L’écriture, tout écriture reste une audace et un courage.
Et représente un énorme travail1
Quel sont les bénéfices de la mise en place d’une « andragogie de la créativité » lors d’un atelier d’écriture mené avec un public dit « en situation d’enfermement », et plus précisément, un public appartenant au milieu carcéral ? Quel rôle le meneur d’écriture a-t-il précisément à jouer dans ce type d’ateliers ? Les ressource théoriques et pédagogiques au sujet des ateliers d’écriture en milieu pénitentiaire étant relativement peu abondantes2 – relevant plutôt du témoignage du vécu d’auteurs, ou d’exemples concrets d’exercices d’écriture à mettre en place –, il s’avère assez difficile de se faire sa propre idée des ateliers d’écriture avec cette typologie de public sans en avoir soi-même éprouvé l’expérience.
Ayant expérimenté les pédagogies pouvant être mises en place à la fois durant les cours de langue française avec des détenus étrangers mais aussi durant les ateliers d’écriture à destination des francophones, cela fut l’occasion de me construire en tant que meneuse d’écriture3, en me forgeant une pédagogie propre fondée sur la créativité, ainsi que des savoirs et savoir-faire acquis grâce à l’expérience. Cela permit de confronter mes savoirs théoriques concernant les ateliers à une expérience de terrain concrète, sans réelle formation préalable. Également, cela me donna une vision plus globale de ce que pouvait être la vie carcérale, notamment les relations complexes entretenues entre les détenus ainsi qu’avec le personnel pénitentiaire. La problématique de mon travail s’est progressivement orientée vers la place que tenait la liberté de parole des personnes détenues au sein d’un établissement pénitentiaire, mais aussi vers la question de l’écriture comme moyen de soin cathartique puis thérapeutique en milieu fermé.
En m’appuyant sur ces diverses expériences, je vais expliciter les méthodes de travail andragogiques4 que pose un atelier d’écriture expérimenté avec le public carcéral. Dans un premier temps, je tenterai de comprendre la posture complexe qu’endosse le meneur d’écriture, en développant ce que j’appelle « une andragogie de la créativité ». Puis dans un second temps, j’explorerai les limites de ce concept, qu’il est nécessaire de prendre en compte dans le contexte particulier de la prison.
Les ateliers d’écriture que j’ai eu l’occasion de mener m’ont permis de mettre en place une créativité « encadrée » c’est à dire libre, mais qui entend que l’activité est contenue dans un certain cadre, tant dans son déroulement que dans son processus. En pratique, j’ai constaté que trop de liberté pouvait nuire à l’apprentissage des participants. Un exemple concret est celui de la proposition d’écriture donnée par l’intervenant en début de séance : celle-ci reste une étape incontournable de la pratique, pour être considérée comme une aide au développement de la créativité pour « l’écrivant », et non comme une contrainte limitante. Il s’agirait, en matière de création, du seul principe à ne pas complètement « détourner » au sein de l’atelier. En effet, donner aux écrivants une consigne trop peu explicite – trop libre paradoxalement – aurait pour effet d’entraver leur écriture, et de faire naître un « syndrome de la page blanche ». En outre, de nombreux auteurs le soulignent, trop de liberté nuit à la créativité. Baudelaire affirmait que « parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense »5, tandis que Georges Perec note que « les fabuleuses contraintes […] sont liberté »6 et « qu’au fond, [il] [s]e donne des règles pour être totalement libre »7. Aussi, imposer un certain modèle ou mode de fonctionnement est-il dans ce cas particulier un appui, une aide dans le cheminement créatif de l’individu ; voire devient une mécanique de travail indispensable.
