Conduit au sein de la journée d’étude sur « Les ateliers d’écriture en milieu carcéral » organisée le 25 mai 2022 à Montpellier par le DU Animateur d’Ateliers d’Écriture de l’Université Paul-Valéry, en partenariat avec les laboratoires RIRRa21 de l’UPVM et Textes & Cultures de l’Université d’Artois, l’entretien a été entièrement récrit pour ce numéro de L’Entre-deux. Deux transcriptions de l’entretien oral, réalisées par Irena Prudius (étudiante en Master 2 lettres à l’UPVM en 2022/23) et Célia Gracia (étudiante en Master 2 lettres à l’UPVM en 2023/24), ont servi d’appui à la réécriture des échanges.
Marie Joqueviel-Bourjea. Organiser une rencontre sur les ateliers d’écriture en milieu carcéral rendait incontournable la présence de René Frégni1. Ne serait-ce que parce qu’à la différence d’autres écrivains, tels Philippe Claudel (Le Bruit des trousseaux, Stock, 2002) ou François Bon (Prison, Verdier, 1998)2, qui ont également ressaisi, dans des formes narratives très différentes, leurs expériences d’écriture auprès de détenus3, René Frégni n’a jamais cessé d’intervenir en prison.
Au-delà de sa pérennité, cependant, cette expérience est à ce point essentielle qu’existe un lien qu’on pourrait dire natif, chez Frégni, entre le travail d’animation d’ateliers d’écriture en prison et l’œuvre narrative, qui lui est de multiples façons redevable. Je dirais même que l’œuvre romanesque est issue de la prison, et se trouve comme endettée vis-à-vis de ses murs. Pourquoi ? J’en livre les raisons en guise de présentation, avant de céder la parole à l’auteur.
Première raison. L’expérience fondatrice de la lecture maternelle du Comte de Monte-Cristo : l’hiver, dans la cuisine de l’enfance, – cela ne s’invente pas – la lecture s’offrait aux oreilles de l’enfant René en face du château d’If. Mais plus encore : les résonances intimes de cette lecture se mêleront progressivement au souvenir, lui aussi transmis par la voix de la mère, du père injustement emprisonné pendant la guerre dans la vieille prison Chave qui deviendra Les Baumettes. L’écrivain témoigne de cette expérience essentielle dans Carnets de prison ou l’oubli des rivières :
C’est dans notre cuisine, au-dessus des jardins, qu’elle m’a lu tout un hiver Le Comte de Monte-Cristo.
« Dantès se leva, jeta naturellement les yeux sur le point où paraissait se diriger le bateau, et à cent toises devant lui il vit s’élever la roche noire et ardue sur laquelle monte, comme une superfétation du silex, le sombre château d’If.
Cette forme étrange, cette prison, autour de laquelle règne une si profonde terreur, cette forteresse qui fait vivre depuis trois cents ans Marseille de ses lugubres traditions… »
Cette phrase souleva en moi une telle émotion que je ne vivais plus que pour ces quelques instants de lecture, le soir, où je retournais avec Edmond Dantès dans les sinistres cachots de cette forteresse. […]
De la fenêtre de notre cuisine, je voyais le soir le soleil entrer dans la mer et embraser les tours lugubres du château d’If. Puisque cette forteresse existait, puisque je la voyais, tout ce qui s’était passé dans ses entrailles de pierre ne pouvait être que vrai. […]
Cet hiver-là, ma mère me raconta que mon père avait passé un an dans la vieille prison Chave qui avait fermé ses portes en 1958, remplacée par Les Baumettes. […]
Mon père avait connu le cachot, la solitude, la faim. Il n’avait volé que nos ennemis, et ceux qui l’avaient envoyé là étaient des Français… Dès lors, je confondis un peu mon père et Edmond Dantès, tous deux avaient été victimes de l’injustice, de la bêtise, peut-être de la jalousie. Ils étaient allés en prison parce qu’ils étaient pauvres4.
La prison est donc originellement associée, dans le parcours de René Frégni, à sa présence réelle dans le regard (premier niveau), mais simultanément à sa présence symbolique dans la littérature qui la (s’en) ressaisit dans l’espace de la fiction (deuxième niveau) comme à sa présence charnelle dans la voix maternelle qui s’en empare à son tour (troisième niveau). La prison emplit donc à la fois les yeux et les oreilles de l’enfant et, présente dans le regard de même que dans l’histoire familiale, advient par la littérature. Ce faisant, si la mère, par le truchement d’Alexandre Dumas, fait advenir la prison comme lieu ambivalent (réel/imaginaire, déshumanisant/jouissif), celui-ci s’offre aussi comme le lieu du père. D’une certaine façon, c’est la prison qui, chez René Frégni, rend poreuses l’une à l’autre la vie et la littérature : dans la mesure où c’est la même prison qui se trouve dans le regard de l’enfant, dans les mots de la littérature et dans l’histoire familiale, le père peut se confondre avec un personnage de fiction et la prison reconfigurée par la fiction se transformer en prison réelle…
Deuxième raison. L’œuvre naît d’une expérience carcérale douloureuse. Celle du déserteur Frégni, qui le sera doublement : insoucieusement d’abord, confie-t-il, lorsque le jeune homme se présente à la caserne avec deux mois de retard, « [b]ronzé, souriant, quelque peu désinvolte »5, et passe conséquemment devant un tribunal militaire qui le condamne à six mois de prison pour désertion ; consciemment ensuite, quand il s’en échappera pour vagabonder à travers l’Europe. Ces expériences seront essentielles dans la venue à l’écriture.
Troisième raison. La révélation, à l’intérieur des murs de la prison et même grâce à eux, de la puissance de la littérature. René Frégni le dit avec force dans ce livre magnifique qu’est Minuit dans la ville des songes6 ; j’en livre deux extraits un peu longs, qui sont sans appel :
Bientôt, il n’y eut plus de murs autour de moi, j’étais sur ces chemins, dans ces hameaux abandonnés, je sentais la chaleur sur mes épaules et la lente infiltration de l’inquiétude…
Jamais je n’avais ressenti une chose pareille, en lisant. Je regardai sur la couverture le nom de l’auteur, Jean Giono… Par quel tour de magie cet homme m’emportait dans le Sud brûlant où j’avais grandi. Mon corps était traversé de bruits, d’odeurs, de silences, de souvenirs, d’émotions…
Quand le clairon sonna, dans une cour lointaine, et que l’ampoule s’éteignit derrière son treillis métallique, j’avais terminé la lecture de Colline. C’était la première fois que je lisais un livre en un seul jour. Si l’on m’avait donné ce livre trois mois plus tôt, je ne l’aurais même pas ouvert, je venais de le dévorer.
La journée précédente avait duré cinq ans, celle-ci avait filé comme la lumière et le vent. Chaque mot que j’avais lu avait aboli les barreaux, les murs, la cour de la prison.
J’étais assis sur une planche, dans une obscurité totale, je compris soudain ce qu’étaient la lecture, la puissance colossale des mots. Cette journée allait déterminer le reste de ma vie, ce voyage infini vers les mots. Au fond de ce puits d’ombre, j’étais un évadé.
Si quelqu’un m’avait dit, quelques jours plus tôt, alors que j’errais sans but au hasard des routes, que je deviendrais un jour écrivain, je lui aurais conseillé d’aller voir un psychiatre7.
Quelques pages plus loin, la révélation s’est transformée en évidence, et la lecture en pratique quotidienne :
Dès notre promenade terminée, à huit heures du matin, je savais que je serais bouclé jusqu’au lendemain. J’ouvrais un livre et j’entendais le chant du monde. Je découvrais un autre monde, derrière la réalité. J’oubliais le clairon, les pas cadencés, le bruit des corvées. Le mur devant moi ne m’empêchait pas de fuir, il était l’écran de mes songes, me renvoyait l’écho de chaque mot. J’avais traversé des paysages magnifiques, le pouce en l’air, quelques mois plus tôt, des champs, des forêts, des villes, ceux que chaque mot soulevait étaient encore plus émouvants, plus lumineux, violents. Ils jaillissaient des profondeurs de ma vie.
De temps en temps, pour la gamelle ou une ronde, un soldat de garde ou l’officier de semaine déverrouillait ma porte, mon corps était là, assis sur la planche, moi j’étais parti.
Pendant mon enfance et mon adolescence, les livres et les cahiers avaient été des machines de torture, ils devenaient brusquement des machines d’évasion.
Je ne garde pas de ces lentes journées d’hiver un souvenir triste, douloureux, elles étaient le début de ma seconde vie8.
On retrouve cette dialectique enfermement vs évasion dans Carnets de prison, lorsque, parlant des détenus, l’écrivain pose la question suivante : « Comment s’adresse-t-on à un mur pendant des mois et des années ?... »9 En effet, cette question si simple rend compte au plus près, dans son apparente naïveté, de la réalité carcérale, de ce qu’elle fait aux corps enfermés et isolés. Cependant, s’il contraint le corps et arrête le regard, le mur peut aussi devenir l’espace même de la création : il rend possible – parce qu’en tous sens il la supporte – une projection (film, texte, tableau). C’est en faisant en sorte qu’un mur devienne un écran (de lecture, d’écriture, « de [nos] songes ») que l’on entre en littérature. C’est du moins ainsi que je comprends, chez Frégni, cette ‘familiarité’ avec les murs, qui s’offrent comme autant de pages à écrire.
D’abord, donc, la révélation de la littérature par la lecture, passion transmise dans la ‘vraie vie’ (quoique) par un professeur de philosophie objecteur de conscience, ainsi que nous l’apprend Carnets de prison ; et dans la fiction, ainsi que le met en scène Minuit dans la ville des songes, par l’ami de détention Ange-Marie. Cette passion se trouve, dans les deux cas, reliée, alimentée par l’aumônier, figure à maints égards psychopompe.
Cependant, la lecture n’est pas dissociable de l’écriture : en atteste la présence du précieux petit bloc du fort de Vincennes, qui proprement signe la fin des détentions dans Minuit dans la ville des songes10. L’écriture advient, en effet, pour venir au secours des livres absents : c’est pour avoir quelque chose à se mettre sous les yeux, pour avoir un texte à lire dans le fort déserté, que le narrateur se met à écrire, utilisant le bloc de lettres destiné à la correspondance avec son avocat. Le lien intrinsèque entre lecture et écriture est également palpable dans ces « chroniques de l’asile » que consigne patiemment chaque soir l’infirmier en psychiatrie Frégni dans un carnet de liaison qui est tout autant un carnet d’écriture – espace de liaison, de reliaison voire de reliance avec soi et les autres, par les mots. Le carnet du soignant entérine, de fait, l’entrée en écriture :
[Les infirmières] décidèrent, puisque j’aimais tant lire, que je rédigerais ce cahier de rapport. Ce fut, dès lors, pendant des années, l’heure bleue de ma journée. Je m’enfermais à double tour dans la pharmacie, à l’étage, et je dessinais des mots dans le silence hypnotique de la nuit.
Il se passe chaque jour quelque chose de dramatique et drôle, dans un lieu si écarté du monde. Je devais rendre compte de ces petits événements aux infirmières de nuit, afin qu’elles sachent à quoi s’en tenir avec celui que l’on avait bouclé en chambre forte, celui qui s’était mutilé, cet autre qui avait disparu.
[…] Bref, je tentais de mettre un peu de poésie, de légèreté dans ces scènes éprouvantes de notre vie quotidienne.
Je devais rester encore six ans dans cet établissement. Pendant ces six années je rédigeais ces chroniques de l’asile pour infirmières de nuit. Je n’avais que deux lectrices et c’était merveilleux. […] C’est dans cette pharmacie à l’étage, au milieu de la nuit, que j’ai commencé, sans le savoir, à devenir écrivain. Ce fut une étrange initiation. Je trempais chaque soir ma plume dans une encre de solitude, de délires et de sang11.
