Cécile Perret est enseignante d’EMI (Éducation aux médias et à l’information), de français et d’Histoire-géographie. Elle poursuit également une thèse au sein du laboratoire CEMTI (Paris VIII). Elle travaille depuis dix ans dans un établissement pénitentiaire pour mineur-es. Elle met en place des projets d’écriture créative dans le cadre des programmes scolaires et en lien avec des partenaires culturels extérieurs.
Vincent Massart, enseignant à l’INSPE de l’université de Lyon, anime des ateliers d’écriture à visée didactique, pour les futur-es enseignant-es. Par ailleurs, il intervient en détention sur des projets d’écriture en lien avec les questions de genre.
Mireille Baurens est enseignante à l’Université Grenoble – Alpes où elle est chargée de mission Détention – Formation Tout au Long de la Vie. Depuis cinq années, elle pilote le projet égalité à la maison d’arrêt de Varces, où elle organise et anime des ateliers d’écriture. À l’université, elle gère des modules sur la détention pour les étudiant-es.
Ces quelques éléments de présentation mettent en lumière l’hétérogénéité de nos statuts et de nos cadres d’intervention, qui peuvent avoir un impact sur la mise en place d’atelier d’écriture en détention. En effet, si le statut d’enseignant implique un temps de formation spécifique délivré par l’Administration Pénitentiaire et par l’Éducation Nationale, et offre une légitimité institutionnelle, les intervenants non titulaires d’un poste d’enseignement bénéficient quant à eux d’une légitimité périphérique.
Ce qui relie et définit nos interventions, c’est notre prédilection pour l’écriture, le faire écrire, l’accompagnement de publics variés et différents dans cette entreprise. Le public et les conditions spécifiques de mise en œuvre des ateliers en détention, nous amènent à nous demander dans quelle mesure l’univers carcéral nous oblige à repenser plus qu’ailleurs les enjeux didactiques de l’écriture.
Cela questionne à la fois l’écriture en elle-même et la posture de celui ou celle qui faire écrire, par exemple en nous confrontant de façon particulière et inédite à des problématiques pourtant corrélées intrinsèquement aux activités d’écriture, comme celle du point de vue, du statut d’auteur, de la sincérité, de la transparence, ou encore de la réception.
Afin de développer notre réflexion, nous nous appuierons sur l’analyse de quatre situations illustrant le travail d’écriture de cinq détenu-es, rencontrés au cours de nos interventions en détention.
Albert est prévenu, il a une cinquantaine d’années. Il a arrêté l’école en cours de collège, et se dit accablé par l’acte qu’il a commis. Il est incarcéré depuis 2 ans quand il s’inscrit à l’atelier d’écriture. Il n’a jamais écrit sauf quelques lettres à ses proches. L’opportunité qui lui est offerte d’écrire déclenche chez lui une effervescence, que l’on pourrait représenter comme un vrai saut dans l’écriture. Cet espace et ce temps dédiés à l’écriture engagent chez lui une activité personnelle d’écriture, qu’il poursuit en cellule. Comment et pourquoi la prison peut-elle avoir un effet d’accélération sur la pratique de l’écriture qui se traduit par une entrée plus massive dans l’écrit ?
Les caractéristiques spécifiques de la situation d’Albert en tant qu’écrivant en détention, c’est à dire sa disponibilité et sa vulnérabilité, contribuent à actionner un des leviers du faire écrire, qui est la découverte d’un tremplin pour se lancer. Le temps carcéral, la disponibilité de la personne, rendent possible la découverte et la pratique de l’écriture. Sa vulnérabilité engage un effet cathartique, l’écriture représentant un déversoir. Sa nouvelle expérience peut être assimilée à l’ouverture d’une vanne. Albert oscille entre un imaginaire joyeux, poétique, en lien avec des souvenirs hauts en couleur de sa vie à l’extérieur, faisant état de plaisir, de sensualité, par exemple, lors d’escapades en moto, et une vision triste, désabusée, mettant au jour son désarroi, son désespoir, du fait de son incarcération. Pour l’expression de ces deux extrêmes de son ressenti, il fait usage du principe de la liste, et avec abondance, habilité, il énumère, tour à tour, la beauté de la nature, le sombre de sa cellule.
