☰




ici mon texte footnote here ©2016 TRB
Numéro 17 | juin 2025 | Des « lieux à soi »
Des « lieux à soi »
La Comtesse de Ségur à travers sa correspondance conservée à l’Imec. Lieux de vie et d’écriture, relations avec son éditeur
Bénédicte DUTHION et Sophie NOËL
rien

L’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec) conserve, au sein du fonds Hachette1, l’ensemble des lettres adressées par la comtesse de Ségur (1799-1874) à son éditeur entre 1855 et 1872, soit entre sa première publication des Nouveaux contes de fées et son dernier projet Après la pluie le beau temps, deux ans avant son décès en 1874. Ce corpus est constitué de courriers manuscrits, ainsi que d’un contrat d’édition. La correspondance est adressée à Émile Templier, gendre de Louis Hachette et avocat, qui est désigné comme l’interlocuteur privilégié de la comtesse de Ségur au sein de la maison Hachette pour le suivi de ses différentes affaires. Les réponses d’E. Templier n’étant pas conservées dans ce même fonds elles n’ont pu éclairer en retour les propos de la Comtesse.

Le nombre de lettres, dont la graphie est très lisible, varie selon les années, d’une en 1855, jusqu’à 22 en 1865. Elles sont écrites sur papier blanc filigrané, orné d’une couronne en gaufrage ou des initiales entrelacées. Au moins en 1864 et 1865, période durant laquelle la comtesse de Ségur porte le deuil de son époux décédé en juillet 1863, le papier est cerné d’un liserai noir continu. En outre, « par suite de ce malheur », la comtesse change de logement à Paris où « à partir du mois d’octobre et en quittant la campagne [elle]logera au n° 53 de la même rue de Grenelle »2. La campagne désigne ici le domaine des Nouettes, situé en Normandie dans le département de l'Orne. C’est en 1820, grâce aux libéralités de son père, que, séduite par les paysages du Pays d’Ouche, la comtesse de Ségur devint propriétaire du château des Nouettes et de son vaste parc d’environ 72 hectares, doté d'un riche couvert arboré. Nombreuses sont les lettres du corpus étudié écrites depuis cette propriété normande dont le nom figure de manière explicite en haut à droite de la missive et généralement associé à la date de rédaction. Si aucune formule d’adresse n’est utilisée au début du courrier, la formule de politesse est quasiment systématique, de même que la signature, bien connue, « Comtesse de Ségur ».

Plusieurs thèmes sont explorés et nous font (re)découvrir la comtesse de Ségur, à la fois dans son rôle d’écrivaine et de femme. Le premier temps de l'analyse va se concentrer sur la question des lieux de vie et de création de la comtesse, sans revenir ni approfondir celle de la chronologie de la publication de ses romans. Ensuite, il s'agira d’explorer celle du statut que la comtesse de Ségur a pu obtenir, ou qu’elle s’est donnée, à travers la publication de ses vingt romans à partir de l’âge de 57 ans. La correspondance nous permet d’assister à son accès au champ éditorial au xixe siècle tel qu’a pu le décrire Jean-Yves Mollier3, et d’envisager ce statut au regard des enjeux économiques. Cette expérience pourrait-elle être pensée comme une forme d’émancipation féminine ? Le rôle de son mari, et plus largement de sa famille reste néanmoins très présent, et revendiqué par la comtesse, à travers une identité marquée. C’est finalement peut-être à travers le travail d’écriture que le statut d’autrice est le plus tangible ? Entrecroiser les deux approches nous permet de saisir la réalité d’une femme, qui se construit un statut d’écrivain depuis ses lieux de vie et d’écriture, interpénétrant vie intime et vie professionnelle.

Lieux de vie et d’écriture

À travers sa correspondance, la comtesse de Ségur ébauche un double autoportrait d'elle-même. Lors de ses séjours dans la capitale parisienne, elle se dépeint presque en « femme d'affaires », essentiellement préoccupée à résoudre les différends avec son éditeur et à toucher la rémunération qui lui est due suite à la dernière livraison d'un de ses manuscrits. Son rapport au temps qui passe manque de sérénité ; elle aspire à tout régler le plus rapidement possible, ainsi dans sa lettre d’août 1858 :

 

Les Nouettes 1858. 17 Août

Vendredi prochain 20 août, je vous porterai mon manuscrit des Vacances ; je ne passerai que deux jours à Paris pour la prise d’habit d’une de mes filles et je reviendrai immédiatement pour les couches d’une autre établie chez moi à la campagne. Si je n’ai pas la chance de vous rencontrer chez vous vendredi je ne pourrai donc pas y retourner. Veuillez me faire savoir si je peux passer à la caisse pour toucher 500 f. pour la première édition des Vacances.

Veuillez me répondre à Paris, 91 rue de Grenelle où je serai jeudi soir.

 

À l'opposé, lorsqu'elle s’apprête à retrouver son domaine des nouettes, elle semble certaine d'y trouver des conditions propices à l'écriture, comme elle l'exprime dans sa lettre datée du 25 mai 1858 :

 

Ayez l’obligeance Monsieur de m’envoyer 10 exemplaires de mes Contes de fées, un richement et les neuf autres modestement cartonnés. Veuillez les faire adresser non chez moi, mais à M. de Ségur qui me les enverra à la campagne. Je pars demain et j’espère vous rapporter dans le courant de septembre un volume nouveau pour faire suite aux Petites filles modèles.

Sophie Rostopchine aux Nouettes : « un lieu pour elle »

Sur la page de garde de ses romans publiés, la comtesse de Ségur utilisait systématiquement après son nom d'épouse la formule, « née Rostoptchine » soulignant ainsi qu’elle n'oubliait pas ses origines russes. Exilée en France en 1817 avec sa mère et sa sœur, elle ne retournera jamais dans son pays natal avant son décès en 1874. Le domaine des nouettes et les forêts alentours ont-ils eu le pouvoir évocateur des paysages de son enfance ? Il est difficile de l'affirmer.

