Choisir de travailler sur Thérèse d’Avila c’était s’atteler à un monument, plus encore en cette année du 500e anniversaire de sa naissance1 où la bibliographie, déjà conséquente, sur la Sainte Docteur de l’Église s’est enrichie des nombreux cours, colloques et autres rencontres internationales qui se sont multipliés à la faveur des commémorations en Espagne et dans le monde2. Cependant on ne trouvera pas ici un état détaillé de la recherche sur le sujet, car l’objectif de ce travail a été, plus modestement, d’entrer dans les écrits de la Sainte mystique pour y découvrir Thérèse de Ahumada, la femme.
De fait, la partie épistolaire, moins étudiée, permet de la découvrir sous un autre angle que celui de ses écrits poétiques, spirituels ou même autobiographiques. A travers la correspondance, on entre véritablement dans le quotidien de la vie de l’auteur, avec ses préoccupations matérielles, comme les questions de choix financiers à l’heure de fonder un monastère ou d’accepter une postulante supplémentaire, de problèmes de salubrité des maisons ou encore d’approvisionnement en eau… On peut suivre ses joies, parfois très simples comme à l’arrivée d’un colis de victuailles, mais aussi ses peines et ses soucis de santé, nombreux, qui la rendent très proche et très humaine.
Suivant les quelques pistes de réflexion données pour cette journée (qui écrit à qui ? avec quelle fréquence ? pourquoi ? quels réseaux, quelles thématiques, quelles influences subies ou exercées se dégagent de ces corpus ?) j’ai commencé par analyser de façon quantitative l’ensemble des lettres actuellement connues de Thérèse d’Avila afin d’en dégager les principaux destinataires. Puis je me suis interrogée sur les raisons qui peuvent expliquer les fortes variations que l’on peut observer concernant le rythme des échanges de courrier. Parallèlement, grâce à une analyse plus précise du contenu des missives, j’ai cherché à cerner quelles relations se dessinent entre Thérèse et ses correspondants à travers les thématiques abordées et le vocabulaire employé.
La correspondance de Thérèse d’Avila a fait l’objet de nombreuses rééditions et traductions depuis la première édition par Diego Dormer à Saragosse comprenant 41 lettres en 1658, à chaque fois enrichies de nouveaux textes au fil des découvertes de manuscrits. Pour ce travail je me suis basée sur celle contenue dans les œuvres complètes de la Sainte publiées en 2012 dans la BAC (Biblioteca de Autores Cristianos)3. Elle comprend un ensemble de 476 lettres et fragments, tous écrits pendant les vingt dernières années de sa vie, entre 1561 et 1582, sauf une de 1546. Mais Thérèse en aurait écrit bien plus : jusqu’à 15000 d’après les estimations données par les éditeurs de la BAC4. En effet, outre les courriers qu’elle échangeait avec ses proches parents, en tant que mère fondatrice, Thérèse entretenait une grande correspondance avec les prieures de ses monastères, les prêtres et les personnalités susceptibles de soutenir et de financer ses projets de fondation, voire de défendre sa réforme dans les moments de crise, n’hésitant pas à s’adresser au supérieur général de l’Ordre à Rome ou même au roi Philippe II en personne lorsque les circonstances l’imposèrent.
Sur cet ensemble, 97 lettres et 16 fragments, soit plus de 20% des lettres, sont adressés à la même personne : le Père Jerónimo Gracián de la Madre de Dios, qui arrive en tête des destinataires privilégiés, suivi de la Mère María de San José (62 lettres personnelles et 2 adressées également à d’autres sœurs de la communauté de Séville dont elle était la prieure), loin devant Lorenzo de Cepeda, frère et confident de Thérèse pour lequel on ne compte que 16 lettres en tout. Or elle fait la connaissance du Père Gracián en 1575, seulement sept ans avant sa mort. Si l’on rapporte ces chiffres à la période 75-82 pour laquelle on conserve 374 lettres, la proportion passe à 30% soit presque un tiers de la correspondance de la période considérée rien que pour le Père Gracián.
Par ailleurs, en regardant de plus près la répartition chronologique des courriers, on constate que les lettres adressées à ce dernier sont souvent précédées ou suivies de près de lettres à la Mère María de San José, quand l’envoi n’est pas simultané (spécialement en 1576-1577) semblant indiquer une sorte de relation triangulaire particulière que j’ai souhaité élucider à l’occasion de cet exposé.