De même, le lieu de l’atelier représente un refuge, aux règles plus souples que dans le cadre scolaire habituel, sur lesquelles les personnes détenues peuvent s’appuyer, auxquelles elles peuvent se référer, et surtout apprendre à se développer tout en disposant d’un cadre rassurant et valorisant. Le meneur d’écriture, en tant que guide et personne de référence, fait partie intégrante de cet espace sécurisant, et est également tenu responsable du maintien et du bon fonctionnement de ce même espace. La transmission du savoir, l’écoute et l’empathie sont des données primordiales pour la réussite de l’activité. Cela implique que la posture de l’intervenant oscille constamment entre celle de « Sachant » et celle d’ « Expert »8, dans la mesure où elle met en place une andragogie transmissive, qui prend en considération les besoins des écrivants et se fonde sur le principe de l’échange et de l’élaboration progressive des représentations mentales des participants. L’intervenant agit également comme un « modérateur »9, prenant selon le contexte un rôle de guide À partir de là, se construit une relation de confiance, fondée sur l’échange, le partage d’expériences, mais aussi le débat, où les discussions informelles jouent un rôle central. Le meneur d’écriture se présente donc réellement comme un guide, un facilitateur, qui aurait l’art et la manière de créer des échanges avec et entre les personnes participant à l’activité. Il le fait au moyen d’études de textes, et de mises en situations grâce à un même support d’écriture (lectures collectives, commentaires oraux de textes avec les participants).
Ces observations confirment le fait que toute formation artistique requiert un cadre de référence, que cela soit pour l’activité en elle-même ou pour le rôle que le meneur d’écriture y joue. Laisser la place à un débordement de créativité serait potentiellement profitable et libérateur à court terme, du point de vue de l’expression d’une spontanéité ; mais cela se révèlerait nuisible à plus long terme à l’activité culturelle, ainsi que pour le processus créatif des écrivants. Comme le dit Olivier Reboul, la spontanéité, la liberté, et l’expression de soi demandent de la patience, et doivent être apprises10. Passer par une certaine rigueur, un certain apprentissage avant de pouvoir maîtriser les codes d’une forme d’Art, permet de la pratiquer librement dans un cadre moins contraignant par la suite. En développant cette même idée, l’atelier, de par sa fonction, permet de transmettre une certaine liberté de pensée, d’expression, mais aussi une liberté d’agir. C’est ce que l’on appelle une « andragogie de la créativité ».
Ainsi, en mêlant mon expérience personnelle et mes lectures (Elisabeth Bing et Isabelle Puozzo notamment)11, en suis-je venue à penser que cette andragogie de la créativité, c’est-à-dire l’apprentissage et l’expérimentation fondés sur l’émotion, pouvait s’exprimer de deux manières au sein des ateliers artistiques. Premièrement, l’émotion de l’écrivant, qu’elle soit positive ou négative, est bénéfique dans le cadre d’un atelier d’écriture, car elle sera exprimée, utilisée et « digérée » par l’acte de création, sous la forme d’une catharsis12. En effet, la pratique de l’Art procure un certain bien-être et une (re)valorisation de la personne par le biais de ses productions – en témoigne la reconnaissance relativement récente, en France, du concept d’Art-thérapie13. Les écrivants créent leur(s) propre(s) expérience(s) artistiques en partant de leurs ressentis, les concepts artistiques étant des savoirs et des savoir-faire que le meneur d’atelier pourra expliquer et potentiellement « transmettre », mais qu’il ne pourra jamais mettre en œuvre, ni créer à leur place. Cela rejoint l’idée d’Olivier Reboul14 selon laquelle l’expérience n’est pas transmissible : l’expérience personnelle de l’art vécue à travers le prisme des émotions forge des savoirs que mobilisent les écrivants, mais aussi leurs ressentis face à cette forme artistique. Cela les engage à aller plus loin et à s’investir davantage dans l’activité proposée, en allant chercher des informations par eux-mêmes en dehors de l’atelier d’écriture, en écrivant des textes complémentaires en cellule, ou en se (re)mettant à la lecture. La seconde manière qu’a l’andragogie de la créativité de s’exprimer est plus en rapport avec l’apprentissage, dans le sens conventionnel du terme. Car si l’émotion éprouvée lors d’une situation d’apprentissage et d’expérimentation est positive, elle permettra à l’écrivant de mieux mémoriser les savoirs et savoir-faire acquis, puisqu’ils seront associés à un souvenir positif. Le savoir serait donc plus facilement mémorisé et ensuite remobilisé.
