[I]l semble que seules la création en général et la poésie en particulier
arrivent à se donner, et à donner à qui s’y prête, la sensation miraculeuse
de disposer librement du monde au-delà d’un court instant
Paul Audi1.
« Ce peut être un témoignage ou, plus exactement, un faux témoignage, car il me manque quelque chose d’essentiel pour parler de la prison, c’est d’y avoir passé une nuit. Je ne sais pas au fond si l’on peut parler de la prison quand on n’y a jamais dormi »2. Philippe Claudel formule ainsi, aux dernières pages du Bruit des trousseaux, la question taraudante de la légitimité de l’intervenant3 « extérieur » – écrivain, enseignant, animateur d’ateliers d’écriture, artiste… – à parler de la prison, de son vécu, intense, proprement dé-rangeant, que médiatisent en le reconfigurant le cours de français ou de littérature et, a fortiori, l’atelier d’écriture. Car si les mots ne sont jamais neutres, il est des lieux où, parce qu’ils y sont surveillés, contraints, maltraités voire impossibles, il s’avère nécessaire de maintenir les hétérotopies qui, dans leur fragilité même, en préservent la possibilité rédimante, où l’on peut « [s]’en aller droit debout dans la parole et rien d’autre, les mots les faire sonner comme sur un bouclier de métal poli contre le corps tenu »4.
À ce problème éthique que sous-tend l’infernale dialectique entre le dedans et le dehors à laquelle nul n’échappe dès lors qu’il franchit les portes de la prison, s’en ajoutent d’autres : pour l’écrivain qui souhaite témoigner de son vécu, de ses rencontres, comment (et même, peut-il) faire œuvre de(puis) son expérience de la prison ? Comment, par ailleurs, faire droit aux paroles entendues en atelier, en cours, dans les couloirs – rester fidèle aux mots écrits, lus, prononcés, murmurés, hurlés, dont il est le « provisoire dépositaire » ?5 Cette question reste valable pour tout animateur qui, au-delà des contraintes légales et des complications administratives propres à l’institution pénitentiaire6, souhaite « faire sortir » la parole des personnes détenues qu’il aura sollicitée, accompagnée, accueillie au sein de l’atelier : s’il ne s’agit pas, pour lui qui n’a pas forcément vocation à « faire œuvre », de la légitimité à dire le lieu, son expérience, reste que se pose également celle, exaltante et terrible à la fois, du que faire de la parole des autres ? – ou plus justement, ici : comment lui rendre justice ?... Ces questions se révèlent d’autant plus insistantes lorsque les auteurs des textes ont quitté la prison et que l’animateur, pour des questions légales, n’est pas autorisé à entrer en contact avec eux : textes devenus « anonymes », chez François Bon (voir note 6), ou animatrices contraintes de les retirer de la publication collective (voir l’article de Dorothée Catoen-Cooche et Françoise Heulot-Petit).
Ces questions, dont rendent compte les formes narratives très diverses (récits, romans) de François Bon (Prison, 1997), Philippe Claudel (Le Bruit des trousseaux, 2002), Cathie Barreau (Résonnent les voix des hommes, 2008), René Frégni (Tu tomberas avec la nuit, 2009 ; Les Vivants au prix des morts, 2017 ; Minuit dans la ville des songes, 2022…) ou encore Alain Guyard (La Zonzon, 2011), se trouvent autrement dépliées dans les essais, aux accents parfois autobiographiques (René Frégni, Carnets de prison ou l’oubli des rivières, 2019 ; Caroline Laurent et Charlotte Milandri, Ceux du dedans. L’aventure hors norme de l’écriture en prison, 2024), que nombre d’écrivains-animateurs7 consacrent aux raisons et méthodes de l’atelier d’écriture, leurs interventions en prison, comme dans d’autres lieux d’enfermement, ou auprès de publics malmenés par l’existence8, participant assurément de leur approche des processus créateurs : François Bon (Tous les mots sont adultes. Méthode pour l’atelier d’écriture, 2000 / réédition augmentée 2005 ; Apprendre l’invention. Sur les ateliers d’écriture (1994-2008), 2012), Hubert Haddad (Le nouveau magasin d’écriture, 2006 ; Le nouveau nouveau magasin d’écriture, 2007), Thierry Maricourt9 (Aux marches du savoir, les ateliers d’écriture, 2009 ; Pièces d’ateliers. De l’exclusion au théâtre, 2015), Jean-Paul Michallet10 (L’Atelier d’écriture, voies et détours. Un livre outil, 2012)11…
La prison, lieu par excellence du corps et du temps contraints12, exacerbe les tensions. Or la voie fictionnelle empruntée par ces écrivains-animateurs, qui négocie avec le biographique et ruse avec l’autobiographique, met l’une d’elle en lumière, qui concerne au premier chef la littérature : celle du rapport ambigu entre discours factuel et discours fictionnel. En effet, la fictionnalisation de l’expérience carcérale, chez Bon, Barreau, Frégni ou Guyard, pour contrainte qu’elle soit par le contexte légal, révèle trois traits essentiels du geste littéraire : 1/ la fiction au service de l’expérience ; 2/ l’écriture comme geste d’accueil de la parole (parole intérieure, parole d’autrui) ; 3/ la mise en lumière de l’invisible. Or ces aspects, l’animateur d’ateliers d’écriture qui œuvre en prison ne cesse, et de multiples façons, de s’y confronter : dans la fabrique des propositions13, l’écoute de la parole des détenus14, la gestion du groupe et des retours, la réflexion sur le devenir des textes15, l’éventuelle mise en œuvre d’une restitution16, l’analyse de sa propre posture et des raisons qui le font aller dans ce lieu du monde17, la prise en compte de sa position de médiateur, dans la mesure où, volens nolens, il constitue un trait d’union entre le dedans et le dehors18… De là à dire qu’animer des ateliers d’écriture en prison pose de vraies questions de/à la littérature, il n’y a qu’un pas. Que nous franchissons dans ce dossier. Ce dernier questionne, aussi, le cadre dans lequel s’insère l’atelier – qu’il soit pédagogique, artistique ou culturel : c’est lui, en effet, qui conditionne non seulement les enjeux du dispositif et la posture de l’animateur, mais également les relations qu’il entretient, le cas échéant, avec le responsable pédagogique et, par là, les liens que celui-ci peut être amené à tisser avec les cours suivis dans le parcours d’études des personnes détenues.
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Cet ensemble de textes place au cœur de son propos la question des usages contemporains de la littérature, questionnant conséquemment la place dans la société, aujourd’hui, de l’écrivain, du pédagogue, du chercheur, et plus précisément la propension de certains à se préoccuper de ses marges par « un acte de présence concrète »19 et à se transformer en « expérimentateur[s] pédagogique[s] en milieu carcéral »20 – selon la formule d’Alain Guyard dont l’humour n’échappera à personne… Engageant des pratiques « de terrain »21, les articles mettent en lumière la complexité de pratiques pédagogiques, créatives voire artistiques mêlant enjeux littéraires, linguistiques, culturels, éthiques, sociaux, politiques, thérapeutiques22. Certes, la « recherche d’un nous »23 anime ces démarches impliquées24, qui ne se confondent cependant pas avec « des groupe[s] de parole thérapeutique[s] » « prom[ouvant] des discours présumés satisfaire à la fois la réappropriation de l’expérience et la constitution d’une identité collective », comme le soutient Alexandre Gefen25. Le dossier témoigne prioritairement, par le prisme de l’atelier d’écriture, non seulement du primat de « la littérature par l’expérience de la création », pour reprendre le titre d’AMarie Petitjean26 (en l’occurrence, de l’expérience d’écrire (pour les personnes détenues) et de faire écrire (pour l’animateur) en prison), mais encore d’une conscience « relationnelle » des usages de la littérature, pour reprendre l’adjectif par lequel Dominique Viart qualifie la littérature d’après 198027.
Cette attention à l’expérience contemporaine du (faire) écrire en prison, pour située qu’elle soit (un lieu : la prison ; un temps : aujourd’hui ; un dispositif : l’atelier d’écriture), s’inscrit dans le sillage des (très) nombreux travaux critiques qui s’attachent aux liens de la littérature, et plus largement des pratiques d’écriture et de lecture, avec le milieu carcéral – et au-delà, avec les lieux d’enfermement et de privation des libertés : littérature écrite en prison, sur la prison, dont la prison fournit décor(s) ou motif(s)… Pour s’en tenir à un parcours (résolument non exhaustif) des seuls travaux en langue française – les travaux en langue anglaise sur la Prison Literature / les Prison Writings étant particulièrement abondants –, on mentionnera ceux de Victor Bromberg (La Prison romantique. Essai sur l’imaginaire, 1975), Jacques Berchtold (Les Prisons du roman XVIIe-XVIIIe siècles : lectures plurielles et intertextuelles de Guzmán d’Alfarache à Jacques le Fataliste, 2000) et, plus récemment, Luba Markovskaia (La Conquête du for privé. Récit de soi et prison heureuse au siècle des Lumières, 2019), qui tous témoignent d’une perspective historique que reconduisent des collectifs publiés dans la première décennie du XXIe siècle : ainsi celui sous la direction de Jean-Pierre Cavaillé, Écriture et prison au début de l’âge moderne (2007)28, ou celui co-dirigé par Éric Méchoulan, Michèle Rosellini et Jean-Pierre Cavaillé, Écrire en prison, écrire la prison : XVIIe-XXe siècles (2011)29. Seuls deux articles de la même autrice, cependant, y abordent la prison dans ses liens avec la littérature du XXe siècle, depuis le « cas » Genet. De même, le numéro 35 de la Revue de la Bibliothèque Nationale de France consacré à « La prison par écrits »30, sous la direction de Michèle Sacquin, (2014), propose-t-il un parcours historique, du XVIIIe au XXe siècles, des lettres d’amour de Sophie de Monnier et Mirabeau à L’Univers concentrationnaire de David Rousset (1993) – ce dernier ouvrage constituant toutefois le seul relatif au XXe siècle.