Ce qui transparaît de manière certaine dans sa correspondance est le fait que la Comtesse de Ségur va, au fil des années, passer de plus en plus de temps en Normandie. Sa propriété située sur le territoire de la commune d’Aube, petit bourg du nord-est du département de l'Orne, va finir par occuper une place prépondérante dans sa vie de femme et d'écrivain. Cinq de ses huit enfants y sont nés. Lorsque sa relation avec le comte Eugène de Ségur s'assombrira, Sophie Rostopchine y puisera quelque source de consolation, son mari préférant Paris à la campagne.

Aux Nouettes, Sophie s'occupe de tout, soignant la coqueluche des uns, s’enquérant de ce qu'aime manger les autres, et, bien entendu, veillant à l'administration et à l'aménagement du domaine. Elle a souvent du mal à se faire comprendre par son régisseur et elle n'est pas toujours obéie comme elle voudrait l'être. Elle s'en plaint plus d'une fois à Olga. Ainsi, le 10 juin 1859, elle écrit :

 

Bouland a été retardé par les pluies continues, par la Coupe terrible de bois, pour laquelle il n'a pas trouvé d'ouvriers comme d'habitude ; et quelle coupe, grands dieux ! J'en aurais gémi et versé des larmes amères, si je n'avais appelé à mon aide ma philosophie chrétienne ; mais prépare-toi à bondir ! Il y a eu malentendu ; je parlais du taillis, il parlait des gros arbres ; je parlais de ce qui borde le chemin du charlois ; tu devines le reste. J'ai un superbe hangar, beaucoup de bois, mais à quel prix ! Plus d'ombre au chemin du charlois, depuis le chemin qui monte près de la glacière, jusqu'au bout. Tout couper. C'est irréparable, Voilà pourquoi je me résigne. Non souffle mot à ton père ; il se moquerait de moi… confie seulement ma peine à mon cher Jacquot et à Jeanne, tous 2 discrets comme des Anges qu'ils sont. Tu trouveras des fraises superbes. La maison commence à se remettre en ordre, mais il y a encore bien de l'ouvrage. Le tapissier tapisse, il a fait le plus long : accrochez tous les tableaux, ajuster les ferrures et les bâtons pour les rideaux et les portières ; il lui reste à tout poser virgule à faire les dessus de cheminée, à couvrir des meubles… enfin… tout vient à point à qui sait attendre… et j'attends. Mon hangar n'est pas fini parce qu'il a fait trop mauvais pour les couvreurs et les maçons. Il le sera dans 15 jours virgule avant les foins. Tout est ratissé et propre ; le devant du vieux hangar est très bien arrangé.

 

Enfin et surtout, le domaine des nouettes est le lieu de l'écriture de ses romans. Pour tenir les engagements pris avec son éditeur, la comtesse de Ségur s'impose une discipline rigoureuse : levez à 04h30, une heure d'écriture, messe à l'église d'Aube, retour à sept heures, petit-déjeuner et reprise de l'écriture jusqu'à 11h30. Puis elle déjeune, se promène, et reprend sa copie de 15h00 à 18h00. Comme ses petits-enfants viennent la voir à Pâques et l'été, cet emploi du temps ne doit pas être facile à tenir :« ils font des invasions continuelles et dérangent le cours de mes idées qui ne naissent que dans le repos » écrit-elle dans une lettre à sa fille Olga, le 11 novembre 1863.

De la Normandie à la Bretagne

La Normandie imprègne certains des romans de la comtesse de Ségur, des personnages extraits de son quotidien émergent dans son œuvre, comme le boucher Hurel dans Les Petites filles modèles. Il en est de même de M. Féréor (alias Jean-Baptiste Mouchel, le patron de l’usine de Boisthorel) dans La Fortune de Gaspard. Il exploitait une grosse forge remontant au xvie siècle qui est aujourd'hui transformée en musée de la métallurgie et où l’on peut découvrir un marteau monumental actionné par la force hydraulique, des fours d’affinerie et un four de chauffe.

D'ailleurs, il semble que la comtesse de Ségur ait su nouer des liens de sympathique proximité, voire d'amitié avec la population locale comme en témoigne le chanoine Charles Cordonnier (1870-1958) dans son ouvrage, La comtesse de Ségur, l'idéale grand-mère :

 

Elle faisait installer dans la cour du château des brocs de cidre, distribuer elle-même gâteau et rafraîchissement hé ; elle faisait dresser dans le parc et en plein air une table où elle ne dédaignait pas sa soir, se mêlant aux paysans, goûtant avec eux fricassé de poulet, gigot dont elle avait surveillé elle-même la cuisson, crème traditionnelle offerte à tous […] le grand parc des nouettes s'y prêtait admirablement4.

 

Non seulement les figures locales mais aussi les lieux normands sont transposés dans l'œuvre de fiction. En particulier la romancière s'inspire de sa propriété des Nouettes pour donner forme au château de Fleurville dans Les petites filles modèles.

Après le décès de son mari, la comtesse de Ségur va également séjourner en Bretagne auprès d'une de ses filles dont le mari avait fait l'acquisition du château de Kermadio dans le Morbihan. La lettre qu'elle adresse à son éditeur en date du 25 avril 1866 y fait référence :

 

Cher Monsieur, en passant par Paris, je vous envoie mon manuscrit ; puissiez-vous le juger favorablement, j’attends vos observations à Kermadio par Auray (Morbihan) où je serai vendredi matin, et d’où je reviendrai le 26 ou 27 Mai, pour rester deux jours à Paris et retourner aux Nouettes le 29 […].

