« Gracieux : Aimez-vous à ce point les oiseaux / Que paternellement vous vous préoccupâtes / De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »1 fait dire Edmond Rostand à « son » Cyrano de Bergerac… Et, de fait, l’oiseau n’est pas un moindre personnage de L’Autre monde du « vrai » Cyrano, au point que la liste des espèces mentionnées dépasse la trentaine2. Ce titre, connu par les trois manuscrits de la première partie, publiée en 1657 (fortement remaniée par son éditeur, pour des raisons de prudence) comme Histoire comique contenant les Estats & Empires de la Lune, est aujourd’hui étendu à la seconde partie, dont il ne reste pas de manuscrit, publiée en 1662 comme L’Histoire comique des Estats & Empires du Soleil3. C’est tout un programme : il s’agit de partir vers l’autre, l’ailleurs, pour mieux comprendre le monde « d’ici-bas », par un détour herméneutique, autant que pour échapper à ses imperfections et ses contraintes… Le héros voyageur ne découvrira pas de monde idéal, et restera avec nombre de questions sans réponses, et d’hypothèses, plus ou moins « vérifiées » par la fiction.
L’une des questions posées à la fois par le narrateur lui-même et par les rencontres avec l’Autre (l’autre que l’homme, animaux et végétaux, et les autres « hommes » – mais le sont-ils vraiment ?) que la fiction lui fait faire est celle de la définition de l’homme et de l’humanité, notamment par le biais de la comparaison entre l’homme et l’animal. On sait qu’il s’agit là d’une problématique majeure du siècle, d’une part avec les théories différentes, voire contraires, disputées et discutées, de Campanella4, de Gassendi et de Descartes, d’autre part avec les progrès de l’étude du vivant, et l’intérêt que suscitent ceux-ci jusque dans les milieux mondains et littéraires… Parmi les animaux, l’un de ceux qui suscitent le plus d’intérêt est l’oiseau, à propos duquel Cyrano se pose trois questions : comment voler comme l’oiseau, comme l’homme en rêve depuis toujours ? quel est ce langage que « parlent » les oiseaux, et quels sont ses rapports avec le langage humain ? quel jugement porter sur les relations entre l’homme et l’oiseau, et au-delà entre l’homme et les animaux ?
Avant de commencer, notons, un peu par plaisanterie, que le premier départ du narrateur (vers la Lune) est suscité par une discussion au sujet de l’existence controversée d’autres « mondes », c’est-à-dire de terres habitées, éventuellement par des « hommes »5, en dehors de la Terre ; cette discussion est suivie de la présence étrange d’un livre ouvert dans sa bibliothèque : « Quoi ! disais-je en moi-même, après avoir tout aujourd’hui parlé d’une chose, un livre, qui peut-être est le seul au monde où cette matière se traite, voler de ma bibliothèque sur ma table, devenir capable de raison […] »6… Chez Cyrano, la pensée, comme les mots, volent souvent.
Ce livre a volé sans ailes… Les États et Empires de la Lune et du Soleil envisagent une grande variété de moyens de « vol » possibles, dont la fascination constante sur les lecteurs est confirmée par les nombreuses éditions illustrées du texte à partir du XVIIIe siècle, afin de rejoindre ces autres mondes aussi attirants, parce qu’obstinément visibles, que, semble-t-il, inaccessibles, sauf en rêve, en imagination… Et si pourtant « voler », voyager dans l’espace, n’était pas de l’ordre de la fiction, mais de l’ordre du possible, matériellement, techniquement, scientifiquement ?
Le plus simple serait encore de se servir des oiseaux, ce qui arrive au narrateur sur le Soleil, quand, avec ses compagnons, il est convoyé dans une nacelle suspendue à la plume d’un condor domestiqué, encore plus grand que ses congénères terrestres qui avaient fasciné les conquistadors par leur taille7 ; cet oiseau « modérait ou forçait son vol, haussait ou baissait, selon les volontés de sa maîtresse, dont la voix lui servait de guide »8. Le héros avait d’ailleurs rencontré sur la Lune un « petit homme » d’origine espagnole, qui « avait trouvé moyen avec des oiseaux [des oies] de se faire porter jusques au monde de la Lune »9 : Cyrano rend ainsi hommage à un texte dont il s’est inspiré, L’Homme dans la Lune, de Francis Godwin [Fig. 1, source BnF]10.
