Afin d’évoquer les pratiques de lecture et d’écriture des personnes détenues, je me situerai selon deux points de vue. D’une part, en tant que coordinatrice socioculturelle travaillant au sein du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP) dans un centre de détention pour « détenus longues peines », je suis à même de saisir certains enjeux liés à la lecture et à l’écriture1, qui apparaissent comme autant d’espaces d’expression relevant de l’espace symbolique de la culture. D’autre part, en tant que chercheuse ayant réalisé une thèse en Sciences de l’Éducation sur les dynamiques identitaires en longue peine via une approche clinique éducative et narrative (2022), j’ai été confrontée aux enjeux de la médiation de l’écriture de soi et à l’impact du récit de soi – sorte « d’ardoise magique » permettant l’émergence d’une narractivité liée à la langue (je reviendrai sur ce terme).
J’évoquerai donc ce contexte particulier de la peine de prison depuis deux types de pratiques : les pratiques culturelles de la lecture et de l’écriture, qui relèvent d’un choix et forment bordure ; les pratiques de soi2, plus précisément du récit de soi, qui inscrivent le sujet dans une historicité par le biais de la clinique éducative. J’aborderai ces deux « espaces à soi » dans l’idée de distinguer ce qui en fait un geste appelant le sujet existant depuis sa pratique de la langue, qu’elle soit lue, parlée ou écrite. Ce qui lie profondément ces deux espaces, c’est le fait de considérer l’existence humaine comme étant inscrite dans une pratique continuelle de lecture (du monde/de soi) et d’écriture (de soi/du monde). Ce geste d’exister, et surtout le fait de savoir le porter, n’est pas un acte anodin. Il s’agit d’un geste qui signifie son existence au monde ; or, exister ainsi en tant qu’humain influe sur la réalité : autant sur l’interprétation de ladite réalité (lecture du monde), que sur la création de celle-ci par l’agir humain (écriture du monde). Le phénomène agit en retour sur l’humain lui-même de la même manière (celui qui porte l’acte et tous les autres qui auraient pu/pourraient le porter) Ce geste d’interprétation, je propose de le nommer « narractivité ». S’il est potentiellement commun à tous les humains, il se révèle plus ou moins présent à la conscience du sujet. Dans mes approches, professionnelle et scientifique, c’est à partir de lui que j’envisage les phénomènes qui se présentent, et que j’établis le cadre relationnel avec les personnes détenues, comme, dans la mesure du possible, avec les personnels.
Je commencerai par évoquer le contexte de la prison et le statut des actions pédagogiques et éducatives. Ce rappel est indispensable pour réfléchir aux dispositifs d’action et de recherche déployés et à ceux qui pourraient/devraient pouvoir l’être.
Du fait de mes travaux de recherche et de l’exercice de mes fonctions, j’ai rapidement essayé de comprendre quelles étaient les attentes du terrain vis-à-vis des actions socioculturelles à destination des détenus : l’Administration Pénitentiaire attend d’elles et des enseignements en prison qu’ils aient un effet sur la récidive3 et la réinsertion. Je ne détaillerai pas l’historique de ces actions4, me contentant d’en rappeler les grandes lignes. Quant aux Protocoles diversement mis en place par les ministères de la Culture, de l’Éducation Nationale et de la Justice, je soulignerai que, depuis les années 1980, ils ont pu aboutir à l’institutionnalisation d’un dialogue tripartite qui a conduit à la restructuration des bibliothèques et la mise en place d’activités culturelles (ainsi plusieurs articles concernent-ils l’action socioculturelle dans le Code de procédure pénale). Non seulement, l’intervention (au sens d’une action moralement utile) et/ou l’action culturelle (au sens d’une action politiquement active) en prison bénéficient aujourd’hui d’une reconnaissance institutionnelle qui prend acte de leur nécessité, mais elles se normalisent, sur le modèle de l’action culturelle pour les publics extérieurs à la prison. Les activités socioculturelles en prison entrent également dans le cadre des Règles Pénitentiaires Européennes (RPE)5.
La démocratie culturelle contribuant à l’adoucissement de l’exécution de la peine et à son individualisation, elle avalise une action socioculturelle qui, par contrecoup, justifie la peine comme moyen de réadaptation. Or cette justification utilitariste, considérant la peine comme un « traitement » devant permettre au coupable de « réagir » et de « s’améliorer » pour se réintégrer dans la société, trouve dans l’enfermement pénal une situation adéquate. Ainsi, l’intervention/l’action culturelle ne seraient-elles paradoxales qu’en apparence : un paradoxe qui verrait se télescoper la logique punitive propre à la prison et l’adoucissement de la peine, sorte de neutralisation des effets attendus (à savoir que l’individu « paye sa dette à la société », comprenne ses erreurs et « ne recommence plus »6 parce qu’il a changé).