Et veuillez aussi faire savoir à Mr Lahure que s’il a des épreuves de Fortune de Gaspard à m’envoyer, qu’il les adresse au Château de Kermadio, Auray (Morbihan) jusqu’au 24 Mai ; à partir du 29, aux Nouettes, d’où je ne bougerai plus jusqu’à Noël.

 

De Paris, à la Normandie puis à la Bretagne, les lieux de vie de la comtesse de Ségur suivent l'itinéraire inverse de celui des populations paysannes qui, durant le Second Empire, amorcent un mouvement migratoire depuis les campagnes du nord-ouest de la France en direction de Paris dans l'espoir d'y trouver du travail et une vie meilleure. De la Russie tsariste de son enfance au Finistère de la maturité, la trajectoire de la comtesse de Ségur ne s'apparenterait-elle pas à une « conquête de l'ouest » au sens propre et géographique du terme comme dans une acception sociologique et symbolique ? Le titre d'une des biographies de Sophie Rostopchine met justement en exergue l'importance des provinces françaises du nord-ouest dans sa vie et son œuvre : La Comtesse de Ségur, une femme dans l'ouest5. En quatrième de couverture, ce même ouvrage synthétise l'attirance de la comtesse pour l'ouest, comme suit :

 

Étape supplémentaire vers l'Ouest, la comtesse de Ségur découvre et adopte la Bretagne. Les séjours de plus en plus longs et fréquents à Kermadio, entre Auray et Sainte-Anne d'Auray, chez sa fille Henriette Fresneau, l'enchantent. La nature bretonne, âpre et sauvage lui plaît tant qu'après la vente des Nouettes (en 1872), elle envisage même d'acheter une nouvelle propriété à Auray. 14 de ses 20 romans prennent place dans cet Ouest qu'elle aime, que ce soit la Normandie ou la Bretagne.

 

La Comtesse de Ségur ancre ainsi largement ses œuvres dans ces territoires bretons et normands. C’est également vrai au sujet de l’accès à ses lieux de résidence. Pour voyager, séjourner et en définitive vivre à l'écart de la capitale, la comtesse de Ségur pouvait recourir au réseau ferroviaire dit de l'ouest. En cette seconde moitié du xixe siècle le chevelu des voies était beaucoup plus dense que de nos jours. La carte des chemins de fer de l'ouest montre que les départements de l'Orne et du Finistère étaient accessibles depuis Paris en train. C'est d'ailleurs grâce à cette invention que Sophie Rostoptchine va être propulsée dans le monde des lettres, en devenant une des autrices phare de la maison Hachette. Son accès au monde éditorial pose la question de la création d’un statut d’autrice. L’imprégnation dans les lieux et leurs rapports étroits avec la famille viennent également inspirer largement l’œuvre, et renforcer son caractère intime. Enfin, la correspondance nous amène à voir, dans sa simplicité, une écrivaine au travail.

La Comtesse de Ségur et le monde de l’édition

L’accès de la Comtesse de Ségur au champ économique de l’édition : modèle ou contre-modèle d’émancipation féminine ?

C'est par l'intermédiaire d'Eugène de Ségur (1798-1863), administrateur de la compagnie des chemins de fer de l’Est, que Louis Hachette obtient en 1853 la permission d'installer des librairies dans les gares. Il y développe ainsi La Bibliothèque des chemins de fer, série de livres pouvant être lus le temps d'un trajet en train, et moteur important du développement de la librairie Hachette.

Dans le même temps, Eugène de Ségur ayant évoqué à Louis Hachette les histoires racontées par sa femme à ses petits-enfants, ce dernier imagine une collection destinée aux enfants. Elle est inaugurée par Les nouveaux contes de fée, et enrichie par les vingt livres rédigés par la comtesse de Ségur, tous publiés par la Librairie Hachette.

C’est donc bien à travers l’imaginaire et le travail d’une femme qu’une activité économique se développe favorablement, et qu’une relation se déploie de façon fidèle pendant quasiment vingt ans. Pour autant, cet apport particulier de « Sophie de Ségur – née Rostopchine » (comme elle tient à le mentionner sur la page de garde de ses romans) à la compagnie Hachette ne sera pas rétribué de façon particulièrement généreuse.

En effet, le premier contrat de la comtesse de Ségur sera négocié à 500 francs pour 5000 exemplaires. Cette rémunération, faible par rapport à d’autres écrivains de la même période (Flaubert est rémunéré 10 000 FF pour Salammbô), et par rapport à ce que la comtesse touchera plus tard, après son succès (3000 FF) est liée aux choix d'Hachette de rémunérer ainsi les écrivains débutants. Cette maison d’édition s’inscrit en effet pleinement dans le mouvement de « rationalisation » des conditions de production qui se développe au xixe siècle, et notamment de détermination d’un prix d’équilibre.

 

Désormais l’heure est à la gestion méthodique, rationnelle d’une entreprise de livres, et si le vocabulaire courant continue à la désigner sous le terme chaleureux et convivial de « maison d’édition », elle n’est plus ouverte à toute heure ni à tous. Dès les années 1848-1855 sont apparus les premiers directeurs de collection chez L. Hachette et Cie, un peu plus tard chez les concurrents, et le service du personnel s’est mis à gérer avec un sens aigu de la discipline et de l’ordre une armée de commis moins indisciplinés qu’autrefois. […] Le résultat le plus certain de cette évolution, mais le plus difficile à admettre pour quiconque nourrit une certaine idée de la littérature, c’est la fixation d’un prix d’équilibre du manuscrit d’un débutant dans la carrière ou d’un nouvel arrivé dans le champ. […] Les mêmes calculs de rentabilité venaient de conduire Louis Hachette et son gendre Émile Templier, chargé de superviser les séries littéraires, à estimer qu’il fallait payer l’auteur novice entre 300 et 500 F, soit, en moyenne, à 400 F. La comtesse de Ségur reçut 500 F par volume à ses débuts, non parce qu’elle était femme ou aristocrate, mais parce que la loi d’airain du capital – pour parler comme Marx et Lassalle – ou la logique économique – pour suivre Adam Smith et ses épigones – aboutissait, dans chaque secteur de l’économie, à la fixation d’un prix moyen ou d’équilibre de chaque produit6.