Fig. 1
Par contre, ce qui semble bien être une machine imitant le vol des oiseaux – en vol ramé, puisqu’il est question d’un « ressort agitant ses grandes ailes » – pour décoller du Canada11, dans la seconde tentative du héros pour parvenir à la Lune, échoue lamentablement : le héros « culbut[e] rudement »12 avec son « oiseau de bois »13 – heureusement, il en réchappe, contrairement à nombre de « fous volants » qui, avant lui comme après lui, y perdirent réellement la vie ; et il peut réutiliser sa machine, combinée à un système de fusées [Fig. 2, source BnF]14.
Fig. 2
En Europe, on invente en effet alors un peu partout des automates en forme d’oiseaux mécaniques ; et la machine du narrateur s’inspire du « dragon de feu », « pourvu d’ailes mixtes et peut-être mû par réaction »15, fabriqué en 1648 par Tito Burattini, ingénieur italien au service du roi de Pologne, dont les tentatives étaient connues des milieux lettrés français16, et de Cyrano, qui en donne la preuve dans une remarque à propos d’une autre machine, qui a servi à transporter son héros dans le Soleil, retombée sur Terre à Bornéo, et, passant de main en main, retrouvée dans celles d’un « ingénieur polonais »17.
Cyrano invente une habile échappatoire à ces tentatives « machiniques » décevantes. Il finit par imaginer que son héros vole… parce qu’il en a envie [Fig. 3, source BnF]18.
Fig. 3
Les oiseaux n’ont-ils pas des ailes grâce à « une secrète envie de voler » et à l’« émotion de [leur] volonté »19 ? Ainsi peut-il successivement alunir, puis descendre doucement sur une macule du Soleil : « Je vous laisse à penser la joie que je sentis de voir mes pieds sur un plancher solide, après avoir si longtemps joué le personnage d’oiseau »20 : l’homme est après tout fort « terrestre », bien que le rêve de voler soit chez lui fréquent, mais le plus souvent déceptif, comme le raconte le narrateur…21 Comme dans son dernier songe de rêveur terrestre, où il vole « jusque dans un palais, où se composent la chaleur et la lumière »22, il finira par rejoindre le Soleil lui-même après un autre effort de volonté : « ma vue y porta ma pensée, et mes regards fixement attachés à son globe, marquèrent une voie dont ma volonté suivit les traces pour y enlever mon corps »23, devenu par ailleurs transparent – même s’il reconnaît que celui-ci se heurte normalement aux lois de la gravitation : « mon saut est contraint de cesser dès que la masse après avoir vaincu l’insolence de la volonté qui l’a surprise, se rapproche du point où elle tend »24.
La première idée de confondre l’homme avec un oiseau vient au narrateur lorsqu’il entre en contact avec des indigènes du Canada : ils le fuient « comme si la frayeur les eût changés en oiseaux », et leur langage lui paraît ressembler à un « gazouillement enroué »25. Mais ce n’est guère là qu’un topos des récits de ces rencontres par les explorateurs, car entre l’animal et le « sauvage », il y a souvent une mince frontière.
Plus tard, si le gazouillement des oiseaux fait partie de la peinture en quelque sorte conventionnelle du paradis « terrestre » (comme locus amœnus) où se retrouve le héros lors de son atterrissage sur la Lune26, se dessine déjà un thème fondamental dans leur évocation : « là mille petites voix emplumées font retentir la forêt au bruit de leurs chansons, et la trémoussante assemblée de ces gosiers mélodieux est si générale qu’il semble que chaque feuille dans le bois ait pris la langue et la figure d’un rossignol »27. Car une des grandes questions que soulève la figuration fictionnelle des oiseaux est celle du langage : dans quelle mesure, au-delà du plaisir que les humains éprouvent à l’entendre, et de sa relation intime à la musique comme activité artistique humaine, est-il un langage comparable à celui des humains, ce qui suppose qu’ils disposent de raison, en vertu de la double signification du grec logos ? D’une part, le chant des oiseaux semble bien exprimer des émotions, et au moins prouver que ce sont des animaux sensibles (et non des machines), d’autre part pourquoi ne pas les supposer susceptibles de raisonnement ?