Dans leur grande majorité, les personnels de surveillance reconnaissent aux projets culturels menés en prison un aspect occupationnel permettant de pacifier le climat carcéral (« Pendant qu’ils sont aux activités, ils ne nous font pas suer »)7. Quant aux agents d’Insertion et de Probation (CPIP), s’ils valorisent verbalement l’aspect éducatif de tels projets – leur reconnaissant des bénéfices en termes de socialisation, d’élargissement de l’horizon ou de valorisation de soi –, dans les faits, j’ai pu constater qu’ils ne mobilisaient pas ces dimensions dans leur travail d’accompagnement des personnes détenues. De fait, personnels de surveillance comme agents d’insertion et de probation parlent d’ « activités » et non d’ « actions ». Par là, l’action socioculturelle en détention souffre d’une instabilité et d’un manque de visibilité et de légitimité institutionnelle renforçant l’effet de personnalité8 des coordinateurs socioculturels. Cette fragilité institutionnelle influe également sur l’impact de la participation des personnes détenues, qui bricolent ainsi de façon autonome leur rapport « au socio »9. Selon leur degré d’autonomie réflexive, elles investissent différemment leur statut en détention, plus ou moins affirmé et stable en fonction de leur rapport avec les autres détenus et les surveillants, mais aussi en fonction du moment de leur incarcération (traversée d’un moment positif ou négatif relatif à leur projet d’aménagement de peine, relations avec leur famille, etc.). Par ailleurs, le temps déjà passé en détention conditionne leur comportement (selon qu’elles ont passé deux, douze ou vingt-cinq ans en détention, l’investissement diffère).
En observant les modalités différentes d’investissement dans les actions et projets pendant ma thèse, il m’a semblé que l’on pouvait utilement mobiliser le terme de « médiation » et s’appuyer sur ce que les chercheurs avaient pu en dire. J’ai en effet constaté l’importance qu’il y avait à distinguer les situations d’actions culturelles qui n’étaient pas des médiations de celles qui pouvaient l’être. En l’occurrence, une dimension clinique apparaissait dans les actions culturelles que l’on pouvait qualifier de « médiations » ayant des impacts identitaires potentiels, parce qu’elles mobilisaient une forme d’herméneutique mettant en œuvre des modalités de « reprise du récit de soi »10. Ainsi, dans les actions que l’on peut qualifier de « médiations », constate-t-on chez les personnes une activation de la narractivité et donc la mise en œuvre de l’activité d’interprétation.
Serge Chaumier et François Mairesse considèrent la médiation culturelle comme n’étant ni « explication », ni commentaire surajouté à l’objet culturel, ni démonstration de la génialité de l’objet, ni outillage référentiel, mais bien aménagement des conditions d’une rencontre toujours dynamique entre des subjectivités mouvantes et créatrices11. Le caractère stimulant de la médiation vis-à-vis des sensibilités et de singularités en construction se révèle en effet fondamental. C’est une certaine façon d’être au monde qui est proposée, par l’expérimentation, qui produit quelque chose (un texte, une parole, une présence, etc.), potentiellement de l’action dont la personne pourrait se dire porteuse : autant la personne qui propose (le médiateur / la médiatrice) que celles qui disposent (« bénéficiaires »). Il s’agit de se mettre dans une situation dont « on » (indéterminé) pourrait rendre compte, car elle aurait été vécue de part et d’autre en place d’acteur, au moins une fois, « hic et nunc ». Il s’agit de pouvoir ou non proposer un processus créatif et évolutif.
J’ai étudié la portée en prison de cette forme de médiation et son impact sur les recompositions identitaires. Il m’est apparu qu’ils variaient beaucoup selon le niveau de développement des compétences psychosociales de chaque détenu. Le système carcéral, cependant, ne favorise pas l’investissement identitaire, existentiel, exploratoire, réflexif des actions de cette nature proposées en prison. En d’autres termes, s’il y a réellement « médiation », cela tient quasi exclusivement à l’intentionnalité de la personne détenue elle-même à ce moment-là12.
J’avancerais donc que la médiation culturelle se situe à la frontière du champ social, du champ culturel et de celui de la régulation. De plus, les fins de la médiation s’inscrivent dans un espace particulier situé entre l’espace public et l’espace privé, tous deux liés par une même nécessité de disposer de la reconnaissance de chaque acteur de la médiation culturelle (professionnels et publics). Les médiations en prison, quand elles adviennent, peuvent donc être qualifiées de façon qualitative comme des « pratiques de soi ». Elles mobilisent en effet deux aspects essentiels de la pratique de soi : le développement de la capacité à interpréter le monde et la parole qui advient.