 

Les échanges illustrent également les enjeux économiques en termes de production. Ainsi, dans une des lettres du corpus étudié, il est fait mention d’une forme de productivisme que l’éditeur exigerait de la Comtesse :

 

Vous avez l’air de trouver dans votre lettre que je ne fournis pas assez de manuscrits à votre « bibliothèque rose ». Il me serait difficile d’en faire davantage, mais si une fois en passant vous aviez besoin d’un troisième volume dans l’année, je tâcherais de vous le fabriquer. Cette année, j’aurai plus de liberté, devant passer presque seule à la campagne les deux premiers mois de mon séjour. Mais je ne peux pas m’y engager pas plus que je n’ai voulu m’engager pour un recueil périodique qui m’offrait pourtant des conditions fort avantageuses7.

 

Cet extrait est de nature à démontrer le registre pleinement économique dans lequel la maison Hachette semble se situer dans ses relations avec la comtesse de Ségur, sujet qu’elle maîtrise plus ou moins bien. Ainsi, la correspondance tend à montrer dans quelle mesure Sophie Rostopchine trouvera difficilement une rémunération juste.

Si Eugène de Ségur sert à l’origine d’intermédiaire et négocie pour les premières publications, il autorise sa femme à discuter seule à partir de 1859. Au fur et à mesure du temps qui passe, les échanges épistolaires révèlent les pourparlers et stratégies engagés par la comtesse de Ségur en vue d'être mieux rémunérée. Après une grande insistance, et parce qu’elle relève le succès de ses ouvrages, elle réussira à négocier jusqu'à 3000 FF par ouvrage (pour Le Général Dourakine ou L’Ange gardien qui sont les dixièmes et onzièmes ouvrages publiés, sur vingt au total), tout en abandonnant la totalité de ses droits. Elle n’obtiendra jamais la possibilité d’être rémunérée sous forme de pourcentage. Eugène Templier semble ainsi la cantonner dans le statut d’écrivaine pour la jeunesse, déconsidérés par rapport aux auteurs de romans dans la hiérarchie éditoriale8.

Les négociations prennent des formes particulières, notamment celle du troc. Ainsi, les premières années de correspondance font-elles souvent état d’achats de livres auprès de la librairie Hachette, pour les bonnes œuvres de la Comtesse. La cession des droits est ainsi envisagée pour compenser l’acquisition de livres.

 

Désirant donner pour étrennes quelques-uns des livres édités chez vous, je me risque à vous proposer un marché qui j’espère vous conviendra. Voulez-vous me laisser prendre dans votre librairie pour 400 f de livres à mon choix, et vous payer par la propriété de La santé des enfants9. J’ai déjà pour 120 f de livres que vous m’avez envoyés la semaine dernière ; j’en prendrais encore pour 280 francs10.

 

Les négociations sont particulièrement âpres certaines années, particulièrement en 1866, où la séparation menace, notamment car la Comtesse demande à récupérer ses droits, mais aussi à valider les illustrations. Elle finira par céder à nouveau la totalité des droits ; les illustrations restant un point de blocage. La cession entière des droits est de fait régulièrement proposée par la comtesse de Ségur car elle y voit un moyen d’obtenir une rémunération régulière et plus conséquente. Un pourcentage lié aux ventes aurait été bien entendu plus favorable. Il est légitime de s’interroger sur l’accès de la comtesse de Ségur à ce type d’informations. En effet, la société Hachette a pu bénéficier de façon très importante de cette cession de droits, ce qui est toujours le cas.

Dans un premier temps, la principale motivation qui pousse la comtesse de Ségur à vouloir augmenter les revenus tirés de ses romans est sa farouche volonté de poursuivre, voire d’accroître « ses bonnes œuvres » en direction des plus pauvres, actions que son mari refuse fermement de financer.

 

Vous savez, Monsieur, que dans une communauté conjugale, la bourse du mari ne s’ouvre pas toujours devant les exigences de la femme ; c’est ce qui m’a donné la pensée et la volonté d’écrire […]. J’espérais avoir mon livre publié en janvier ; il ne le sera qu’en mars. Je reste sans ressources et le cœur attristé devant des familles indigentes chargées d’enfants. Les miens donnent de leur côté tout ce qu’ils ont. Que faire dans cette extrémité sinon vous demander si vous voulez, contrairement à tous les usages de la librairie, aux conventions de notre traité, aux convenances commerciales, me verser d’avance les 500 francs que je ne devais toucher que lors de la mise en vente de mes Petites filles modèles11.

 

Après le décès de son mari, sa motivation principale sera alors le maintien de son niveau de vie et de celui de ses enfants.

Une grand-mère écrivaine : entre œuvre familiale et registre de l’intime

Ce sont les histoires que la comtesse de Ségur raconte à ses enfants et petits-enfants qui lui permettent d’obtenir le statut d’écrivaine. On trouve trace de façon récurrente dans sa correspondance de ce prisme intime qui nourrit son œuvre, et ses relations avec son éditeur. Le statut de la comtesse de Ségur semble ainsi naviguer entre grand-mère conteuse d’histoires et écrivaine à succès, entre écrivaine amateure et professionnelle.