Au sujet de l’existence d’une forme de « raison » chez les oiseaux (comme d’ailleurs chez tous les êtres vivants ou végétants), Cyrano n’apporte pas une réponse univoque. On trouve dans le roman la thèse la plus répandue, celle de Descartes28, qui consiste à dire que les oiseaux ne peuvent guère que reproduire la parole humaine « comme des perroquets »29, c’est-à-dire par un pur effet de la mémoire : « sur les rives de la Mémoire [sur le Soleil], on entend jour et nuit un ramage importun de geais, de perroquets, de pies, d’étourneaux, de linottes, de pinsons, de toutes les espèces qui gazouillent ce qu’elles ont appris » (comme les femmes et les pédants…), et restent incapables de faire autre chose que de recracher la vapeur du fleuve Mémoire, qui tombe ‘de leur bec aussi pure qu’elle était’, faute de la savoir digérer et de la « converti[r] en leur substance »30 – formule qui rappelle bien sûr les discours humanistes sur la nécessaire transformation du savoir mémorisé en innutrition.
C’est pourquoi les prêtres de la Lune, incapables d’admettre que cet étrange voyageur arrivé à la Cour lunaire soit « humain », bien qu’il ait appris « à entendre leur langue et l’écorcher un peu »31 – notons que cette langue est constituée d’« une différence de tons non articulés, à peu près semblable à notre musique »32 –, décident qu’il ne passera « tout au plus que pour un perroquet plumé »33. Au passage, Cyrano introduit un clin d’œil à une anecdote célèbre de Diogène Laërce : « Platon avait défini l’homme un animal à deux pieds sans plumes, et cette définition avait fait fortune. Diogène pluma un coq et le porta dans l’école du philosophe, en disant : « Voilà l’homme de Platon »34. Si bien que le narrateur est mis en cage. [Fig. 4, source BnF]35.
Fig. 4
Et l’oiseleur de la reine vient tous les jours lui « siffler la langue comme on fait ici [sur Terre] aux sansonnets »36. Mais son acquisition de plus en plus perfectionnée du langage lunaire fait qu’il n’est plus guère possible de croire qu’il soit sans esprit, ce qui contraint le clergé à
publier un arrêt, par lequel on défendait de croire que j’eusse de la raison, avec un commandement très exprès à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles fussent, de s’imaginer, quoi que je pusse faire de spirituel, que c’était l’instinct qui me le faisait faire37.
Évidente satire des prétentions de l’Église à s’ingérer dans les questions scientifiques, avec l’appui de quelques savants patentés, en même temps qu’allusion au débat entre instinct (mécanisme) ou intelligence chez les animaux. Comme le bruit qu’il pourrait tout de même être un homme persiste, le narrateur subit un procès, au terme duquel le jury, voyant qu’il ne fait que répéter bêtement (comme un perroquet…) les théories d’Aristote, conclut qu’il est « possible quelque espèce d’autruche, vu qu’[il porte] comme elle la tête droite »38. C’est peut-être là reconnaître qu’il a quelque chose d’hybride, comme est réputé l’être cet oiseau qui ne vole pas depuis l’Antiquité, voire d’hypocrite et d’hérétique, car c’est sa signification allégorique. Ce beau jugement aboutit à le remettre en cage, mais ne l’empêche pas de séduire une lunaire, en tant que bel oiseau [Fig. 5, source BnF]…39
Fig. 5
Ce n’est que grâce à un nouveau procès qu’on le déclare enfin « censé homme »40, et qu’il est remis en liberté.
Sur le Soleil, lorsque Dyrcona (tel est alors le nom du narrateur) rencontre un phénix, il n’a aucun mal à comprendre son langage, c’est-à-dire « les syllabes, les mots et le discours qu’il articula »41 : le phénix (et, on le verra ensuite, l’ensemble des sujets de la république des oiseaux) dispose bien d’un véritable logos, et non d’une simple capacité à reproduire des sons. Le phénix s’empresse d’ailleurs de l’expliquer :
Je vois votre esprit tendu à comprendre comment il est possible que je m’explique à vous d’un discours suivi, vu qu’encore que les oiseaux contrefassent votre parole, ils ne la conçoivent pas ; mais aussi quand vous contrefaites l’aboi d’un chien ou le chant d’un rossignol, vous ne concevez pas non plus ce que le chien ou le rossignol ont voulu dire. Tirez donc conséquence de là que ni les oiseaux ni les hommes ne sont pas pour cela moins raisonnables.