Pour aller plus loin, selon Todd Lubart15, lorsqu’une expérience émotionnelle est rattachée à un concept, ces deux éléments se retrouvent associés l’un à l’autre, et deviennent alors ce qu’il appelle un « endocept ». Il explique : « À chaque concept ou représentation en mémoire sont associées des traces correspondant aux expériences émotionnelles vécues par l’individu »16. Se déclenche alors un « mécanisme automatique de résonance émotionnelle »17 lorsque ce concept est réactivé dans le cadre d’un apprentissage ultérieur. Ces mécanismes démontrent le potentiel cognitif du facteur émotionnel sur l’apprentissage, mais aussi sur la manière dont il s’ancre dans la mémoire à long terme. De même, ils se rapprochent du principe des « souvenirs chauds » développé par Stephen Scott Brewer18, qui affirme qu’une activité favorisant le développement de l’imagination, de la pensée créative et de l’apprentissage, doit être réalisée à un moment-clé du parcours des participants, afin d’atteindre son plein potentiel. Par conséquent, les concepts appris dans le cadre de ce dispositif, en étant réactivés, sont censées mobiliser chez l’écrivant des savoirs et savoir-faire qu’il se remémorera par le biais de l’émotion, et qui pourront alors être remobilisés dans un nouveau contexte. Il ne faut donc pas uniquement être en mesure de les restituer, mais bien de les approfondir. En définitive, l’écrivant, en maîtrisant ces concepts, se montre par la suite d’autant plus créatif et productif.
Selon Isabelle Puozzo, cette andragogie de la créativité suivrait le « Cycle de la créativité »19 suivant :
Nous nous situons donc, dans l’optique de cette andragogie éprouvée dans le cadre d’ateliers artistiques, dans une approche de l’apprentissage dite « humaniste », où l’expérience du sensible se situe au cœur de la relation pédagogique.
L’atelier apporte avec lui un contexte propre à la confidence et au témoignage du vécu des personnes détenues. Le travail de la langue fait rapidement accéder les écrivants, tout comme le meneur d’écriture, dans la sphère de l’intime. Ainsi, des participants m’ont-ils conté ce que l’on pourrait appeler « des instants de vie » : leurs instants de bonheur passé aussi bien que des moments extrêmement douloureux, du temps où ils n’étaient pas encore incarcérés. D’autres ont tenu à me faire partager leurs albums de mariage, les photographies de leurs enfants, de leurs familles, ou d’eux-mêmes lorsqu’ils vivaient encore au dehors. Le fait que l’atelier d’écriture soulève des émotions fortes et incite les participants à se dévoiler de manière très personnelle mène également le meneur d’écriture à valoriser et à entretenir des liens psychoaffectifs par le biais de certaines discussions informelles au cours de l’activité. Il doit cependant veiller à rester prudent, car cette proximité peut s’avérer délicate voire dangereuse, a fortiori en milieu carcéral. Sans compter que certaines conversations peuvent n’aboutir à rien d’un point de vue pédagogique, ou vers des dérives programmatiques20. En outre, il arrive fréquemment que des participants s’évertuent à « tester » la patience de même que les limites des intervenants, et ce de différentes manières. Il importe donc de rester vigilant, de respecter le cadre défini en début de cycle et de conserver un certain recul vis-à-vis de l’action artistique, en particulier concernant le niveau de guidance, de même que la relation étroite entretenue avec les détenus. Cette « veille » est un véritable exercice de funambule, dans la mesure où dans les ateliers artistiques, les débordements sensibles peuvent êtres nombreux et s’exprimer sous diverses formes.
Une autre question se pose alors : quelles sont les limites à ne pas dépasser dans l’écriture pour le détenu ? Quelles limites poser aux témoignages reçus ? Comment doit-on, en tant qu’intervenant extérieur, se positionner face à cela ? Bien évidemment, certaines informations personnelles touchant à la sécurité ne doivent pas être divulguées. Certains détenus, notamment ceux en fin de cycle, tiennent à entretenir un lien, et souhaitent communiquer leurs adresses ou leurs numéros de téléphone, ce qui est évidemment proscrit. Ce geste pose également la question de la représentation que des hommes peuvent avoir d’une femme venant en détention, qui constitue parfois la seule présence féminine extérieure qu’ils sont amenés à côtoyer pendant de nombreux mois d’incarcération. L’intervenant, et sans doute plus particulièrement l’intervenante, doit donc veiller à se protéger du transfert, c’est-à-dire de la projection émotionnelle des participants. Mais elle doit de même se prévenir du contre-transfert, qui serait la réaction inconsciente que cette dernière pourrait avoir vis-à-vis des participants en réponse à ce transfert.