Ses écrits à propos de la moto décrivent à l’envie des « paysages merveilleux, gorges, rivières qui suivent les tracés des routes. Relief même de la route, bosses, descentes, passages en sous-bois, longement de montagnes, traversées de grandes forêts, d’immenses prairies posées en contrebas de la route, visues de ravins profonds par une route bien plus haute qui les surplombe ». Il dépeint aussi avec force insistance, en ayant recours à des anaphores, le « plaisir de faire découvrir tous ces endroits à des amis qui me suivent et me font confiance, plaisir d’être parmi eux, d’être le meneur. Plaisir d’être avec eux, lors des pauses, attablés à la terrasse d’un petit bar d’un petit village au fin fond de la campagne montagnarde. Plaisir de parler, de rire et d’échanger sur les petites erreurs de pilotage de certains que l’on a pu voir dans notre rétroviseur et qui leur a fait monter un peu l’adrénaline ». Dans l’évocation de sa pratique de motard, il fait aussi preuve d’un savoir technique et lexical spécifique précis : « En fait, ragots et discussions de motards, de “ tarmos”, des essorages de poignée droite, des frottements de cale pieds ou de chaussures lors des prises d’angles dans les virages. Les mots s’enchaînent, les mots qui nous appartiennent. Les watts, la gouache, la gnack, le moulin, le jus, le coupe en bas, l’allonge en haut, le creux du moulbif qui cube 600 et de ses 4 pattes, le moteur plein bas ou partout, la souplesse d’un quatre en ligne (in line fous) ou d’un trois pattes. Les cylindres à tous qui sentent l’huile ».
Albert parvient ainsi à une certaine agentivité face à sa vie, via l’écriture : « Ces mots sont à nous, on se les ait accaparés, ils font partie de notre univers, de cet univers que je ne peux plus toucher mais dont je fais partie pour toujours ».
Sa façon de décrire la vie en prison en éclaire le côté noir, par une écriture sobre et tranchante :
La prison c’est des cris, la prison c’est des coups.
C’est aussi des esprits, la prison c’est des fous.
La prison, c’est des haines, la prison c’est du sang.
La prison c’est des peines, et aussi des tourments.
La prison c’est des pleurs, la prison c’est des larmes
La prison c’est la peur, la prison c’est des lames
La prison c’est penser, la prison c’est l’espoir
La prison c’est pleurer, la prison c’est cafard.
L’injonction au travail sur soi propre au milieu carcéral trouve un écho dans cette activité. La proposition d’écrire rejoint à la fois une attente institutionnelle propre à la détention qui consiste à amener la personne à se réformer, et une nécessité réparatrice ressentie par un individu affecté et fragilisé par son passage à l’acte et par l’enfermement.
Samir a 29 ans, il est en prison depuis un temps certain. Il s’inscrit à deux reprises dans l’atelier d’écriture où il est assidu et loquace. Au cours de ces ateliers, chaque participant se voit remettre un un carnet vierge pour écrire en cellule s’il le souhaite. Quand approche la fin du second atelier, Samir apporte son carnet rempli jusqu’à la dernière page et le remet à l’intervenante pour qu’elle le lise. Au fil des pages, un vrai débat intérieur se dévoile. Le carnet fait état d’une dualité intérieure violente, où s’expriment les tensions d’un homme aux prises avec lui-même. Dans quelle mesure cette pratique d’écriture, encouragée par l’atelier, et menée en solo en cellule, représente-elle une aide à la réinsertion pour Samir ?
Il nous semble tout d’abord que ce carnet est une projection, une extériorisation de qui est Samir et de ce qu’il vit. En effet, page après page, l’enfermement se matérialise : le carnet est comme une cellule miniature : tout est serré, encadré, toutes les pages sont remplies, saturées. De plus, il projette son état mental. Comme tout journal intime, il objective les sentiments de Samir, autant concernant son quotidien en détention qu’envers ses proches à l’extérieur, notamment une femme.