Il convient de préciser quelque peu le contexte de la rencontre et de l’émergence de la relation de notre auteur avec les deux figures qui sont le propos de ce travail. Thérèse de Jésus avait commencé son œuvre de réforme du Carmel en 1562, après vingt ans passés dans le monastère de l’Incarnation à Avila. Elle bénéficia pour cela du soutien du roi Philippe II et de la hiérarchie romaine, qui voyaient dans cette œuvre réformatrice un travail de purification et de retour aux sources dans la droite ligne des exigences du concile de Trente. Cependant, la Madre se heurta très vite à la résistance et même à l’hostilité, non seulement des habitants des villes où elle cherche à s’implanter, mais pire encore, des religieux et religieuses de sa propre congrégation dont la règle avait été fort assouplie au fil des siècles. Agée et fatiguée par ses voyages et les multiples difficultés auxquelles elle commençait à être confrontée et dont le Livre des fondations rend bien compte, Thérèse avait besoin de trouver quelqu’un sur qui s’appuyer. Et ce soutien, c’est auprès de María de San José d’une part et de Jerónimo Gracián d’autre part, que la Sainte va le trouver.
Née en 1548, María de Salazar était allée très jeune vivre au palais de doña Luisa de la Cerda à Tolède, où elle reçut une éducation raffinée5. En 1562, alors qu’elle attendait les autorisations pour fonder son premier monastère réformé à Avila, Thérèse fut envoyée par le provincial des carmes chez cette dame, grande bienfaitrice du Carmel, afin de lui tenir compagnie et la consoler suite au décès de son mari. C’est là qu’elles se rencontrèrent pour la première fois. María de Salazar raconte dans son autobiographie6 combien les six mois passés auprès de Thérèse, alors qu’elle n’avait encore que 14 ans, furent déterminants dans son cheminement personnel. On raconte qu’en 1568, lors d’un nouveau passage chez doña Luisa, Thérèse pressentit la future vocation de María7, mais ce n’est que deux ans après, en 1570 que celle-ci prit l’habit des carmélites déchaussées au couvent de Malagón sous le nom de María de San José. Moins de 4 ans plus tard, en février 1575, Thérèse d’Avila l’enleva à sa communauté d’origine dans le but d’aller fonder le monastère de Caracava, dont la jeune religieuse devait devenir la prieure. En effet, la Madre appréciait la personnalité de la jeune femme et sa profonde spiritualité. À de nombreuses reprises par la suite dans ses lettres, Thérèse loua son courage8, sa finesse et son intelligence au point, parfois, de s’en méfier9. Les autorisations tardant à arriver, elles furent toutes deux retenues plusieurs mois à Beas où la rencontre avec le père Gracián vint bousculer les plans10. En effet, malgré les réticences de Thérèse11, elles furent finalement envoyées par ce dernier pour fonder à Séville. María de San José devint alors la prieure du premier couvent de sœurs carmélites déchaussées créé en Andalousie, région qui fut le théâtre des plus grosses difficultés que connut l’Ordre des carmes réformés. La mère fondatrice y vécut jusqu’au 4 juin 1576, date à laquelle elle repartit en Castille, non sans avoir déjà traversé des épreuves liées à des accusations mensongères d’une novice sortie du couvent12. Les deux femmes ne se revirent jamais plus, mais ces quelques mois de vie commune confirmèrent leurs affinités et scellèrent à jamais entre elles un lien d’amitié fraternelle que l’on sent bien dans la correspondance qu’elles commencent à échanger dès le mois de juin 1576 et qui se poursuivra, en dépit des aléas que nous montrerons ci-après, jusqu’à la mort de la Madre en 1582.
De la même génération que María de San José, Jerónimo Gracián Dantisco est né en 1545 à Valladolid, dans une famille bien placée à la cour. Son père Diego Gracián Alderete de Lucas fut secrétaire de l’épouse de Charles Quint puis à la cour de Philippe II et sa mère, doña Juana de Dantisco, était la fille d’un ambassadeur de Pologne auprès de l’empereur.