Aussi, si pour des raisons évidentes les participants de l’atelier n’ont pas à aborder les raisons de leur incarcération, ni à révéler des informations trop personnelles, le vécu d’avant l’expérience de la prison, de même que le quotidien à l’intérieur de la structure pénitentiaire, finissent indubitablement par transparaître dans leurs productions, et ce, quelle que soit la nature de l’exercice d’écriture proposé en atelier. Au demeurant, la brèche ouverte par l’écriture en atelier fait rapidement émerger la problématique de l’autofiction et de ses possibles débordements, avec laquelle le meneur d’écriture négocie et, le cas échéant, qu’il (ré)oriente pendant la séance. Il arrive ainsi que des personnes vulnérables se mettent en danger en révélant au groupe de manière explicite le délit ou le crime qu’ils ont commis, sans prendre conscience des répercussions potentielles que peuvent avoir de tels aveux. Or le meneur d’écriture ne possède pas de marge de manœuvre dans ces situations, principalement pour deux raisons. Premièrement, il n’a aucun besoin de connaître la raison de l’incarcération des participants afin d’être en mesure de pouvoir travailler avec eux, n’étant ni juge, ni avocat. La connaissance de certains faits peut constituer un frein au travail de groupe, l’intervenant associant malgré lui la personne incarcérée au délit commis, ce qui fait naître en lui un jugement éthique. Deuxièmement, il se doit de conserver une certaine neutralité d’opinion vis-à-vis des écrivants, bannissant tout jugement afin de libérer la parole – quand bien même il pose des limites claires afin de structurer les débats et d’éviter les débordements.
En définitive, quels que soient les sujets abordés, les écrivants savent que leurs confidences seront accueillies dans la bienveillance, et ne seront ni rapportées, ni utilisées contre eux. Tout comme le psychologue possède un devoir de réserve propre au secret médical, nous pourrions avancer que durant les ateliers, l’intervenant doit respecter ce même devoir, que l’on pourrait ici nommer « le secret carcéral ».
En outre, les exercices de mises en voix (également appelées « lectures adressées ») expérimentés en fin de séance induisent ce que l’on pourrait appeler un « partage du sensible », en ce qu’ils mettent en place un partage particulier de l’espace et du temps, mêlant des élans et des échanges entre les personnes d’un même groupe. Citons la définition que donne Jacques Rancière de ce « partage du sensible » :
[…] ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage21.
Ou encore :
Le partage du sensible, c’est la configuration de ce qui est donné, de ce qu’on peut ressentir, des noms et des modes de signification qu’on peut donner aux choses, de la manière dont un espace est peuplé, des capacités que manifestent les corps qui l’occupent22.
De la même manière, l’empathie, qui « consiste à comprendre l’autre, sa situation, ses émotions, tout en restant soi-même »23, tient une place singulière dans cette andragogie, mais également au sein même du processus créatif des ateliers d’écriture. Selon Joëlle Aden, elle peut se matérialiser par une « théâtralisation »24 lors de la lecture de textes littéraires ou personnels, mais aussi lors de débats construits autour de personnages fictifs ou réels. Ce qui rejoint encore une fois l’idée de partage d’un espace émotionnel commun lors de lectures adressées à l’Autre au sein de l’atelier. C’est pourquoi, bien que les membres du groupe n’aient pas tous le même niveau de langue, l’atelier est un lieu où les détenus peuvent prendre la parole en mettant de côté leurs difficultés. Seul compte le partage d’expériences, de vécu et de matériau mémoriel, qui brise les frontières culturelles et interculturelles qui pouvaient jusqu’alors exister entre les écrivants.
Un autre facteur à prendre en compte concernant la participation des personnes détenues aux ateliers d’écriture tient au fait que l’activité leur permet de s’extraire pour un moment, même bref, d’une contrainte carcérale pesante : les nombreux interdits, la discipline stricte, et plus généralement tous les aspects réglementés, voire censurés, de la vie dans un établissement pénitentiaire. L’atelier constitue une zone « libre », un entre-deux permettant une rupture d’avec les autres activités et même d’avec la vie quotidienne. C’est un lieu singulier, où les détenus ont le droit de s’évader mentalement, et où la parole, notamment poétique, est soumise à une moindre censure. Valentin, un détenu du Centre de détention de Bapaume, m’avait confié que l’atelier était pour lui un espace important, car en son sein il avait l’opportunité de montrer à tous sa sensibilité et son amour de l’Art, sans pour autant passer pour un individu « faible » auprès de ses codétenus, alors qu’en dehors, il aurait été très vite « rejeté, mis à l’écart, raillé »25. Durant cette séance, Valentin m’en dit un peu plus : « Vous savez, c’est difficile en tant que personne empathique de vivre dans ces conditions, on ne parle pas facilement de sa sensibilité en prison. Ce qui fait que pour pouvoir écrire et créer, j’ai besoin de m’isoler du monde, de mettre de la musique dans mes écouteurs, de créer une bulle qui me coupe de tout. C’est comme cela que je retravaille les textes écrits en atelier »26.