L’Écriture emprisonnée, collectif publié en 2007 sous la direction de Jean Bessière et Judit Maar31, issu d’un colloque intitulé « L’Écriture emprisonnée : XXe siècle » organisé à l’Université Paris 3 en 2006, interroge quant à lui, à partir de la révolution hongroise de 1956 qui en fournit l’occasion, le statut plus général de « l’écriture interdite », « écriture de condamné et écriture condamnée ». Dans une perspective transséculaire, on mentionnera le colloque « Lire, écrire, penser et communiquer en prison : la question des droits XVIIIe-XXIe siècles » qui s’est tenu en décembre 2014 à l’Université Paris 8, rencontre inaugurale du projet de longue haleine « Écriture carcérale et expression politique en Europe au XXe siècle » porté par l’UPL, Paris 8, Paris-Ouest et Paris 1. L’ouvrage de Philippe Artières (impliqué dans le projet mentionné) et Jean-François Laé, Lettres perdues. Écriture, amour et solitude XIXe-XXe siècles (2003), se penchait déjà sur les archives délaissées d’écritures emprisonnées (billets d’amour clandestins, correspondance entre un détenu et sa mère, autobiographie d’un détenu…), témoignages sensibles, dans ces écrits « mineurs », de la condition de personnes détenues pourtant éloignées du geste d’écriture.
Trois collectifs récents, transséculaires comme la plupart des collectifs mentionnés et ouverts aux littératures étrangères comme à la littérature occitane, en viennent à s’intéresser au champ contemporain : celui co-dirigé par Régis Salado et Carine Trévisan, Écrits, images et pensées de prison, issu d’un colloque organisé à Paris 7 en 2017 publié en 201932 ; Un ciel par-dessus le toit. Littérature et univers carcéral du Moyen Âge à nos jours33, collectif provenant d’un colloque annulé en 2020, organisé par l’Institut Droit et Économie d’Agen en partenariat avec l’École Nationale d’Administration Pénitentiaire (Enap) ; enfin, celui co-dirigé par Sylvan Chabaud et Marie-Jeanne Verny, Écrire entre les murs34, qui réunit et complète pour la revue en ligne Plumas les articles tirés d’un colloque organisé à l’université Paul-Valéry de Montpellier en 2021 après son report en 2020, La littérature carcérale à travers les siècles et les langues.
Bien qu’ils témoignent de « l’écriture emprisonnée », ces travaux, qui se consacrent pour beaucoup aux textes des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, plus rarement ceux du XXe siècle, ne se penchent naturellement pas sur l’atelier d’écriture – pratique qui se développe, en France, dans le sillage de mai 1968. Cependant, les études qui s’ouvrent au champ contemporain35 ne s’y intéressent guère, à de rares exceptions près relevant du témoignage circonstanciel, qui n’analysent pas le dispositif en lui-même36. En effet, alors même, ainsi que le relève Jean-Pierre Cavaillé dans sa présentation du collectif Écriture et prison au début de l’âge moderne, qu’ « [i]l est tout à fait remarquable que l’écriture, à la fois produite en prison et sur la prison, soit l’objet central de tous ces travaux historiques »37, il n’est que rarement question du dispositif-atelier d’écriture dans les études littéraires sur le contemporain – quoique des études d’ampleur commencent à voir le jour, comme en témoigne le mémoire d’Éva Levêque validant le master Sciences humaines et sociales mention « Métiers du Livre » parcours « Édition » de l’Université Paris Nanterre, soutenu en 2021, « L’écriture en milieu carcéral : entre promotion de la pratique et discrétion de la publication »38 : les recherches menées autour de l’atelier en prison relèvent soit d’approches psychologiques/psychanalytiques à visée thérapeutique (on se reportera aux travaux d’Anne Brun, notamment l’article intitulé « Groupe thérapeutique d’écriture en prison et élaboration de l’agir »39 publié en 2008), soir d’approches plus spécifiquement didactiques (ainsi l’article de 2003 d’Éliane Dauphin et Carole Calistri, « Des ateliers d’écriture en milieu carcéral »)40 ou linguistiques, soit d’études analysant les politiques culturelles (tel le mémoire de Sophie Salaün soutenu à l’IEP de l’Université Lumière-Lyon 2 en 2008 : « Culture en prison : un vecteur d’unification sociale et de reconstruction de l’identité impulsé par une politique culturelle et des pratiques individuelles »)41, soit d’approches hybrides associant ce que l’on pourrait appeler une éthique du care à une analyse des politiques culturelles, qu’illustrent, par exemple, les recherches menées par Sylvie Frigon42 au Québec.
Si les pratiques artistiques en prison retiennent de plus en plus les chercheurs, ainsi qu’en témoignent les journées « Arts en prison/Prisons en art »43 qui ont eu lieu à l’École Normale Supérieure à Paris en octobre 2021, reste que les ateliers d’écriture, comparativement à d’autres (ateliers de) pratiques artistiques, ne se rendent souvent visibles qu’au prisme de représentations théâtrales dont ils en constituent l’occasion. L’atelier d’écriture « en soi », dans le rapport qu’il tisse avec la langue, avec la littérature, dans l’investissement créatif des gestes d’écrire et de lire qu’il suppose, est rarement évoqué. Pourquoi des études encore peu nombreuses sur l’atelier d’écriture en prison de la part de chercheurs engagés dans le champ littéraire contemporain ? Outre qu’une parole sur la prison, quelle qu’elle soit, reste (légalement, politiquement) compliquée, cette carence tient probablement au statut de l’intervenant : l’animateur est engagé pour animer et, qu’il soit écrivain ou enseignant (« intérieur » comme « extérieur » au système pénitentiaire), n’a pas vocation à se transformer en chercheur. Au mieux, donc, l’expérience d’animation conduite par des écrivains donne lieu à des œuvres littéraires. De son côté, le chercheur en littérature n’a guère de raisons de se rendre en prison (en tout cas moins, au regard des travaux publiés, que les sociologues, les didacticiens, les linguistes ou les spécialistes des politiques culturelles). L’observation participante ne semble pas, par ailleurs, la méthode la plus facile à mettre en place dans le contexte carcéral : pour qu’existent des travaux critiques, il faut donc que des enseignants-chercheurs s’impliquent dans une démarche d’animation d’ateliers d’écriture en prison, parfois en binômes – comme ce fut le cas de Dorothée Catoen-Cooche et Françoise Heulot-Petit –, parfois en dialogue avec un artiste44, et qu’ils en rendent compte. Cela fait beaucoup ! Aussi est-il compréhensible que les recherches menées sur les relations entre littérature et prison explorent prioritairement les écritures sur la prison plus que dans la prison et, lorsqu’elles se penchent effectivement sur les écritures dans la prison, qu’elles se préoccupent des textes (œuvres, carnets, lettres…) d’écrivains – certes nombreux ! – qui ont fait l’expérience de l’incarcération, et non des pratiques d’écriture des détenus dans le cadre d’ateliers.
D’autres types d’écriture, toutefois, peuvent être, soit étudiés (on se reportera aux travaux de Philippe Artières)45, soit stimulés à des fins d’étude par les chercheurs – mais dans les deux cas elles ne relèvent pas d’expériences d’ateliers : ainsi les poèmes analysés dans le cadre d’une correspondance entretenue avec des détenus français et roumains par Valentina Gabriela Hohota dans une perspective socio-linguistique comparée46 ; ou encore, en dehors de toute visée créative, la prise de notes dans un « carnet endophasique » ou les « exercices d’écriture émotionnelle », supports de l’étude linguistique menée par Stéphanie Smadja et Catherine Paulin sur la parole intérieure des personnes incarcérées, dont rend compte l’ouvrage La Parole intérieure en prison publié en 201947.