La place de la famille de Ségur dans la création même est particulièrement importante. On a pu voir, dans le chapitre consacré à l’accès au champ économique, une forme de dépendance de la comtesse de Ségur vis-à-vis de son mari pour l’accès à l’édition, puis son émancipation. Son mari, comme ses enfants et petits-enfants, sont également très impliqués dans la conception et l’écriture de l’œuvre. Ils sont en tous les cas très régulièrement cités en tant que premiers lecteurs. Il semble que Sophie de Ségur utilise leurs remarques pour obtenir une validation de ses propres choix, en remettant en cause ceux de l’éditeur, ou en plaçant celui-ci en arbitre. La famille est ainsi « utilisée » comme un levier de légitimation de la comtesse en tant qu’écrivaine. Ainsi, au sujet de Gribouille, elle se revendique autrice et demande à son éditeur de déjuger l’avis de son mari :

 

Je vous enverrai Gribouille lundi dans la matinée ; mon mari le trouve fort intéressant mais trouve aussi que Gribouille est trop vif et franc de paroles avec ses Maîtres ; je vous fais part de l’observation, afin d’avoir votre avis là-dessus ; ce serait très facile à arranger sur les placards ; mais je dois ajouter (en véritable auteur) que je ne trouve pas l’observation juste en raison du peu d’intelligence et des colères fréquentes du pauvre Gribouille12.

 

À plusieurs reprises, les choix des titres sont collégiaux et impliquent ses enfants, y compris dans des conseils de famille. Il est amusant de se représenter ainsi les tests familiaux avant l’envoi à l’éditeur professionnel, et l’avis que chaque membre a pu donner sur les personnages, sur le déroulé de l’histoire, ou encore sur le titre :

 

Si je n’avais compté vous voir un de ces jours derniers comme vous me l’aviez annoncé, cher Monsieur, je vous aurais demandé plus tôt de considérer comme non avenu le titre de Mauvaise Mère que j’avais trouvé pour le petit Bossu et qui choque tous mes enfants et moi-même je dois l’avouer. Il me paraît difficile que votre bon goût accoutumé et votre tact à l’égard des impressions de l’enfance, n’ait pas été révolté de ce titre presque immoral. Cette fois après un conseil de famille, nous avons décidé que puisque le petit bossu n’était pas possible, il fallait intituler le livre : François le bossu ou bien le bossu tout court à votre choix. Pardon de vous ennuyer de ces vétilles et mille compliments13.

 

De plus, la comtesse s'impatiente régulièrement auprès d’Eugène Templier et dénonce la lenteur du processus de publication arguant du fait que ses petits-enfants réclament la suite des aventures.

Faut-il penser la relation de la Comtesse avec son éditeur comme une extension de celle qu’elle entretient avec sa famille ? Faudrait-il considérer ici l’activité d’écriture comme un loisir, une activité amateure, et non comme un exercice professionnel ? C'est en tous les cas ce regard de l'ordre du privé et de l’intime que la comtesse de Ségur développe quand elle propose à son éditeur de tester ses ouvrages auprès de ses enfants et de sa femme, particulièrement au début de la relation épistolaire et éditoriale. Ainsi elle lui demande :

 

Auriez-vous l’obligeance Monsieur, de me faire connaître l’impression de Mesdemoiselles vos filles à la lecture de mes Petites filles modèles et leurs observations critiques qui peuvent m’être fort utiles14.

 

La comtesse de Ségur, dans sa relation naissante avec son éditeur, duplique ici son propre fonctionnement familial. Dans cette première phase, loin d’un statut d’écrivaine à part entière, Sophie de Ségur lie son œuvre à l’univers domestique. C’est aussi ce qu’elle affirme à travers ses dédicaces, telle celle choisie pour son premier livre Nouveaux contes de fées :

 

En les lisant, chères petites, pensez à votre vieille grand’mère, qui, pour vous plaire, est sortie de son obscurité et a livré à la censure du public le nom de la comtesse de Ségur, née Rostopchine15 .

 

La place de la famille dans la création de l’œuvre évolue à travers le temps et est fluctuante en fonction des enfants. Le vieillissement de la Comtesse la modifie également. Sa fille Olga, devenue Mme de Pitray, endosse un rôle d’archiviste car elle prend en charge la conservation des manuscrits originaux, qui sont donc demandés régulièrement à l’éditeur. Au décès d’Eugène de Ségur, le fils aîné, Gaston de Ségur, entré dans les ordres, influence et supervise les ouvrages à caractère religieux de sa mère en particulier L'Évangile d'une grand-mère ou Les Actes des Apôtres. Ces livres sont plus éloignés des premières publications et revêtent une forte dimension moralisatrice. Ils demeurent néanmoins dans le champ jeunesse, s’adressant aux enfants, autour de la pratique catholique. Les relectures de Gaston de Ségur sont précises, et la comtesse de Ségur insiste à de nombreuses reprises auprès de son éditeur, sur la nécessaire prise en compte de ses avis eu égard aux institutions catholiques.

 

À propos des Actes des Apôtres, si vous avez des observations à me faire, je ne puis y rien changer sans consulter mon fils qui l’a corrigé avec grand soin et qui m’a bien recommandé de ne faire aucune correction, chaque mot ayant sa valeur dans un ouvrage de ce genre16.

 

Elle semble perdre ici en force et en maîtrise dans son récit, comme le souligne Kaoutar Harchi17.