Cependant de même qu’entre vous autres, il s’en est trouvé de si éclairés, qu’ils ont entendu et parlé notre langue […], de même parmi nous il s’en trouve qui entendent et parlent la vôtre. Quelques-uns, à la vérité, ne savent que celles d’une nation. Mais tout ainsi qu’il se rencontre des oiseaux qui ne disent mot, quelques-uns qui gazouillent, d’autres qui parlent, il s’en rencontre encore de plus parfaits qui savent user de toutes sortes d’idiomes […]42.
Autrement dit, le rapport des oiseaux au langage, et aux langues, est strictement le même que celui des humains entre eux, et, si les hommes sont incapables de s’imaginer que les oiseaux « parlent » (c’est-à-dire sont des êtres de raison)43, c’est simplement parce qu’ils ne les comprennent pas. On a vite fait en effet de déclarer stupide, sauvage ou « bête brute », celui dont on ne comprend pas le langage…
Mais peut-être les hommes peuvent-ils « ressentir » la parole des oiseaux ? Sur le Soleil, Dyrcona rencontre aussi un rossignol mélancolique, car il est tombé amoureux d’un autre rossignol. Mais ce rossignol est un « faux » : c’est en fait le roi d’un peuple capable de se métamorphoser à volonté en toutes sortes d’êtres vivants. Sous la forme d’un rossignol donc, le roi a (volontairement) séduit un vrai rossignol – par son chant : « j’y mêlai des aventures si surprenantes, où les passions étaient si adroitement soulevées, et le chant si bien choisi pour la lettre, que le rossignol en était tout hors de lui-même »44 ; s’en suit une sorte de chant amœbée, par lequel le lecteur peut vérifier la puissance de la musique et du chant sur les passions. Voilà le langage, celui du cœur et des émotions, par lequel l’homme peut communiquer avec l’oiseau… langage d’une puissance telle qu’il peut tuer ; dans leur république, les oiseaux condamnent leurs criminels à la mort triste : certains d’entre eux
remplissent l’âme [du condamné] par l’oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que l’amertume de son chagrin désordonnant l’économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d’œil, et meurt suffoqué de tristesse45.
Réputé « oiseau », le narrateur avait été mis en cage par les lunaires : c’est justement d’où vient la haine des oiseaux, constitués en « État »46 des volatiles, sur le Soleil. Ils vivent en symbiose avec les chênes du Soleil, nés de graines vomies par une aigle venue de la Terre47, leur servant de messagers, voire de médecins et d’apothicaires48, tandis que les arbres protègent leurs amours et leurs nids, en échange de quelques éloges chantés49. Mais ils « haïssent de mort »50 les humains. Si le narrateur les rencontre, c’est qu’il suit le rossignol, qui, comprenant que sa passion pour le faux rossignol est vaine, veut revenir en son pays… où ils arrivent au bout de trois semaines d’un voyage où chacun se préoccupe amicalement de l’autre, avec pour seul truchement le chant du rossignol. Mais, tout à coup, celui-ci disparaît, et il est remplacé par un oiseau merveilleux : « Sa queue paraissait verte, son estomac d’azur émaillé, ses ailes incarnates, et sa tête de pourpre faisait briller en s’agitant une couronne d’or, dont les rayons sortaient de ses yeux »51. Ce phénix, on l’aura reconnu à sa description topique, s’engage dans un discours visant à expliquer sa nature « miraculeuse »52, mais il se tait brusquement avant d’en avoir rien dit53, et il s’envole ; curieux, Dyrcona le suit jusqu’à la république des oiseaux.
Cette république, comme les autres de la Lune et du Soleil, ni utopies ni dystopies, mais les deux à la fois, a de nombreuses qualités que n’ont pas les sociétés humaines, et certains de leurs défauts ; pour celle-ci en tout cas « l’homme parmi les vivants est une peste dont on devrait purger tout État bien policé »54. Et voilà Dyrcona immédiatement agressé par une foule d’oiseaux « de toutes sortes d’espèces »55, jeté en prison, menacé de mort [Fig. 6, source BnF]56.