Il semble, au demeurant, que jusqu’à une époque récente les pratiques de lecture en prison aient été davantage mises en lumière que les pratiques d’écriture : l’enquête conduite il y a tout juste trente ans par Jean-Louis Fabiani entre janvier et juillet 1994 en réponse à un appel d’offres conjoint des ministères de la Justice et de la Culture concernait ainsi les usages de la lecture en prison – et non de l’écriture (son rapport de recherche, Lire en prison, fut publié en 1995)48. La somme récente Lectures de prison (1725-2017)49 poursuit et amplifie cette perspective. Au demeurant, Jean-Louis Fabiani notait en introduction de l’article qu’il confiait au premier numéro de la revue Enquêtes (1995) livrant les principaux résultats de sa recherche, « Lire en prison. Une enquête en chantier », que « la répétition à travers le temps de protocoles d’enquête similaires d[evrait] permettre de saisir l’évolution des niveaux et des styles de consommation [de textes écrits] »50 : ne pourrait-on envisager, sur le même modèle, une enquête sur les pratiques d’écriture en prison, aujourd’hui – et singulièrement les pratiques d’atelier ? Alexandre Gefen remarque à ce propos dans Réparer le monde (d’une façon générale qui déborde évidemment le cadre de la prison) qu’ « on manque encore d’une analyse des discours et valeurs des communautés engagées dans ces écritures [d’ateliers], plus ou moins accompagnées par des écrivains, comme sur leur mode d’organisation, faute d’enquête et d’outils théoriques adéquats »51. Certes, des éléments existent, épars, mus par des approches différentes : il nous manque une vision d’ensemble. La première partie de l’article rédigé par Dorothée Catoen-Cooche et Françoise Heulot-Petit qui ouvre ce numéro fait ainsi un pas dans cette direction en publiant les résultats d’une enquête menée en 2020 auprès de 135 établissements pénitentiaires concernant la présence d’ateliers d’écriture dans leur offre pédagogique et culturelle.
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La place de l’action culturelle en prison est aujourd’hui indéniable, quelles qu’en soient les formes. Le dossier consacré en 2021 par la revue Champ Pénal/Penal Field à « La culture en prison » et aux « médiations de la rencontre entre le pénal et le culturel »52 à la suite du colloque « Culture, art et prison » qui fut organisé en 2017 au Musée national d’histoire de l’immigration à Paris, témoigne de cet engagement de plusieurs décennies et des croisements multiples induits entre le pénal et le culturel, qui font de « la culture en prison » un « objet protéiforme et plurivoque »53. L’article conclusif de Natacha Galvez, « Écrivains en prison et écrits de prison : entre acte de création littéraire, survie personnelle et engagement social »54, bien qu’il ne porte pas sur l’atelier d’écriture, témoigne de la place de la création littéraire en prison et de sa nécessité, tant sur le plan de la dynamique personnelle d’écriture que de la réception de textes dont la portée testimoniale reconfigure nos représentations de l’univers carcéral.
Se pose précisément la question, dans ce dossier de L’Entre-deux, du rapport entre actions pédagogiques et culturelles, leurs différences, mais aussi leur possible articulation. Autrement dit, c’est, d’abord, la question des enjeux que pose un tel dispositif : l’atelier, pour quoi faire, pour qui, par qui, pourquoi ? Est-il pensé comme un espace ou un outil pédagogique à l’intérieur et au service d’un parcours d’études, ou proposé comme « offre culturelle » détachée de toute visée formative ? Engage-t-il une dimension artistique ? Une restitution ? Une publication ? Est-il pérenne ou ponctuel ? L’animateur fait-il partie du personnel rattaché à la prison ou est-il recruté au titre d’actions initiées par telle ou telle institution régionale (DRAC, centres du livre…) ou nationale (ministères, associations…) ? À quel titre intervient-il : en tant qu’écrivain, artiste, enseignant, chercheur, travailleur social… ? Et, au-delà de ces questions qui concernent tous les ateliers (quels qu’en soient le cadre et les publics) – bien qu’elles revêtent une importance singulière en prison du fait des contraintes pesant sur toute action qui s’y déploie –, quelles seraient les spécificités d’un atelier d’écriture en milieu carcéral ? En quoi se distinguerait-il (ou pas) des ateliers menés dans d’autres institutions, auprès d’autres bénéficiaires ? Y aurait-il une spécificité de l’animation auprès de publics en situation d’enfermement (en hôpital psychiatrique, par exemple) ? Tatiana Arfel constate :
On touche là à une spécificité de l’animation d’ateliers en prison, même si elle peut se retrouver dans d’autres institutions en souffrance (structures de soins, entreprises...) : l’ambivalence. Deux courants de pensée, ou de valeurs : l’un qui veut que vous interveniez, qui vous facilite les papiers, les autorisations, qui est souvent à l’origine de la demande, qui a trouvé les crédits. L’autre qui s’y oppose55.
La prison ne serait donc qu’un cas – paradigmatique, certes – de la souffrance faite institution – à quoi s’ajoute, évidemment, la souffrance de ses publics…
Ce qui ressort de l’ensemble des textes composant ce dossier, c’est que les questions soulevées par l’atelier en prison ne sont, fondamentalement, pas différentes de celles qui travaillent tout atelier d’écriture : le rapport au cadre, au lieu, au « dehors » de l’atelier sous toutes ses formes, à une éventuelle commande, à la gestion du groupe, du temps, des retours, à la posture de l’animateur, aux modalités de la restitution, aux difficultés liées à la mise en place d’une publication... mais aussi à la joie, pour l’animateur, d’écouter « parler la langue », de l’entendre se déplacer, celle d’accompagner sur le temps long d’un atelier régulier un processus de subjectivation… Certes, il y a le bâtiment, sa fonction : sa topographie plus ou moins piranésienne, ses bruits56, ses odeurs57. Celui sur lequel toutes et tous – dans ce dossier et au-delà – s’accordent à dire qu’il fait entrer quiconque franchit ses murs dans un espace et un temps particuliers : « 13 portes ou grilles à franchir pour accéder à l’école », constate Marguerite Rodenstein, « et un surveillant pour ouvrir et fermer chacune »58, « [l]e bruit des trousseaux de clefs »59, se souvient Philippe Claudel, les « sas » symboliques que passe l’intervenant contraint de se départir de ce qui le rattache au monde extérieur, constatent unanimement Dorothée Catoen-Cooche, Françoise Heulot-Petit, Thierry Maricourt ou René Frégni… Toutes et tous disent le monde à part qui s’ouvre pour celles et ceux qui pénètrent en prison… pour en repartir deux ou trois heures plus tard. Deux ou trois heures néanmoins suspendues dans un temps comme arrêté (ou infini), dont on peut espérer qu’il s’apparente, pendant la durée de l’atelier, à l’Aiôn deleuzien, à son devenir-créatif… Car l’atelier en prison s’insère, non seulement dans des temporalités démultipliées et contradictoires – X ne vient pas parce qu’il est au parloir, Y ne vient plus parce qu’il est transféré, l’atelier s’interrompt parce que l’alarme est déclenchée, que les surveillants viennent chercher un détenu, qu’une bagarre éclate… –, mais encore dans un temps simultanément cyclique et sans bornes. Car que font les détenus ? Ils attendent :
La lettre qu’un détenu attend. La fin de peine qu’un détenu attend. Le colis qu’un détenu attend. Le parloir qu’un détenu attend. L’avocat qu’un détenu attend. La convocation du juge qu’un détenu attend. La date du procès qu’un détenu attend. La nuit qu’un détenu attend. Le pas du gardien qu’un détenu attend. Le mari assassiné que l’épouse attend. L’attente. Les heures et les jours de l’attente60.
De fait, si tout atelier d’écriture construit un espace-temps à part, reste que l’atelier en prison s’insère dans un espace-temps qui, bien qu’en contact avec le monde, est lui-même déjà retiré (de l’agitation de la société, de l’illusion chronologique) : il surjoue, en quelque sorte, et par là même exacerbe les traits propres à tout atelier d’écriture. Et en effet, quoique les questions qu’il pose à l’animateur soient les mêmes que pose tout atelier, y compris « en ville » auprès d’un public « favorisé », la spécificité de l’atelier mené en prison tient peut-être à cette exacerbation des tensions (créatrices) à l’œuvre dans tout atelier d’écriture, par la mise en abîme contextuelle (i. e. l’univers carcéral) opérant sur le dispositif. Ainsi la démarche pédagogique se frotte-t-elle à la perspective culturelle et artistique : apprendre ou créer ? Reproduire ou inventer ? S’approprier des normes ou s’autoriser à (en) jouer ? Ou encore la démarche singulière se confronte-t-elle à la dynamique collective : est-il possible, dans un processus de subjectivation qui en passe par une exploration de soi / de (par) sa propre langue, d’écrire avec, auprès, parmi ? Peut-on partager sa peine ? Mais on retiendra, surtout, la tension à l’œuvre entre contrainte et liberté. On se doute, en effet, que cette tension structurante pour tout atelier d’écriture résonne particulièrement dans le lieu par excellence de privation des libertés, où la contrainte est la règle… : « Quand elles avaient donné une contrainte d’écriture (une contrainte dans une prison, la belle affaire !), chacun se penchait sur la feuille, autorisé par les mots d’Irène énonçant les règles de fonctionnement »61.