Samir lutte, contre lui-même, contre sa situation, contre les contraintes même de ce qui, paradoxalement, lui permet d’extirper de son for intérieur, à savoir ce carnet, réceptacle de ce qui le bouleverse, sa colère, ses espoirs, qu’il couvre, recouvre, comme s’il tentait de s’échapper des pages, de ses émotions, de lui-même. Ici, l’écriture émerge telle une tentative de sortie, une échappatoire.
Vite que je sorte d’ici
JV faire une connerie
Et jv plus jamais sortir
Que Dieu me fasse pas partir en couilles ; qu’il me protège de moi-même, qu’il ne m’égare pas, ne me laisse pas livré à moi-même ; ne serait-ce qu’un clin d’œil
Ensuite, l’écriture du carnet fait émerger une intériorité tiraillée, manifeste dans la mise en page, les couleurs opposées, les antithèses lexicales, les phrases ou mots encadrés. Le processus engagé par son auteur apparaît comme la construction d’une personnalité, comme une « identité narrative », pour reprendre les termes de Paul Ricoeur, nous y reviendrons. De nombreux procédés d’écriture s’apparentent à un recours à des maximes ou proverbes censés représenter qui il est. Samir cherche à se définir, se caractériser. Parfois, l’écriture devient prospective : l’auteur fait usage de listes pour élaborer son projet de vie au quotidien et après la libération.
Lors de mon retour à l’extérieur : renouer les liens avec ma famille, mes frères et sœur ; passer des moments agréables avec mon père ; renouer le contact avec ma mère ; respect, discrétion, bon comportement ; être autonome financièrement ; continuer le sport (foot, muscu) : rapidement trouver un boulot, un moyen de locomotion ; voir avec Monsieur X pour un logement social ; CCAS/CAF/SECU/PÔLE EMPLOI/CPTES EN BANQUE : être le nouveau S. va être difficile donc ne lâche pas frérot, continue eT travail sur toi, car ça va payer.
Enfin, la dimension conjurative et performative de l’écriture émerge : Samir exprime des craintes face à ses pulsions violentes à l’égard de sa compagne, de manière hyperbolique et réitérée, comme pour les dépasser. Il affirme et réaffirme qu’il est un homme nouveau, par des modulations dans l’utilisation des temps verbaux : passé simple, présent d’état, et par le recours au champ lexical du « Glow up » et du religieux, qui expriment chacun dans un domaine différent, comportemental et moral, les ambitions de Samir quant à l’avenir.
C’est pourquoi la référence à Paul Ricoeur nous paraît ici pertinente. L’auteur se raconte, tel qu’il a été, tel qu’il est et tel qu’il voudrait être. Sa pratique du carnet l’inscrit dans un récit et dans une chronologie reconstruite qui lui permet de faire le lien entre ce que Ricoeur identifie comme « deux usages majeurs du concept d’identité : l’identité comme mêmeté (latin idem, anglais same, allemand gleich) et l’identité comme soi (latin ispe, anglais self, allemand selbst) »1. Selon lui, la littérature, et plus particulièrement le récit, peut-être ce point d’intersection entre le soi et le même, et s’exprime tout particulièrement dans des moments où l’identité effondrée est à reconstruire. À propos d’un passage du Temps retrouvé de Proust, il écrit :
La reconfiguration par le récit confirme ce trait de la connaissance de soi qui dépasse de loin le domaine narratif, à savoir que le soi ne se connaît pas immédiatement, mais seulement indirectement par le détour de signes culturels de toutes sortes qui s’articulent sur les médiations symboliques qui toujours déjà articulent l’action, et, parmi elles, les récits de la vie quotidienne.
Si le travail d’écriture engagé semble bien avoir porté ses fruits pour Samir, quelques questions demeurent toutefois. Tout d’abord, quelle médiation est possible, et quel rôle peut alors endosser l’animatrice de l’atelier, à la fois lectrice et initiatrice du carnet ?