L’écriture qui naît de/dans la prison se voit par ailleurs associée à des considérations très matérielles : comment se procurer de quoi écrire ? Comment fait-on pour avoir accès à des livres ? Tout est affaire de négociations avec l’aumônier. Dès lors, que faire en son absence ? Écrire et lire relèvent d’abord, dans un tel contexte, de considérations étroitement matérielles. Or, je le note, ce lien très concret avec l’objet-livre et les outils et supports de l’écriture traverse le discours de René Frégni sur la littérature – qui se donne expressément comme une « pratique », procède de gestes concrets – et pour tout dire se vit comme une chose matérielle.
Mais le lien n’est pas que matériel au geste d’écriture, il est – à la lettre – incarné : les pages de Minuit dans la ville des songes qui décrivent la main couverte d’eczéma au bout de plusieurs années de travail en psychiatrie le disent avec force. Cette main malade qu’aucun dermatologue ne parvient à soigner, miraculeusement se découvre parfaitement saine lorsqu’elle se met à écrire son premier roman… La fiction soigne la vie, semble dire René Frégni. C’est peut-être ce qui explique la porosité entretenue entre l’auteur et le narrateur, les petits carnets rouges que le détenu, futur écrivain, remplit de définitions de mots et de mauvais poèmes dans la fiction n’étant pas sans lien avec les pratiques d’écriture de l’auteur lui-même.
Quatrième raison. La littérature, depuis au moins 30 ans, naît de tous ces moments de vie et de récit partagés par René Frégni avec les détenus en tant qu’animateur d’ateliers d’écriture. Ainsi ce bref passage de Minuit dans la ville des songes :
J’étais loin de me douter qu’un jour j’irais dans les prisons animer des ateliers d’écriture dans lesquels je rencontrerais les nouveaux parrains de Marseille, que je me lierais d’amitié avec certains d’entre eux et que j’écrirais des romans noirs en les écoutant me raconter leurs stupéfiantes vies12.
Entre la vie des détenus et la fiction qui s’en empare, le lien est donc direct ; l’atelier d’écriture, les récits qui le traversent, alimentent expressément l’œuvre narrative. Par-là, les moments de vie et de récits partagés en atelier d’écriture se constituent à la fois en matière autobiographique (i. e. l’expérience de l’animateur René Frégni) et en matériau pour la fiction (dans une forme de délégation de parole / de transmission de récits des détenus au romancier). On se doute aussi que ce à quoi exposent de tels ateliers en milieu carcéral, c’est à la double attention qui fait la (toute) littérature : à la langue (déplacée, contournée, inventive…) ; à l’existence (intensifiée, conscientisée, médiatisée…).
On le voit, donc, c’est à plus d’un titre que l’espace de la prison et l’expérience de la littérature sont liés, chez René Frégni.
Avant d’entrer dans le vif de notre conversation, j’ajouterai que depuis les Chemins noirs, paru en 1988 chez Denoël13, René Frégni a publié avec une régularité métronomique (un livre tous les deux ans !) une vingtaine d’ouvrages – sans compter les textes brefs, tel Carnets de prison. Le récent Minuit dans la ville des songes peut du reste constituer, pour qui ne l’aurait jamais lu, une judicieuse porte d’entrée dans un univers mi-gionien mi-dantesque, mi-Éros mi-Thanatos – le tragique (réel) de l’existence le disputant toujours, chez Frégni, à la beauté du monde.
Se posera par ailleurs sans doute, à un moment ou un autre de notre conversation, la question de l’ancrage générique de textes qui pour certains sont sous-titrés « romans » mais dont le matériau autobiographique semble à peine voilé : ainsi dans Minuit dans la ville des songes la mention du « soldat Frégni ». Je me suis demandé si ce jeu avec la fiction n’avait pas à voir avec l’expérience carcérale. On sait, en effet, que la Grande Muette ne badine pas avec ce(ux) qu’elle tait et invisibilise. La fictionnalisation de la réalité référentielle permettrait ainsi de dire ce qui, sinon, ne pourrait l’être.
Je commencerai, un peu étrangement, par ce que j’appellerai ‘le milieu’ : soit ces ateliers de lecture sous le pin qui s’inventèrent dans le contexte de l’hôpital psychiatrique – ateliers dont Minuit dans la ville des songes relate les conditions d’existence :
[…] Sans le vouloir, j’improvisai un jour un atelier, tout naturellement, dehors, où je venais m’asseoir quelques instants pour souffler, après le repas de midi.
C’était la belle saison, nous avions sorti quelques chaises, déplacé le banc à l’ombre du grand pin. L’or des genêts éclatait partout sur les talus.
Me voyant seul, un livre à la main, deux ou trois malades vinrent s’asseoir près de moi. Me sembla-t-il qu’il était méprisant et peu professionnel de rester muré dans le silence de ma lecture ?… Attendaient-ils quelque chose de moi ?… La parole était devenue si libre qu’ils étaient en peu de temps passés du statut de zombies à celui d’êtres humains. Je n’avais pas pour autant envie d’interrompre ma lecture, je la poursuivis donc à voix haute.
D’autres malades s’approchèrent, tendirent l’oreille. Quelque chose s’est passé, là, sous le pin, qui rompait l’ennui des allées désertes, où ils tournaient de l’aube au couchant.
Je saisis l’aubaine. Chaque jour, après le repas, je m’installais à l’ombre, dans l’odeur sucrée des genêts, et je reprenais mon livre. Comprenaient-ils ce que je lisais… J’en doute. Ma voix leur suffisait. Ils étaient une quinzaine à faire cercle, ils écoutaient en se balançant, en fumant, en grimaçant. Certains s’éloignaient, revenaient, se penchaient sur mon livre, me tapotaient un peu la tête. Chacun devait saisir ce dont il avait besoin, un mot, une vision, le plaisir d’être ensemble, ou tout simplement la petite musique ininterrompue de ma voix, comme on écoute pour s’endormir le bruit d’une eau qui coule dans un bassin.
Je venais de créer ce que les internes appelèrent, avec respect, mon atelier de lecture sous le pin.
[…] Je choisissais des écritures vivantes, des phrases brèves qui claquent, des textes que j’aurais aimé entendre. J’étais mon premier auditeur et cet atelier était discrètement égoïste.
Je lus Des souris et des hommes, Le facteur sonne toujours deux fois, des nouvelles de Hemingway, L’écume des jours, presque tout Jack London, Le marin de Gibraltar de Marguerite Duras et bien entendu L’étranger, que je connaissais par cœur14.
Je vois, en effet, dans la mise en place de ces ateliers de lecture qui s’inventèrent (on me pardonnera l’expression) ‘sur le tas’ – comme souvent les ateliers d’écriture –, une sorte de pont entre l’expérience personnelle salvatrice de lecture en prison et l’expérience ultérieure d’animation d’ateliers d’écriture. D’abord l’enfant écoute lire sa mère (Le Comte de Monte-Cristo) ; puis le jeune homme apprend à lire pour lui-même en prison ; le pas est ensuite franchi, dans l’enceinte de l’hôpital psychiatrique, de la lecture à voix haute pour les patients (du livre que l’infirmier est en train de lire pour lui-même) ; c’est enfin, par le biais des ateliers d’écriture en prison, l’invitation, pour les détenus, à lire par eux-mêmes.
Ainsi, ces ateliers de lecture sous le pin peuvent-ils être perçus comme une étape entre la découverte de la lecture pour soi – aussi essentielle, sinon plus, que l’écriture, dans ton œuvre –, et le don de la lecture aux autres puis de l’écriture, en atelier ?
René Frégni. La raison pour laquelle ma mère me lisait le Comte de Monte-Cristo est importante. Je suis devenu un déserteur très tôt, à 6 ans. Les enfants à Marseille se moquaient de moi parce que je portais des lunettes, très épaisses. C’est pourquoi aujourd’hui je n’en porte pas, sauf pour lire. J’ai été opéré de la cataracte donc je vois à peu près, je vois de jolies taches de couleur, un très beau tableau impressionniste sur fond vert… mais je vois ! Pendant deux-trois mois, les enfants m’ont appelé « Quatre Œil », personne ne m’a appelé René. Et ça a été terrible. Sans doute les mois les plus terribles de mon existence parce que j’étais handicapé, j’étais un infirme, j’avais « Quatre Œil » : c’est comme si j’avais eu une oreille sur la tête et un nez sur le côté. Quand on est enfant, on est un peu trop sensible peut-être – et j’ai jeté mes lunettes. J’ai pris l’école en horreur, les livres en horreur, les instituteurs en horreur, tout ce qui ressemblait à une école en horreur.
On ne peut pas faire d’études quand on n’y voit pas, et ma mère l’a compris très vite. Quand j’ai eu 7-8 ans, comme elle voyait que tous les jours je refusais d’aller à l’école, elle m’a mis sur ses genoux le soir, dans notre cuisine, et c’est là qu’elle m’a lu d’abord Le Comte de Monte-Cristo, ensuite Sans famille et puis Les Misérables. Ma mère était une femme au foyer qui lisait peu, mais c’était une femme très fine, très intelligente, qui m’a sauvé parce que la littérature est entrée par mes oreilles, pas par mes yeux. Ces livres étaient si beaux que quand elle me lisait l’histoire d’Edmond Dantès, je suivais son évasion avec l’Abbé Faria sous la roche – qui d’ailleurs n’existe pas, parce que le château d’If est construit sur une roche dure : le génie d’Alexandre Dumas, c’est d’avoir inventé des cachots qui descendent à quatorze mètres dessous ! Et moi, ce qui me passionnait, c’était ça, l’évasion avec l’Abbé Faria et cet échange de culture entre ma mère et moi. Je suis donc devenu un lecteur en écoutant ma mère, et la voix d’une mère, c’est la voix que l’on préfère dans la vie, celle qui vous apporte la confiance et la douceur. J’étais persuadé que tout ce qu’elle me disait était vrai, et comme on voyait de notre cuisine le château d’If, cette forteresse qui émerge des flots, qui rougit le soir quand le soleil se couche, je pensais que tout était vrai. C’est pourquoi j’étais révolté face à cette injustice, j’espérais qu’Edmond Dantès allait tuer tous ceux qui l’avaient jeté dans cette prison : mes premiers sentiments de justice et d’injustice sont nés avec la voix de ma mère en même temps que le goût de la littérature.
Pour autant, je ne parvenais pas à retourner à l’école. J’étais un déserteur. Tous les jours je traînais dans les rues avec des garnements. On jetait nos cartables dans les bistros et on allait dériver, on faisait comme dans le film de Truffaut Les Quatre cents coups. On volait notre nourriture, on entrait avec dans les cinémas. Un peu plus tard, on essayait de voir les filles aux Catalans… Bref, je faisais ce qu’on fait quand on est un gamin qui ne va pas à l’école. Et donc je suis arrivé, effectivement, avec deux mois de retard à l’armée. C’est là que l’aumônier, dès mon deuxième jour à la prison, m’a apporté un livre. Il a vu sur mon numéro d’écrou que j’étais provençal : il m’a donc apporté Colline de Jean Giono. Mais comme je n’y voyais pas, il m’a aussi apporté quelques paires de lunettes, et avec l’une d’elles j’ai trouvé que le prêtre était un peu plus gros (!), qu’il y avait un peu plus de lumière dans le cachot, et j’ai commencé à lire Colline. Au bout de quelques pages, moi qui étais un presque illettré – je ne lisais que les affiches de cinéma où les caractères sont très gros, et les titres des journaux – je savais lire. Mais je n’avais aucune pratique. Malgré tout, j’ai réussi à déchiffrer les pages, et je suis entré dans le livre de Giono. Et comme c’est l’un de nos trois ou quatre grands écrivains en prose du XXe siècle, j’ai senti toutes les forêts, les places des villages, l’odeur de l’été, les pinèdes entrer dans ma cellule, et j’ai oublié le mirador, les murs, le concertina. J’ai tout oublié et le voyage a commencé, et il n’aura jamais cessé, avec les mots de Giono, avec « le vent qui sentait les tuiles chaudes et les nids d’hirondelles »…
Quand on lit une phrase pareille15, on est en Provence, on est sur les toits, la tuile est chaude, on sent l’odeur forte des nids d’hirondelles, un chat noir traverse la place. Et on oublie la prison. Et je l’ai effectivement oubliée pendant six mois. J’ai lu tout ce qu’il y avait à lire dans cette prison, et au bout de six mois j’étais métamorphosé, j’étais devenu un lecteur. Oui, tu as raison, je suis avant tout un lecteur. Je suis un écrivain, mais je n’ai aucun mérite à être écrivain, à écrire des romans, parce ma vie a été un roman. Je n’ai fait que recopier ma vie en somme, avec bien sûr le feuillage de l’imagination, mais toutes les racines sont autobiographiques. J’ai eu cette chance d’avoir une vie tumultueuse, et donc de devenir très facilement un écrivain. J’ai publié avec difficulté, mais j’ai écrit avec beaucoup de candeur, parce que je n’avais qu’à raconter toutes les péripéties de mon existence.