De facto, le dispositif-atelier oblige quiconque y participe : dans son rapport au temps, imposé (horaire, durée, récurrence, scansion interne des différents moments rythmés par l’animateur) ; au lieu, pareillement imposé (animer au sein d’institutions impliquant la plupart du temps de « faire avec » un cadre que l’on choisit rarement et que l’on ne peut guère aménager : salle de cours, cantine, couloir…)62 ; au groupe des pairs (que l’on ne choisit pas) ; à la méthode qui, quelle que soit la « manière » propre à l’animateur, et quels que soient les enjeux (conscients, inconscients ; personnels, institutionnels) qui sous-tendent ses interventions, est peu ou prou portée par l’injonction paradoxale : écrivez ! (quand bien même l’animateur pose que l’on peut ne pas). Les débats autour des termes qui disent la proposition d’écriture – consigne, contrainte… vs motivation, tremplin… – mettent précisément en abîme cette tension entre contrainte et liberté qui se trouve au fondement de l’atelier d’écriture, qui n’est pas sans lien avec la problématique même de l’incarcération, autrement dit de la privation de liberté : en quoi la contrainte, la privation, l’enfermement dans et l’obligation à, génératrices de violence sur les corps et les âmes, peuvent-ils disposer à la création et, ce faisant, à la recréation de soi ? En outre, l’atelier en prison, du fait de la censure légale s’exerçant sur les écrits qui entrent et sortent de l’institution, mais également des réactions que peuvent susciter les textes en dehors de l’atelier (contrairement aux ateliers « en ville », les participants partagent, de facto, un même espace de vie), met en lumière la place corrélative de l’auto-censure dans le processus d’écriture. Si tous les ateliers sont susceptibles de la révéler, reste qu’elle s’exerce encore plus fortement en prison : écrire, dans ce contexte, c’est ainsi paradoxalement parvenir à écrire contre soi, pour (le bien du) Soi compris comme cette dynamique affectée, cette « excédence sur soi de la subjectivité »63, selon l’expression reprise au philosophe Paul Audi, qui n’est autre que le « sentiment d’existence » qui seul rend possible la création. L’animateur a, conséquemment, un rôle essentiel à jouer dans cette autorisation/auteurisation. Lui-même, cependant, n’est pas exempt d’auto-censure, et ne saurait pleinement apprécier les conséquences de l’écriture en atelier sur ce qui n’est pas lui. On mesure la charge éthique qui lui incombe…
Un autre élément propre à tout atelier qu’exacerbent les ateliers conduits en prison concerne les appellations : comment nommer celles et ceux qui fréquentent l’atelier ? En fonction du statut ou de l’identité que leur reconnaît (assigne) le lieu dans lequel est mis en place le dispositif ? En prison, donc, prisonniers ou détenus, comme les élèves (à l’école), les étudiants (à l’université), les stagiaires (au sein de dispositifs de formation), les résidents ou séniors (dans les EPHAD, résidences et autres « clubs » des 3ème ou 4ème âges…)… En fonction de leur inscription dans l’activité, sans en préciser l’enjeu : des participants, des inscrits, des membres d’un groupe ? Par leur prénom, leur nom ? Significativement, le roman de Cathie Barreau met en scène le hiatus entre la façon dont les surveillants nomment les détenus (par leur nom voire leur numéro de cellule) et celle dont les deux animatrices, Irène et Clara, les appellent : par leur prénom64. En fonction de la démarche engagée ? Des « écrivants », des « auteurs », des « écrivains »65… ? Claudel les nomme « mes gars », « jamais mes élèves ni mes étudiants, non »66, et associe indirectement cette appellation (la même phrase liant les deux éléments) au fait d’avoir l’intention « d’écrire une pièce de théâtre ensemble »67 (l’enseignant68 et les participants). C’est donc bien la posture de l’enseignant-animateur, la relation (en création, en humanité) qu’il construit et entretient avec les personnes constituant le groupe, et non une catégorie prédéfinie de rapports sociaux, qui l’incitent à les nommer. Car « écrire ensemble », note François Bon à la coda de Prison, en hommage à ses compagnons d’écriture, c’est « conquérir cette très haute égalité, égalité responsable dans le lien défait de la ville et ceux qui la constituent »69. Irène et Clara, les deux animatrices du roman de Cathie Barreau, écrivent avec les détenus : « Ce qui avait étonné les hommes les premiers jours est qu’elles écrivaient aussi. Elles entraient dans leurs propres vies comme eux, elles dévoilaient avec parcimonie leurs couleurs, leurs douleurs, comme eux. Ils étaient ensemble »70. On constate que les mêmes types de rapport sont à l’œuvre chez René Frégni (alors même qu’il ne se trouve pas dans la situation de l’enseignant Claudel, pour intervenir en tant qu’écrivain) : « mes copains », les nomme-t-il dans l’entretien qui referme ce dossier, le possessif soulignant la relation quasi affective instaurée avec le groupe. Si l’atelier est motivé par le travail sur un objet commun, l’écriture, il s’offre avant tout comme une expérience humaine : l’écriture est à la fois le lieu de cette rencontre, et le détour pour y accéder.
Pourquoi cette exacerbation, en prison, des difficultés à nommer les personnes en présence dans l’atelier ? En effet, le dispositif implique, en soi, en raison de l’adresse sur laquelle il repose71, mais aussi de l’intimité que crée le partage des textes, de s’adresser à et, par ses modalités de fonctionnement, de se répartir des rôles. Or, d’une part, l’hésitation entre dimensions pédagogique et culturelle ou artistique, dès lors que l’atelier se trouve inclus dans un parcours d’études, déplace le détenu, momentanément élève/étudiant, vers une posture de créateur. D’autre part et surtout, l’univers carcéral implique plus qu’ailleurs l’assignation des individus à une étiquette d’état, même provisoire (un détenu, on l’espère, ne le restera pas toujours), ou de fonction (le surveillant, l’avocat, l’enseignant, le responsable pédagogique…). Déconstruire ces étiquettes pour redonner du mouvement à ce qui est figé et établir relation, tel est l’enjeu implicite de la nomination, par l’animateur, des personnes qui viennent écrire au sein de l’espace et du cadre dont il est responsable. C’est précisément cette différence de positionnement des personnes détenues entre cours et atelier qui a conduit Manon Picard à faire un stage à la prison de Bapaume pour comparer l’attitude des détenus en atelier, où se crée une forme d’intimité, à celle adoptée en cours.
Le même constat peut être établi du côté de l’animateur : comment le nommer ? Si l’activité d’écriture s’inscrit dans un cursus pédagogique, est-il perçu par le groupe et l’institution (et se perçoit-il lui-même) comme un enseignant ? Un enseignant-chercheur (c’est la posture de Dorothée Catoen-Cooche et Françoise Heulot-Petit dans ce dossier) ? Un « meneur d’écriture » (c’est la proposition de Manon Picard) ? Des « petites fourmis »72 : ainsi l’un des détenus appelle-t-il les deux animatrices de Résonnent les voix des hommes… Certes, à moins de mener l’enquête auprès de l’équipe pédagogique ou de l’apprendre incidemment, il paraît moins évident, dans un contexte non fictionnel, de savoir comment les détenus nomment l’animateur… Si l’atelier s’inscrit en tant qu’activité culturelle ou artistique autonome, change-t-il de fonction ? C’est en tant qu’écrivains qu’ont été contactés Thierry Maricourt, Tatiana Arfel ou René Frégni (par la DRAC, le SPIP ou le centre régional des lettres), et c’est à ce titre qu’ils ont animé en prison. Pour autant, rien ne dit que leurs interventions n’aient pas été incluses dans des dispositifs pédagogiques ou conçues en complément d’un cursus de formation. Inversement, lorsque des écrivains qui sont aussi des pédagogues sont engagés dans une optique pédagogique – Alain Guyard, en tant que professeur de philosophie, Philippe Claudel, en tant que professeur de français –, la frontière se révèle poreuse entre le cours et l’atelier d’écriture… L’un et l’autre romanciers, du reste, font part de leur malaise vis-à-vis d’une étiquette à laquelle les détenus eux-mêmes semblent tenir, comme si, garantissant le type de relation engagée, elle cadrait les échanges :
Les détenus m’appelaient « Prof ». Venant d’eux, cela ne m’a jamais irrité. Je détestais ce nom pourtant. Je le détestais. Mais la prison incite à gommer les hommes et à ne voir en eux que des fonctions : « prof », « surveillant », « chef », « détenu ». Il n’y avait donc rien de péjoratif dans cette appellation. Il n’y avait qu’une évidence et un fossé. Nous n’étions pas semblables73.