Ce faisant, il ne s’agit pas de révéler par le langage ce qui était enfoui ou refoulé (le médiateur n’est ni psychologue, ni éducateur), mais de créer de la pensée et de faire prendre conscience13. C’est par le langage élaboré par le groupe pour verbaliser les pensées, les intuitions, les idées informes, que la médiation existe et permet à l’individu d’être acteur de son rapport à la culture, grâce au récit social en train de se faire, autour d’un objet lui-même rendu créatif par sa manipulation par le discours. Ici, une dimension sociologique entre en ligne de compte, car si tout humain est pris dans le langage, les discours qui l’habitent diffèrent. C’est pourquoi les théoriciens de la médiation mobilisent des analyses sociolinguistiques sur l’étendue des registres d’expression participant à l’élaboration du discours sur l’objet culturel. Ainsi prennent-ils en compte les « codes restreints »14 de certains publics (publics dits « empêchés », « éloignés » de la culture) dans une optique de réduction des inégalités sociales amenant certaines catégories à ne pas disposer d’autant d’instruments d’expression symbolique que d’autres, et donc limitées dans leur évolution sociale et culturelle. Dans cette optique, nous comprenons que dans les situations où un objet culturel est proposé, il s’agit également de permettre aux individus d’élargir le spectre des éléments du langage qui sont les leurs afin de leur donner la possibilité d’exprimer leur ressenti et d’élaborer leur pensée. L’objet culturel (comme l’écriture par exemple) est alors investi dans le champ de la médiation d’un potentiel d’émancipation et de libération de soi qui fait de la culture l’antonyme de l’enfermement. Les personnes détenues verbalisent parfois ce « manque de mots » pour elles douloureux (« je dis toujours les mêmes choses », « j’ai plus envie d’écrire », « j’arrive pas à bien dire ce que je veux »15, « on peut pas voir la situation si on n’a pas les mots pour savoir ce que c’est »)16, et le reconnaissent moteur dans leur volonté de participer à certaines médiations.
Je parlerai ici d’implication, au double sens d’un état (être impliqué) et d’une dynamique (s’impliquer). En effet, tout être humain, détenu ou non, est d’abord impliqué dans le monde : par ses héritages, son éducation, sa formation, son métier, son genre, sa langue, etc. La première dimension de l’implication implique donc, de la part des « animateurs », une certaine posture dans le contexte des actions socioculturelles et d’enseignement en prison : il leur faut faire avec les modalités d’implication des personnes et leur laisser la marge de manœuvre nécessaire à une conscientisation de celles-ci. C’est possible, et cela se produit lors des multiples micro-choix qui ont lieu durant un atelier ou un cours (pourquoi je ne vais jamais au théâtre, mais toujours aux conférences ; pourquoi je choisis les cours de mathématiques plutôt que de philosophie ; pourquoi j’écris lors des séances d’atelier et jamais en cellule, etc.). La seconde dimension (i. e. s’impliquer) concerne l’activation du « transfert » ou, pour le dire autrement, la labilité psychique. Elle demande de mobiliser une énergie psychique qui concerne la première dimension de l’implication (les héritages, les traces du monde en nous) pour être en mesure de recomposer des associations mnésiques. C’est ici que le caractère de médiation de l’action prend tout son sens : lorsqu’il est proposé à l’individu un espace où s’approprier une pratique sociale qui permette de laisser une trace en lui (le former, le déformer, le réformer).
Dans ce cadre, certaines actions / certains mediums culturels peuvent avoir plus d’impact que d’autres : en l’occurrence, ceux qui mobilisent l’action sont particulièrement efficients. Je donnerai à titre d’exemple : le théâtre, la pratique musicale, la danse, et bien sûr l’écriture – écrire permettant de construire une distance par rapport à ses implications. De fait, j’ai pu observer que faire le choix d’écrire pour explorer ses implications n’était pas anodin. De nombreux détenus le font là où je travaille, par eux-mêmes ou avec les psychologues (dans les actions culturelles, je leur demande aussi parfois d’écrire quelques mots sur ce qu’ils ont vécu). Cela peut prendre plusieurs formes : des journaux intimes, des recueils de pensées, des carnets de notes sur ce qu’ils lisent ou apprennent lors de conférences, en atelier ou en cours, des textes relatifs à leur incarcération (parfois édités), de longues lettres à leurs proches ou au « courrier de Beauvais » (correspondants inconnus des détenus sur le modèle des visiteurs de prison) ; cela peut être le cas aussi lors de participations à des concours d’écriture ou de dessin. Ils nous les font parfois lire. La littérature est souvent mobilisée dans les actions socioculturelles (mêmes celles qui ne portent pas directement sur un objet littéraire), et j’ai constaté qu’elle offrait un espace d’exploration des expériences-limites qui constituent l’expérience humaine, l’œuvre permettant une médiation entre le singulier et l’universel. Je l’ai mobilisée dans ma recherche (lors d’échanges individuels avec une quinzaine de détenus à qui j’ai demandé de réfléchir à ce qu’ils avaient appris d’existentiel à l’occasion de leur peine de prison, et avec un groupe de cinq détenus à qui j’ai proposé de réfléchir à l’humain dans sa relation à l’autre). C’est à ce titre que je parle d’ « éducation narrative » selon une approche clinique.