Voilà comment j’ai commencé à lire mes premiers livres dans cette prison, et cela n’a jamais cessé : il y a plus de 50 ans que je lis un livre tous les deux jours environ. J’en ai lu, ainsi, des milliers. Comme tu le rappelais, j’ai travaillé à un certain moment dans un hôpital psychiatrique. D’abord comme homme de ménage : on appelle ça un « auxiliaire en psychiatrie ». C’est moi qui étais chargé au Pavillon 13 de faire le ménage : je balayais, je changeais les draps, j’aidais les infirmières, et dès que j’avais cinq minutes, je me planquais dans un coin et sortais de ma poche un livre. Donc, j’avais toujours un balai dans une main pour faire croire que je travaillais et un livre de poche dans la main droite ! C’est comme ça que je suis devenu un fervent lecteur. À tel point que les infirmières m’ont dit : « Mais tu lis plus que nous, tu es plus cultivé que nous : passe un petit concours pour devenir élève-infirmier ». J’ai donc réussi ce petit concours – qui n’était pas bien difficile – et je suis devenu élève-infirmier puis infirmier. Et là, je me suis mis à faire du théâtre avec les malades mentaux : c’était l’époque où je dévorais Samuel Beckett. Et comme les malades mentaux qui tournaient dans cet hôpital ressemblaient aux créatures de Beckett, je leur faisais jouer des scénettes de L’Innommable, de Molloy, de Malone meurt, d’En attendant Godot. Mais comme ils étaient assommés par les psychotropes, les neuroleptiques etc., ils n’avaient pas de mémoire, ils changeaient de rôles sans arrêt !… Mais justement, ça correspondait exactement aux créatures sans mémoire de Samuel Beckett. On était donc à la fois dans la lecture de Beckett, et au milieu de cette population qui tourne pendant toute une vie dans les asiles psychiatriques.
Mais comme tu l’as rappelé, à force de mettre des gouttes chimiques et de construire des camisoles chimiques, j’avais les doigts, les bras couverts d’eczéma, j’étais mangé par l’eczéma. Je suis alors parti me réfugier dans un petit cabanon à Manosque, pour ne pas payer de loyer. Je me suis mis sous une tonnelle en septembre, et j’ai commencé à écrire les premiers mots d’un roman. J’étais dans un tel bonheur, une telle liberté… J’avais récupéré mon cœur, mon temps, j’avais tout récupéré et je me suis rendu compte que sur mon cahier ma main courait, qu’elle était propre, qu’elle n’avait plus rien, plus de traces d’eczéma. C’est ce que l’on pourrait appeler les « mots-thérapie » : bien sûr, ce n’est pas vraiment une thérapie, mais cela peut être tellement vrai que l’écriture soigne, où que l’on soit : dans un asile, en prison ou tout simplement dans une ville quand on est seul. Je n’ai rien trouvé de mieux que la lecture et l’écriture pour me soigner, d’abord, et pour soigner les gens qui cherchent la liberté, qui cherchent un compagnon, ensuite. Je n’ai jamais rien trouvé de mieux que la lecture et l’écriture pour vivre mieux.
MJB. Nous en arrivons aux prémices de l’animation d’ateliers d’écriture… Pour quelle raison as-tu dit « oui » à Jean-Jacques Boin, de la DRAC, qui t’a appelé – si je ne me trompe pas –, après avoir lu Les Chemins noirs, ton premier roman (1988), pour te proposer d’animer des ateliers d’écriture à la prison d’Avignon ? Cette expérience, une fois engagée, a-t-elle « ordonné » quelque chose en toi, « rassemblé » une existence – la tienne – en recousant ce qui avait été décousu, par le fil des mots et de l’attention à l’autre ? Quelque chose s’est-il (re)noué dans cette possibilité d’apporter aux autres la littérature en prison, comme on te l’avait apportée, à toi, et comme tu avais déjà commencé à l’apporter aux patients de l’hôpital psychiatrique ?
RF. Il y a quelque chose que tu as commencé à dire tout à l’heure que tu n’as pas terminé : c’est la raison pour laquelle je suis arrivé avec deux mois de retard à la caserne. J’ai longtemps cru que c’était de la pure insouciance – mais pas du tout. Quand je me suis retrouvé assis sur mon lit dans cette cellule, que je revois très bien, je me suis dit : « Tiens, tu es chez toi ». Et pourquoi étais-je chez moi ? Parce que quand j’avais 7-8 ans, ma mère m’avait raconté l’histoire de mon père, qui nettoyait les trains pendant la guerre, en 1943-44. Il nettoyait les wagons : c’était un ouvrier à la gare Saint-Charles, et les Allemands occupaient aussi le Sud de la France à ce moment-là. Or mon père prélevait quelques kilos de marchandises dans ces trains qui partaient pour l’Allemagne, notre ennemie à l’époque, pour nourrir sa famille. Et, en rentrant dans sa banlieue, il avait été arrêté par trois policiers français. Ils avaient trouvé huit kilos de marchandises dans ses sacoches : il a été condamné à un an de prison pour cause de marché noir, et il est resté un an dans la vieille prison Chave, comme tu l’as dit, qui allait être remplacée par Les Baumettes. Il est sorti de là avec vingt kilos en moins, couvert de petite gale, il ne tenait plus debout.
Ma mère m’ayant raconté cette histoire, j’ai, durant toute mon enfance, été hanté par cette injustice : tu voles à tes ennemis de la marchandise, on te met en prison et tu en sors presque mort… J’ai donc voulu savoir ce qu’avaient vécu, et mon père, et Edmond Dantès au Château d’If. C’est pourquoi, lorsque je me suis retrouvé dans cette prison, je me suis dit : « Enfin, tu es chez toi, tu vas savoir ce que ton père a vécu là. » Parce que cela me travaillait depuis des années. Aussi, lorsque Jean-Jacques Boin de la DRAC m’a appelé en 1990 en me demandant : « Accepteriez-vous d’aller animer un atelier d’écriture à la prison Sainte-Anne à Avignon ? » (qui était à l’époque la plus vieille prison de France, dont les cinq cents hommes sentaient le salpêtre et l’humidité), j’ai dit oui tout de suite. C’était en quelque sorte la deuxième fois que l’on me proposait d’aller voir ce que mon père avait vécu en prison…
Quand on dit que l’enfant est le père de l’homme, ce n’est pas un vain mot : j’ai relu ultérieurement Souvenirs de la maison des morts, de Dostoïevski, et je me suis rendu compte que cela avait été pareil pour lui, quoique de manière un peu différente. Il était l’enfant d’un grand propriétaire terrien très violent, dans la Russie du XIXe siècle – homme alcoolique, mégalomane, qui frappait tout le monde : sa femme, ses serfs… absolument tout le monde. Le petit Dostoïevski, lui, dans sa tête prenait la défense de sa mère, des serfs, et voulait tuer son père. Il n’a jamais pu. Mais un jour, alors qu’ils marchaient le long des champs, des paysans l’ont retrouvé assassiné, le crâne et les parties génitales écrasés entre des cailloux. Et le petit Dostoïevski a pensé qu’il était pour quelque chose dans ce crime, qu’il avait tellement rêvé d’exécuter cet homme qu’il avait participé à le tuer, à son insu peut-être, mais qu’il était coupable de cet assassinat. Durant toute sa jeunesse il l’a cru, et s’est débrouillé, quelques temps plus tard, pour participer à des réunions interdites qui l’ont envoyé pendant cinq ans au bagne. Il dira de cette expérience : « Je me suis senti chez moi, parce que j’avais une dette à payer, j’avais participé à ce crime ». C’est du moins ainsi qu’il l’a vécu, et cette peine de prison, il en a écopé, selon lui, non parce qu’il était un militant opposé au tsar, mais parce qu’il avait dans sa tête assassiné son père.
Les raisons qui font que nous allons en prison sont donc multiples : tous les gens que je fais écrire depuis 30 ans y sont parfois parce qu’ils sont allés au parloir voir leur oncle, leur frère, leur père, leur mère. De ce fait, la prison devient, pour eux, une seconde maison, et ils veulent savoir comment on y vit. Le mot « déterminisme » n’est jamais aussi juste que lorsque l’on parle de la prison : il y a un déterminisme du quartier, un déterminisme de la famille – qui est souvent délabrée –, et de cette prison qui habite les esprits. Les enfants des quartiers Nord de Marseille entendent parler de prison depuis qu’ils sont nés. Alors que dans le Ve arrondissement de Paris, on entend parler de Mozart, de Proust… mais jamais de prison. Il y a un itinéraire presque obligé du béton des quartiers Nord de Marseille au béton des Baumettes.
MJB. Qu’est-ce qui fait, cependant, que cela ne s’est jamais arrêté depuis, que tu n’as jamais cessé d’animer en prison ? Parce qu’animer des ateliers d’écriture, en général, et en prison en particulier (comme dans d’autres lieux « difficiles »), cela demande énormément de disponibilité d’esprit, d’énergie – à tout le moins de désir de continuer. Qu’est ce qui fait que toutes ces années après avoir commencé, tu continues à t’y rendre ?
RF. À l’époque je ne savais pas ce que recouvrait l’expression « atelier d’écriture », puisque j’étais absolument autodidacte : je me suis arrêté en troisième. J’étais renvoyé chaque année : en sixième on m’a renvoyé, en cinquième on m’a renvoyé, en troisième on m’a renvoyé, je me suis même battu avec le directeur. Je ne sais pas ce que c’est la scolarité, je suis un véritable autodidacte. Balzac, Dostoïevski, Hemingway, Garcia Marquez, Sartre… – voilà mes professeurs !
Mais quand Jean-Jacques Boin m’a demandé d’aller travailler dans la prison d’Avignon, j’ai accepté. Lorsque je suis arrivé, le directeur m’a accueilli ainsi : « Le Ministère de la Culture nous a dit que vous alliez venir – mais qu’est-ce que c’est qu’un atelier d’écriture ? » J’ai répondu : « Je n’en sais rien ». Il était très étonné que je n’en sache pas plus que lui ! Il a enchaîné : « Mais où est-ce que je vais vous mettre ? » J’ai répondu : « Amenez-moi dans votre bibliothèque ». « On n’a pas de bibliothèque ici ». Il n’y avait pas de bibliothèque à Avignon à l’époque. Alors j’ai tenté : « Vous avez bien quelques livres quelque part ? » Il m’a dit : « Oui, mais dans une cellule. Et la cellule est habitée ». « Amenez-moi dans cette cellule ». Donc on a fait le tour par le Rocher des Doms, et on est arrivés dans la cellule. Et là, il y avait un type assis : le bibliothécaire. C’était un escroc – j’ai appris plus tard que, dans les prisons, ce sont très souvent des escrocs qui animent les ateliers (pardon, les bibliothèques !), parce qu’ils sont beaucoup plus cultivés. Pour être braqueur, il faut être costaud et valeureux ; pour être escroc, il faut être malin, parler trois langues et avoir fait sept ans après le bac. Et, de fait, c’était un escroc très cultivé qui était le bibliothécaire de la prison Sainte-Anne.
