Après son décès, la figure de Jorge Semprun (1923-2011) n’a pas cessé d’attirer l’attention de chercheurs des différentes domaines des sciences humaines. Les auteurs réunis dans ce volume en sont un bon exemple. De nombreux actes officiels et académiques ont marqué le centenaire de la naissance de l’auteur, dont le colloque organisé par l’Universidad Complutense de Madrid les 23-24 octobre 2023, la journée d’études tenue à l’Université de Valence le 3 mars 2023, celle tenue à l’Université de Grenade le 4 mai 2023, le symposium organisé au Musée d’Histoire de Catalogne les 16-17 décembre 2023, l’hommage organisé par la Délégation permanente de l’Espagne auprès de l’UNESCO au Collège d’Espagne de la Cité Internationale Universitaire de Paris et le colloque que j’ai eu l’honneur d’organiser à l’Université d’Artois les 17-18 juin 2022. La plupart des textes qui font partie de ce volume ont été présentés lors de ce dernier colloque et témoignent de la vitalité des études autour de la figure de Semprun, toujours capable de convoquer des regards bien différents et appartenant à des générations elles aussi bien différentes. On constatera en effet la présence dans ce volume de chercheurs spécialistes de l’œuvre de Semprun à côté de celle de jeunes chercheurs et chercheuses qui assurent la continuité des études sur un auteur qu’on avait tendance à qualifier comme « franco-espagnol » et qui maintenant est souvent considéré comme « européen ». On constatera également que les chercheurs faisant faire partie de ce projet proviennent de différentes universités européennes, ce qui témoigne du grand intérêt que l’auteur suscite toujours au-delà du cadre franco-espagnol. Plusieurs d’entre eux portent un regard non seulement historique mais aussi un regard sur l’actualité de sa pensée à un moment où le caractère des conflits internationaux rappelle certaines analyses et prédictions de Semprun, surtout en ce qui concerne l’héritage culturel de l’Europe et l’orientation de sa ligne politique et éthique au début du XXe siècle. Deux articles de ce volume (celui de Felipe Nieto et celui d’Eva Raynal) sont directement consacrés à Semprun comme figure proeuropéenne, dimension qui contraste avec celle du jeune Semprun qui, en tant que militant communiste, était contre toute idée d’union européenne.
D’autres articles reprennent et approfondissent les thématiques sempruniennes liées à son expérience de la déportation dans le camp de concentration nazi de Buchenwald, expérience qui a fait l’objet de sa littérature concentrationnaire, une littérature qui, développée à travers plusieurs titres publiés pendant plus de 40 ans, offre elle-même un contraste idéologique fort intéressant lié à des objectifs identitaires que Semprun poursuivait parallèlement à son évolution comme homme engagé de façons très différentes et à travers d’actions, de moyens et de genres littéraires eux aussi bien différents. On appréciera ici le travail de Luisa García-Manso sur la ‛pièce concentrationnaire’ Gurs, une tragédie européenne et l’analyse de Ricardo Jimeno d’un scénario prévu pour un film d’Alain Resnais (Les Fleurs carnivores) qui finalement ne fut pas réalisé et qui était jusqu’aujourd’hui absent dans la bibliographie sur l’auteur.
La prose concentrationnaire de Semprun semble toujours attirer l’attention et constitue en quelque sorte la porte d’accès à l’univers semprunien pour beaucoup de jeunes chercheurs. Ces chercheurs s’intéressent notamment à la dimension rhétorique de ses récits sur l’univers concentrationnaire et en particulier à ce que Semprun appelait lui-même la théorie de l’artifice, c’est-à-dire, la technique de l’utilisation de la littérature pour transmettre une ‛vérité essentielle’, et la justification de l’utilisation d’éléments narratifs inventés, fictionnels, censés mieux transmettre cette vérité et la rendre plus compréhensible aux lecteurs. C’est-à-dire un style et une éthique littéraire contraire à l’idée de ceux qui, comme Primo Levi, soutenaient que les récits concentrationnaires ne devaient pas introduire d’éléments inventés pour rendre une histoire intéressante davantage ou pour mieux la construire ou la réinterpréter selon certains objectifs déterminés ou postérieurs à cette expérience. Levi est d’ailleurs et clairement l’auteur (outre Semprun) le plus cité dans ce volume, très souvent à propos de cette discussion, qui constitue en fait un lieu commun d’un débat historiographique qui a été mené par exemple par Lawrence Langer (comme défenseur du style « littéral ») et Hayden White (comme défenseur du style « littéraire ») dans les années 1990. Le grand intérêt de ce débat, qui concerne aussi pleinement d’autres auteurs, traverse notamment, bien que non seulement, les travaux de Ana Alves, Eva Cavicchi et Elios Mendieta, qui intègrent aussi des concepts de Walter Benjamin, Paul Ricœur, George Steiner, Pierre Nora, Giorgio Agamben et Tzvetan Todorov. Les questions de critique littéraire croisent ici des questions historiographiques, sociologiques et philosophiques. La valeur historiographique et les questions de l’historicité et de l’engagement semprunien sont ici approfondies dans les travaux de Rita Rodríguez, qui souligne l’influence de Paul-Louis Landsberg chez Semprun, et Corinne Benestroff, fondé sur Le Mort qu’il faut, ouvrage plus explicite que les ouvrages concentrationnaires précédents de Semprun sur la polémique autour du rôle des détenus communistes qui géraient l’organisation interne du camp de Buchenwald.
Un autre groupe d’articles insiste sur l’analyse stylistique et le sens de la rhétorique semprunienne, notamment celui de Thierry Ozwald à propos d’Autobiographie de Federico Sánchez, celui de Françoise Nicoladzé autour de certains motifs et lieux récurrents chez Semprun, celui de Hala Fawaz qui propose d’analyser la littérature concentrationnaire de Semprun à partir de la figure de l’hypotypose, et celui de Tamara Martínez qui interroge le style autobiographique semprunien chronologiquement désordonné et en apparence non organisé pour le caractériser comme un style idéologiquement et identitairement motivé et pleinement conscient des enjeux d’une « écriture tressée aux spirales de l’Histoire », comme le disait le sous-titre de l’ouvrage que Françoise Nicoladzé a consacré à l’auteur. Le travail de Gema Góngora, consacré aux premiers ouvrages concentrationnaires de Semprun à la lumière des questions posées par l’herméneutique de l’écriture du moi, est lui aussi proche de cette perspective.
Naturellement, ces travaux soulignent aussi à partir de différentes perspectives le travail littéraire intense de Semprun (son « devoir de mémoire ») au service de la reconnaissance ou de la création de certains lieux de mémoire matériels et immatériels qui représentent les principaux conflits qui pour Semprun ont marqué le XXe siècle européen et rappellent les bases historiques, philosophiques et politiques sur lesquelles l’Union Européenne actuelle est construite. On souligne également la richesse intertextuelle de l’auteur, qui permet de découvrir ou de redécouvrir la valeur de maintes figures historiques, politiques et culturelles qui partageaient ses idéaux ou le sens de ses engagements. Je remercie les auteurs qui ont rendu possible ce projet de recherche autour du centenaire de la naissance de Semprun, ainsi que Laurent Bonsang, président de l’Association des Amis de Jorge Semprun, qui contribue à ce volume avec un texte qui résume les principales activités organisées par cette association qu’il a fondée en 2012.
Jaime CÉSPEDES
Université d’Orléans