Fig. 6
Heureusement, une pie prend sa défense, en alléguant « que c’était un procédé barbare, de faire ainsi mourir sans connaissance de cause, un animal qui approchait en quelque sorte de leur raisonnement »57 – intéressant renversement, consistant à adopter le point de vue de l’autre, terme à terme. Réaction indignée des oiseaux, dont les griefs répètent en partie ceux des habitants de la Lune, en ce qui concerne en quelque sorte ce qu’on appelle aujourd’hui le « délit de faciès » : l’homme, pour les oiseaux, est un animal affreux, « une bête chauve, un oiseau plumé, une chimère amassée de toutes sortes de natures »58 : comment « croire qu’une bête qui n’[a] pas le visage fait comme eux, eût de la raison » ?59 Cela rappelle beaucoup de choses…
Mais leur agressivité a aussi pour cause la prétention de l’homme
si sot et si vain, qu’il se persuade que nous n’avons été faits que pour lui ; l’homme […] enfin que la Nature, pour faire de tout, a créé comme les monstres, mais en qui pourtant elle a infus l’ambition de commander à tous les animaux, de les exterminer60.
Pour le coup, il s’agit d’une sévère satire de la Genèse (où Dieu est remplacé par « la Nature » : par cryptage ou par spinozisme ?). D’où nouveau procès qui, comme sur la Lune, échauffe les esprits et manque de provoquer une sédition [Fig. 7, source BnF]61.
Fig. 7
Comme sur la Lune également, ce procès est, dans ses formes travesties, parodique des procès terrestres, et, dans son fond, à la fois idéal – en ce que les oiseaux se soucient de respecter les droits de la défense – et tout aussi injuste. L’avocat de Dyrcona est un étourneau (leur nom dit assez leur réputation) qui se retourne contre lui, et le débat est entaché de présupposés idéologiques qui ne sont pas remis en cause, mêlant arguments farfelus et arguments censés : la propension des hommes à leur propre asservissement, et surtout leur cruauté envers les animaux, longuement développée, cruauté née de la conviction de leur (fausse) supériorité62 :
il s’attribue tout joliment sur nous le droit de vie et de mort ; il nous dresse des embuscades, il nous enchaîne, il nous jette en prison, il nous égorge, il nous mange, et, de la puissance de tuer ceux qui sont demeurés libres, il fait un prix à la noblesse63.
Malgré la pie, qui intervient à nouveau en faveur de Dyrcona, il est condamné à être mangé des mouches, et mené au lieu du supplice sur une autruche noire ; mais un perroquet intervient in extremis à nouveau en sa faveur, et, à califourchon sur une autruche blanche, il est expulsé du royaume des oiseaux [Fig. 8, source BnF]64.
Fig. 8
Pourquoi la pie et le perroquet interviennent-ils en faveur de Dyrcona ? Tous deux ont été, sur Terre, des oiseaux domestiqués, ce qui induit d’intéressants témoignages sur cette pratique au XVIIe siècle, et des réflexions (par la voie d’une fiction anthropomorphique)65 sur les conséquences néfastes de la capture et de la captivité des animaux sauvages66, bien loin des variations galantes sur la mort du perroquet de Mme du Plessis-Bellière, la maîtresse de Fouquet, en novembre 1653. La pie, enlevée du nid par des porchers, a été vendue par eux au château, où Dyrcona s’est occupé d’elle :
Je ne sais s’il conçut quelque bonne volonté pour moi, mais il se donnait la peine d’avertir les serviteurs de me hacher de la mangeaille. […] Si en hiver j’étais morfondue, il me portait auprès du feu, calfeutrait ma cage ou commandait au jardinier de me réchauffer dans sa chemise. Les domestiques n’osaient m’agacer en sa présence67,
et il l’a sauvée des griffes du chat. Quant au perroquet, il s’avère qu’il s’agit de César, le perroquet de la cousine de Dyrcona, « à l’occasion de qui [il a] tant de fois soutenu que les oiseaux raisonnent » : « Donc, lui dis-je, est-ce toi, mon pauvre César, à qui j’ouvris la cage pour te rendre la liberté que la tyrannique coutume de notre monde t’avait ôtée ? »68 s’écrie celui-ci – car les oiseaux sont faits pour la liberté… comme les humains, d’ailleurs69.
Selon Cyrano, la Nature, « comme une excellente comédienne, joue ici-bas toutes sortes de personnages, sous toutes sortes d’habits »70 – mais elle est partout la même : l’univers est un « grand animal »71, dans lequel toutes les espèces sont faites des mêmes atomes72, toutes se transforment les unes dans les autres73, et donc toutes ont les mêmes capacités, jusqu’au sentiment, au langage et à la raison, et les mêmes droits, dont celui, aussi nécessaire que la nourriture, d’être libres. Thèses extrêmement hardies pour l’époque, tant philosophiquement que théologiquement : il fallait bien revenir de la Lune et du Soleil pour oser les soutenir ! Thèses qui trouvent un écho non négligeable dans celles d’aujourd’hui, qu’il s’agisse des chercheurs tentant encore de décrypter le langage des oiseaux, ou de ceux qui, au nom des droits des animaux, refusent désormais à divers niveaux que l’homme s’arroge le droit de les capturer, de les enfermer, et de les manger. Un auteur du XVIIe siècle peut encore être d’actualité…
[1] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac (1897), I, 4. La dernière pièce d’E. Rostand, Chantecler (1910), a pour principaux personnages des oiseaux.