Alors que la position sociale de sa famille, ainsi que les talents personnels de Gracián pouvaient lui ouvrir les plus hautes charges, après un doctorat de théologie à l’université d’Alcalá, celui-ci choisit les ordres avec l’idée d’intégrer la Compagnie de Jésus. Or peu après avoir été ordonné prêtre, il eut l’occasion de rencontrer des carmélites déchaussées. Impressionné par la dévotion de ces religieuses, il décida d'entrer dans la réforme du carmel débutée par Thérèse d'Avila, comme en témoigne une lettre qu’il envoya à sa mère depuis le monastère de Pastrana où il se rendit en 1572 : « pues las monjas que aquí hay de la misma orden, cierto que nunca tal pudiera creer si no lo viera por mis ojos ». Il témoignait d’un tel zèle et de tels talents qu’un an à peine après avoir revêtu l’habit des carmes déchaux sous le nom de Jerónimo Gracián de la Madre de Dios, en mars 1573, il fut nommé visiteur apostolique pour la province d'Andalousie. Mais cette charge, incombant en réalité au père Vargas, ne lui fut confiée au départ que par délégation de Baltasar Nieto le supérieur des Carmes déchaux d’Andalousie. Bien que confirmée par le nonce Ormaneto contre l’avis de Rubeo le supérieur général des Carmes13, cette charge, dans le climat tendu des relations entre Carmes mitigés et Carmes réformés, lui valut dès l’origine de nombreux problèmes avec la hiérarchie du Carmel et sera source de tracas pour la mère fondatrice, comme on peut le lire dans de nombreuses lettres14.
C’est dans ce contexte qu’il rencontra pour la première fois Thérèse d'Avila au printemps 1575 à Beas de Segura alors qu'elle venait juste de fonder ce nouveau couvent, le 24 février15. Elle le connaissait par ouïe dires16 et avait peut-être correspondu avec lui, mais on ne retrouve pas de traces de lettres, sauf peut-être la fameuse réponse à un défi spirituel qui pourrait avoir été de son initiative. En tous cas, Thérèse le reçut comme un cadeau de la Providence à un moment où elle commençait à fatiguer et se sentait bien seule pour mener la réforme et affronter les difficultés qui s’accumulaient17. Il dépassait toutes ses attentes, comme en témoigne ce passage du Livre des fondations :
Ô Sagesse, ô pouvoir de Dieu! Comme nous sommes incapables de nous soustraire à votre volonté! Notre-Seigneur voyait clairement combien l’oeuvre de la réforme qu’il avait plu à sa Majesté de commencer avait besoin d’un homme d’un tel mérite. Je le remercie souvent de la faveur qu’il nous fit en nous le donnant. Si j’avais voulu moi-même solliciter de sa bonté quelqu’un qui fût capable de mettre tout en ordre dans ces débuts de la réforme, jamais je n’aurais su demander autant que sa Majesté nous a donné. Qu’Elle en soit éternellement bénie!18.
Entre eux l’entente fut totale et immédiate : ils passèrent plusieurs semaines ensemble à parler à bâtons rompus à tel point que Thérèse s’empressa d’écrire à sa cousine Inès de Jesús, prieure de Medina, pour lui raconter à propos de ces jours de leur rencontre :
Ô ma Mère! Comme j’aurais désiré vous avoir ici avec moi ces jours derniers! Sachez-le, ce sont, je crois les meilleurs de ma vie; je parle sans exagération aucune. Le Père Gracián a passé près de nous plus de vingt jours. Et je vous l’assure, malgré les nombreux entretiens que j’ai eus avec lui, je n’ai pas encore compris toute sa valeur. C’est un homme accompli à mes yeux, et, pour nous, il dépasse tout ce que nous saurions demander à Dieu. Ce que doivent faire maintenant Votre Révérence et toutes les religieuses, c’est de prier Sa Majesté de nous le donner pour Supérieur. Je pourrai alors me reposer sur lui du gouvernement de ces maisons. Je n’ai jamais vu une plus haute perfection alliée à tant de douceur. Plaise à Dieu de le soutenir dans sa main et de nous le garder! Pour rien au monde, je ne voudrais avoir été privée du bonheur de le voir et de m’entretenir si longuement avec lui. (lettre du 12/5/1575)
Cette affinité et cette admiration furent mutuelles comme en atteste le témoignage de Gracián lui-même dans un de ses écrits autobiographiques :
Estuve en Beas muchos días, en los cuales comentábamos todas las cosas de la orden, así pasadas como presentes, y lo que era menester para prevenir las futuras; y demás desto, de toda la manera de proceder en el espíritu, y cómo se había de sustentar así en frailes como en monjas. Ella me examinó a mí todo cuanto sabía en esta doctrina, así por letras como por experiencia. Me enseñó todo cuanto ella sabía, dándome tantas doctrinas, reglas y consejos, que pudiera escribir un libro muy grande de lo que me enseñó, porque, como digo, fueron muchos días y todo el día, fuera de Misa y de comer, se gastaba en esto. Diome cuenta de toda su vida y espíritu e intentos. Quédele tan rendido, que desde entonces ninguna cosa hice grave sin su consejo19.