C’est là qu’il est possible de différencier les situations pouvant relever des « pratiques de soi » et celles qui ne le sont pas ou peu, tant au niveau des actions socioculturelles que des situations proposées aux personnes détenues dans le cadre de dispositifs de formation, de travail, etc. J’ai ainsi noté une différence entre des situations où il s’agit de participer à des « activités » (« pour s’occuper », « pour sortir de cellule », « pour voir des gens » …)17 et des situations de « médiations » où les détenus investissent une intention, une demande singulière (« mieux se connaître », « découvrir de nouveaux moyens d’expression », essayer de « s’habituer aux moments en collectif »…)18. Ils ont pu verbaliser cette différence de puissance des projets et j’ai constaté un lien entre la nature de leur investissement et le travail de recomposition identitaire qui s’en est suivi. La dimension émancipatrice des médiations n’était pas sans influence dans le processus, de même que la durée déjà passée en détention (plus longue elle était, moins la « souplesse existentielle » s’exprimait). Enfin, même si cela peut paraître évident, il faut préciser que, tant pour les « activités » que pour les « médiations », les effets ne sont pas identiques pour l’ensemble des participants (une action pouvant donc participer de ce que j’appelle « médiation », tout en n’étant pas investie comme un espace offrant l’occasion d’un travail sur soi par certains participants).
Je terminerai en reliant ce qui vient d’être évoqué avec mon approche de la narractivité. Mon intention, via les actions culturelles en prison, est de mobiliser ce que le langage induit / produit en chaque humain (parce qu’il y est immergé dès sa naissance) comme activité d’implication (d’interprétation, plus précisément). Je ne le fais pas dans un cadre thérapeutique mais éducatif, sollicitant les personnes détenues quant à leur rapport aux situations proposées et aux objets culturels qui leur sont présentés. Il s’agit d’abord d’engager la personne dans un espace-temps, c’est-à-dire, d’une part, de l’amener à se positionner vis-à-vis d’elle-même (ce qu’elle va se raconter d’elle-même quant au vécu de ce moment et ce qu’elle va en raconter aux autres), et d’autre part de l’amener à se positionner vis-à-vis de l’objet culturel en présence duquel elle (s’)est placée (littérature, arts plastiques, danse, musique, etc.). Les questions sont : qui suis-je ? Qui ai-je envie de devenir ? Qu’est-ce que je cherche ? Puis, une fois que la relation est créée, que l’investissement est sensible, il s’agit de l’amener à se faire observatrice de ses positionnements durant l’action, et de les réfléchir dans la perspective de son parcours de vie : c’est ici qu’entre en jeu l’aspect réflexif, et par là la dimension d’ « apprentissage existentiel ». Cet apprentissage, je propose de le considérer comme l’apprentissage de la narrativité en tant qu’espace d’émergence et de développement de la conscience de soi (en lien avec la notion de créativité de soi). Les questions sont ici : qui pourrais-je encore devenir ? Qu’elle est ma contribution au monde lorsque j’agis ? Quelles valeurs / quelle éthique est-ce que je défends / porte dans mon implication au monde ?
Or, cet apprentissage s’avère particulier dans le contexte de la peine de prison. Les personnes concernées et le mode d’être en milieu carcéral se situent à un endroit singulier de la vie collective, dont il faut tenir compte. D’abord, cet apprentissage est proposé à des personnes dont les capacités d’historicité et de projection vers un avenir « socialement compatible » se trouvent « mises à l’épreuve »19 du fait du jugement initial prononcé et du mode de vie carcéral20. De plus, l’initiative et l’autonomie sont suspectes en prison. Dans ce contexte, le lien entre faire et se faire renvoie à la question de pouvoir ne pas (se) faire, du fait de la place problématique de l’action et de la potentialité à agir.