La cellule ne mesurait que 9 m2, elle était tapissée de livres recouverts de papier bleu administratif. Il y avait donc les participants et moi dans ces 9 m2. Le directeur a amené douze volontaires. Douze. Ce nombre, je l’ai maintenu durant 30 ans. J’ai toujours accepté douze personnes dans mes divers ateliers parce que ce nombre m’a porté chance. Douze, assis par terre n’importe comment, il y en avait d’autres qui se sont assis sur le lit, d’autres sur la petite table. Ils m’ont laissé la chaise. Et j’ai animé mon premier atelier d’écriture comme j’ai animé pendant 30 ans tous mes ateliers d’écriture : en improvisant. J’ai improvisé ma vie, comme j’ai improvisé tous mes romans. On a parlé pendant une heure de football, on n’a pas cité un seul écrivain. Comme c’était tous des Marseillais ou presque, on a parlé de l’OM – l’Olympique de Marseille ! –, ça les a passionnés. Après le football, bien sûr, les hommes s’intéressent aux femmes ; alors on a discuté de femmes pendant une heure au moins. On a discuté de tout mais pas de littérature. Et à la fin ils m’ont dit : « Tu reviens ? » Ils m’ont tutoyé et je suis revenu pendant des années.
Ce n’est que petit à petit qu’on en est venus à parler de littérature. Mais d’abord il y a eu cette sorte de « mise en confiance ». Je crois, en effet, que c’est un maître mot : la confiance. Moi qui ai peur de l’école, qui ai toujours eu peur de l’école, je pense que la plupart des détenus, s’ils sont illettrés, analphabètes, rebelles à tout, c’est qu’ils ont eu peur de l’école. Parce que ce n’était pas leur élément naturel, parce qu’il n’y avait pas de livres à la maison, pas de violon, pas de piano, pas de mots, beaucoup de violence, beaucoup de haine – donc ils ont pris peur de l’école. Ce n’est pas pour eux, les bibliothèques, ce n’est pas pour eux, les librairies. Ce n’est pas pour eux – par conséquent, ils ont peur des livres. Et si je leur avais parlé directement en tant qu’écrivain, je ne sais pas si je serais revenu. Mais nous avons parlé de tout, et la deuxième fois, la troisième fois à doses homéopathiques, j’ai apporté un journal, un livre, un stylo, et petit à petit ils sont entrés dans l’écriture, comme on entre dans l’eau l’été, sans se rendre compte que l’eau est froide parce qu’elle n’est pas froide. Cela s’est fait sans douleur pour ces hommes terrorisés par l’école.
Ainsi, pendant des années, je suis allé dans toutes les prisons : je crois que j’ai animé des ateliers dans une quarantaine de prisons partout en France – quoiqu’essentiellement dans le Sud. J’ai toujours pratiqué de la même manière. Quand j’arrive dans une prison, on parle de tout, on boit du café et ce n’est pas un atelier d’écriture : c’est un café littéraire. Depuis trois-quatre ans, le café est autorisé en prison, mais longtemps il a été interdit parce que c’est un excitant. Si les détenus boivent dix cafés le soir, ils s’insultent, se battent, insultent les surveillants ; mais depuis peu malgré tout, le café est accepté. Donc pendant longtemps, j’ai apporté discrètement, sans le dire aux surveillants, un peu de vrai café : on faisait chauffer un peu d’eau avec une résistance, et on buvait un vrai café, en parlant des matches de la veille, de l’OM, du PSG. Comme dans un bistro. On était dans un café littéraire. Mais ce n’est qu’une demi-heure plus tard qu’ils commençaient à toucher leurs cahiers, et je sentais qu’ils avaient envie de lire.
Alors les premiers temps, bien entendu, je leur donnais une consigne, une phrase, un mot, ou je leur apportais les extraits de parfum – ma fille était petite à l’époque et elle collectionnait des petits extraits de parfum. Donc j’apportais souvent des extraits de parfum, qui étaient des extraits de parfums de femme. J’en donnais un à chacun, ils le respiraient et ils écrivaient à partir de ces parfums. Des textes très doux, très érotiques, très romantiques, parfois si c’était plus poivré, des trucs un peu plus pornographiques ! Bref, il y avait une liberté totale d’écriture. C’était une grande liberté, pour eux, que de pouvoir sentir des parfums de femme. Parfois je leur apportais de belles cartes postales de Rome, d’Istanbul, de voyages, et je les faisais écrire sur le voyage. Tout était permis !
Je n’ai jamais rien censuré. Parce que tout est possible dans un atelier d’écriture. On est ensemble pour passer trois heures lumineuses, trois heures d’évasion, on essaie de parler de style d’écriture, de renforcer petit à petit son écriture, d’écrire des textes de plus en plus émouvants, de plus en plus forts : je n’interviens que là-dessus – renforcer ses textes –, jamais je n’interviens sur le plan moral.
Si bien qu’un jour à la prison de Salon-de-Provence – tous les lundis, je me rends à la prison de Salon le matin, à la prison des Baumettes l’après-midi –, voici ce qui arrive. Je leur donne une phrase de Giono : « La vie est un fruit, notre rôle est de le manger, vivre n’a pas d’autre sens que cela », ils se regardent et il y en a un qui me dit : « On ne peut pas écrire là-dessus. » « Pourquoi tu ne peux pas écrire ? » « Parce que c’est complètement amoral. La vie est un fruit, notre rôle est de le manger, vivre n’a pas d’autre sens que cela. C’est ce qu’on a fait jusque-là. On a bouffé tous les fruits. On est entrés dans tous les jardins. On a fait n’importe quoi, on est en prison. Si c’est ça la vie, pourquoi on est en prison ? » Et ils n’ont pas écrit. C’est étonnant, parce qu’ils avaient acquis une certaine maturité philosophique, et je n’y avais pas pensé. Moi, je trouvais la phrase de Giono très belle. Cette espèce de panthéisme, de volonté de vivre, de manger tous les fruits – que ce soit l’amour, la nature, les arbres…
MJB. Tout cela ne nous dit pas pourquoi tu as persévéré… ne t’es-tu jamais lassé, n’as-tu jamais ressenti de la fatigue ? Ne t’es-tu jamais dit que c’était peut-être vain d’essayer de remplacer – je reprends ton expression – « des armes par des mots » ? Je cite cette très belle phrase que l’on trouve dans Les Vivants au prix des morts mais aussi dans Carnets de prison : « Chaque fois que je franchis les portes blindées d’une prison et que les surveillants fouillent mon cartable, il me semble que j’apporte à ces hommes mieux qu’un 38 spécial, une lime ou un téléphone portable. Chacune de mes poches est bourrée de mots, de sensations, de cris, de tendresse et d’émotion »16. Je songe encore à cette phrase qu’adresse Ange-Marie au personnage principal : « Lis, René, tu leur feras très peur ! »17. Je reformule ma question : n’as-tu pas, parfois, la sensation qu’au fond c’est quand même un peu David contre Goliath ? Ou serait-ce le contraire, justement ?...
RF. Je ne me pose pas trop la question de David contre Goliath quand je vais en prison, parce que si on se posait toutes ces questions pour tout, on ne ferait plus rien. Je suis comme vous tous, animatrices et animateurs d’ateliers d’écriture, si vous êtes là c’est que vous êtes calibrés comme moi. On apporte des gouttes d’eau partout dans les quartiers, dans les écoles… c’est déjà bien d’apporter une goutte d’eau ! Je vais en prison parce que c’est peut-être l’endroit où je me sens le plus attendu depuis 30 ans. Ce soir, je vais rentrer chez moi, peut-être que ma femme m’attend, mais on n’est jamais sûr de cela, tandis qu’en prison je me sens attendu. Je me sens attendu parce qu’ils me l’ont dit à plusieurs reprises, les trois heures que l’on passe ensemble, c’est le seul moment d’entière liberté où ils se permettent même de pleurer quand ils écrivent un texte sur leur mère, sur leurs enfants qui ne viennent plus au parloir, qu’ils ne voient plus. Ils écrivent un texte, et même s’ils sont des parrains, des caïds que tout le monde respecte parce qu’ils ont tué des gens, parce qu’ils sont très costauds, parce qu’ils sont méchants, ils pleurent en écrivant un texte sur leur mère, ils pleurent. Il n’y a qu’au sein de l’atelier d’écriture qu’ils se permettent de pleurer. On ne pleure pas dans les cours, dans les coursives, dans les cellules. On ne pleure que dans l’atelier d’écriture parce qu’ils sont en confiance et tout est permis. Ça ne sort pas de là. Il y a entre nous un accord tacite : on peut tout dire, absolument tout dans l’atelier d’écriture, mais rien ne sort de là, ça reste entre nous.
Un jour, un détenu m’a dit – il m’attendait dans le couloir, il était toujours le premier, il s’appelait Yves : « Je t’attends parce que tu sens la femme, la voiture et la forêt ». Personne ne m’avait jamais dit ça, dehors, que je sentais la femme, la voiture et la forêt. La femme parce que pour lui c’était tout l’érotisme, la forêt c’était toute l’écologie, c’était la vie, et puis la voiture, c’est parce qu’ils roulent à deux-cents à l’heure vers l’Italie, c’est la liberté. J’avais donc toute cette odeur sur moi, mais personne ne m’avait jamais dit, en dehors de la prison, une phrase aussi belle. Voilà pourquoi je retourne en prison : c’est un endroit où j’ai l’impression d’être nécessaire. Comme je le dis souvent, je rentre en prison avec deux sacs : un pour donner, un pour recevoir. Et quand je sors de prison, le sac que j’ai amené pour recevoir est toujours plus plein que celui que j’ai apporté pour donner, parce que ceux que je viens voir m’apportent énormément.
Non seulement, ils apportent à ma réflexion philosophique : qu’est-ce que la justice, la dignité, la souffrance, le crime… ? Je réfléchis avec eux depuis 30 ans à tous ces sujets. Mais encore, ils apportent à mon travail d’écrivain : j’ai écrit quatre ou cinq romans noirs qui sont tissés de leurs anecdotes. Ils me donnent parfois des tuyaux parce qu’on lit à haute voix chacun à notre tour : on n’écrit plus ensemble depuis belle lurette. Ils m’ont dit un jour : « On perd notre temps en écrivant ensemble, on écrit en cellule ». Donc ils écrivent en cellule et ils reviennent avec leurs cahiers. Et chacun de nous lit son texte à haute voix. Quand vient mon tour, je sors mon cahier – parce que je ne sais pas taper à la machine, j’ai toujours écrit sur des cahiers – et je leur lis à haute voix ce que j’ai écrit dans ma chambre, chez moi. Et ils me corrigent comme je les corrige. De mon côté, je corrige leurs passés simples, leur suggère d’être attentifs à tel ou tel adverbe etc., et de leur côté, ils me corrigent sur des questions aussi simples que celle-ci : quand on attaque une banque, on ne prend pas le même calibre que quand on veut faire un règlement de compte… donc je prends des notes ! Je lis des polars parfois, parce que je fais partie de deux ou trois jurys littéraires de romans policiers, et je lis de ces âneries ! Celui qui a écrit ça a peut-être fait de très bonnes études, mais il attaque avec un pistolet à eau… Ils me disent par exemple : « On va te raconter une vraie attaque de banque ». J’ai entendu parler d’évasions que jamais je n’aurais osé imaginer. De vraies évasions de la prison d’Avignon, des Baumettes, etc. On fait des rencontres en prison qu’on ne fera jamais ailleurs.