J’ai enseigné en fac, en lycée, j’ai bossé au CNRS, je suis intervenu dans des séminaires à l’étranger, mais jamais on ne m’a appelé Professeur. Herman, après, quand on se croisera, même si deux grilles nous séparent, toujours il me donnera du titre, me hélant de sa petite voix flûtée et nasillarde entre deux portes :
– Bonjour, Professeur, quelle belle journée, nous avons, vous ne trouvez pas ?
– Bonjour, Professeur, comment allons-nous aujourd’hui ?
– Bonjour, Professeur, de quoi allons-nous parler aujourd’hui74 ?
Le cadre est aussi celui, éthique, que formulent la plupart des animateurs dans ce dossier : ne pas chercher à (ne pas vouloir) savoir quels crimes ou délits ont été commis par les personnes fréquentant l’atelier… quand bien même l’animateur qui intervient régulièrement a des chances de finir par l’apprendre. Ne serait-ce que parce que les textes, souvent, puisent dans les souvenirs, reconfigurent ce faisant l’existence et participent à construire, par le récit de soi et l’introspection que stimule toute démarche d’écriture, une « identité narrative ». Celle-ci, on s’en doute, s’inscrit dans un processus de résilience dont l’animateur, peu ou prou, quand bien même ce n’est pas la raison de sa présence, est partie prenante. Ne serait-ce que parce qu’il met en place les conditions d’une écoute, d’un respect mutuels, faisant le pari que l’espace symbolique ouvert par une relation revisitée aux mots, à l’écriture, à la littérature, est susceptible d’accompagner les participants dans une démarche de (re)construction et de réhabilitation de soi et de son rapport aux autres : « ‘‘Car parfois les mots sont sensibles’’ » et qu’ « ‘‘Écrire, ça fait quelque chose à l’intérieur de soi’’ »75.
Ainsi l’écriture n’est-elle plus perçue comme un outil administratif permettant de demander des permissions ou autorisations, mais bien comme un espace de jeu, d’expression, de réflexion, d’imagination, de création – en somme, de liberté. Sans compter que l’atelier accompagne, expressément ou non, des parcours d’études visant l’obtention de diplômes, confortant l’estime de soi et renforçant le sentiment de compétence : « La fierté des détenus qui réussissaient à un examen. Je me souviens de la joie de l’un d’eux qui attendait le prochain parloir pour annoncer à sa fille de sept ans qu’il venait d’avoir le baccalauréat. Continuer à être. Devenir »76. Les ateliers au long cours, a fortiori ceux débouchant sur un travail artistique et une restitution publique, invitent à vivre un projet dans sa globalité et, requérant une implication soutenue, avivent ce faisant la motivation des participants. Leur « devenir », justement. La répartition des tâches (gérer du matériel, entretenir un lieu de répétition, etc.) qui débordent le cadre de l’atelier implique en outre des compétences à acquérir et engage la responsabilité des participants.
Si l’univers carcéral n’est jamais oublié, l’écriture produit ainsi un appel d’air, invite à faire un pas de côté, que la proposition de l’animateur, ses étais littéraires ou artistiques, ont charge de stimuler, et que contribuent à entretenir les échanges au moment des « retours » sur les textes lus à voix haute devant le groupe, favorisant une écoute attentive, respectueuse, constructive – que les textes soient écrits pendant la séance ou, ainsi que le rapportent Thierry Maricourt et René Frégni, en cellule – pour gagner du temps sur le temps passé ensemble en atelier. Ce dernier apparaît également comme un espace de valorisation de soi, lorsque l’un cite des paroles de chanson qu’il connaît par cœur ou un poème appris autrefois resté en mémoire : la mémoire d’un seul est alors l’occasion de revenir sur la mémoire commune, y compris par le biais de textes qui, relatant les souvenirs déterminants d’une existence à nulle autre pareille, ouvrent à une culture et une humanité communes. Lieu du commun (Frégni évoque ses « copains »), l’atelier est également celui du « partage du sensible », la voix touchant l’un (lisant) et les autres (écoutant), la voix vive (et parfois à vif) faisant circuler l’émotion. Les retours, justement, offrent la possibilité de parler (de) ses émotions et, par là, de réfléchir ensemble à la façon dont les mots, leur choix, leurs agencements, mais aussi la façon de les dire, jouent un rôle dans leur fabrique et leur partage.
L’atelier, certes, ne peut pas tout. Et l’animateur n’est pas un magicien. D’autant que le dispositif s’avère dérisoire au regard des enjeux en matière de réhabilitation et de réinsertion des personnes détenues. Toutefois, héritier de ce que cherchait à promouvoir le Groupe d’information sur les prisons (GIP), son « unique mot d’ordre », disait Michel Foucault, étant « la parole [donnée] aux détenus »77, l’atelier d’écriture a le mérite d’exister, et de montrer que l’on peut se sauver par la langue, à l’écoute de sa voix intérieure et de la parole d’autrui.
*
Trois journées d’étude sont à l’origine de ce collectif, dont les contributions reprennent certaines des interventions qui y ont été données : ces dernières ont été développées et récrites à l’occasion de ce numéro de L’Entre-deux.
Une première journée d’étude, organisée par Dorothée Catoen-Cooche (Textes et Cultures/Université d’Artois) et Françoise Heulot-Petit (Textes et Cultures/Université d’Artois) le 24 mai 2018 à l’Université d’Artois à Arras, fut élaborée à la suite d’une expérience menée à la prison de Bapaume (62) qui avait permis d’expérimenter l’animation à plusieurs, la mise en voix de textes et leur publication. Sous le titre « Les Ateliers d’écriture en milieu carcéral : théories et pratiques. État des lieux en Haut-de-France », cette première rencontre a souhaité interroger la variété des postures pédagogiques relatives à l’animation d’ateliers au sein des prisons. Construite en collaboration avec Jérôme Longuépée, Philippe Scholasch et Philippe Duchêne, elle a été conçue en partenariat avec la FCU (Formation Continue à l’Université) de l’Université d’Artois, le Service Universitaire Pédagogique de l’Université d’Artois et l’UPR (Unité Pédagogique Régionale) de Lille.
Une seconde journée, organisée par Marie Joqueviel-Bourjea (RIRRa 21 / Université Paul-Valéry Montpellier 3) le jeudi 18 mars 2022 à l’Université Montpellier 3, a porté davantage sur la place des écrivains et artistes au sein de ces dispositifs et le rôle des institutions régionales dans leur mise en place. Sous le titre « Les Ateliers d’écriture en milieu carcéral », élaborée en dialogue avec Dorothée Catoen-Cooche et Françoise Heulot-Petit, la manifestation, à laquelle ont contribué les écrivains Tatiana Arfel, René Frégni, Jean-Paul Michallet et Stéphane Page et la comédienne et metteuse en scène Anne-Marie Ortiz, a été organisée par le Diplôme Universitaire Animateur d’Ateliers d’Écriture de l’UPVM (Service Apprentissage et Formation Continue/SAFCO) en partenariat avec le programme transversal « Recherche en Création » du laboratoire RIRRa21 de l’UPVM et le laboratoire Textes & Cultures de l’Université d’Artois.
Enfin, la troisième journée d’étude, organisée par Catherine Couturier (GRAMMATICA/ Université d’Artois) et Dorothée Catoen-Cooche le jeudi 19 octobre 2023 à l’Université d’Artois à Arras, s’est intéressée à la manière dont les enseignants-chercheurs pouvaient à la fois nourrir leurs interventions en milieu carcéral mais aussi porter un regard critique sur la pédagogie mobilisée et les textes produits. Sous le titre « Pédagogie du supérieur, entre histoire et actualité. Quelles pratiques pédagogiques pour favoriser les activités lecture et écriture pour des publics adultes empêchés (milieu carcéral) ? », la manifestation a été soutenue par le laboratoire Textes et Cultures de l’Université d’Artois.
Un premier ensemble de textes (3) rassemble les articles qui s’attachent à interroger, dans une optique pluridisciplinaire où dialoguent littérature, arts du spectacle, sciences de l’éducation, psychanalyse, clinique narrative…, la pédagogie mise en œuvre au sein des ateliers d’écriture conduits en prison : Dorothée Catoen-Cooche et Françoise Heulot-Petit, « L’atelier d’écriture en prison : de l’expérimentation à la libération de la parole » ; Marie Deaucourt, « le geste d’écrire en ‘‘longue peine’’ » ; Manon Picard, « (Faire) écrire en prison : une andragogie de la créativité ».
Un deuxième ensemble (2) rend compte d’expériences de terrain proposant des analyses de cas, des déroulés de séances complétés par des propositions d’écriture : Mireille Baurens, Vincent Massart et Cécile Perret, « Enjeux didactiques, professionnels et éthiques des ateliers d’écriture en prison » ; Corine Robet, « Récit d’expérience d’un atelier croisé : quand un atelier d’écriture en licence de lettres modernes rencontre un atelier culturel à la prison des Baumettes ».