Le projet arrive à terme, le carnet est rempli, terminé et donné à lire, avec la mise en danger que cette « publication » représente. Dans le cas de Samir, l’auteur se heurte à l’incapacité de la lectrice à faire tiers ; en effet, la libération inopinée du détenu intervient avant tout retour ou dialogue possible. L’écrit tourne en rond sur lui-même, sans l’altérité de la lectrice, rencontrée mais non dialoguée. Si l’on se réfère à ce que Simondon développe concernant l’individuation psychique, qui n’est effective que quand elle rencontre du collectif, on peut alors identifier comme une limite majeure le non partage du texte au sein de l’atelier d’écriture. Par ailleurs, à la suite de Bernard Stiegler, qui revisite la pensée de Simondon à la lumière du concept platonicien de Pharmakon, on peut se demander ici si l’écriture quand elle tourne sur elle-même ne représente pas plutôt le poison que le remède2.
Enfin, le carnet de Samir nous invite à questionner la performativité de l’écriture, en d’autres termes, est-ce que dire c’est faire... ou ne pas faire ? Est-ce que l’écriture permet à Samir d’éviter le passage à l’acte ? On peut mettre en scène la violence dans les mots pour ne pas la commettre, mais est-ce que cette dimension cathartique peut fonctionner sans tiers, et sans aucune forme de publication au sein du collectif de l’atelier ? Le récit de soi aura-t-il été pour Samir, dans ces conditions, une propédeutique à la réinsertion ?
Dans le cadre d’un atelier d’écriture, visant à proposer des textes pour le concours Au-delà des lignes3, un élève incarcéré mineur raconte l’histoire suivante à la première personne : au volant d’une voiture conduite sans permis, il heurte un piéton avant de commettre un délit de fuite. Luigi fait lire son texte à son enseignante, en le présentant comme un récit véridique avant de se rétracter. Ce texte, écrit en classe, sera retiré du concours après concertation avec les partenaires de l’administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse.
Dans le cadre d’un autre atelier d’écriture, le dispositif suivant est proposé : différentes paires de photos sont présentées aux participants, qui en choisissent une, travaillent sur le lexique descriptif et rédigent ensuite un dialogue entre les deux photos. Éric écrit un texte faisant dialoguer une photo d’une armure vide et le tableau d’une femme nue. Son texte est lu comme ceux des autres participants à l’atelier. À la fin de l’atelier, le détenu s’adresse en aparté à l’un des deux intervenants et lui dévoile le sous-texte qu’il aurait aimé écrire, impossible à exprimer dans le cadre de cet atelier en détention. Son texte évoque de manière évasive le fait que chacune et chacun porte sur soi une armure qui cache sa vraie personnalité. À l’oral et hors du groupe, il précise qu’il évoquait son identité sexuelle, un « trouble dans le genre », un désir de s’habiller en femme pour faire tomber cette armure d’homme qui le protège tout en l’enfermant. Un texte qu’il aurait voulu écrire mais que le contexte carcéral l’empêchait de partager.
L’écriture met en jeu des ressorts très intimes dont la place dans un atelier collectif en détention pose problème. Dans quelle mesure l’atelier d’écriture en prison peut-il travailler l’intime, dans un lieu où cette intimité est sous observation permanente ?
Premièrement, il apparaît clairement que l’atelier d’écriture en prison doit prendre en compte de façon accrue la nécessité de former les écrivant-es détenus à la maîtrise du dévoilé-caché, à ce que Aragon appelait le « mentir vrai »4, qui s’est ensuite développé dans le genre de l’auto-fiction.
D’autre part, l’atelier d’écriture en détention révèle ainsi de manière paradigmatique les tensions au cœur de l’écriture, entre vérité et mensonge, aveu et fiction. Il interroge la possibilité ou l’impossibilité de se dire, dans un contexte insécurisant et caractérisé par la surveillance.