Un jour, mes copains de l’atelier d’écriture au deuxième étage me disent : « Il y a un type, là-haut, sous les toits au quartier d’isolement. » Parce que sur les toits des Baumettes, il y a le quartier disciplinaire et le quartier d’isolement. Dans la vieille prison d’Avignon il était au rez-de-chaussée ; aux Baumettes c’est beaucoup plus dur pour s’évader des toits. Les détenus y sont seuls en cellule : ils passent parfois leur vie, des années seuls dans une cellule. Mes copains précisent : « Il y a Patrick Guillemin là-haut, il est venu chercher des gens en hélicoptère, il a braqué l’hélico et tout, bref la justice a peur de lui. Depuis deux ans il est seul, il aimerait te rencontrer pour écrire sa vie. » Je suis donc allé voir le directeur, qui a confirmé : « Effectivement ça lui ferait du bien, parce qu’il va finir par se pendre. Il est seul depuis des années et il va rester encore seul pendant des années ». Il avait été condamné à 15 ans de prison et il était loin de sortir. Et comme il avait tenté de s’évader à nouveau, il était toujours à l’isolement. Le directeur ajoute : « Je ne peux pas vous donner de protection. Quand les gardiens lui apportent à manger, ils sont deux ou trois, il est dans une cellule très particulière et vous serez seul avec lui ». J’ai répondu : « Je veux bien tenter le coup ».
Pendant un an, je suis allé voir Patrick tous les lundis, on était seuls dans sa cellule. Il ne voyait que moi de la semaine. Il avait une promenade personnelle, une cellule personnelle, il ne voyait absolument personne. Et j’ai fait écrire cet homme qui s’est mis à me raconter sa vie, mais avec une gentillesse… c’était un peu comme Yves, je ne me suis jamais senti aussi attendu que par Patrick. Et cela, c’est très important, ces moments d’humanité d’une puissance extraordinaire. Le seul contact qu’il avait, c’était Franck P., qui était un gros voyou de Toulon et qui était dans la cellule d’à côté. Un jour, il me dit : « Tiens, on va parler à Franck ». Ils avaient chacun planqué un tout petit bout de miroir et passaient leur bras par les barreaux avec ces petits bouts de miroir. L’autre faisait pareil dans la cellule à côté. Il voyait juste un petit bout du visage de Franck, qui ne voyait qu’un petit triangle du visage de Patrick, et ils se sont parlé comme ça pendant des mois et des années. C’est un truc que tu ne peux pas imaginer : je l’ai donc utilisé dans mes romans. Je n’ai cessé de nourrir mes romans de cette humanité en souffrance : des gens qui parlent à un petit morceau de miroir, c’est l’image de la schizophrénie, non ? Tu es en prison et tu parles avec un tiers de visage. J’ai beaucoup reçu d’eux. Comme le dit Albert Camus : « C’est une malchance de ne pas être aimé, c’est un grand malheur que de ne pas aimer ».
MJB. Tu as commencé à décrire comment se passent tes ateliers : si les détenus écrivent dans leur cellule, à un moment donné, je suppose, pour qu’ils puissent le faire, que tu leur proposes, pour la fois d’après par exemple, des stimulations, des points de départ, des déclencheurs… ?
RF. Non.
MJB. Non ?
RF. Non. Au départ, bien sûr, quand j’arrive dans une prison, il y a toujours ces petits galops d’essai que sont les exercices que l’on fait tous dans les ateliers d’écriture : un mot, une expression, un cri, une phrase, un parfum… Mais ensuite ils commencent un travail personnel. Si j’étais là pendant six mois, je donnerais une consigne, mais comme je suis resté vingt ans aux Baumettes… On m’avait mis dans le bâtiment D, le dernier, plutôt réservé aux longues peines, aux futures longues peines, une maison d’arrêt où les détenus attendent leur procès. La plupart attendaient leur procès aux assises : ils partaient au mieux dans un centre de détention, ou alors dans une centrale, pour dix ans, quinze ans, vingt ans, perpète. Ils attendaient longtemps leur procès, et venaient donc pendant trois-quatre ans dans mon atelier d’écriture. Nous avions le temps, et eux encore plus que moi. C’est pourquoi ils commençaient un travail d’écriture personnel après ces petits galops d’essai. Certains démarraient un roman, d’autres un carnet de poésie, d’autres une pièce de théâtre, d’autres un journal intime… Et puis ils finissaient par me demander des adresses de femmes. Ils me disaient : « On travaille la lettre érotique, la lettre romantique, mais on ne voit jamais de femmes. » Or, en général, quand j’anime un atelier d’écriture à l’extérieur, il y a 85 % de femmes – il y a deux-trois hommes courageux au fond de la salle, mais ils sont minoritaires (Et d’ailleurs, quand des copains à moi de 50-60 ans me disent : « René, je suis seul depuis quatre ans, je ne sais pas comment trouver une copine », je leur conseille : « Inscris-toi à un atelier d’écriture, va dans une chorale ou fais du yoga : il n’y a que des femmes ! ». Et en général, ils ne restent pas seuls longtemps. Mais je m’égare…) Donc lorsque j’anime à l’extérieur, il y a toujours une femme qui se sent un peu seule, ou qui est veuve, et qui vient me voir en me donnant son adresse. Alors une correspondance commence entre un détenu qui est seul depuis des années, qui n’a plus personne qui vient le voir au parloir, et une femme qui est en peine. Cela m’est arrivé avec une bonne copine à moi qui m’a confié : « Je vis pour mes deux pauvres géraniums et mon chat, et ce n’est pas suffisant. J’ai 85 ans, certes, mais ce n’est pas suffisant ». Je lui ai répondu : « Attends, je vais t’apporter une adresse ». Et je lui ai apporté l’adresse d’un détenu, et ils ont entamé une correspondance. Certes, ils avaient quarante ans d’écart, donc elle était un peu comme sa mère, sa grande sœur, mais elle a brusquement eu une raison de vivre, elle lui écrivait presque tous les jours. Lui, il lui répondait deux-trois fois par semaine. Je le voyais tous les lundis aux Baumettes, et il n’avait pas l’air de se rendre compte que c’était une dame de 85 ans. Il recevait les lettres d’une femme, et ça lui suffisait. Il ne m’a jamais posé la question de son âge, et ça a duré quatre ans. Et pendant quatre ans, ils se sont écrit. Un jour, je suis rentré chez moi, elle avait laissé un message sur mon répondeur : « René, il m’a écrit, il sort après-demain. Il veut me rencontrer, j’ai l’impression qu’il est amoureux de moi, il ne s’en rend pas compte. J’ai regardé mon visage dans le miroir : quand il va me voir, il va être épouvanté ». « Mais non, vas-y. Donne lui rendez-vous dans un bistrot, buvez un chocolat ». Elle était terrorisée. Le jour est arrivé, il est sorti, elle habitait Fuveau, un petit village à côté d’Aix-en-Provence, ils se sont retrouvés au bistrot. Elle m’a appelé une heure après, et elle m’a dit : « J’ai l’impression qu’il ne s’est rendu compte du rien, il m’a regardé, et bon… ». Bien sûr qu’elle ne m’a rien dit, elle aussi était amoureuse, bien entendu, c’était sa raison de vivre. Si cet homme incarcéré avait fait des choses graves, il avait cependant aidé cette femme de 85 ans à vivre, à ne pas se laisser mourir pour ses géraniums. Je trouve que c’est une très belle histoire, et des histoires comme ça, je peux en raconter 200, parce qu’en 30 ans d’atelier, j’ai dû donner 100-150 adresses de femmes aux détenus qui sont seuls. Et je pense que ça en a sauvé plus d’un.
Je vais vous raconter l’histoire de Paolo, qui est peut-être la plus belle, qui dit tout. Paolo, c’est un jeune homme qui arrive dans un atelier aux Baumettes il y a quelques années déjà, il a 20 ans. Je ne connais pas son histoire, comme je ne connais pas l’histoire des détenus qui arrivent. Il me dit : « Je ne sais pas lire, je ne sais pas écrire. Je m’en branle complètement. J’ai appris que vous aviez du café. » « Assieds-toi, bois ton café. » Donc il boit son café et il reste. Il écoute les autres, il avait les yeux pleins de haine, de rage. Et le lundi d’après, il revient, il boit son café et il écoute, il ne dit pas un mot. Hélène, assistante sociale du bâtiment D, me confie : « Ah, je suis contente que Paolo soit venu à ton atelier parce qu’il vient de prendre vingt ans pour assassinat, vingt ans ». Et elle ajoute : « Mais si tu voyais sa vie… » Et elle me raconte en deux mots l’histoire de Paolo, parce que moi, je n’ai pas les dossiers, l’assistante sociale, elle, si, elle les a tous. Hélène a les dossiers, moi je n’ai rien : « Il a grandi au Plan d’Aou aux fins fonds des quartiers Nord. Un matin, quand il a 2 ans, sa mère coiffe sa grande sœur, le petit Paolo se met à brailler. La mère lui prépare un biberon, et pendant ce temps la grande sœur se penche, bascule et s’écrase douze étages plus bas. La mère, fragile, pète les plombs. Elle le rend responsable de cette mort et elle se met à torturer le bébé Paolo. Elle le brûle avec des cigarettes, l’envoie à la maternelle sans manger… ». Un enfant qui grandit avec une mère tortionnaire qui le déteste ne peut devenir qu’un voyou, qu’un prédateur, parce qu’on se construit d’abord par la tendresse, par l’amour. La première marche de la vie, ce n’est pas l’école, c’est la mère et le père, c’est la tendresse. Et lui n’a pas connu cette première marche. Donc il est d’une violence, d’une misogynie, d’une haine effroyables. Quand tu détestes ta mère, tu détestes toutes les femmes. Moi, j’ai adoré ma mère, et j’ai toujours adoré toutes les femmes parce que j’ai l’impression que rien de mal ne peut m’arriver d’une femme, alors que lui, c’est tout le contraire. Donc il a 20 ans, il vient de prendre vingt ans de prison, il vient à l’atelier d’écriture et il ne fait rien, bien entendu.
Quelque temps plus tard, je me trouve dans une médiathèque du Merlan, à Marseille, et je raconte l’histoire de Paolo. Une femme vient me voir à la sortie, elle a 23-24 ans, très belle, et elle me dit : « J’aimerais écrire une petite lettre à Paolo, vous la lui lirez. » Et je donne l’adresse de Paolo : deuxième étage, bâtiment D, Baumettes. Quand j’arrive, le lundi d’après, il a une carte postale, c’était une vache au milieu d’un champ, une scène champêtre, avec quelques mots que tout le monde lui avait lus, à lui qui ne savait pas lire, tout le monde avait lu la carte postale. Il me dit : « Mais pourquoi elle m’a écrit, à moi ? » Je lui réponds : « Parce qu’en deux mots je lui ai dit que tu avais pris vingt ans, que tu étais en difficulté. » Et tous les lundis elle lui écrivait une carte postale, une lettre. Et il la lisait, il m’en parlait, chaque fois il me demandait comment elle était. Et chaque fois je lui répondais : « C’est la plus belle femme de Marseille ». Et ça l’a troublé. Et alors que jusque-là, toutes les femmes étaient pour lui des salopes, des tortionnaires, brusquement avec elle il s’est passé quelque chose, son armure de haine s’est fissurée, il a senti quelque chose sans doute qui rassemblait à de la tendresse, à de l’amour, parce que toutes ces lettres n’étaient que tendresse et amour. Et je l’ai senti, là, réellement mal à l’aise parce que c’était un sentiment qu’il ne connaissait pas, et quand j’ai senti cette fissure en lui je l’ai envoyé chez l’instituteur parce que je n’avais pas le temps de lui donner des cours particuliers. J’avais quand même douze gars à m’occuper. Il est allé voir l’instituteur qui lui a appris l’alphabet, la lecture, et en six mois il a fait des progrès fulgurants pour pouvoir répondre à la plus belle femme de Marseille. Je lui récrivais ses lettres, bien sûr, parce qu’il y avait des fautes d’orthographe partout, mais je le faisais sous sa dictée. Je ne le disais pas à l’administration pénitentiaire, parce qu’on n’a pas le droit de sortir des lettres, il faut que ça passe par la lecture de surveillants. Je mettais la lettre dans ma poche et je la postais moi-même, et ça lui plaisait beaucoup qu’elle ne soit pas lue. Cette femme lui écrivait toujours, et au bout de trois ans, elle a demandé un parloir. Il n’a pas voulu y aller, et elle m’a écrit en me demandant pourquoi il ne voulait pas. Mais Paolo me disait : « Qu’est-ce qu’elle va voir ? Je ressemble à un mur, je parle comme un mur. Elle va être affolée. » Au bout de quelques années en prison, on est persuadé qu’on ressemble à un mur. Surtout quand on n’a pas parlé à des femmes pendant des années. Non, il ne voulait pas aller au parloir. Je l’ai cependant convaincu d’y aller, et deux mois après ils ont décidé de se marier, et ils se sont mariés aux Baumettes. J’ai été leur témoin. Ils se sont mariés. Et cela a métamorphosé cet homme qui était destiné sans doute toute sa vie à tuer les gens, qui était un bloc de haine, qui est devenu quelqu’un – je dirais presque un citoyen. Il lit, il a lu maintenant des tonnes de livres, comme moi. J’ai découvert la littérature grâce à un aumônier et à une prison, lui, c’est pareil.