Enfin, un troisième et dernier ensemble (3) donne la parole aux écrivains, qui témoignent de leur relation singulière à l’animation d’ateliers d’écriture dans le contexte si particulier de la prison et de ses publics : Thierry Maricourt, « Un écrivain en milieu carcéral » ; Tatiana Arfel, « Sortir de là. Apports de la fiction et création d’une langue à soi dans les ateliers d’écriture en prison », et René Frégni, dont le dialogue généreux avec Marie Joqueviel-Bourjea, « Dealer de mots, en prison et ailleurs », constitue un point d’orgue remarquable à ce dossier, auquel il apporte une archive des plus précieuses.
Il va sans dire qu’un tel dossier ne saurait prétendre à l’exhaustivité : ni en termes d’expériences rapportées, ni en termes d’enjeux critiques. Sa vocation est de susciter d’autres travaux qui prendront au sérieux ce qui se joue à la fois de secret et de partageable dans les ateliers d’écriture que nous menons avec conviction dans différents lieux du monde…
Ce que nous établissons dans les murs, de visage à visage,
de main à main, avec les mots et les gestes de nos
disciplines d’art, n’a pas à être contenu dans les murs.
François Bon, « Prisons : ce qui reste »78.
[1] Paul AUDI, Curriculum. Autour de l’esth/éthique, Lagrasse, Verdier, 2019, p. 60.
[2] Philippe CLAUDEL, Le Bruit des trousseaux, Paris, Stock, 2002, p. 92. Sous le même titre, Claudel réalise en 2021 un téléfilm (1h 39 / De Caelis productions / K’len productions / France Télévision) dont il écrit le scénario, adaptant pour la télévision le récit sous forme de fragments publié quelque vingt ans plus tôt. Avec : Cyril Descours, Déborah François, Angelica Sarre, Philippe Duquesne, David Mora, Diane Rouxel, Frédéric Pierrot, Wim Willaert.
[3] Par souci de lisibilité et d’efficacité du propos, les noms masculins fréquemment employés (intervenant, animateur, écrivain, enseignant, chercheur, détenu…) ne sont pas redoublés par leur valence féminine. Le lecteur (la lectrice !) aura donc en tête que tous ces termes sont susceptibles d’être féminisés.
[4] François BON, Prison, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 18.
[5] François BON, « Prisons : ce qui reste » [2003], Apprendre l’invention. Littérature et ateliers d’écriture, publie.net, 2012, p. 370.
[6] Les contraintes légales expliquent l’« Avertissement » placé en tête de Prison : « Les faits, lieux et personnes évoqués dans ce livre résultent d’un travail littéraire et ne sauraient donc témoigner ou juger d’événements réels présentant avec le texte des similitudes de personnes ou de lieux. Les textes cités sont anonymes. », ibid., p. 6.
[7] Le rapport à l’animation d’ateliers d’écriture est évidemment différent pour chaque écrivain qui anime/ou chaque animateur qui écrit : ponctuel pour certains, permanent pour d’autres, plus ou moins essentiel (dans le rapport à la littérature, aux autres, au positionnement dans la société…), plus ou moins en lien avec son propre travail d’écriture. Certains écrivains pensent le geste d’animer en continuité avec leur geste d’écriture singulier, d’autres les distinguent. Le mot composé « écrivain-animateur » est ici une facilité : il ne préjuge pas de la relation, plus ou moins tenue, qui existe pour chacun entre ces deux types de rapport à l’écriture.
[8] Voir, par exemple, Patrick LAUPIN, Le Courage des oiseaux. Une expérience d’écriture et de lecture avec des enfants en échec scolaire, Lyon, La Rumeur libre, 2010.
[9] On se reportera au témoignage de Thierry Maricourt dans ce dossier : « Un écrivain en milieu carcéral ».
[10] Le romancier Jean-Paul Michallet est intervenu, aux côtés du poète Stéphane Page, dans la journée d’étude qui eut lieu à Montpellier en 2022 (voir infra), pour témoigner de son expérience d’animation d’ateliers d’écriture de quelques 20 ans à la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelonne (34).
[11] Les ouvrages que les écrivains contemporains consacrent à leurs pratiques d’animation d’ateliers d’écriture, partageant à la fois une réflexion et des méthodes, s’inscrivent dans le sillage des pionnières Anne ROCHE (L’Atelier d’écriture. Éléments pour la rédaction du texte littéraire, avec Andrée GUIGUET et Nicole VOLTZ, Paris, Armand Colin, coll. « Lettres Sup/Cursus », 1re édition 1989), Elisabeth BING (…Et je nageai jusqu’à la page, Paris, éditions des femmes, 1re édition 1976) et Rolande CAUSSE (La Scribure, Paris, Buchet-Chastel, 1990).
[12] Les travaux de Michel FOUCAULT sont en l’occurrence incontournables ; voir Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. « La Bibliothèque des histoires », 1975.
[13] On trouve une illustration concrète de la fabrique des propositions dans le « Récit d’expérience d’un atelier d’écriture croisé » conduit par Corine Robet. Cette question est également abordée dans l’article de Tatiana Arfel, « Sortir de là. Apports de la fiction et création d’une langue à soi dans les ateliers d’écriture en prison ».
[14] La lecture que propose Manon Picard autour d’une « andragogie de la créativité » en rend compte, de même que les analyses de Cécile Perret, Vincent Massart et Mireille Baurens relatives aux « enjeux spécifiques de l’atelier d’écriture en prison ».
[15] La question du devenir des textes (sous la forme d’une publication) est abordée dans l’étude de Dorothée Catoen-Cooche et Françoise Heulot-Petit, « L’atelier d’écriture en prison : de l’expérimentation à la libération de la parole ».
[16] Le témoignage de Tatiana Arfel concernant la restitution radiophonique en livre un exemple.
[17] L’attention à la « narractivité » que développe Marie Deaucourt depuis « l’identité narrative » théorisée par Paul Ricœur, notion qu’invoquent également Cécile Perret, Vincent Massart et Mireille Baurens, ou encore « les apports de l’écriture en termes d’intériorité et de soutien existentiel » que défend Tatiana Arfel à l’écoute des écrivains, des philosophes et des psychanalystes, sont autant de signes témoignant d’un souci de l’autre qui en passe par la mise en pratique de l’écriture conçue comme processus de subjectivation. René Frégni, quant à lui, témoigne, dans l’entretien conduit par Marie Joqueviel-Bourjea qui clôt ce dossier, « Dealer de mots, en prison et ailleurs », des raisons existentielles qui le conduisent depuis quelque trente ans à animer en prison.
[18] René Frégni en témoigne, puisqu’il s’agit de jouer les entremetteurs ! Thierry Maricourt en rend compte également, qui « oublie » délibérément ses livres dans la bibliothèque de la prison. Le dispositif croisé entre l’université d’Aix-Marseille et la prison des Baumettes imaginé par Corine Robet et Anne-Marie Ortiz en serait un autre exemple.
[19] Alexandre GEFEN, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, Corti, coll. « Les Essais », 2017, p. 213.
[20] Alain GUYARD, La Zonzon, Paris, Le Dilettante, 2011, p. 12.
[21] Ces pratiques ne sont évidemment pas sans lien avec certains enjeux des littératures dites « de terrain » (Dominique Viart) abondamment commentées aujourd’hui, quand bien même la perspective de l’animateur n’est, en général, pas celle d’un écrivain embarqué dans un projet personnel d’écriture (si tel fut le cas de François Bon, même avant Prison, dans Sang gris : un atelier d’écriture à La Courneuve (1991), ni les romans de René Frégni, ni La Zonzon d’Alain Guyard, ni Résonnent les voix des hommes de Cathie Barreau ne relèvent de cette catégorie.
[22] Ainsi l’étude de Marie Deaucourt, « Écrire en longue peine », articule-t-elle expressément nombre de ces dimensions.
[23] Alexandre GEFEN, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, op. cit., id.
[24] Voir les études de Bruno BLANCKEMAN, « De l’écrivain engagé à l’écrivain impliqué. Figures de la responsabilité littéraire au tournant du XXIe siècle », dans Catherine BRUN et Alain SCHAFFNER (dir.), Des écritures engagées aux écritures impliquées (Littérature française XXe-XXIe siècles), Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2015, p. 161-169 ; « L’écrivain impliqué : écrire (dans) la cité », dans Bruno BLANCKEMAN et Barbara HAVERCROFT (dir.), Narrations d’un nouveau siècle. Romans et récits français 2001-2010, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 71-81 ; article accessible en ligne : https://books.openedition.org/psn/460 ; « L’homme écroué. Une écriture de l’implication » (à propos d’Arno Bertina (avec les photographies d’Anissa Michalon), Numéro d’écrou 362573, Marseille, Le Bec en l’air, 2013) dans Aurélie ADLER, Jean-Marc BAUD, Laurent DEMANZE et Alexandre GEFEN (dir.), Inculte. Pratiques éditoriales, gestes collectifs et inflexions esthétiques, colloques Fabula, 2023 : https://www.fabula.org/colloques/document9789.php.