Or, j’ai observé un phénomène particulier, que je propose de qualifier d’élan ou d’émoi éthique, lié à ce contexte de vie si particulier, notamment en termes de contraintes induites sur l’agir. Dans ma thèse, j’ai essayé de comprendre le lien entre un se faire passant par un élan éthique (que j’ai constaté) et les contraintes actantielles du mode de vie carcéral. Est-ce la souffrance ou la détresse qui agit sur la personne ? Les deux ? La question reste ouverte pour moi aujourd’hui. Mais ce qui reste envisageable, c’est la possibilité d’une non-carcéralisation ou d’une décarcéralisation de la construction identitaire21 via une médialité liant récit de soi et travail sur l’éthique.
Se pose toutefois le problème de la pertinence de ladite médialité performative sur le plan existentiel en milieu carcéral. En effet, ce dernier amène le discours sur soi (sollicité sans arrêt) à la sclérose des récits, soit à une réponse calquée sur l’attente de l’institution (plutôt que d’enclencher une réelle introspection), voire à une centration sur soi. C’est là que se pose la question du se faire. Pour mobiliser cette énergie, j’ai cru, au regard du contexte, devoir amener les personnes concernées dans l’acte d’une (re)construction de soi via un travail de mise en récit. J’ai observé que, dans la configuration carcérale, il restait malgré tout aux sujets un espace d’action possible (certains l’ont explicitement écrit), et donc de construction de soi, à l’endroit de la narractivité : soit l’espace où la créativité existentielle du sujet peut se trouver activée. Là, se produit un phénomène qui me paraît être au cœur de l’acte d’une clinique narrative et éducative : un acting, exprimant les aspirations singulières du sujet en une forme racontable et donc soutenable dans le collectif. Selon moi, ce phénomène permet de faire face aux incessantes « interpellations »22 parsemant le parcours biographique de chacun, qui toutes répondent à la question « Qui es-tu ? ». Or ce phénomène est particulièrement saillant chez les personnes incarcérées. Mais, s’il est à l’œuvre, le sujet peut être appelé à une certaine place d’où peut émerger un « état créateur »23. Par l’histoire que je peux raconter de « Moi » (« Moi » passé, présent, désiré), « Je » peux faire acte de coalescence. Cette démarche inscrit en outre le sujet de parole dans un se faire re-connaître comme humain, le récit étant élaboré par et pour « la parole donnée »24 à l’Autre. Il ne l’est pas « pour rien » : en retour, il est attendu que cet autre nous voie, nous entende. Nous cherchons, avec le récit, à nous faire voir / nous faire entendre comme objet de l’attention d’au moins un autre, qui nous renvoie à ce que nous serions / désirerions être. Pour des prisonniers ou n’importe quel sujet, cet impératif se pose irrémédiablement, radicalement, catégoriquement, dans un « temps logique »25, implacable.
La thèse n’a évidemment pas clos ma réflexion sur les conditions structurelles de la formation de l’acteur, que je posais à partir de cette question de départ : dans quelle mesure le récit de vie, mobilisé dans une démarche clinique narrative et éducative, peut-il permettre de mieux comprendre comment se traduisent, chez les personnes placées sous main de justice, les recompositions identitaires qui s’opèrent à l’occasion de leur parcours de peine ? Il faudrait poursuivre la recherche pour comprendre ce que le contexte carcéral fait peser comme contraintes sur cet apprentissage de « l’adresse à l’autre » et leurs effets. L’émoi éthique puis l’élan résultant d’un travail de la parole adressée qui se sont manifestés chez certaines personnes détenues avec lesquelles j’ai travaillé (et travaille encore) dit quelque chose de ce qui institue le sujet. Le travail sur la langue, qui constitue chacun, par une recherche biographique orientée par une approche clinique éducative et narrative place le sujet dans un rôle d’acteur et l’incite à développer son historicité. Une telle démarche le pousse à exprimer la « raison narrative » humainement partagée dans le « langage du récit » qui est le signifiant du sujet. Ce « parlêtre » (Lacan) ou cette « identité narrative » (Ricœur) peuvent se construire dans et par la répétition, qui réinscrit le sujet dans sa parole. C’est ce qui fait l’être parlant, qui tente sans cesse par le langage et le récit de s’expliquer sur la marque qu’il porte, de s’exprimer à propos de cette marque, de ne cesser de négocier avec elle. Or, n’est-ce pas là que l’être apprenant rejoint l’être désirant ? Dans le nouage de l’apprentissage et de l’invention du désir, le spectaculaire ouvrant au lacunaire, à l’accroc : autrement dit, à la « créactivité ».