Relevant ainsi, de temps à autre, d’un registre strictement familial, les échanges peuvent concerner des sujets liés à la santé des protagonistes ou de leurs proches (maux oculaires d’Eugène Templier puis de la Comtesse, accouchement d’une des filles de l’éditeur, naissance du premier arrière petit-enfant de la comtesse, dégradation de l’état de santé de Louis Hachette…). Mais une partie de la correspondance concerne un tout autre sujet, à savoir, le travail de création et ce de manière plus ou moins explicite et directe.

Le travail d’écriture

Au sein du corpus étudié, la question de l’écriture n’est pas le sujet central. C’est plutôt au détour de certaines lettres que l’on découvre une comtesse de Ségur cherchant chez son éditeur de quoi légitimer son travail dans le champ littéraire. À l’opposé, la Comtesse semble souvent prête à se rebeller contre un éditeur qui se pense et se voudrait tout-puissant. C’est sans aucun doute à travers ces facettes du corpus épistolaire, exempt de tout ancrage familial ou domestique, que Sophie de Ségur née Rostopchine apparaît pleinement comme une écrivaine à part entière.

À l’origine, le rapport de force semble être, en faveur de l’éditeur comme l’illustre cet extrait de la correspondance :

 

J’ai reçu votre lettre, Monsieur, et je réponds d’abord au paragraphe important et radical concernant les éditions subséquentes de ma seconde œuvre. En dépit de la modestie qui aurait dû m’interdire cette prévision, je désirais me réserver la faculté de changements, additions, suppressions, ou publications partielles. Mais puisque vous tenez si absolument à exercer un pouvoir absolu et unique sur mes Petites filles modèles, que votre volonté soit faite et non la mienne18.

 

Cependant, Sophie de Ségur argumente et défend pied à pied son œuvre. Elle s’insurge même contre l’opposition de l’éditeur à pratiquer certaines modifications dans ses manuscrits ou au contraire à lui en imposer ; elle va même jusqu’à utiliser un champ lexical inédit dans sa correspondance, avec l’emploi de termes tels que « despote », « remontrance », … Une lettre de mars 1858 illustre cette tonalité dans les échanges :

 

L’amour propre d’Auteur a sans doute sévi sur moi, Monsieur ; je m’étais révoltée d’abord de ce que deux épisodes entièrement historiques aient été jugés impossibles, ensuite de la manière inusitée et cavalière dont avait usé votre correcteur. L’auteur étant homme peut faillir ; le droit de remontrance est sans doute acquis par l’éditeur qui règne en despote sur ses Auteurs ; mais le droit de retranchement sans consentement d’Auteur me semble être tout nouveau et ne pas être passé en usage. C’est l’avis de la demi-douzaine d’auteurs que je connais particulièrement19.

 

Cela étant, cette opposition, comme les autres, ne dure pas, et elle se plie, dans la même lettre, aux demandes de l’éditeur.

Par ailleurs, plusieurs désaccords proviennent de la technique d’écriture de la comtesse de Ségur. En effet, celle-ci « n’écrivant que ce qu’elle voit », les demandes de modification de faits qui se sont réellement produits lui semblent difficiles à comprendre. C’est ainsi le cas dans l’exemple cité au-dessus à propos des deux épisodes entièrement historiques.

 

Je n’ai pas enlevé l’épisode de l’enfant noyé, de peur de faire une trop grande lacune dans le livre ; mais si vous y tenez beaucoup, je pourrais lui donner une terminaison différente en faisant revenir l’enfant à la vie, je ne l’ai pas fait par économie de temps, en ayant si peu à ma disposition et voulant finir Gribouille qui marche à pas de tortue. L’histoire de ce pauvre enfant s’est passée chez moi à la campagne ; les détails en sont tous très exacts, y compris la férocité du Médecin ; je l’ai adouci d’après vos observations20.

 

La comtesse de Ségur se montre particulièrement exigeante vis-à-vis de son éditeur quant à la qualité et au délai du travail réalisé par les autres acteurs de l’écosystème du livre, notamment les imprimeurs et illustrateurs. Ces sujets occupent une place extrêmement importante dans le corpus analysé. Ainsi, à de multiples reprises, elle remet en question les choix des illustrateurs. Elle porte un regard critique très négatif sur les illustrations de Gustave Doré (1832-1883), de Bertall (1820-1882) ou d’Émile Bayard (1837-1891).

 

Je trouve que Mr Bertall nous a fait attendre si longtemps les dessins des Vacances en pure perte, car ils sont d’une insignifiance qui passe permission. J’espère que ce ne sera ni lui ni Doré qui auront votre commande pour Les Mémoires d’un âne »21.

 

Castelli fait « les chevelures des enfants comme des serpents »22 et compose « un dessin presque ridicule (dans Pauvre Blaise) qui représente la Comtesse cambrant en face de son mari qui a l’air d’un franc imbécile et dont la position demi-arquée est choquante. »23 On retrouve également de nombreuses lettres à propos des illustrations de l’Evangile d’une grand-mère, la comtesse de Ségur assurant que les Évêques ne valideraient pas l’ouvrage tant que les illustrations n’auraient pas été changées. Enfin, elle propose également à Eugène Templier de recourir à un illustrateur qu’elle recommande, M. Colin, dont nous n’avons pas trouvé trace dans les illustrations des livres de la comtesse de Ségur. Étant donné que nous n’avons pas pu étudier les réponses de l’éditeur, nous émettons ici l’hypothèse que celui-ci a fait valoir sa liberté éditoriale, y compris en 1866, année où la comtesse exige de valider les illustrations avant publication. Les commentaires au crayon sur le courrier laissent à penser qu’elle a essuyé un refus : un « non » souligné se lit ainsi en marge de cette demande. Dès lors, si la comtesse de Ségur semble particulièrement opiniâtre, et constante à donner son avis, il semble qu’elle n’aura pu influencer son éditeur sur la question de l’illustration. L’écrivaine se sent ainsi trahie par des dessins trop peu fidèles au contenu des romans.