[25] Ibid., p. 214. Le distinguo opéré par Alexandre Gefen dans son introduction – paradoxalement sous couvert de « non-distinction » dans son étude – entre « ‘‘haute littérature’’ » et « ateliers d’écriture pour un chacun » (ibid., p. 11) est d’autant plus gênant qu’il confond une production avec une pratique qui, elle-même, s’appuie sur cette « production » (qu’elle n’a du reste pas vocation à concurrencer).
[26] AMarie PETITJEAN, La Littérature par l’expérience de la création, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Recherche-Création », 2023.
[27] Dominique VIART, « Comment nommer la littérature contemporaine ? », Fabula, « Atelier de théorie littéraire », texte mis en ligne en décembre 2019 ; voir les sections « 3. À la recherche d’un trait commun » et « 4. Contextualisations » : https://www.fabula.org/ressources/atelier/?Comment_nommer_la_litterature_contemporaine.
[28] Jean-Pierre CAVAILLÉ (dir.), Écriture et prison au début de l’âge moderne, Cahiers du Centre de recherches historiques, revue électronique du CRH, n° 39, 2007 ; numéro consultable en ligne à l’adresse : https://journals.openedition.org/ccrh/3345.
[29] Éric MÉCHOULAN, Michèle ROSELLINI et Jean-Pierre CAVAILLÉ (dir.), Écrire en prison, écrire la prison : XVIIe-XXe siècles, Les Dossiers du GRIHL, Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l’Histoire du Littéraire, n° 5/1, 2011 ; numéro accessible en ligne : https://journals.openedition.org/dossiersgrihl/4874.
[30] Ce numéro 35 de la Revue de la BNF (2010/2) est accessible en ligne sur cairn : https://www.cairn.info/revue-de-la-bibliotheque-nationale-de-france-2010-2.htm.
[31] Jean BESSIÈRE et Judit MAAR (dir.), L’Écriture emprisonnée, Paris, L’Harmattan, coll. « Cahiers de la nouvelle Europe », 2007.
[32] Régis SALADO et Carine TRÉVISAN (dir.), Écrits, images et pensées de prison, Paris, Hermann, coll. « Cahiers textuels », 2019.
[33] Un ciel par-dessus le toit. Littérature et univers carcéral du Moyen Âge à nos jours, Institut Droit et Économie d’Agen en partenariat avec l’École Nationale d’Administration Pénitentiaire (Enap) ; volume accessible en ligne : https://www.enap.justice.fr/sites/default/files/cirap_actes_colloque_litterature_2020.pdf [collectif issu d’un colloque qui n’a pu se tenir à l’Institut Droit et Économie d’Agen en 2020].
[34] Sylvan CHABAUD et Marie-Jeanne VERNY (dir.), Écrire entre les murs, revue Plumas, n° 2, 2022 ; numéro accessible en ligne : https://plumas.occitanica.eu/435.
[35] Les études relatives à des textes publiés au XXIe siècle ou s’intéressant à des pratiques littéraires contemporaines (de (re)médiation, de création) restent malgré tout peu nombreuses. Signalons toutefois la dynamique des travaux québécois dans ce champ, ainsi l’ouvrage de Julie DELORME, Du huis-clos au roman : paroles carcérales et concentrationnaires dans le cadre de la littérature contemporaine, Ottawa, Presses Universitaires d’Ottawa, 2010.
[36] Deux très brefs textes sont consacrés à des expériences d’animation en prison dans les collectifs mentionnés : celui de Marguerite RODENSTEIN, « Écrire à la maison d’arrêt de Colmar », dans Un ciel par-dessus le toit. Littérature et milieu carcéral du Moyen Âge à nos jours, op. cit., p. 69-70 : https://www.enap.justice.fr/sites/default/files/cirap_actes_colloque_litterature_2020.pdf ; celui co-signé par Sylvie DREYFUS-ALPHANDÉRY et Catherine LAMARRE dans la Revue de la Bibliothèque Nationale de France : « Autour d’un atelier d’écriture, la BNF et la prison de la santé », op. cit., p. 54-55 : https://www.cairn.info/revue-de-la-bibliotheque-nationale-de-france-2010-2-page-54.htm.
[37] Jean-Pierre CAVAILLÉ, « Présentation », dans Écriture et prison au début de l’âge moderne, op. cit., p. 4 : https://journals.openedition.org/ccrh/3346.
[38] Éva LEVÊQUE, « L’écriture en milieu carcéral : entre promotion de la pratique et discrétion de la publication », mémoire du Master « Sciences humaines et sociales » mention « Métiers du Livre » parcours « Édition » de l’Université Paris Nanterre, soutenu en 2021 sous la direction de Laura Giancaspero.
[39] Anne BRUN, « Groupe thérapeutique d’écriture en prison et élaboration de l’agir », dans Bulletin de psychologie, n° 493, janvier-février 2008, p. 31-39 ; article accessible en ligne : https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2008-1-page-31.htm
[40] Éliane DAUPHIN et Carole CALISTRI, « Des ateliers d’écriture en milieu carcéral », dans LIDIL – Revue de linguistique et de didactique des langues, n° 27 : « La littératie. Vers de nouvelles pistes de recherche didactique », 2003, p. 131-143 ; article accessible en ligne : https://www.persee.fr/doc/lidil_1146-6480_2003_num_27_1_1843.
[41] Sophie SALAÜN, « Culture en prison : un vecteur d’unification sociale et de reconstruction de l’identité impulsé par une politique culturelle et des pratiques individuelles », mémoire soutenu en septembre 2008 sous la direction de Bernard Lamizet à l’Institut d’Études Politiques de l’Université Louis Lumière-Lyon 2 ; voir p. 56-57 pour l’atelier d’écriture, et plus largement p. 39-59 pour les ateliers d’expression artistique.
[42] Sylvie FRIGON, « Rencontres littéraires en prison ou comment voyager de l’ombre à la lumière », dans Criminologie, volume 48, n° 1 : « Justice et santé mentale », printemps 2015, p. 123-141 ; article consultable en ligne : https://www.erudit.org/fr/revues/crimino/2015-v48-n1-crimino01787/1029351ar/ ; voir également Sylvie FRIGON et Sophie COUSINEAU, « L’écriture de l’enfermement et son déploiement dans les Rencontres littéraires », dans Voix plurielles, volume 11, n° 1, avril 2014 : article accessible en ligne : https://www.researchgate.net/publication/319022881_L'ecriture_de_l'enfermement_et_son_deploiement_dans_les_Rencontres_litteraires.
[44] Significativement, Clara et Irène, les deux personnages de Résonnent les voix des hommes, animent en binôme, et en viennent à s’associer avec Romane, une artiste plasticienne.
[45] On peut également citer la thèse en sémiotique (dont Philippe Artières fut membre du jury) de Stéphanie DELUGEARD, soutenue en 2016 à l’Université de Limoges, « Les supports de l’écriture et de la communication en milieu carcéral », sous la co-direction d’Isabelle Klock-Fontanille et Didier Tsala-Effa ; thèse accessible en ligne : https://theses.hal.science/tel-01419578/document.
[46] Valentina Gabriela HOHOTA, « Quels mots pour (d’)écrire l’expérience carcérale ? », dans Plumas, op. cit. : https://plumas.occitanica.eu/589.
[47] Stéphanie SMADJA et Catherine PAULIN, La Parole intérieure en prison, Paris, Hermann, coll. « Monologuer », 2019.
[48] Jean-Louis FABIANI, Lire en prison. Une étude sociologique (rapport de recherche), Bibliothèque d’information publique du Centre Pompidou, mai 1995.
[49] Lectures de prison 1725-2017, préface de Philippe Claudel, postface de Jean-Lucien Sanchez, Bois-Colombes, Éditions Le Lampadaire, coll. « Curiosités », 2017. Jean-Louis Fabiani, comme Philippe Artières, participent à ce collectif.
[50] Jean-Louis FABIANI, « Lire en prison. Une enquête en chantier », dans Enquêtes. Anthropologie, histoire, sociologie (Marseille, éditions Parenthèses), n° 1 : « Les terrains de l’enquête », 1995, # 1 ; article accessible en ligne : https://journals.openedition.org/enquete/287.
[51] Alexandre GEFEN, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, op. cit., p. 214.
[52] Delphine SAURIER, Caroline TOURAUT, Emmanuelle LALLEMENT (dir.), La Culture en prison. Les médiations de la rencontre du pénal et du culturel, Champ Pénal/Penal Field, n° 23, 2021 ; numéro accessible en ligne : https://journals.openedition.org/champpenal/13035.
[53] Ibid., chapô du numéro.
[54] Natacha GALVEZ, « Écrivains en prison et écrits de prison : entre acte de création littéraire, survie personnelle et engagement social, dans La Culture en prison. Les médiations de la rencontre du pénal et du culturel, op. cit., article accessible en ligne : https://journals.openedition.org/champpenal/13385.