« En prison on peut faire confiance à personne » dit un détenu, suite à un désaccord avec un des animateurs de l’atelier. Contrairement au contrat-même de l’atelier d’écriture, basé en principe sur la suspension du jugement et la confiance, l’animation d’un atelier en prison suppose d’instaurer un autre type de relation entre les participants, qui permette de le placer sur un autre type de relation que celui de la confiance. C’est un paradoxe avec lequel il faut composer.
Enfin, l’atelier d’écriture conjugue le temps de l’écriture et le temps d’après. En l’occurrence, ces deux situations illustrent le statut du texte comme pré-texte pour un autre propos qui reste en suspens. Éric poursuit son texte par la parole et demande ensuite des entretiens individuels avec le SPIP (service de prévention et d’insertion professionnelle) pour avoir l’opportunité de parler de ce qui a été déclenché par l’écriture mais qui n’a pas pu aboutir dans l’écriture. Ryan, quant à lui, à cause du contexte, n’a pas pu non plus aller au bout de sa démarche d’écriture. Dans tout autre cadre, son texte aurait été jusqu’au concours. Cependant, un après existe : il a questionné par son aveu l’équipe pluridisciplinaire qui a décidé par la suite d’effectuer avec lui des remédiations.
Ces deux situations illustrent sinon une garantie de ré-insertion, du moins aussi une forme positive de « débordement », de prolongation, de hors champ, de l’atelier d’écriture en détention. En effet, les deux détenus bénéficieront d’une prolongation, l’un par une remédiation, l’autre par des entrevues ciblées avec une personne du SPIP.
Carla est incarcérée pour une durée d’une année. Elle est mineure, elle a arrêté ses études en seconde générale et prépare en prison un CAP vente. Son implication dans les ateliers d’écriture révèle une pratique d’écriture personnelle préexistante à la proposition « scolaire » de participer au concours Au-delà des lignes. Mais ces ateliers transforment son rapport à l’écriture, et la conscience qu’elle a de ses compétences. Ils vont lui permettre de développer son talent, jusqu’à obtenir plusieurs prix.
Dans un parcours marqué par l’échec scolaire (déscolarisation, mauvais résultats), dans quelle mesure l’atelier d’écriture en prison contribue-t-il à la réassurance nécessaire pour s’engager dans un processus de re-scolarisation ?
Une des manières de faire de l’atelier d’écriture un levier de réassurance est de mobiliser les pratiques sociales de références des participants. L’enseignante animatrice accueille et réinjecte des objets scripturaux qui viennent d’un corpus privé. Le cadre scolaire et officiel du concours intègre et donne droit de cité aux « pratiques sociales de référence » de l’élève. Jean-Louis Martinand développe ce concept5 dans le domaine de l’initiation aux sciences physiques, mais il nous semble pertinent pour faire le lien entre les pratiques personnelles d’écriture et les exigences scolaires, voire littéraires du concours d’écriture. En effet, l’auteur propose, dans un but d’efficacité pédagogique, non pas d’intégrer telle quelle des pratiques familières des élèves en classe, mais de trouver des éléments de référence possible entre la pratique scolaire et pédagogique et les pratiques réelles, personnelles, familiales, quotidiennes des apprenants. Ces pratiques sont par ailleurs souvent délégitimées par l’institution, notamment concernant l’écriture : Carla écrit des free styles, des rap ; sociologiquement assignées : réservées aux jeunes des cités ; et de plus genrées : supposées masculines. Il s’agit donc d’une triple émancipation pour Carla : la participation à ce projet d’écriture lui permet une légitimation institutionnelle, de classe et de genre.
On peut même aller plus loin que l’inscription institutionnelle de sa pratique d’écriture, l’atelier permettant un travail sur le texte qui est d’ordre littéraire, caractérisé par l’écriture de la variation. Il développe les compétences de l’écrivante et lui permet d’aller au-delà de sa pratique privée antécédente.
La triple émancipation repérée est possible par un travail d’aller et retour entre la jeune détenue écrivante et l’enseignante lectrice et relectrice. L’atelier d’écriture met en œuvre des éléments propres à une pratique consciente et exigeante d’écriture, comme par exemple une réflexion sur le genre du texte, sa réception, et représente ainsi l’opportunité d’acquisition de compétences et de confiance en soi.