Fils spirituel de la sainte réformatrice, en tant que confesseur, visiteur et commissaire apostolique, Gracián fut aussi son père spirituel et son supérieur a fortiori lorsqu’il devint provincial en 1581. De par ses vœux religieux, elle lui devait donc obéissance et c’est ainsi que dès 1575, elle se plia à sa volonté en allant fonder le monastère de Séville en dépit de ses réticences, comme en témoigne la lettre qu’elle écrivit immédiatement à don Álvaro de Mendoza, évêque d’Avila, le 11/5/1575 :
Je vous annonce que je me disposais déjà à aller passer ce bon été, soit à Avila, soit à Valladolid, quand nous avons reçu la visite du P. Gracián, que le Nonce a nommé Provincial de l’Andalousie […] Enfin nous partirons pour Séville […] la semaine prochaine […] Je crois bien que le P. Gracián ne voulait pas m’obliger à partir. Mais il le désirait vivement, et supposé que je n’eusse pas accepté, je serais restée avec beaucoup de scrupule, dans la crainte d’avoir manqué à l’obéissance qui m’est toujours chère.
Plus encore, elle fit la promesse intime mais solennelle de lui obéir en toute circonstance, comme on peut le lire dans les Cuentas de conciencia (n°34 du 23/5/1575 « voto de obediencia total al padre Gracián ») et comme le rapporte également María de San José, alors présente auprès de Thérèse, dans son Libro de recreaciones :
Una persona (Teresa), día de Pascua de Espíritu Santo, estando en Ecija, acordándose de la merced grande que había recibido de Nuestro Señor en víspera de esta fiesta, deseando hacer una cosa muy particular por su servicio, le pareció sería bueno prometer de no encubrir ninguna cosa de falta u pecado que hiciese en toda su vida, desde aquel punto, tiniéndole en lugar de Dios, porque esta obligación no se tiene a los perlados (aunque ya esta persona tenía hecho voto de obediencia, parecía que era esto más) y también hacer todo lo que le dijese como no fuese contra la obediencia prometida – en cosas graves se entiende - ; y aunque se le hizo áspero al principio, lo prometió. La primera cosa que la hizo determinar fue entender hacίa algún servicio al Espíritu Santo. La segunda, tener por gran siervo de Dios y letrado a la persona que escogió, que daría luz a su alma y la ayudaría a más servir a nuestro Señor. De esto no supo nada la mesma persona hasta después de algunos días que estaba hecha la promesa. Es esta persona el padre fray Jerónimo Gracián de la Madre de Dios20.
Pour Thérèse cet assujettissement volontaire à Gracián est une manifestation concrète de sa fidélité à Dieu et de sa volonté de servir le Christ. Dans la Relation spirituelle XXXII elle dit :
Je vis, ce semble, près de moi Notre-Seigneur Jésus-Christ […] ; vers son côté droit était le Père Gracián. Le Seigneur prit sa main droite et la mienne et les unissant me dit : « je veux que ce Père tienne ma place près de toi le cours de ta vie entière ; vous aurez l’un et l’autre les mêmes vues en tout parce que cela convient ainsi. J’eus la pleine assurance que c’était Dieu qui me parlait et cependant […] j’éprouvais une terrible résistance. Par deux fois le Seigneur me dit de ne pas craindre, parce qu’il le voulait ainsi. Je résolus donc de lui obéir ; sa volonté était claire, il fallait suivre ce conseil le reste de ma vie. Or, je n’avais jamais rien fait de tel avec personne […].
Étant le confesseur de Thérèse, Gracián connaissait la teneur de cette vision, comme en témoigne l’allusion reprise par deux fois dans la lettre du 9/1/77 qu’elle adresse à Gracián :
Votre Paternité […] peut bien être sans peine, car l’union réalisée par un tel marieur est tellement étroite qu’elle ne finira qu’avec la vie et qu’après la mort elle sera même plus ferme. […] le souvenir de cette union ne fait qu’aider Angela à bénir le Seigneur. La liberté dont elle jouissait précédemment était pour elle un tourment. Au contraire la sujétion où elle est lui paraît préférable et très agréable à Dieu […]21.