[2] La voici (sauf omission) : aigle, arondelle [hirondelle], autruche (blanche, et noire), chardonneret, chat-huant, chouette, cigogne, colombe, condor, corbeau, cormoran, épervier, étourneau, faucon, geai, héron, hibou, hobereau, lanier, linotte, macreuse, milan, moineau, oiseau de paradis, orfraie, perdrix, perroquet, pie, pinson, rossignol, sansonnet, tourterelle, vautour – à quoi s’ajoutent deux oiseaux fabuleux, le phénix et le griffon.
[3] Il existe plusieurs éditions de ces deux romans actuellement disponibles, pas toujours strictement identiques (suivant le manuscrit de la Lune suivi) ; j’utiliserai celle de Jacques PrÉvot, L’Autre monde. Les États et Empires de la Lune. Les États et Empires du Soleil, in Libertins du XVIIe siècle, 2 vol., Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1998, t. 1, p. 901-990 (Lune), et p. 991-1098 (Soleil).
[4] Tommaso Campanella (1568-1639), philosophe italien, dont le pansensitivisme (De sensu rerum et magia, 1620 ; La Cité du Soleil, 1623) a inspiré Cyrano, et qui est un personnage important du Soleil.
[5] Question hétérodoxe, puisqu’elle ébranle le dogme de l’origine adamique de la race humaine (mais Cyrano n’est pas le seul à s’interroger sur celui-ci).
[6] L’Autre monde, op. cit., p. 904.
[7] Voir Antoine Furetière (Dictionnaire universel, 1690), s.v. Cuntur, ou Condor.
[8] L’Autre monde, op. cit., p. 1095. Voir le récit de leur domestication p. 1093.
[9] Ibid., p. 938.
[10] Francis Godwin, The Man in the moone, or a Discourse of a voyage thither, by Domingo Gonsales, Londres, J. Kirton, 1638 ; traduction française anonyme : L’Homme dans la Lune ou le Voyage chimérique fait au monde de la Lune, nouvellement découvert par Dominique Gonzales, aventurier espagnol, autrement dit Le Courrier volant, Paris, Piot et Guignard, 1648.
[11] Où il est retombé à l’issue d’un premier envol en partie raté.
[12] L’Autre monde, op. cit., p. 912.
[13] Ibid., p. 991.
[14] Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde, ou Histoire comique des états et empires de la lune, Paris, M. Bauche, 1910, ill. d’Albert Robida.
[15] Jean-Jacques Bridenne, « Cyrano de Bergerac et la science aéronautique », Revue des Sciences Humaines, 1954, p. 241-258, p. 245.
[16] Ibid., p. 250.
[17] L’Autre monde, op. cit., p. 1030.
[18] Ill. d’Albert Robida, op. cit.
[19] Ibid., p. 1043. Suit une liste, empruntée à Montaigne, d’anecdotes sur la puissance de l’imagination humaine sur les réalités physiques.
[20] Ibid., p. 1021.
[21] Ibid., p. 998 : le héros raconte à ses amis les rêves d’envol qu’il fait depuis sa jeunesse, dont le dernier en date se termine par une chute de son lit, « le ventre tout nu sur le plâtre ».
[22] Loc. cit.
[23] Ibid., p. 1030.
[24] Loc. cit.
[25] Ibid., p. 905-906.
[26] Réponse logique, en quelque sorte, à ceux qui se demandaient où avait pu disparaître l’Éden, une fois qu’Adam et Ève en avaient été chassés (sur les sources de Cyrano, voir la note 9 p. 1573-1574, L’Autre monde, op. cit.).
[27] Ibid., p. 914 (je souligne).
[28] René Descartes, Discours de la méthode (1637), Œuvres, Charles ADAM et Paul TANNERY (éd.), Paris, Vrin, 1996, t. VI, 5e partie, p. 57 : « les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire, en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ».