En conclusion de ces observations, je qualifierai l’atelier d’écriture en milieu carcéral de dispositif à la fois paradoxal et fécond, dans la mesure où il se révèle simultanément émancipateur et révélateur des sensibilités et des vulnérabilités de chacun. L’art permet une remise en jeu de la vie psychique des participants, qui en passe par le plaisir éprouvé à jouer avec la langue, mais aussi la prise de conscience de la portée que peut avoir l’acte de création dans un lieu empêché. Sur le long terme, la pratique de l’écriture revalorise la personne détenue, amenée à reconnaître ses capacités et ses savoir-faire. Pour des personnes incarcérées qui recourent souvent à des actes violents pour se décharger des tensions qui les habitent et éviter ainsi tout ressenti sensible, l’atelier vise à instaurer une dimension de plaisir et de partage dans la rencontre avec le groupe. Ce dispositif de mise en commun propose alors « une expérience de plaisir “licite”, qui ne s’effectue pas au détriment d’autrui, les détenus étant accompagnés dans ce plaisir partagé par l’intervenant au sein de la structure pénitentiaire »27.
En apportant un cadre ainsi qu’une andragogie adaptée au milieu carcéral où il mène son intervention, le meneur d’écriture est à même de concevoir un espace de création sécurisant et fertile. S’appuyant sur une andragogie de la créativité, il espère donner les moyens aux écrivants de se réengager dans un parcours d’apprentissage d’une manière ludique mais non moins structurée et organisée, redonnant souvent goût à l’écriture ainsi qu’à la lecture.
L’écriture et l’exercice cathartique que celle-ci induit favorisent un travail d’introspection et de retour sur soi, qui permet de dépasser le ressassement de l’acte commis, de même que l’adaptation difficile aux conditions de vie carcérales. Au fur et à mesure de l’acceptation de leur parcours, le processus créatif engagé par les participants s’oriente subtilement, et l’écrit se mue en mécanique de projection sur l’avenir, s’orientant vers « l’après », c’est-à-dire vers la réinsertion. On passe alors d’une écriture considérée comme nécessité réparatrice à une écriture qui se fait outil d’émancipation et d’individuation, permettant de laisser une trace vivante de soi et de son vécu. Ce qui, en soi, justifie l’existence même des ateliers d’écriture en milieux empêchés.
[1] Michèle Mailhot, La Vie arrachée, Montréal, La Presse, 1984.
[2] Michel Febrer, Enseigner en prison : le paradoxe de la liberté pédagogique dans un univers clos, Paris, L’Harmattan, 2011.
[3] Joseph DANAN et Jean-Pierre SARRAZAC mentionnent cette appellation dans leur ouvrage commun, L’Atelier d’écriture théâtrale (Paris, Actes Sud, 2012, p. 14.). Néanmoins, il semble que la première utilisation de ce terme soit attribuée à Daniel LEMAHIEU dans son ouvrage Faire faire de la poésie dramatique (sous la direction de Michel CORVIN, 1990).
[4] « L’andragogie », terme souvent utilisé par Malcolm Shepherd Knowles dans ses travaux, définit la Science de l’éducation des adultes. Il s’agit de prendre en compte les particularités et les besoins d’apprentissage propres à la formation des adultes qui, contrairement aux enfants, bénéficient déjà de certains savoirs tirés de l’expérience. Carl Rogers et Abraham Maslow, tout comme Malcolm Shepherd Knowles, sont également des précurseurs en termes d’andragogie.
[5] Charles BAUDELAIRE, Lettres 1841-1866, Paris, Mercure de France, 1906 (Lettre à Armand Fraisse, datée du 19 février 1860).