Comme précédemment, l’aboutissement dont notre analyse fait état laisse toutefois des questions en suspens, soulevées par le contexte spécifique de la détention. En effet, la situation pénale de la jeune fille lui interdit d’aller recueillir le fruit de son travail en participant à la remise des prix organisée à Paris par la Fondation M6. Elle y assistera en visioconférence depuis la salle des parloirs. Quelques mois plus tard, une fois sortie, elle recevra toutefois en main propre le recueil dans lequel son texte a été publié, des mains de son enseignante venue la rencontrer dans le foyer où elle a été placée à sa sortie de détention.
Notre réflexion s’articule autour de nos expériences respectives d’animation d’ateliers d’écriture en détention, avec des modalités, des objectifs et selon des statuts différents, mais irrigués par une pratique d’écriture personnelle et relié par une conscience des enjeux spécifiques de l’écriture de manière générale et de l’écriture en contexte carcérale de manière spécifique.
Nous nous sommes donc demandé dans quelle mesure l’univers carcéral nous obligeait à repenser plus qu’ailleurs les enjeux didactiques de l’écriture. Les fils que nous avons tirés à partir des quatre exemples analysés ci-dessus, tissés des références qui sont les nôtres concernant la pratique de l’écriture et ses enjeux didactiques, nous amènent à questionner les concepts suivants : la réception des écrits produits, le mentir-vrai de l’écriture, les actes de langage, la construction d’une identité narrative et l’écriture comme trace. Chaque concept caractéristique des problématiques déjà mises à jour par la didactique de l’écriture et par les théoriciennes et théoriciens des ateliers d’écriture et de l’écriture créative, s’éclaire d’un nouveau jour en détention.
En effet, la question de la réception se pose dans un contexte relationnel interpersonnel limitant la possibilité de la confiance mutuelle. Les détenus sont sans cesse sous surveillance, et rien, ou très peu de choses sont gratuites en prison. La prise de risque relative à la « publication » du texte, entendue comme actualisation dans l’espace public constitué par l’atelier, ou comme publication dans un recueil, ou à un concours, ou comme offre de lecture à l’animatrice ou l’animateur, se joue sur trois niveaux à la fois à l’échelle individuelle, personnelle, mais aussi en ce qui concerne la vie en détention, sa viabilité pour l’écrivant, et enfin également d’un point de vue judiciaire et pénal.
Par ailleurs, la possibilité de l’autofiction qui permet d’éviter la confrontation stérile entre vérité et mensonge, autobiographie et fiction, gage d’une possible évasion poétique, implique néanmoins des apprentissages fondamentaux pour les écrivants-détenus, à des fins de protection individuelle, et pour avoir une chance d’aboutir à une transfiguration littéraire de l’expérience vécue.
Ensuite, considérer le langage comme un acte engage son auteur dans une démarche possiblement cathartique, tout en recelant le danger d’en faire un déversoir stérile, impropre au travail sur soi visé par l’incarcération. Ces actes de langage sont toutefois souvent déclencheurs de situations de médiation.
En outre, l’écriture propose un chemin entre l’ipse et l’idem, vers le développement d’une identité narrative, qui passe par l’extériorisation de soi, l’exploration des sois possibles, avec l’espoir d’une réalisation par l’écriture, et le risque d’une proscription liée au statut de détenu.
Enfin, l’écriture comme trace prend un sens particulier en prison. La trace est à la fois le socle sur lequel le travail du texte peut prendre appui et la preuve qui peut mettre à mal la dynamique de réinsertion de l’écrivant.
L’atelier d’écriture en détention nous apparaît donc comme un dispositif paradoxal et fécond. Paradoxal car plusieurs prérequis de l’atelier d’écriture se heurtent au contexte spécifique de la prison. La mise en place de ce que Jacques Levine nomme le « cadre hors menace »6 se trouve par exemple compromis. Le contrat didactique également, qui repose sur la sécurité, la confiance et la confidentialité : toutes ces composantes sont problématiques en prison.