C’est pour cela que tout n’est pas perdu. Même la prison peut être un moment, une parenthèse pour ces gens-là, qui découvrent une autre humanité par la littérature, par la présence d’un autre : vous, moi, n’importe qui, par une présence qui va transformer leur vie. Parce que ce que m’a appris la prison et qui est très important, c’est que personne ne naît monstrueux. Il n’y a pas de monstres définis et définitifs. Nous rencontrons tous des moments monstrueux, mais il n’y a pas de vrais monstres. Voilà. Il faut que des livres, qu’une écriture, qu’une correspondance, qu’une femme un jour transforment notre vie.
MJB. Tu nous expliques qu’au bout d’un certain temps les participants à tes ateliers engagent leur propre travail d’écriture, l’atelier devenant un moment de lecture à voix haute des textes écrits dans la solitude de la cellule. Par conséquent, comment se passe le travail des retours ? Comment se comportent les détenus par rapport aux textes des autres ? Tout le monde produit-il des commentaires ? Le fait de conduire un chantier personnel d’écriture permet-il d’avoir une écoute ou un regard sur l’aventure d’écriture des autres ? Comment circule la parole ? Comment se construit le collectif ? Car j’ai le sentiment, en t’écoutant, qu’il ne s’agit pas simplement, pour chacun, d’écrire dans son coin, de lire son texte sans se soucier des autres et de repartir dans sa cellule. Quelque chose de commun, de partagé, se met en place à (dans) l’écoute d’autrui, non ?
RF. C’est exactement ce que tu viens de dire : tout le monde nourrit tout le monde. Moi-même j’apprends plein de choses. Bien sûr, quand il y en a un qui écrit de la poésie, je lui montre des livres de Rimbaud, de Baudelaire ou d’Aragon. Quand un autre écrit du théâtre, je lui apporte une pièce de Ionesco, de Beckett, de Shakespeare – même si c’est un peu plus compliqué, j’essaie quand même. Quand quelqu’un se met à un roman, je lui apporte L’Étranger, et j’en lis quelques pages. Je les nourris, mais eux me nourrissent en retour, et quand on parle de poésie, tout le monde écoute, quand on parle de philosophie, quand je parle de Nietzsche ou de Freud, tout le monde écoute et tout le monde dit ce qu’il en pense. La nourriture circule autour de la table, chacun prend ce qu’il a envie de prendre. C’est une auberge espagnole : tout le monde se nourrit, moi aussi !
Il y a une association culturelle montpelliéraine qui s’appelle « Union Urbain », qui se rend dans les prisons, dans les quartiers, avec laquelle je travaille parfois à la prison de Villeneuve-lès-Maguelone ou à la prison de Nîmes. Nous étions il y a peu [printemps 2022] à la prison de Nîmes pendant deux jours, et nous avons proposé ceci aux détenus : « Vous allez écrire une lettre à qui vous voulez – quelqu’un que vous connaissez ou que vous ne connaissez pas. Ensuite, nous vous trouverons dehors un correspondant réel ou imaginaire. Si nous pouvons trouver votre correspondant à l’extérieur, nous le trouverons. Si nous ne le trouvons pas, nous l’inventerons ». Il s’agissait de solliciter une écriture qui joue à la fois sur le réel et sur l’imaginaire. L’un d’eux a écrit à une juge, un autre a écrit à un député, un autre à une boulangère – parce qu’il avait envie de manger des choux, des babas : il avait envie de desserts ! –, un autre a écrit à son bébé qui venait de naître… tout le monde a écrit. À un moment, celui qui écrivait à sa juge a levé la tête et m’a lancé : « Mais ce que vous faites là, c’est psychologique. » J’ai rétorqué : « Qu’est-ce que ça veut dire, ‘‘psychologique’’ ? C’est de l’écriture. » Au fond, ce qu’il voulait dire, c’est « Vous voulez savoir la vérité », parce que lui était accusé de meurtre, je crois, et il écrivait à sa juge pour clamer son innocence. Lorsqu’il a levé la tête, tout d’un coup, et qu’il m’a regardé, j’ai eu l’impression qu’il se disait : « Mais ce type qui vient et que je ne connais pas, est-ce qu’il ne serait pas là pour me tirer les vers du nez ? » Puis brusquement il s’est levé, a bousculé toutes les tables et a crié : « Vous m’emmerdez tous ! » Alors, un autre détenu s’est levé à son tour, le plus costaud, et ils ont failli rouler par terre. Quatre surveillants sont entrés et ça s’est arrêté là. Voilà ce qui peut arriver, aussi. Tout est possible dans un atelier d’écriture, même des débordements.
Bref, « Union Urbain » a trouvé une boulangère, un député, et quand ils ne trouvaient pas, ils les ont inventés ! Car cette relation avec l’extérieur permet aux détenus de faire entrer de la vie, de faire entrer de vrais correspondants, ou même des correspondants imaginaires, et cela me permet de parler avec eux de la différence qu’il y a entre l’écriture de la réalité et l’écriture de la fiction. Ce sont des jeux comme beaucoup d’autres, mais cela donne, je crois, un aperçu du travail que l’on peut conduire en atelier avec des associations comme « Union Urbain ».
MJB. Je voudrais pour finir revenir à un aspect de ton rapport à l’animation que j’ai à peine amorcé dans ma présentation : celui qui concerne les liens, conscients ou inconscients, entre ton expérience de la prison – quelle qu’elle soit – et ton œuvre littéraire. Le premier degré de ce rapport, c’est bien sûr le fait d’être nourri par des récits de prison : qu’il s’agisse de ta propre expérience du lieu, de celle des détenus, dans un va-et-vient constant entre la vie vécue, racontée et son ‘devenir-fiction’ par l’écriture. Mais il me semble qu’existe un autre degré dans cette relation complexe, un degré plus subtil – au sens propre du terme : sous la toile de tes livres.
Je m’explique : tes narrateurs sont toujours dans une forme d’autoréflexivité permanente, ils conscientisent sans arrêt ce qui leur arrive et n’ont de cesse de partager leurs réflexions. Or je me dis que cette autoréflexivité est peut-être liée à l’expérience de la prison, tout simplement parce que l’on ne peut faire autrement que de ‘gamberger’ dans une cellule, et plus largement dans un tel lieu : « comment suis-je arrivé là, pourquoi, qu’est-ce que je fais ici etc. ? » Je suis également sensible à l’importance des dialogues dans tes romans, qui m’apparaissent en partie redevables de la vie du collectif-atelier au sein de la prison, dialogues qui témoignent d’un grand sens de la répartie : des paroles qui fusent, sans concession, comme évidentes. Mais il y a, plus globalement, une forme d’efficacité dans ton discours qui, outre le sens de la répartie qui le caractérise, est alimenté par le vocabulaire si spécifique de la prison, comme par un grand sens de l’humour… J’ai l’impression, en effet, en te lisant, que dans tes ateliers surgissent bien des moments drôles, et qu’en dépit de comportements ponctuellement difficiles ou douloureux – tel celui dont tu viens de nous faire part à la prison de Nîmes –, vous riez beaucoup, tes « copains » et toi... Il y a aussi, dans toute ton œuvre, un sens aigu de la description, notamment de paysages – provençaux, mais pas seulement –, dont je me dis que la capacité à voir, à regarder le dehors dont ils témoignent, est peut-être due au fait de savoir intimement ce que c’est que d’être enfermé, d’avoir un mur en face de soi, et plus fondamentalement d’être enfermé avec soi-même et ses seuls souvenirs. Tous ces aspects de ton travail d’écrivain que je viens d’énumérer (il en est d’autres, bien sûr) : le sens du dialogue, de la répartie, du récit, de la description de paysages etc., ne proviendraient-ils pas, au même titre que les anecdotes et récits d’expérience des détenus, de ton travail d’animation en milieu carcéral ? Ce que j’essaie de dire, c’est qu’il me semble que c’est autant le travail formel de ton écriture qui est issu de l’expérience carcérale que la matière narrative proprement dite…
RF. Oui, je pense que l’anecdote intéresse peu l’écrivain. Elle intéresse le journaliste de France Inter. Et puis le journaliste a pour vocation de relater le plus exactement possible les événements. Être écrivain, c’est un métier qui n’a rien à voir. On transforme la réalité. En ce qui me concerne, la vérité, la réalité m’intéressent peu. Ce qui m’intéresse, c’est leur transformation. Je dis toujours que je suis un peu comme une abeille : je sors de chez moi le matin, je volette çà-et-là, je butine une fleur rouge, puis une fleur jaune, puis une fleur violette. Je prends du pollen partout, ici avec l’auditoire, ce soir, ailleurs. Voilà : l’écrivain se couvre du pollen de la société, des paysages de « la réalité », et ensuite il entre dans sa ruche, et chez lui il fait son miel. Ce pollen qu’il a prélevé ici-et-là, il le transforme en miel. Mes pots de miel à moi, ce sont mes vingt romans. Donc je transforme tout, et précisément ce qui me plaît, c’est cette transformation, le moment où je transforme. Il y a le moment où je ramasse et le moment où je transforme. Absolument tout est transformé. C’est cela, le plaisir d’un créateur : ce n’est pas de raconter un événement – les journalistes le font mieux que lui –, c’est de transformer l’événement. Il y a donc une grande part de réalité en moi, mais le moment où l’émotion se produit, c’est l’essence même de la création. Nous n’avons jusque-là pas eu recours à ce mot, « émotion », pourtant je crois que toutes les créations – que l’on pense à Mozart, à Gauguin ou à Giono – naissent de l’émotion. Celle, aussi, de l’écrivain qui est tout seul avec son cahier et qui, en transformant la réalité, va infuser, réinjecter de l’émotion dans cette même réalité.
Que sont les grandes émotions ? En ce qui me concerne, c’est la naissance de mes deux filles, ce sont les derniers jours de ma mère à l’hôpital, ce sont les quelques fois où je suis tombé fou d’amour pour une femme, c’est la beauté de nos paysages, ce sont les diverses émotions d’une vie. C’est cela qu’il faut mettre dans un roman : partir d’une réalité, y mettre toute l’émotion qu’on a engrangée dans son corps, et en faire un roman. J’ai l’image d’un arbre avec ses racines, qui est notre enfance, puis le tronc, qui est ce que nous sommes devenus, puis tout le feuillage qui, justement, est constitué de notre imaginaire, de notre sensibilité, de nos émotions. Si on n’emploie pas ce mot d’ « émotion », on ne peut pas comprendre ce qu’est un roman.