[29] Voir l’anecdote (assez conventionnelle) de la pie qui répète des injures qu’on lui a apprises… et qui tombent juste (L’Autre monde, op. cit., p. 1051) !
[30] Ibid., p. 1087.
[31] Ibid., p. 945.
[32] Ibid., p. 931-932.
[33] Ibid., p. 946.
[34] Diogène Laërce, Vie, doctrine et sentences des philosophes illustres (IIIe siècle av. J.-C.), Livre V, chap. 2, « Diogène ».
[35] Ill. d’Albert Robida, op. cit.
[36] L’Autre monde, op. cit., p. 946.
[37] Ibid., p. 946-947.
[38] Ibid., p. 947. Allusion aux vers d’Ovide : « Et, tandis que les autres animaux, penchés vers le sol, n’ont d’yeux que pour lui, à l’homme il donna un visage tourné vers le ciel, dont il lui proposa la contemplation, en l’invitant à porter vers les astres ses regards levés sur eux » (« Os homini sublime dedit, cælumque tuer / Jussit et erectos ad sidera tollere vultus »), OVIDE, Les Métamorphoses, I, Joseph Chamonard (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 43. Cet argument différentiel, renversé parce que les lunaires marchent à quatre pattes et regardent vers le sol, a joué un rôle dans le débat scientifique sur la définition du voyageur.
[39] Ill. d’Albert Robida, op. cit.
[40] L’Autre monde, op. cit., p. 953.
[41] Loc. cit.
[42] Ibid., p. 1043.
[43] Certains en tireraient la conséquence qu’ils ont une âme, le langage étant la preuve de sa présence, pour Paracelse comme pour Descartes (voir Isabelle MOREAU, « Guérir du sot ». Les stratégies d’écriture des libertins à l’âge classique, Paris, H. Champion, 2007, p. 451 sq.).
[44] L’Autre monde, op. cit., p. 1037.
[45] Ibid., p. 1050.
[46] Ibid., p. 1079. Sur le Soleil, cette prérogative appartient aussi aux quadrupèdes, aux plantes, aux pierres, aux amants et aux philosophes.
[47] Ibid., p. 1061-1062. Le rôle des oiseaux dans la dispersion des graines (ou zoochorie) est connu depuis l’Antiquité.
[48] Ibid., p. 1060 : un arbre malade doit « se faire tous les jours donner la musique par quelques rossignols excellents », et, au besoin, recevoir un clystère par une cigogne.
[49] Ibid., p. 1062.
[50] Ibid., p. 1079-1080.
[51] Ibid., p. 1042.
[52] Ibid., p. 1044.
[53] Ce qui correspond à l’ambiguïté constante dans le roman de la notion de « miracle », à la fois convoquée et contestée.
[54] Ibid., p. 1049.
[55] Ibid., p. 1044. Cela évoque un thème à la fois pictural et naturaliste, mais rappelle aussi une antique angoisse humaine. On pense aux Oiseaux d’Alfred Hitchcock (1963), adapté d’une nouvelle de Daphné du Maurier (1952).
[56] En couverture de Lectures de Cyrano de Bergerac. Les États et Empires de la Lune et du Soleil, Bérengère Parmentier (éd.), Rennes, PUR, 2004.
[57] L’Autre monde, op. cit., p. 1045.
[58] Loc. cit.
[59] Ibid., p. 1046.
[60] Ibid., p. 1045-1046.
[61] Cyrano de Bergerac, Œuvres diverses, Amsterdam, J. Desbordes, 1709, ill. anonyme.
[62] Cyrano a pu s’inspirer de Pierre CHARRON, De la sagesse, livres trois, Bourdeaus, S. Millanges, 1601, I, VIII : « Seconde consideration de l’homme, qui est par comparaison de luy avec tous les autres animaux », p. 71-88.
[63] L’Autre monde, op. cit., p. 1054.
[64] Cyrano de Bergerac, Voyages de Cyrano de Bergerac dans les empires de la Lune et du Soleil et l’histoire des oiseaux, dans Voyages imaginaires, t. XIII : Songes, visions et romans cabalistiques ornés de figures, Amsterdam/Paris, 1787, ill. Clément Pierre Marillier.
[65] Voir L’Autre monde, op. cit., p. 1051 : qu’arrive-t-il aux parents dont on a enlevé les enfants ?