Concernant les détenu-es, la vulnérabilité des personnes liées aux conditions de détention et à leur parcours marqué dans la plupart des cas par l’échec scolaire, la violence, et la précarité, rend la sécurité difficile à garantir. La confiance est remise en cause par leurs profils et les rapports de force imposés par la détention. Le fait de se savoir toujours en « activité conditionnelle », la menace de la sanction ou recherche de bonification polluent en quelques sortes les prérequis d’un atelier d’écriture classique. La confidentialité elle-même est problématique : la promiscuité au sein de la prison peut la remettre en question, dans un contexte de surveillance panoptique et par rapport au statut et aux obligations des intervenants en détention.
Concernant les intervenant-es, on peut parler d’un malentendu situationnel. Les attentes des uns ne sont pas forcément à l’unisson avec les motifs de présence des participants. L’atelier doit composer. Avec ce hiatus potentiel. L’équilibre est complexe à trouver, l’asymétrie propre à toute situation pédagogique est ici démultipliée. Par exemple, il convient de gérer le soupçon possible des détenus quant à nos motifs d’être là.
Concernant l’écriture, les enjeux qui se font jour ici font écho à la réflexion de Bernard Stiegler construite à partir de la définition de l’écriture comme Pharmakon par Platon, et à partir de la notion d’individuation de Simondon. L’écriture comme « rétention tertiaire »7 de l’individualité des écrivants fonctionne comme pharmakon, avec sa potentialité à la fois délétère et salvatrice.
L’extériorisation qu’elle engage permet l’individuation personnelle grâce au partage collectif du texte, à son existence dans l’espace public, à condition que le produit de cette extériorisation soit ré-intériorisé, réapproprié par son auteur. Là se joue le rôle fondamental de la médiation et la professionnalité de l’animateur, qui fait tiers. Le cas de Samir illustre bien la dualité de l’écriture comme pharmakon : il se met en danger tout en voulant se sauver ; et l’on peut interroger le potentiel performatif de ses écrits au regard de l’impossibilité de la médiation. On rompt ici avec une représentation un peu magique de l’atelier d’écriture qui opérerait par le simple fait de le mettre en place. L’univers carcéral accentue le danger potentiel pour celui qui accepte d’écrire.
En dépit des paradoxes et des spécificités du contexte carcéral, l’atelier d’écriture représente un moment hors cadre où se déploient le goût d’écrire, le plaisir partagé et l’envie de revenir, le partage, le lien. Le détenu disparaît derrière l’écrivant, pour un temps qui, en lui-même, représente une conquête. De plus, les productions abondent : liasses de textes, riches, foisonnants et parfois de grande qualité. Enfin, contrairement au jugement permanent pesant sur les détenus, majeurs et mineurs, du fait de la contrainte carcérale, redoublé par l’obligation scolaire pour les mineur-es, cet atelier pose comme principe l’absence d’évaluation et la gratuité des écrits.
L’adaptation permanente requise pour les animatrices et animateurs d’atelier, la nécessaire vigilance accrue, et l’exigence de tous les instants s’imposent et permettent l’émergence de postures professionnelles, spécifiques à la direction d’ateliers d’écriture.
Se développe entre les acteurs en présence pendant l’atelier, ce que Levine appelle une « équivalence potentielle » : chacun-e acquiert le statut « d’interlocuteur valable » ; chacun-e apprend de l’autre en dépit de l’asymétrie caractérisant toute situation pédagogique, redoublée en prison par l’asymétrie contextuelle entre intervenant-e libre et détenu-e enfermé-e.
Il est essentiel de noter enfin que, au-delà des finalités spécifiques qu’on assigne aux ateliers d’écriture, se jouent dans ces moments des dynamiques interdisciplinaires rencontrant des objectifs poursuivis par d’autres professionnels partenaires, au service du bien-être des détenus et de leur possible réinsertion. Ces objectifs se développent donc à la fois au sein de la détention et dans la perspective de la sortie. Malgré tous les cadres que l’on essaie de mettre en place, que le milieu carcéral impose, il existe une perméabilité, une circulation des dynamiques engagées. Ce qui se joue dans l’atelier d’écriture peut avoir des répercussions ailleurs, dans des dynamiques de soin, de travail sur soi. Des possibles reconnaissances de responsabilité ou des prises de conscience personnelle pourraient alors voir le jour.