Les premières bibliothèques se sont ouvertes à la fin du XIXe siècle et les premières activités culturelles ont peu à peu vu le jour, assurées par des instituteurs et des aumôniers en milieu carcéral. Il faut attendre le début des années 1980 pour voir se développer des séances de cinéma, des concerts, des représentations théâtrales, des ateliers (de photographie, peinture, lecture et écriture). En 1976, la Direction de l’Administration Pénitentiaire (DAP) rédige une note à l’intention des Directions Régionales des Services Pénitentiaires (DRSP), qui encourage le développement d’actions culturelles en milieu carcéral, ainsi que la sensibilisation des personnels pénitentiaires. Il s’agit des prémices d’une politique culturelle à destination des personnes placées sous main de Justice. En 1982, la circulaire du ministère de la Culture sur « le développement des activités culturelles en milieu carcéral » inscrit le monde de la culture dans une démarche active et volontariste en incitant ses services à établir des relations avec les Directions Régionales des Services Pénitentiaires (DRSP) et les Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC). À partir de là, le dialogue a pu s’institutionnaliser entre les deux ministères, ce qui a conduit à la restructuration des bibliothèques et à la mise en place d’activités culturelles : plusieurs articles concernent « l’action socioculturelle » dans le Code de procédure pénale (Code de procédure pénale, articles 717, 717-1, D366, D373, D379, D383, D440, D441, D441-1.). En 1985, ont lieu les Rencontres internationales de Reims sur « la culture en prison », qui permettent de définir les orientations politiques du premier protocole d’accord de janvier 1986 et seront reprises dans le second de 1990, entre le ministère de la Justice et le ministère de la Culture. Ce sont ces protocoles qui vont définir les cadres juridiques et légaux du développement culturel en milieu pénitentiaire. Celui de 1986 concerne aussi les personnes suivies en milieu ouvert, soit toutes les personnes placées sous main de justice, et définit quatre objectifs : favoriser la réinsertion des détenus, encourager les prestations culturelles de qualité, valoriser le rôle des personnels pénitentiaires, sensibiliser et associer les instances locales aux actions culturelles. On considère que le protocole de 1990 renforce celui de 1986, en s’attachant à déterminer les principes de fonctionnement du développement culturel en milieu pénitentiaire : l’inscription territoriale des actions culturelles, la professionnalisation des intervenants, l’élaboration d’une programmation culturelle annuelle de qualité, l’évaluation des actions mises en œuvre. Le protocole Culture / Justice de 1990 explicite clairement les objectifs du partenariat entre les deux ministères. Pour le ministère de la Justice, il s’agit, « par la diffusion et le déploiement de pratiques culturelles et artistiques, de prévenir les difficultés d’insertion ou de réinsertion que peuvent rencontrer des personnes confiées à ses services à la suite d’une décision de justice ». Quant au ministère de la Culture, il compte dans ses missions premières celles de « promouvoir la création et de favoriser l’accès de tous à l’art et à la culture, notamment de ceux qui se sentent exclus en raison d’une situation sociale, géographique ou personnelle défavorable, par une plus large diffusion des œuvres et une pratique plus soutenue des différentes disciplines. La confrontation du public le plus diversifié avec la création est essentielle : celle-ci ne vit en effet que de cette rencontre ». Ainsi les préoccupations des deux ministères se rejoignent-elles dans « une volonté commune de lutter contre les exclusions en assurant, sous les formes les plus diverses et les plus exigeantes, la rencontre entre un public en difficulté, les créateurs, et le champ culturel dans son ensemble. » L’année 1992 voit l’émission d’une circulaire méthodologique régissant le fonctionnement des bibliothèques et le développement des pratiques de lecture dans les établissements pénitentiaires. Les deux ministères y définissent trois principes : la compétence, l’extériorité des personnes intervenantes, l’inscription des actions entreprises dans leur environnement local (commune, département, région).
Les RPE (Règles Pénitentiaires Européennes) indiquent que « les détenus doivent être autorisés à communiquer avec les médias, à moins que des raisons impératives ne s’y opposent au nom de la sécurité et de la sûreté, de l’intérêt public ou de la protection des victimes, des autres détenus et du personnel » (RPE 24.12), le « régime prévu pour tous les détenus doit offrir un programme d’activités équilibré » (RPE 25.1), « des activités correctement organisées – conçues pour maintenir les détenus en bonne forme physique, ainsi que pour leur permettre de faire de l’exercice et de se distraire – doivent faire partie intégrante des régimes carcéraux » (RPE 27.3), « [l]es autorités pénitentiaires doivent faciliter ce type d’activités en fournissant les installations et les équipements appropriés » (RPE 27.4), « [l]es autorités pénitentiaires doivent prendre des dispositions spéciales pour organiser, pour les détenus qui en auraient besoin, des activités particulières » (RPE 27.5), « des activités récréatives – comprenant notamment du sport, des jeux, des activités culturelles, des passe-temps et la pratique de loisirs actifs – doivent être proposées aux détenus et ces derniers doivent, autant que possible, être autorisés à les organiser » (RPE 27.6), « les détenus doivent être autorisés à se réunir dans le cadre des séances d’exercice physique et de la participation à des activités récréatives » (RPE 27.7), « [c]haque établissement doit disposer d’une bibliothèque destinée à tous les détenus, disposant d’un fonds satisfaisant de ressources variées, à la fois récréatives et éducatives, de livres et d’autres supports » (RPE 28.5), et enfin que le projet d’exécution de peine « doit prévoir dans la mesure du possible : un travail, un enseignement, d’autres activités, et une préparation à la libération » (RPE 103.5).