[6] Georges PEREC, Georges Perec : des règles pour être libre, dans Entretiens et conférences, vol. 1 : 1965-1978, Paris, Editions Joseph K. p. 208.
[7] Id.
[8] Jean HOUSSAYE, Le Triangle pédagogique : les différentes facettes de la pédagogie, Paris, ESF Éditeurs, 2014.
[9] Ibid.
[10] Olivier REBOUL, La Philosophie de l’éducation, Paris, Presses Universitaires de France, 1971, p. 56-57.
[11] Isabelle PUOZZO, Pédagogie de la créativité : de l’émotion à l’apprentissage, Paris, Éducation et socialisation, OpenEdition Journals, Les Cahiers du CERFEE, 33/2013.
[12] Le terme « catharsis » est ici employé dans sa plus pure définition aristotélicienne, en référence à la façon dont l’âme est purgée de ses émotions excessives et de ses passions par le spectacle.
[13] Voir notamment l’ouvrage de référence de Jean-Pierre KLEIN, L’Art-Thérapie, Paris, Presses Universitaires de France, 11e édition mise à jour, janvier 2019.
[14] Olivier REBOUL, op.cit., p. 56-57.
[15] Voir Todd LUBART, Psychologie de la créativité, Paris, Édition Armand Colin, 2003.
[16] Ibid., p. 59.
[17] Id.
[18] Stephen Scott BREWER. Un regard argentique sur l’anxiété langagière, 2010, dans Joëlle ADEN, Trevor GRIMSHAW et Hermine PENZ (dir.), Enseigner les langues-cultures à l’ère de la complexité : approches interdisciplinaires pour un monde en reliance, Bruxelles, Peter Lang, p. 75-88.
[19] Isabelle PUOZZO, op. cit.
[20] « Dérives programmatiques » signifie que l’on peut être amené à s’éloigner du programme pédagogique initialement prévu.
[21] Jacques RANCIÈRE, Le Partage du sensible et des rapports qu’il établit entre politique et esthétique, Paris, La Fabrique Éditions, 2000.
[22] Ibid.
[23] Joëlle ADEN, Compétences interculturelles en didactique des langues : développer l’empathie par la théâtralisation, dans ADEN J. (dir.), Apprentissage des langues et pratiques artistiques, Paris, Manuscrit Recherche – Université, 2008, p. 67-101.
[24] Ibid., p. 68.
[25] Valentin, Centre de détention de Bapaume, 2018.
[26] Ibid.
[27] Bernard PETIGAS, Engagement relationnel et bénévolat en milieu carcéral : du don et de la reconnaissance en institution totalisante, Thèse dirigée par Philippe CHANIAL, laboratoire CERReV (EA 3918), Spécialité Sociologie-Démographie, Université de Caen Normandie, soutenue le 01/09/2017.
Résumé
Cet article expose la problématique des ateliers d’écriture expérimentés avec un public carcéral, de même que les méthodes de travail qui en découlent. L’autrice, se basant sur la théorie ainsi que sur son expérience de terrain, présente dans un premier temps la structure et le cadre constituant l’atelier. Puis, elle aborde les possibilités de réappropriation de la langue par le biais ludique et libérateur que génère l’écriture créative. Cela la pousse à tenter de comprendre le rôle riche et subtil qu’endosse le meneur d’écriture, entre expert, guide et aidant, l’amenant à développer ce qu’elle appelle une andragogie de la créativité. Enfin, pour clore cette réflexion, l’autrice explore la notion de limites qu’il est nécessaire d’imposer dans un tel dispositif, tant en ce qui concerne le cadre de l’intervention en lui-même que dans les échanges que l’écriture engendre, parfois complexes mais souvent teintés d’une richesse rare.
Abstract
This article sets out the issues involved in writing workshops with prison inmates, and the resulting working methods. Drawing on theory and her own experience in the field, the author begins by presenting the structure and framework of the workshop. She then discusses the possibilities for reappropriating language through the playful and liberating process of creative writing. This leads her to try and understand the rich and subtle role played by the writing leader, who is somewhere between expert, guide and helper, leading her to develop what she calls an andragogy of creativity. Finally, the author explores the notion of the limits that need to be imposed in such a system, both in terms of the framework of the intervention itself and in the exchanges that the writing generates, which are sometimes complex but often tinged with a rare richness.
Manon PICARD
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