Les seuls romans que je lis et relis depuis quarante ans, ce sont des romans qui m’ont profondément ému. J’ai cité L’Étranger, de Camus, je citerai encore Voyage au bout de la nuit, de Céline, le Journal du voleur, de Genet, Crime et châtiment, de Dostoïevski, Cent ans de solitude, de Garcia Marquez… Je pourrais en citer 200 ! Et je les relis. Je les relis parce qu’un grand roman, quand on le relit, on a l’impression de découvrir un roman qu’on n’a jamais lu. C’est tellement riche, un grand roman, que l’on découvre à chaque lecture un nouveau roman dans le roman. On retrouve, certes, les émotions ressenties à la première lecture, mais d’autres encore. Un grand roman est inépuisable. Voilà ce que je vais chercher dans mes lectures – de grandes émotions, mais je vais chercher aussi de grands espaces, moi qui ai eu peur de l’école, qui ai eu peur de tout ce qui est fermé, confiné, où l’on risque de m’interroger, de me coincer. J’aime partir le matin à la fois sur les routes de la Provence et sur les petits chemins de mon cahier : là, j’ai l’impression d’être libre. J’aime les grands espaces, et les arpenter, c’est un peu la même chose qu’écrire un livre.
Giono en 1946 était considéré comme un collaborateur. Il était donc allé se cacher dans une ferme à 15 kilomètres de Manosque. Personne ne savait qu’il était planqué dans cette ferme, et il n’osait pas s’en éloigner. Devant la ferme, il y avait un chêne, le plus beau sans doute des Basses-Alpes, un chêne gigantesque. Tous les soirs il allait faire le tour de l’arbre, c’était sa promenade du soir. Le maquis l’avait condamné à mort parce qu’il avait reçu des journalistes allemands chez lui. Bref, un soir, Giono fait le tour de l’arbre, rentre chez lui à 20 mètres derrière, et se dit : « Je vais faire un roman sur cet arbre. Il est trop beau, c’est vraiment la colonne de la forêt ». Et il ouvre un cahier et il raconte l’arbre. Au bout de trois pages, il se rend compte que personne ne lira un roman sur un arbre. Il va faire le tour de l’arbre et il décide de cacher des cadavres dans l’arbre. Il revient : il ajoute des cadavres dans l’arbre. Et puisqu’il y a des cadavres dans l’arbre, c’est qu’il y a un assassin : il invente un assassin. S’il y a un assassin, il faut un gendarme : il invente un gendarme. À partir de cet arbre qu’il a envie de raconter, Giono écrit Un roi sans divertissement, l’un de ses trois ou quatre grands romans, en inventant chaque fois la suite à partir de la beauté d’un arbre. Eh bien moi, je fais souvent ainsi : je parle de la beauté du jardin et de la laideur du monde, et à partir de cette beauté ou de cette laideur, je mets toutes les émotions qui sont en moi – comme Giono. Giono était traqué par des résistants – encore une fois, ne soyons pas moral vis-à-vis des événements – et il invente l’histoire d’un homme qui est traqué et qui fait sa vie dans un pays de neige. Qui dit cadavre dit gendarme, qui dit gendarme dit justice, qui dit justice… Mais comme Giono a compris que l’humanité ne se répartissait pas entre les bons et les méchants, il retombe sur ses pieds : le gendarme tue l’assassin, mais très vite le gendarme s’ennuie, et il se rend compte que le goût de sang est en lui, et il devient, il sent qu’il va devenir, un assassin lui-même. C’est un très bon roman sur la justice, sur ce que nous sommes et tout cela à partir d’un arbre ! Mais Giono, dans cet arbre, a mis toute sa solitude, toute ses émotions…
Question 1. J’ai l’impression que vos dernières paroles peuvent également s’appliquer aux détenus qui écrivent dans le cadre de votre atelier, lorsque vous évoquez cette impression d’être libre…
RF. Oui. En ce qui me concerne, j’ai vraiment senti le monde entrer dans ma cellule à 19 ans en lisant Giono. Avec toutes ses forêts, la Provence est entrée à foison, je voyais les rivières, je voyais les hérons cendrés, je voyais les hérissons. Tu n’es plus en cellule quand tu lis, tu es en cellule quand tu ne lis pas. Malheureusement, Mitterrand a fait entrer la télévision dans la cellule : au départ, c’était une bonne idée, cela partait d’un bon sentiment, mais maintenant, c’est un abrutissement collectif. Les détenus sont lobotomisés par cette télévision, ceux qui participent à l’atelier d’écriture me le disent : « On est trois dans une cellule, dès qu’on remonte de promenade, ils mettent la télé à fond, comment veux-tu que je lise Dostoïevski ? » Donc ils demandent à être seuls dans une cellule, mais il n’y a pas de place, et en plus c’est très dur d’être seul dans une cellule. C’est devenu très compliqué de lire avec cette télévision, car il faut être seul pour lire pendant trois-quatre heures. J’ai des copains qui ne sortent pas en promenade l’après-midi pour lire pendant deux heures, parce qu’ils sont seuls sans télé.
À propos de cette liberté d’écrire, je vous dirais que moi qui étais presque illettré, au bout de deux mois j’ai demandé un stylo et un carnet à l’aumônier et j’ai commencé à écrire un poème tous les soirs. Ils étaient bourrés de fautes d’orthographe, ils ne rassemblaient à rien, mais j’avais l’impression d’être encore plus ému quand j’écrivais. Je revoyais mon enfance : j’écrivais un poème. Et puis, un soir, j’ai eu envie d’écrire à une jeune femme, et comme il n’y en avait pas, j’ai imaginé une jeune femme, une jeune fille de mon âge – 19 ans. Je lui ai écrit une lettre sous forme de poème, et tous les soirs je lui écrivais une petite lettre, pendant quatre mois. La lettre ne partait pas, bien sûr, je n’avais pas d’adresse. Mais malgré tout, j’éprouvais tellement de plaisir à rédiger cette lettre, que je crois que je suis tombé amoureux d’une femme qui n’existait pas. Et je la voyais mieux que ce que je vous vois, peut-être d’un peu loin, mais je la voyais très bien. Parce que de mon imagination était sortie la femme idéale, je lui avais inventé des yeux, une chevelure, un regard, une poitrine. J’écrivais tous les soir à cette femme qui n’existait pas, et j’en étais amoureux.
Question 2. Vous n’employez quasiment jamais le mot « détenu », c’est une leçon d’humanité. Le fait d’avoir connu l’enfermement vous-même vous a certainement incité à entrer dans une relation d’humain à humain avec ceux qui sont enfermés. Je me dis que quelqu’un qui intervient en prison et n’a pas votre expérience doit se retrouver confronté à un univers qui peut l’effrayer. J’ai beaucoup apprécié la façon dont vous construisez une relation de confiance avec vos participants, et la croyance que vous avez en l’être humain. Vous dites que l’on ne peut jamais désespérer de l’être humain, et les exemples que vous avez donnés montrent à quel point le travail que vous avez entrepris a non seulement marqué bien des personnes, mais leur a accordé un véritable espace de liberté, bien plus que de la survie. Ma question est la suivante : vous avez travaillé en hôpital psychiatrique, puis en prison. Or ce que vous racontez, ce sont toujours, au fond, des histoires de transgression. Car les hôpitaux psychiatriques sont en dehors des villes, bien souvent, comme les hospices de vieillards, comme les prisons. Ce sont des lieux que la société se cache à elle-même : aller dans ces lieux-là, ne serait-ce pas une forme de militantisme ?
RF. Oui. Même si je n’emploie pas ce mot. C’est peut-être parce que je me situais à l’extrême gauche quand j’ai déserté l’armée. Je suis devenu guevariste, je voulais retrouver Che Guevara, et puis il a été tué au moment où j’aurais aimé le rejoindre en Bolivie. Je suis donc resté en Corse, je me planquais, j’étais un déserteur. C’est vrai que toute mon enfance a été une transgression. Quand on ne va pas à l’école, on devient un petit menteur. J’ai menti à ma mère, en lui disant que j’étais à l’école, et je mentais le lendemain à l’instituteur ; deux jours plus tard, je contrefaisais la signature de ma mère en disant que j’avais eu une crise de foie ou la grippe, je m’inventais toutes les maladies possibles. Je mentais donc à tout le monde ; or, on est déjà dans la transgression tout petit quand on ment à tout le monde. Et quand j’ai appris que mon père était allé en prison pour avoir volé de la marchandise aux Allemands, je suis devenu un petit voleur. Quand on traîne dans les rues, ce n’est pas difficile de devenir un petit voleur, et pour manger à midi ou parfois plus, je volais des mobylettes et des tas d’autres choses, j’étais un petit menteur, un petit voleur… Oui, j’étais dans la transgression.
Je rencontre aujourd’hui des hommes en prison – il m’arrive d’aller dans des prisons de femmes, mais j’ai beaucoup plus animé auprès d’hommes – qui sont comme moi, contraints et forcés à la transgression depuis qu’ils sont nés, pour des raisons sociales. J’ai donc du mal à leur en vouloir, parce que j’aurais pu être à leur place. Moi, j’ai eu une chance inouïe : j’ai eu une mère. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir une maman, une mère qui vous lit de très bons romans quand vous êtes petit, parce que vous ne voyez pas, une mère qui m’a dit, quand je suis rentré un soir en pleurant parce que les enfants m’avaient encore traité de « Quatre Œil », se moquant de moi parce que je louchais un peu : « Mais René, tu as des yeux de velours, tu as les plus beaux yeux du monde. » Et j’ai cru ma mère, je n’ai plus cru les minots. J’ai eu de la chance d’avoir une mère comme elle, qui m’a donné confiance en moi. Eux, n’ont pas eu cette chance-là, d’avoir cette mère-là. C’est pour cette raison que je vais en prison.
Et quand un homme de 40 ans, avec les tempes grisonnantes, me demande un truc un peu interdit, un homme qui a l’âge qu’avait mon père quand il était à la prison Chave, je me dis simplement : « ça pourrait être ton père et tu lui refuserais ça ? » C’est très subjectif, ce genre de choses, et en général je lui rends ce service. Je fais entrer des trucs interdits pour des hommes de 40 ans parce que je me dis « ça pourrait être ton père ». Je ne vous dirai pas ce que j’ai fait entrer… Après on ne me ferait plus revenir !
Question 3, MJB. Quand tu parles de littérature, c’est bouleversant, et tu dis que tu n’es pas allé à l’école… mais quel enseignant tu aurais été ! Tu as une manière d’être traversé par la littérature et de la transmettre qui donne irrésistiblement envie de lire et d’écrire.
La prison, on l’a vu, t’habite depuis l’enfance, tu la fréquentes régulièrement depuis des dizaines d’années, elle habite ton écriture. T’en es-tu un jour vraiment évadé ? Y a-t-il des moments où, muni de ton cahier et de ton stylo, tu prends une autre direction que celle de la prison ?
RF. Quand tu apprends à 7-8 ans que ton père est allé en prison, tu n’en sors plus jamais. Parce que justement l’enfant est le père de l’homme et qu’à ce moment-là, tu ressens de ces émotions… J’ai pris un peu mon père pour Edmond Dantès, pour Jean Valjean, j’ai confondu. Et j’ai continué à confondre la réalité avec tout ce que j’ai lu. Des milliers de livres. Je suis habité par la littérature, par la poésie, par les mots. On est plein de mots quand on écrit tout le temps.