[1] Plus généralement, ma situation me permet de prendre la mesure des enjeux liés aux activités dites « culturelles ». Je reviendrai sur cette qualification.
[2] Par « pratiques de soi », j’entends un concept issu des « techniques politiques des individus » théorisées par Michel Foucault et définies comme autant de techniques à travers lesquelles les individus se transforment eux-mêmes et deviennent des sujets. En d’autres termes, ces pratiques, loin de n’être que de simples « supports », sont ce par quoi et ce dans quoi une subjectivité trouve sa forme (Michel FOUCAULT, L’Herméneutique du sujet, présentation au Collège de France, 1982, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2001.). Voir aussi sur ce point dans notre optique de recherche : Mireille CIFALI, Florence GIUST-DESPRAIRIES et Thomas PÉRILLEUX (dir.), Processus de création et processus cliniques, Paris, PUF, 2015, plus spécifiquement l’article de Christine DELORY-MOMBERGER, « Approche clinique d’une pratique artistique de formation de soi ». Voir également Christine DELORY-MOMBERGER, « La photographie comme médiation biographique d’une mémoire individuelle et collective », in Alejandro ERBETTA et François SOULAGES (dir.), Art et reconstruction, Paris, L’Harmattan, 2017.
[3] Les études sur les sortants de prison sont rares, car ceux-ci sont difficiles à suivre et parce que des interdictions légales limitent les possibilités d’investigation (mesure d’amnistie). Nous n’avons pas de chiffres pour le terrain. Pourtant plusieurs études mobilisant des moyens détournés (enquêtes dans les centres d’hébergement) ont permis d’approcher la question de la récidive. Les sociologues ont ainsi pu établir qu’un passé carcéral complique le retour à l’emploi et que le risque est grand de se trouver à nouveau incarcéré.
[4] Nous renvoyons à l’annexe 1.
[5] Nous renvoyons à l’annexe 2.
[6] Propos de CPIP et de surveillants entendus sur le terrain pendant la thèse.
[7] Propos d’un surveillant à la coordinatrice socioculturelle, 2019.
[8] Lors de la recherche de M2, nous avions étudié ce que le sentiment d’illégitimité observé chez certains détenus en matière d’espaces et de propositions « culturels », même au cours d’une incarcération de longue durée, pouvait susciter individuellement de perméabilité à la personnalité du coordinateur culturel/de la coordinatrice culturelle, autrement dit de perméabilité à la personnalité de celle/celui mis en position de devoir mettre au travail cette forme de transfert. Il y a ici un rapport de rejet ou d’identification au professionnel qui incarne cette place, phénomène qui semble pouvoir être compris comme un effet institutionnel.
[9] C’est ainsi que les détenus et les personnels appellent les actions qui sont proposées hors du soin (« US »), des cours de l’Éducation Nationale (« le scolaire »), des PPR du SPIP (« groupe SPIP »), ou du parcours d’exécution de peine (« Le PEP »). Ce vocable est donc, comme d’autres, un objet d’enjeux pour qualifier ces dispositifs/projets : « socioculturels » / « culturels » ne renvoient pas au même projet politique, ni aux mêmes financements, ni aux mêmes critères d’évaluation. Et cela vaut parce qu’il s’agit d’en rendre compte à « l’autorité judiciaire » (JAP) qui décide en dernière instance du maintien en détention plus ou moins longtemps et/ou d’un aménagement de peine à mettre en œuvre.
[10] Christine DELORY-MOMBERGER, « Recherche biographique et récit de soi dans la modernité avancée », in Christine DELORY-MOMBERGER et Christophe NIEWIADOMSKI (dir), La mise en récit de soi. Place de la recherche biographique dans les sciences humaines et sociales, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2013.
[11] Serge CHAUMIER et François MAIRESSE, La médiation culturelle, Paris, Armand Colin, 2013.
[12] C’est en cela que la possibilité d’une verbalisation de la « demande » en matière de participation m’est apparu fondamentale, de même que le travail de / avec cette demande jusqu’au moment final du bilan.