De la même façon, l’imprimeur, Monsieur Lahure, est l’objet d’incessantes récriminations.

 

Cher Monsieur, je viens me plaindre à vous de la fatigue, de l’ennui et de la contrariété que me donne l’imprimerie de M Lahure24.

 

Plusieurs dizaines d’occurrence font état des fautes relevées par la comtesse de Ségur ou ses proches dans les épreuves et les placards envoyés par cet imprimeur. Une proposition de remplacement est même formulée. Cependant, l’âge avançant, la comtesse de Ségur est prête à pardonner et propose qu’une dédicace soit faite à l’attention de l’imprimerie Lahure dans un de ses derniers livres intitulé Après la pluie, le beau temps ; mais son éditeur refuse cette idée.

A contrario, à d’autres moments de la correspondance, les échanges entre la Comtesse et son éditeur semblent propices à la création littéraire. Les observations de M Templier sont qualifiées de « parfaitement justes » ; sa critique de « nette, franche, juste et sans aucune prévention ni exagération »25. Les relations semblent s’apaiser au fur et à mesure du temps, sauf quand les demandes de modifications sont trop importantes. Une proposition de l’éditeur vient également éclairer la façon dont la comtesse de Ségur créait ses histoires, sans construction préalable.

 

Si j’avais pu vous consulter en composant, j’aurais suivi votre plan de la fin, mais vous savez que je n’ai malheureusement pas la faculté de faire d’avance mon canevas ; j’écris au bout de ma plume, sans me douter en commençant mon livre et même mes chapitres, de ce qu’ils contiendront et où ils me mèneront. Je vais à la grâce de Dieu.

 

Le statut de la comtesse de Ségur en tant qu’écrivaine à part entière se traduit enfin le plus sûrement dans les doutes qu’elle confesse à Eugène Templier, cherchant ici à être confortée dans son travail. Elle interroge ainsi la relation qu’entretiennent certains auteurs avec leurs ouvrages préférés.

 

Je suis inquiète de vos impressions sur Gribouille et ce qui entretient mon inquiétude c’est qu’il est très connu que les auteurs ont un faible pour leur plus mauvais ouvrage ; or je me sens une préférence prononcée pour Gribouille ; contrairement à mon habitude, je le trouve très bien et j’en suis satisfaite. Est-ce mauvais signe ? Je vous en laisse juge26.

 

On peut situer cette interrogation à un tournant de la carrière d’écrivaine de la comtesse de Ségur, qui a déjà fait paraître en cette année 1861, 6 romans, qui ont eu un succès assez important avec la trilogie de Fleurville (Les petites filles modèles, Les malheurs de Sophie, Les Vacances) et Les Mémoires d’un Âne. Est-ce le signe de la recherche d’un second souffle ? Ou la crainte de perdre une certaine forme d’objectivité sur son œuvre qui l’amène à ce questionnement ? L’ouvrage La sœur de Gribouille ayant paru en 1862, il est à parier que l’éditeur y a trouvé un intérêt.

Pendant l’année 1867, la comtesse de Ségur confesse des doutes sur la persistance de ses capacités à imaginer des histoires pour la jeunesse, ce qui correspond finalement à une dernière phase, pendant laquelle son travail, toujours tourné vers un même type de public, se concentre sur la rédaction des Actes des Apôtres. Si elle « croit qu’elle commence à trop vieillir pour aborder un sujet d’imagination ; qu’elle ne se trouve plus que des idées stupides et communes », il est à parier que l’influence de son fils autour des ouvrages religieux, ainsi que l’âge, l’amènent à ce constat. Quatre autres ouvrages pour la jeunesse paraîtront néanmoins entre 1867 et 1871 : Quel amour d’enfant, Le mauvais génie, Le Chemineau et Après la pluie, le beau temps.

Conclusion

Grâce à la transcription de ce corpus, en partie inédit, de presque 155 lettres signées de la comtesse de Ségur et dont l’empan chronologique recouvre précisément la période de publication de ses 20 ouvrages chez Hachette, nous avons pu analyser l’émergence, dans la France du Second Empire, de la figure d’une « femme de lettres » spécialisée dans les romans pour la jeunesse. L’inscription de ces derniers au cœur des deux provinces de l’Ouest de la France dans lesquelles la Comtesse de Ségur a fini par s’établir du fait de sa préférence pour la campagne au détriment de Paris, et les liens qu’elle tisse entre son œuvre de fiction, ses lieux de résidence et les populations locales éclairent sa maxime d’écriture « N’écris que ce que tu vois ».

La correspondance nous donne également à voir les conditions économiques de la production littéraire et met en évidence deux processus complexes et lents à s’accomplir : l’autonomisation de la romancière de l’univers familial et domestique, sa légitimation et sa reconnaissance en tant que créatrice et écrivaine à part entière. L’intime, les relations familiales et les lieux habités viennent éclairer une condition sociale dont l’analyse mériterait d’être approfondie. En effet, si la professionnalisation de la Comtesse de Ségur n’est pas linéaire, elle est facilitée par son statut aristocratique celle porte le titre de comtesse synonyme d’entregent et en l’occurrence de relations avec la famille Hachette. D’autres axes complémentaires d’étude mériteraient certainement d’être approfondis à partir de ce riche corpus. En particulier, pourrait être abordé la question des sources littéraires d’inspiration de la Comtesse et du rapport de son œuvre avec la littérature jeunesse qui lui était contemporaine. Ou bien, en mettant en perspective ce corpus avec la correspondance que la comtesse a échangé avec son fils Gaston27 durant la même période, il pourrait s’agir de mieux cerner l’influence de ce dernier dans l’œuvre ségurienne.