Ainsi ai-je écrit Minuit dans la ville des songes entre minuit et 2 heures du matin sans me lever de mon lit. Je restais couché sous ma couette, je n’allumais pas – je connais l’insomnie à ce moment-là de la nuit –, alors je continuais ma page d’écriture sous mes paupières. Quand tu fais un métier avec passion et depuis toujours, tu le fais sans t’en rendre compte. J’écrivais avec des virgules, des points-virgules, j’allais à la ligne, mais tout cela dans le noir, sous mes paupières – et le lendemain matin tout était resté sous mes paupières. Je réécrivais alors sur mes cahiers ce que j’avais écrit sous mes paupières. Parce que quand je me lève et que je n’ai pas écrit la nuit dans le noir, mon cahier me fait peur, j’ai l’impression qu’il m’attend, qu’il m’oblige. Quand tu te tournes et que tu vois Flaubert, Maupassant, Céline, Hemingway, Jim Morrison, tu te dis : « Est-ce que tu vas ajouter ton petit caillou à cette pyramide extraordinaire ? » Donc tu prends peur de ton cahier. C’est pourquoi il m’arrive de cacher mon cahier pendant des mois, tellement j’en ai peur. Mais la nuit, entre chien et loup, dans une sorte de demi-sommeil, grâce à l’inconscient d’où sortent nos rêves, mon subconscient écrit, sans peur – parce que c’est une passion d’écrire mais aussi un métier. J’imagine que les boulangers, quand ils dorment, font de très bons croissants ! Et les professeurs d’université de très bons cours entre deux sommeils ! On lâche prise. Dans ce demi-sommeil, donc, mon subconscient écrit pour moi, et le matin je n’ai qu’à recopier dans mon cahier ce qui m’a fait peur. Cela devient une fonction presque inconsciente, l’écriture. J’écris sans m’en rendre compte.
Question 4. Vous disiez que nous n’avions pas beaucoup parlé d’émotion, c’est pourquoi vous l’avez un peu évoquée. J’ai une question par rapport à cela : émotionnellement parlant, justement, comment se sent-on après 30 ans d’ateliers, des centaines voire des milliers d’ateliers d’écriture auprès de tous ces gens côtoyés en prison ? Que faites-vous avec toutes ces émotions ? Vous disiez que vous étiez quelqu’un de très sensible. Alors comment faites-vous pour recevoir toutes ces histoires de vie ?
RF. Comment fait-on émotionnellement après 30 ans à animer des ateliers d’écriture ?
Question 4. Oui. Comment le vivez-vous émotionnellement, comment vivez-vous les choses émotionnellement – c’est plus de cet ordre-là ?
RF. Je pense que j’étais un enfant un peu trop sensible, c’est pour cela que j’ai fui l’école, parce ce que j’aurais pu accepter les moqueries des autres. On peut accepter d’être bossu, d’être unijambiste ou « Quatre Œil ». Mais je ne l’ai pas accepté, j’étais peut-être un peu trop sensible et j’ai construit ma vie, je me suis défendu d’abord, en devenant comique, clown, parce que je me suis rendu compte que quand les enfants rient de vous, vous êtes passif. Donc je suis devenu comique pour les faire rire.
Je ne sais pas si vous connaissez la vie de Charlot. Charlot est devenu le plus grand clown du XXe siècle sans le vouloir. Il accompagnait sa mère dans la banlieue de Londres, elle faisait un tour de chant. Elle chantait devant un public « Lumpenprolétariat » de banlieue. Des hommes qui étaient tous avinés – à l’époque les femmes n’allaient pas dans les bistrots. Elle faisait un tour de chant et puis elle rentrait dans leur taudis. Un soir la mère de Charlot commence une chanson, et au milieu de la chanson, devant ce parterre d’alcooliques, elle a une extinction de voix. Elle ne peut plus chanter. Or le petit Charlot, qui a 5-6 ans, est dans la coulisse et comprend que sa mère est en perdition, qu’elle va perdre son boulot. Sans réfléchir, Charlie Chaplin entre en scène, se met à côté d’elle et reprend la chanson qu’il connaît par cœur parce qu’il l’entend tous les soirs. Il se met à chanter comme sa mère, et il chante très bien, et son coup de génie, c’est de faire semblant de se moquer d’elle, et tout le monde éclate de rire, applaudit, et tout le monde pense que c’est un sketch, que c’était prévu. Alors le patron du troquet vient voir la mère et lui dit : « Votre enfant vous a sauvé. J’allais vous virer. Il est génial, ce petit, revenez avec lui, chantez avec lui, faites-lui faire des claquettes, ce que vous voulez. » À partir de là, le petit Charlot – qui ne savait pas du tout qu’il avait le tempérament comique pour sauver sa mère – devient très vite le plus grand clown du monde.
C’est pour cela que j’ai longtemps voulu être clown : parce qu’on se moquait de moi et que je voulais faire rire. J’ai fait du théâtre comique. Ces émotions, donc, naissent de cette marginalité. J’étais souvent seul dans les rues, comme je n’allais pas à l’école, je traînais et je m’inventais un monde, et des émotions aussi. Je n’ai aucun mal aujourd’hui à tremper ma plume dans cette enfance, dans ces émotions. Je suis fait de ces émotions, de cette solitude, de cette transgression, disions-nous. Le sens même de la littérature, c’est la transgression. Si vous écrivez comme tel ou tel, vous n’êtes pas un écrivain : il faut transgresser à la fois tous les génies que vous avez côtoyés, que vous avez lus, trouver votre propre petit Boléro de Ravel, votre musique intérieure. Et si vous ne transgressez pas les lois de la grammaire, vous n’arriverez pas à être un écrivain. Or c’est justement par l’émotion que l’on arrive à transgresser, parce que les émotions que j’ai vécues, ou les émotions que Giono a vécues quand il s’est retrouvé à l’âge de 8 jours sur le trottoir, abandonné par sa mère, celles que Dostoïevski a connues, ces émotions, nous sommes les seuls à les avoir vécues. Il n’y a que nous qui puissions les raconter. Oubliez la grammaire, oubliez la littérature, et entrez dans un monde très très personnel…
Et depuis 30 ans j’écris. J’ai l’impression d’allumer un flambeau et de descendre dans des galeries, et plus j’écris, plus j’avance, plus je découvre de nouvelles galeries, comme dans l’inconscient, de nouvelles salles obscures que je n’imaginais pas. C’est cela, l’écriture : on entre dans une forêt, il y a un brouillard épais, on voit un arbre, on ne sait pas ce qu’il y a derrière. Et dès que l’on pénètre dans la forêt, on découvre d’autres arbres, puis un ruisseau, puis des champignons, puis une caverne, puis... On est dans une forêt inconnue. C’est l’écriture. Cette émotion-là, je l’ai toujours utilisée, je vis avec cela. La grande émotion, que j’ai eue toute ma vie, c’est la peur de perdre ma mère – et je l’ai perdue. Maintenant j’ai peur de mourir, j’ai peur de ne plus voir mes filles. Le seul moment où j’oublie toutes ces peurs, c’est quand j’écris, parce que je pénètre justement dans cette forêt, j’entre dans un autre monde. Quand tu écris, tu inventes des arbres, tu inventes des rivières, tu inventes des amours, tu inventes des prisons, tu inventes tout et tu ne t’appelles plus René Frégni – donc tu n’es pas mortel. Tu prends les dimensions de l’univers et tu es immortel. C’est une manière pour moi de me protéger, toutes ces émotions que je raconte dans mes livres, c’est une manière d’être immortel.
[1] Je tiens à faire part de mon infinie gratitude à René Frégni : alors même qu’il ne me connaissait pas, il a répondu avec enthousiasme et célérité à ma proposition d’intervention au sein de la journée d’étude. Il a, en outre, contre vents et marées pandémiques, maintenu sa présence après deux reports de la manifestation (2020, 2021 ; la journée s’est finalement tenue en mai 2022) : beaucoup se seraient lassés, auraient renoncé – lui, non. Je dois dire que ses petits mots généreux et ensoleillés réguliers m’ont aidée à ne pas abandonner le projet… MJB.
[2] Je citerai également La Zonzon, d’Alain Guyard (Paris, Le Dilettante, 2011).
[3] On sait la difficulté, et d’abord légale, de témoigner d’expériences d’écriture conduites en prison : d’où des formes narratives qui se méfient de la référentialité.
[4] René FRÉGNI, Carnets de prison ou l’oubli des rivières, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2019, p. 8-10.
[5] Ibid., p. 14.
[6] René FRÉGNI, Minuit dans la ville des songes, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2022.
[7] Ibid., p. 64-65.
[8] Ibid., p. 68-69.
[9] Carnets de prison ou l’oubli des rivières, op. cit., p. 14.
[10] « Pour avoir quelques lignes à mettre sous mes yeux, j’écrivis sur le papier à lettres. Dans l’ombre maigre de la cour le matin, mon bloc sur les genoux, je dessinais des mots, de mon écriture la plus fine pour ne pas gâcher le moindre centimètre de papier. J’étais un lecteur qui griffonne des mots pour les entendre résonner au fond de ses entrailles. / Je ne choisissais pas les mots, ils me sautaient dessus. Jamais je ne me dis, tu vas écrire un poème, une nouvelle, une lettre d’amour. Des mots sauvages, rudes, flamboyants, parfois vulgaires. Mon stylo laissait une trace légère, un chemin bleu. Je me sentais vivant. Dans le silence de cette forteresse s’élevait alors une petite musique, et je redevenais un vagabond, un fugitif. J’entendais la rumeur des villes, Le fracas des vagues sur les roches blanches de Marseille, arrivait jusqu’à moi l’odeur du vent, qui avait soulevé la poussière des routes et le pollen des collines », Minuit dans la ville des songes, op. cit., p. 216.
[11] Ibid., p. 225-226.
[12] Ibid., p. 40.
[13] Le livre a été republié en 1992 dans la collection « Folio » des éditions Gallimard (comme l’ensemble de l’œuvre).
[14] Ibid., p. 203-204.
[15] La phrase est reprise au chapitre IV du Hussard sur le toit : « Angelo respira avec plaisir ce vent qui sentait les tuiles chaudes et les nids d’hirondelles ».
[16] Carnets de prison ou l’oubli des rivières, op. cit., p. 2
[17] Minuit dans la ville des songes, op. cit., p. 62.
Résumé
Depuis 30 ans, le romancier René Frégni anime des ateliers d’écriture en prison. Nul doute que sa propre rencontre avec la littérature, dans la cellule d’une prison militaire où il avait été envoyé comme déserteur, n’est pas pour rien dans cet engagement. Nul doute, aussi, que ses rencontres avec les détenus nourrissent son œuvre narrative, qui doit peut-être autant à la prison que les prisonniers sont redevables à l’homme de leur apporter des mots et des livres, avec l’affirmation sans cesse réitérée, et tout sauf naïve, que la beauté du monde le dispute au tragique de l’existence. Cet entretien est l’occasion de revenir sur cette expérience d’animation qui est tout autant une expérience de vie.
René Frégni a publié une trentaine de livres depuis Les Chemins noirs en 1988 (prix du roman populiste en 1989) ; son œuvre, maintes fois primée, est principalement éditée chez Gallimard (disponible en Folio). À lire, entre autres : Tu tomberas avec la nuit (2008) ; Les Vivants au prix des morts (2017) ; Carnets de prison ou l’oubli des rivières (2019), Minuit dans la ville des songes (2022).
Abstract
Novelist René Frégni has been running writing workshops in prisons for 30 years. No doubt his own encounter with literature, in the cell of a military prison where he had been sent as a deserter, had a lot to do with this commitment. There’s no doubt, too, that his encounters with prisoners nourish his narrative work, which perhaps owes as much to the prison as the prisoners owe to the man who brought them words and books, with the constantly reiterated, and anything but naïve, affirmation that the beauty of the world competes with the tragedy of existence. This interview is an opportunity to look back on this experience of animation, which is just as much an experience of life.
René Frégni has published some 30 books since 1988’s Les Chemins noirs (winner of the Prix du roman populiste in 1989); his award-winning work is mainly published by Gallimard (available in Folio). His books include Tu tomberas avec la nuit (2008); Les Vivants au prix des morts (2017); Carnets de prison ou l’oubli des rivières (2019), Minuit dans la ville des songes (2022).
Conversation avec Marie Joqueviel-Bourjea