[13] « Prendre conscience » au sens de « s’emparer » de sa conscience pour le sujet, de pouvoir « se penser », et se poser des questions sur ce qui se passe pour soi-même : « Si la communication exerce une fonction de médiation dans l’espace social, c’est qu’elle organise et structure les expressions des appartenances dont les acteurs sociaux se réclament dans l’espace social » (Bernard LAMIZET et Ahmed SILEM, Dictionnaire encyclopédique des sciences de l’information et de la communication, Paris, Ellipses, 1997).
[14] Basil BERNSTEIN, Langage et classes sociales. Codes sociolinguistiques et contrôle social, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
[15] Propos d’un détenu recueillis en entretien en 2019 lors de son engagement dans une médiation théâtrale reposant sur l’étude et l’interprétation du Discours aux animaux de Valère Novarina.
[16] Propos d’un détenu pendant le Groupe d’Implication et de Recherche mené au centre de détention en mars 2020.
[17] Propos de détenus recueillis en entretiens en 2020.
[18] Propos de détenus recueillis en entretiens en 2020.
[19] Danilo MARTUCCELLI, Forgé par l’épreuve, Paris, Armand Colin, 2006.
[20] Corinne ROSTAING,« La compréhension sociologique de l’expérience carcérale », Revue européenne des sciences sociales, Genève, 2006.
[21] Les personnes détenues sont sujettes à une forme d’« assignation biographique » par l’ensemble du système pénal qui les questionne constamment sur les liens qu’elles peuvent faire entre ce qu’elles sont et ce qu’elles ont fait / feront. De la sorte, ce questionnement émanant de l’institution porte essentiellement sur la recherche de causalité entre leur agir et leur être, réifiante s’il en est, car pouvant engendrer une forme de recouvrement de « l’ipse » par « l’idem ». À ce sujet voir Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
[22] Judith BUTLER, Le récit de soi, Paris, PUF, 2007.
[23] Constantin STANISLAVSKI, La formation de l’acteur, Paris, Payot, 1990.
[24] Voir Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, op. cit.
[25] Jacques LACAN, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Résumé
Coordinatrice socioculturelle travaillant au sein du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP) dans un centre de détention pour « détenus longues peines » et auteur d’une thèse en Sciences de l’Éducation sur les dynamiques identitaires en longue peine via une approche clinique éducative et narrative (2022), Marie Deaucourt interroge dans cet article les enjeux de la médiation de l’écriture de soi et l’impact du récit de soi permettant l’émergence de ce qu’elle nomme une narractivité liée à la langue.
Abstract
In this article, Marie Deaucourt, a socio-cultural coordinator working for the Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation (SPIP) in a detention centre for "long-sentence prisoners" and author of a dissertation in Education Sciences on identity dynamics in long-sentence prisoners via an educational and narrative clinical approach (2022), examines the issues involved in the mediation of self-writing and the impact of self-narrative in enabling the emergence of what she calls language-related narractivity.
Les situations de « médiation » dans leur dimension clinique
Annexe 1 : Le développement des activités culturelles en milieu carcéral
Marie DEAUCOURT
Docteur en sciences de l’éducation, coordinatrice socio-culturelle
BERNSTEIN, Basil, Langage et classes sociales. Codes sociolinguistiques et contrôle social, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
BUTLER, Judith, Le Récit de soi, Paris, PUF, 2007.
CHAUMIER, Serge et MAIRESSE, François, La Médiation culturelle, Paris, Armand Colin, 2013.
CIFALI, Mireille, GIUST-DESPRAIRIES, Florence et PÉRILLEUX, Thomas (dir.), Processus de création et processus cliniques, Paris, PUF, 2015.
DELORY-MOMBERGER, Christine et NIEWIADOMSKI, Christophe (dir), La Mise en récit de soi. Place de la recherche biographique dans les sciences humaines et sociales, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2013.
ERBETTA, Alejandro et SOULAGES, François (dir.), Art et reconstruction, Paris, L’Harmattan, 2017.
FOUCAULT, Michel, L’Herméneutique du sujet, présentation au collège de France, 1982, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2001.
LAMIZET, Bernard et SILEM, Ahmed, Dictionnaire encyclopédique des sciences de l’information et de la communication, Paris, Ellipses, 1997.
MARTUCCELLI, Danilo, Forgé par l’épreuve, Paris, Armand Colin, 2006.
RICŒUR Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
ROSTAING, Corinne, « La compréhension sociologique de l’expérience carcérale », Revue européenne des sciences sociales, Genève, 2006, p. 29-43.
STANISLAVSKI, Constantin, La formation de l’acteur, Paris, Payot, 1990.