DUPONT, « Le Génie d’un lieu, le Palais Royal », in Cahiers Colette, n° 19, op. cit. p. 41.
[59] Colette, « Trois…Six…Neuf… », in Œuvres, Claude PICHOIS et Alain BRUNET (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, t. IV, p. 727.
[60] COLETTE, « Paris de ma fenêtre », in Œuvres, op. cit., 2001, t. IV, p. 640.
[61] Jacques DUPONT, « Le Génie d’un lieu, le Palais Royal », in Cahiers Colette, 19, op. cit., p. 49.
[62] « Une balade sur les pas de Sidonie devenue Colette », Ville de Paris, 23 janvier 2023, URL : https://www.paris.fr/pages/une-balade-sur-les-pas-de-colette-19029.
[63] « Un jardin d’écrivains », Domaine National du Palais-Royal, URL : https://www.domaine-palais-royal.fr/decouvrir/un-jardin-d-ecrivains.
[64] Samia BORDJI, « Saint-Sauveur-en-Puisaye », in Guy DUCREY et, Jacques DUPONT (dir.), Dictionnaire Colette, op. cit., p. 965.
[65] COLETTE, « Prisons et paradis », in Œuvres, op. cit., t. III, p. 712.
[66] COLETTE, « Sido », in Œuvres, op. cit., t. III, p. 499.
[67] COLETTE, « Voyages », in Prisons et paradis, Œuvres, op. cit., t. II, p. 689-690.
[68] Virginia WOOLF, « A Sketch of the Past », in Moments of Being, op. cit., p. 129-130.
[69] Voir le site internet de « La Maison de Colette », qui la présente comme une « Maison livre », en précisant que le terme est emprunté à Jérôme Garcin, URL : https://www.maisondecolette.fr/une-maison-livre/.
[70] Virginia WOOLF, The Letters of Virginia Woolf, A Reflection of the other person, vol. V: 1932-1935, Nigel NICOLSON (éd.), Londres, Hogarth Press, 1979, p. 319. La phrase complète est : « Sometimes I think heaven must be a continuous unexhausted reading ».
Résumé
Si Virginia Woolf et Colette font chacune l’objet de consécrations importantes (maisons d’écrivaines, plaques commémoratives, promenades dédiées), c’est aussi car leurs œuvres apparaissent (par une écriture attentive à l’espace, aux écosystèmes et aux paysages) comme un creuset favorable à celles-ci. Les différentes étapes de leurs mises à l’honneur, dès leur vivant et après leur mort, ont permis la construction de parcours touristiques qui excèdent les espaces intimes des autrices et placent la lecture en leur cœur.
Abstract
If Virginia Woolf and Colette are each the subject of significant honors (writers' houses, commemorative plaques, dedicated walks), it is also because their works appear (through writing that pays attention to space, ecosystems and landscapes) as a favorable crucible for them. The different stages of their recognition, during their lifetime and after their death, have facilitated the creation of tourist routes that go beyond the authors' intimate spaces and place reading at their core.
Des textes, photographies et documentaires propices à la construction de parcours touristiques
Photographies à demeure : les écrivaines à l’œuvre
Documentaires : retours sur les lieux des autrices
Acteurs et étapes des mises à l’honneur
Virginia Woolf et « Monk’s house »
Margaux GÉRARD
Université de Strasbourg, UR 1337 Configurations littéraires
BELLON, Yannick, Colette (court-métrage), Les Films de Jacqueline Jacoupy (prod.), 1952.
BOOTH, Alison, « The Lives of Houses : Woolf and Biography », in Jessica BERMAN, A Companion to Virginia Woolf, Oxford, Wiley-Blackwel, 2016, p. 13-25.
COLETTE, Œuvres, Claude Pichois et Alain Brunet (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I à IV, 1984 à 2001.
DUCREY, Guy, et DUPONT, Jacques (dir.), Dictionnaire Colette, Paris, Classiques Garnier, 2018.
DUGAST-PORTES, Francine, « Colette et le Palais Royal » in Francine DUGAST-PORTES (dir.), Colette et les pouvoirs de l’écriture, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 1999, p. 148-161.
DUPONT, Jacques, « Le Génie d’un lieu, le Palais Royal », in Cahiers Colette, 19, Société des Amis de Colette, 1997, p. 41-50.
HILL-MILLER, Katherine, From to the Lighthouse to Monk’s House : A Guide to Virginia Woolf’s Literary Landscape, Londres, Duckworth, 2001.
LEE, Hermione, Virginia Woolf ou l’aventure intérieure, traduit de l’anglais par Laurent Bury, Paris, Autrement, 2000.
MOLE, Tom, « Romantic Memorials in the Victorian City. The Inauguration of the ‘Blue plaque’ Scheme, 1868 », Branch, 27 octobre 2014, URL : https://branchcollective.org/?ps_articles=tom-mole-romantic-memorials-in-the-victorian-city-the-inauguration-of-the-blue-plaque-scheme-1868.
PORTE, Michelle, Lieux de Virginia Woolf (documentaire), 1980.
RÉGNIER, Marie-Clémence, Vies encloses, demeures écloses. Le grand écrivain français en sa maison-musée (1879-1937), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2023.
RICHARD, Jean-Pierre, Microlectures. Tome 2 : Pages paysages, Paris, Seuil, 1984.
SOUTHWORTH, Helen, The Intersecting Realities and Fictions of Virginia Woolf and Colette, Columbus, Ohio State University Press, 2004.
WOOLF, Virginia, « A Sketch of the Past», Moments of Being, Jeanne SCHULKIND (éd.), New York et Londres, Harcourt Brace Janovich, 1985.
—, The Diary of Virginia Woolf, Anne Olivier BELL (éd.), New York et Londres, Harcourt Brace, vol. 5, 1985.
—, The Letters of Virginia Woolf, The Question of Things Happening, vol. II : 1912-1922, Nigel NICOLSON (éd.), Londres, Hogarth Press, 1976.
—, The Letters of Virginia Woolf, A Change of Perspective, vol. III : 1923-1928, Nigel NICOLSON (éd.), Londres, Hogarth Press, 1977.
—, The Letters of Virginia Woolf, A Reflection of the other person, vol. V : 1932-1935, Nigel NICOLSON (éd.), Londres, Hogarth Press, 1979.
—, The Years (1re éd., 1937), Anna SNAITH (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
—, To the Lighthouse (1re éd., 1927), New York, Harcourt Brace Javanovich, 1981.