[66] Il ne s’agit pas que des oiseaux : Dyrcona, espérant échapper à leur vindicte, tente de se faire passer pour un singe… qui a eu lui aussi à souffrir de sa captivité chez les hommes (ibid., p. 1046-1047).
[67] Ibid., p. 1051.
[68] Ibid., p. 1059.
[69] Sur ce thème, voir Jean-Pierre Cavaillé, « Une pensée de l’évasion. Liberté et enfermement dans les romans cyraniens », in Lectures de Cyrano de Bergerac, op. cit., p. 79-100.
[70] L’Autre monde, op. cit., p. 939.
[71] Ibid., p. 964.
[72] Voir ibid., p. 970.
[73] Voir ibid., p. 982-983.
Résumé
Les oiseaux ne sont pas les moindres personnages de L’Autre monde de Cyrano de Bergerac. L’oiseau est d’abord le support et le modèle du rêve d’envol du narrateur, soucieux d’aller à la découverte d’un univers dont les récentes hypothèses scientifiques ont fait un objet de curiosité renouvelé, et d’échapper à ce monde imparfait. Il est ensuite l’être vivant dont le « langage » se rapproche le plus du langage humain, et de la musique : alors peut-on vraiment faire la différence entre l’homme et l’oiseau, de ce point de vue ? N’y a-t-il pas entre eux une forme de communication (émotionnelle plus que rationnelle) possible ? Il est enfin un de ces animaux sauvages que l’homme aime mettre en cage (et manger), sans réfléchir aux conséquences de ce traitement oppressif envers les animaux, alors même qu’ils appartiennent au même titre, avec les mêmes besoins et les mêmes droits, à la Nature. Cyrano « écologiste » ? Pourquoi non ?
Abstract
Birds are not the least characters of the Other World of Cyrano de Bergerac. The bird is initially the support and the model of the narrator’s dreams of take-off, - a narrator anxious to discover a universe whose recent scientific assumptions made a renewed object of curiosity, and to escape this imperfect world. It is then the living being whose “language” approaches more of the human language, and of the music: then can one really make the difference between the man and the bird, from this point of view? Isn't there between them a form of communication (emotional more than rational)? It is finally one of these wild animals which men like to put out of cage (and to eat, without thinking of the consequences of this oppressive treatment towards the animals, while at the same time they both belong on the same basis, with the same needs and the same rights, with Nature. Cyrano as an “ecologist”? Why not?
Claudine NÉDELEC
Univ. Artois, EA 4028, Textes & Cultures, F-62000 Arras, France
Sources
CYRANO DE BERGERAC, L’Autre monde. Les États et Empires de la Lune. Les États et Empires du Soleil, dans Libertins du XVIIe siècle, 2 vol., Jacques Prévot (éd.), Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1998, t. 1, p. 901-990 (Lune), et p. 991-1098 (Soleil).
— Œuvres diverses, Amsterdam, J. Desbordes, 1709, ill. anonymes.
— Voyages de Cyrano de Bergerac dans les empires de la Lune et du Soleil et l’histoire des oiseaux, in Voyages imaginaires, t. XIII : Songes, visions et romans cabalistiques ornés de figures, Amsterdam/Paris, 1787, ill. Clément Pierre Marillier.
— L’Autre Monde, ou Histoire comique des états et empires de la lune, Paris, M. Bauche, 1910, ill. d’Albert Robida.
Furetière, Antoine, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690.
Godwin, Francis, The Man in the moone, or a Discourse of a voyage thither, by Domingo Gonsales, Londres, J. Kirton, 1638.
— L’Homme dans la Lune ou le Voyage chimérique fait au monde de la Lune, nouvellement découvert par Dominique Gonzales, aventurier espagnol, autrement dit Le Courrier volant, trad. française anonyme, Paris, Piot et Guignard, 1648.
OVIDE, Les Métamorphoses, I, Joseph Chamonard (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1966.
Critique
Bridenne, Jean-Jacques, « Cyrano de Bergerac et la science aéronautique », Revue des Sciences Humaines, 1954, p. 241-258.
Cavaillé, Jean-Pierre, « Une pensée de l’évasion. Liberté et enfermement dans les romans cyraniens », in Bérengère Parmentier (éd.), Lectures de Cyrano de Bergerac. Les États et Empires de la Lune et du Soleil, Rennes, PUR, 2004, p. 79-100.
MOREAU, Isabelle, « Guérir du sot ». Les stratégies d’écriture des libertins à l’âge classique, Paris, H. Champion, 2007.