[55] Voir son article dans ce dossier : « Sortir de là. Apports de la fiction et création d’une langue à soi dans les ateliers d’écriture en prison ».
[56] Philippe Claudel dans Le Bruit des trousseaux (op. cit., p. 22-23), René Frégni dans l’entretien qui referme ce dossier, comme Tatiana Arfel dans son article y font référence.
[57] Philippe CLAUDEL, Le Bruit des trousseaux, op. cit., p. 12-13 ; Cathie BARREAU, Résonnent les voix des hommes, op. cit., p.15 et p. 16.
[58] Marguerite RODENSTEIN, « Écrire à la maison d’arrêt de Colmar », dans Un ciel par-dessus le toit. Littérature et milieu carcéral du Moyen Âge à nos jours, op. cit., p. 69 : https://www.enap.justice.fr/sites/default/files/cirap_actes_colloque_litterature_2020.pdf.
[59] Philippe CLAUDEL, Le Bruit des trousseaux, op. cit., p. 54.
[60] Ibid., p. 13-14.
[61] Cathie BARREAU, Résonnent les voix des hommes, publie.net, 2010, chapitre 1 [édition électronique : je ne mentionne pas la pagination].
[62] « La chasse d’eau retentit. La salle de cours n’en était pas vraiment une. C’était un local placé sous les conduites d’eau et toutes les chiottes de tous les étages se vidaient dans le gros tuyau à ma gauche. Sympa. Ça allait rythmer mon intervention à propos de l’amour pendant toute la matinée […]. », Alain GUYARD, La Zonzon, op. cit., p. 20.
[63] Paul AUDI, Créer. Introduction à l’esth/éthique [2005], Lagrasse, Verdier, coll. « Poche », 2010 pour l’édition revue et augmentée, p. 83. Voir notamment le sous-chapitre « L’excédence du soi », p. 79-88.
[64] « Avant de déballer tous les livres, elles allaient saluer chaque homme, leur serrer la main, les appeler par leurs prénoms. C’était pour l’instant la seule chose qu’elles connaissaient d’eux, le prénom, celui de l’enfance, murmuré dans la mémoire ou crié du haut du balcon de la maison par une mère impatiente et fatiguée. Mais ici, dans la prison on l’avait oublié. Le gardien qui demandait Lempère ne recevait aucun écho des femmes qui se regardaient, c’est peut-être Claude, non je crois que c’est Laurent, et elles mimaient l’ignorance. Ce fut souvent une difficulté entre les femmes et les gardiens : chacun connaissait les hommes sous un nom différent. Comment alors demander où se trouvait Thom, était-il dans sa cellule, au mitard, au parloir ? Aurait-il la permission de venir écrire, Thom, oui, attendez, vous l’avez sur votre liste son nom, il est là regardez. Oui je vois, cellule 15. C’est le temps qui rejoindrait les noms et les prénoms […] », Cathie BARREAU, Résonnent les voix des hommes, op. cit., chapitre 1.
[65] Les avis divergent quant à la façon de nommer les participants aux ateliers, selon les animateurs et, bien sûr, le cadre. Si, s’appuyant sur la distinction barthésienne entre « écrivain » et « écrivant », c’est-à-dire entre écriture intransitive (l’écrivain) et transitive (les producteurs de textes), la plupart des animateurs ont recours au terme « écrivants » pour désigner les personnes qui écrivent au sein de leurs ateliers, reste qu’il pose de nombreux problèmes (notamment au regard des enjeux mêmes que l’on assigne à l’atelier) et que certains (dont moi-même, MJB) se refusent à l’employer.
[66] Philippe CLAUDEL, Le Bruit des trousseaux, op. cit., p. 46.
[67] Id.
[68] On voit ici (d’autres passages en témoignent, qui montrent l’attention à l’écriture créative des détenus) que l’enseignant (qui est aussi écrivain) n’est guère éloigné de l’animateur d’ateliers d’écriture.
[69] François BON, Prison, op. cit., p. 122. Le même principe d’égalité s’énonce dans « Prisons : ce qui reste », texte de 2003 : « Pas possible de travailler sans amitié. C’est au sens de L’Amitié de Blanchot : partage dans l’ouvert, égalité qui vous dénude. Écrire c’est traverser ensemble. Cette amitié est très vite de l’amitié simple. » François BON, Apprendre l’invention. Littérature et ateliers d’écriture, op. cit., p. 364.
[70] Cathie BARREAU, Résonnent les voix des hommes, op. cit., chapitre 1.
[71] L’adresse (explicite) est supposée par l’écriture d’un texte destiné à être lu à voix haute à l’ensemble du groupe ; mais elle est implicite dans tout geste d’écriture.
[72] Cathie BARREAU, Résonnent les voix des hommes, op. cit., chapitre 7.
[73] Ibid., p. 85.
[74] Alain GUYARD, La Zonzon, op. cit., p. 21.
[75] François BON, Prison, op. cit., p. 79.
[76] Philippe CLAUDEL, Le Bruit des trousseaux, op. cit., p. 75.
[77] Voir collectif Intolérable, textes réunis par le GIP, présentés par Philippe Artières, Paris, Gallimard, coll. « Verticales », 2013.
[78] François BON, Apprendre l’invention. Littérature et ateliers d’écriture, op. cit., p. 370.
Résumé
Ce dossier sur « les ateliers d’écriture en milieu carcéral » place au cœur de son propos la question des usages contemporains de la littérature, questionnant la place dans la société, aujourd’hui, de l’écrivain, du pédagogue, du chercheur – plus précisément la propension de certains à se préoccuper de ses marges par une action concrète. Rapportant des pratiques « de terrain », les articles mettent ainsi en lumière la complexité de pratiques pédagogiques, créatives voire artistiques mêlant enjeux littéraires, linguistiques, culturels, éthiques, sociaux, politiques, thérapeutiques. Ce faisant, ces démarches impliquées témoignent, non seulement du primat de « la littérature par l’expérience de la création », (AMarie Petitjean), en l’occurrence, de l’expérience d’écrire (pour les personnes détenues) et de faire écrire (pour l’animateur) en prison, mais encore d’une conscience « relationnelle » des usages de la littérature, pour reprendre l’adjectif par lequel Dominique Viart qualifie la littérature d’après 1980. Cette attention à l’expérience contemporaine du (faire) écrire en prison, pour située qu’elle soit (un lieu : la prison ; un temps : aujourd’hui ; un dispositif : l’atelier d’écriture), s’inscrit dans le sillage des nombreux travaux critiques qui s’attachent aux liens de la littérature, et plus largement des pratiques d’écriture et de lecture, avec le milieu carcéral. Toutefois, bien qu’ils témoignent de « l’écriture emprisonnée » depuis des rives disciplinaires variées, il n’est que rarement question du dispositif-atelier d’écriture dans les études littéraires sur le contemporain : d’où l’attention que lui portent les huit articles de ce dossier, qui lui consacrent analyses, témoignages, entretien.
Cette présentation fait l’hypothèse que l’atelier d’écriture en prison surjoue, en quelque sorte, et par là même exacerbe les traits propres à tout atelier d’écriture. En effet, quoique les questions qu’il pose à l’animateur soient les mêmes que pose tout atelier, sa spécificité tient peut-être à l’exacerbation des tensions (créatrices) à l’œuvre dans tout atelier d’écriture, par la mise en abîme contextuelle (i. e. l’univers carcéral) opérant sur le dispositif.
Abstract
This dossier on « writing workshops in prisons » focuses on contemporary uses of literature, questioning the place in society today of the writer, the pedagogue, the researcher – and more precisely, the propensity of some to concern themselves with its margins through concrete action. Reporting on practices « in the field », the articles shed light on the complexity of pedagogical, creative and even artistic practices that combine literary, linguistic, cultural, ethical, social, political and therapeutic issues. In so doing, these approaches testify not only to the primacy of « literature through the experience of creation » (AMarie Petitjean), in this case, the experience of writing (for prisoners) and the experience of making them write (for the facilitator) in prison, but also to a « relational » awareness of the uses of literature, to use the adjective with which Dominique Viart describes post-1980 literature. This attention to the contemporary experience of (making) writing in prison, however situated it may be (a place: prison; a time: today; a device: the writing workshop), follows in the wake of numerous critical works that focus on the links between literature, and more broadly writing and reading practices, and the prison environment. However, although they testify to « writing in prison » from various disciplinary shores, the writing workshop device is rarely discussed in contemporary literary studies: hence the attention paid to it by the eight articles in this dossier, which devote analyses, testimonials and interview to it.
This presentation hypothesizes that the prison writing workshop overplays, as it were, and thereby exacerbates, the characteristics of any writing workshop. Indeed, although the questions it poses to the facilitator are the same as those posed by any workshop, its specificity may lie in the exacerbation of the (creative) tensions at work in any writing workshop, through the contextual mise en abyme (i.e. the prison universe) operating on the device.
Marie JOQUEVIEL-BOURJEA
Université Paul-Valéry Montpellier 3- RIRRa21