Les ateliers d’écriture en prison commencent à avoir une histoire et une assise universitaire. Notre travail est une contribution à la compréhension de ce qui se joue dans le milieu contraint pour des détenu-es privés de liberté présentant un parcours marqué. Il se veut un encouragement à l’écriture comme pratique créative, réflexive, et donc émancipatrice.
[1] Paul RICŒUR, « L’identité narrative », Esprit, n° 7-8, 1988, p. 295-305.
[2] Bernard STIEGLER, « L’attention, entre économie restreinte et individuation collective », in Yves CITTON (dir.), L’Économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, Éditions la Découverte, 2014.
[3] Au-delà des lignes, concours annuel d’écriture en milieu carcéral organisé et financé par la Fondation M6
[4] Louis ARAGON, Le Mentir vrai, Paris, Éditions Gallimard, 1980.
[5] Jean-Louis MARTINAND, « Sur la caractérisation des objectifs de l'initiation aux sciences physiques », Aster, recherches en didactique des sciences expérimentales, n°1, 1985, p. 141-154.
[6] Nicole BEAUME, « La boîte à outils de Jacques Lévine », Le Coq-héron, vol. 199, no 4, 2009, p. 91-98.
[7] L’écriture est ce qui me permet de me défaire de certaines pensées, certains sentiments, elle fait tiers (« tertiaire ») et elle conserve à ma place ce qui m’occupe l’esprit (« rétention »). Mais elle ne peut pas être seulement un déversoir.
Résumé
Cécile Perret enseignante d’EMI (Éducation aux Médias et à l’information), Vincent Massart, enseignant à l’INSPE de l’université de Lyon et Mireille Baurens enseignante à l’Université Grenoble – Alpes exposent dans cet article les conditions spécifiques de mise en œuvre des ateliers en détention, et dans quelle mesure l’univers carcéral les oblige à repenser plus qu’ailleurs les enjeux didactiques de l’écriture et des problématiques comme celle du point de vue, du statut d’auteur, de la sincérité, de la transparence, ou encore de la réception. Ils s’appuient sur l’analyse de quatre situations illustrant le travail d’écriture de cinq détenu-es, rencontrés au cours de leurs interventions en détention.
Abstract
In this article, Cécile Perret, a teacher of MIE (Media and Information Education), Vincent Massart, a teacher at INSPE at the University of Lyon, and Mireille Baurens, a teacher at the University of Grenoble-Alpes, describe the specific conditions under which workshops are run in prisons, and the extent to which the prison environment forces them to rethink, more than elsewhere, the didactic challenges of writing and issues such as point of view, authorial status, sincerity, transparency and reception. They are based on an analysis of four situations illustrating the writing work of five prisoners they met during their work in detention.
Fiction ou aveu ? Eric et Luigi confrontés à la suite à donner à leur texte
« Et pourtant ils écrivent » ! Et pourtant on continue à les faire écrire
Mireille BAURENS
Vincent MASSART
Cécile PERRET
ARAGON, Louis, Le Mentir-vrai, nouvelles, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Blanche », 1980.
BEAUME, Nicole, « La boîte à outils de Jacques Lévine », Le Coq-héron, vol. 199, n° 4, 2009, p. 91-98.
MARTINAND, Jean-Louis, « Sur la caractérisation des objectifs de l’initiation aux sciences physiques », Aster, recherches en didactique des sciences expérimentales, n° 1, 1985, p. 141-154.
RICŒUR, Paul, « L’identité narrative », revue Esprit, n° 7-8, 1988, p. 295-305.
STIEGLER, Bernard, « L’attention, entre économie restreinte et individuation collective », in Yves CITTON (dir.), L’Économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, Éditions de la Découverte, 2014.