À partir de 1870, sa santé va commencer à décliner. La comtesse de Ségur va prendre la direction des tertiaires franciscaines, et c'est sous le nom de « sœur Marie-Françoise » qu'elle a passé les dernières années de sa vie.


[1] Cote HAC/154/116.

[2] Lettre du 11 août 1863.

[3] Jean-Yves Mollier, « Les femmes auteurs et leurs éditeurs au xixe siècle : un long combat pour la reconnaissance de leurs droits d’écrivains », Revue historique, 638, 2006, p. 313-333.

[4] Chanoine Charles Cordonnier, La comtesse de Ségur, l'idéale grand-mère, Paris, Imprimerie Renard, 1930, p. 15.

[5]Marie-José Strich, La comtesse de Ségur, une femme dans l'ouest, Paris, Perrin, 2000.

[6]Ibid., p. 320.

[7] Lettre du 11 mai 1863.

[8]Ibid., p. 324-327.

[9] Fascicule de conseils relatifs à l’hygiène et à la prophylaxie chez les enfants édité une première fois en 1857 et qui fera l’objet au moins d’une seconde édition amendée.

[10] Lettre du 13 décembre 1859.

[11] Lettre du 05 février 1858.

[12] Lettre du 25 mai 1861.

[13] Lettre du 16 février 1864.

[14] Lettre du 12 octobre 1857.

[15] Kaoutar Harchi, « La comtesse de Ségur, une odyssée éditoriale au féminin (1855-1871) », Cahiers du genre, 2, 2018, p. 125-144.

 

[16] Lettre du septembre 1866.

[17] Kaoutar HARCHI, op. cit.

[18] Lettre du 12 octobre 1857.

[19] Lettre du 16 mars 1858.

[20] Lettre du 20 avril 1863.

[21] Lettre du 24 juin 1859.

[22] Lettre du 5 juillet 1859.

[23]Lettre du 25 mai 1861.

[24] Lettre du 30 septembre 1865.

[25] Lettre du 10 février 1864.

[26] Lettre du 30 mai 1861.

[27]L’amour d’une mère, lettres inédites de la Comtesse de Ségur et de son fils, Louis-Gaston de Ségur, Tome I 1826-1840, éd. Association des Amis de la Comtesse/Œuvre de saint François de Sales 2024 ; Tome II à paraître.

Résumé

Les lettres que la Comtesse de Ségur adresse à son éditeur entre 1855 et 1872 dévoilent, ne serait-ce qu’implicitement, sa vie, et informent sur ses trois lieux de résidence : un appartement parisien et deux châteaux en province, Les Nouettes et Kermadio.  Depuis la Normandie et la Bretagne, son ancrage territorial et sa vie familiale lui servent d’inspiration. Cette correspondance dresse aussi un portrait de la comtesse en femme écrivaine, entre enjeux familiaux, travail d’écriture et conquête d’un statut dans le monde éditorial du xixe siècle.

 

Abstract

The letters that the Countess of Ségur addressed to her publisher between 1855 and 1872 reveal, if only implicitly, her life, and provide information on her three places of residence: a Parisian apartment and two provincial châteaux, Les Nouettes and Kermadio. From Normandy and Brittany, her territorial roots and her family life served as her inspiration. This correspondence also paints a portrait of the Countess as a woman writer, between family issues, writing work, and the achievement of status in the 19th-century publishing world.

Lieux de vie et d’écriture

Sophie Rostopchine aux Nouettes : « un lieu pour elle »

De la Normandie à la Bretagne

La Comtesse de Ségur et le monde de l’édition

L’accès de la Comtesse de Ségur au champ économique de l’édition : modèle ou contre-modèle d’émancipation féminine ?

Une grand-mère écrivaine : entre œuvre familiale et registre de l’intime

Le travail d’écriture

Conclusion

Bénédicte DUTHION, Université Rouen-Normandie, Membre associée laboratoire CérédI ; Fédération nationale des maisons d’écrivain et des patrimoines littéraires

 

Sophie NOËL, Directrice de Normandie Livre & lecture

Bénédicte DUTHION et Sophie NOËL, « La Comtesse de Ségur à travers sa correspondance conservée à l’Imec. Lieux de vie et d’écriture, relations avec son éditeur », L’Entre-deux, 17 (1) | juin 2025 | URL : https://www.lentre-deux.com/?b=349 | consulté le 20-06-2025

BERASATEGUI, Maialen, La comtesse de Ségur ou l’art discret de la subversion. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.

 

CORDONNIER, Chanoine Charles, La comtesse de Ségur, l'idéale grand-mère, Paris, Imprimerie Renard, 1930.

 

HARCHI, Kaoutar, « La comtesse de Ségur, une odyssée éditoriale au féminin (1855-1871) », Cahiers du genre, 2, 2018, p. 126-144.

 

LAHIRE Bernard, DENAVE Sophie, FEDERINI Fabienne et al., Ce qu’ils vivent, ce qu’ils écrivent. Mises en scènes littéraires du social et expériences socialisatrices des écrivains. Paris, Éd. des archives contemporaines, 2011.

 

MOLLIER, Jean-Yves, « Les femmes auteurs et leurs éditeurs au xixe siècle : un long combat pour la reconnaissance de leurs droits d’écrivains », Revue historique, 638, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 313-333.

 

STRICH, Marie-Josée, La Comtesse de Ségur, une femme dans l'ouest, Paris, Perrin, 2000.

 

MARCOIN, Francis, La comtesse de Ségur ou le bonheur immobile, Arras, Artois Presses Université, 1999.

—, Librairie de jeunesse et littérature industrielle au xixe siècle. Paris, Honoré Champion, 2006.