Par la suite Thérèse joua de son influence et de son art de la séduction pour convaincre les Supérieurs de donner plus de pouvoir à ce jeune prêtre, tout juste entré dans l’ordre du Carmel. Elle souhaitait qu’il ait autorité non seulement sur elle mais sur tous les carmes et carmélites, qu’elle encourageait vivement à se confesser auprès de lui. À ce propos, il est intéressant de remarquer que Gracián est le seul prêtre auquel elle se référait dans ses lettres en disant « notre Père » et non le ou mon Père, suggérant par là que tous devaient lui être soumis. De plus, dès 1575 elle multiplia les lettres où elle faisait l’éloge de Gracián : au roi Philippe II22 les 19/7/1575, 18/9/1577 et 4/12/1577, au supérieur général des Carmes en Italie, le père Rubeo, le 18/6/157523 et en janvier 1576, obtenant sa nomination en tant que commissaire apostolique en plus de visiteur des carmes mitigés et déchaux. Pendant plusieurs années, elle chercha par tous les moyens à obtenir la séparation des monastères réformés en province à part du Carmel. Après la grave crise de 1578-79, ce fut chose faite : en 1581 Gracián fut nommé premier provincial des carmes et carmélites déchaussés.
De son côté, le Père Gracián lui voua une profonde affection comme en témoignent ses écrits autobiographiques :
[…] me amó tiernísimamente y yo a ella más que a ninguna otra criatura de la tierra… Mas este amor tan grande que yo tenía a la madre Teresa y ella a mí, es muy de otro jaez que el amor que suele haber en el mundo porque aquel amor es peligroso, embarazoso y causa pensamientos y tentaciones no buenas, que desconsuelan y entibian el espíritu, inquietan la sensualidad. Mas este amor que yo tenía a la madre Teresa y ella a mí, en mí causaba pureza, espíritu y amor de Dios, y en ella consuelo y alivio para sus trabajos, como muchas veces me dijo, y así no querría que ni aun mi madre me quisiese más que ella. […] Bendito sea Dios que me dio tan buena amiga que estando en el cielo no se le entibiará este amor, y puedo tener confianza que me será de gran fruto24.
Il fit preuve d’un grand dévouement envers Thérèse jusqu’à sa mort et même au-delà, gardant sur lui en permanence une relique de la Sainte (un doigt, signe de leur alliance quasi-nuptiale, prélevé sur son corps découvert intact).
Bien que tous deux beaucoup plus jeunes que Thérèse, María de San José et Jerónimo Gracián apparaissent comme deux véritables âmes sœurs de la Sainte fondatrice. Plus qu’à tous autres, jusqu’à sa mort, Thérèse ne cessa d’écrire. Cependant la fréquence de ces lettres connut quelques variations qui reflètent tantôt les fluctuations de leurs relations, tantôt les aléas des situations dans lesquelles ils se trouvaient.
En effet, si l’on observe la répartition chronologique des lettres adressées à Gracián et à María de San José (nous les abrégerons JG et MSJ respectivement dans la suite de cet article), on constate que les lettres se suivent à un rythme irrégulier : à certaines périodes, Thérèse écrit presque tous les jours voire plusieurs lettres dans la même journée. C’est le cas juste après leur rencontre. Par exemple, en 1576, le 5 septembre on compte 2 lettres pour Gracián, le 6 une autre lettre, et quand elle réécrit le 9… elle s’excuse de ne pas avoir écrit tôt « perdone la largura, es que he descansado »25. À d’autres moments, en revanche, plusieurs mois peuvent s’écouler sans trace de correspondance, comme en 1578-79 et en 81-82. Le rythme de croisière va d’une lettre par semaine à une lettre par mois. Mettant en relation ces données avec les informations biographiques dont on peut disposer et les indications fournies dans le texte des lettres elles-mêmes, j’ai tenté de comprendre les raisons de ces variations.
La première raison apparaît tout simplement liée au lieu de résidence de la Madre et aux modes d’acheminement possibles du courrier. En effet, si MSJ, en tant que prieure du monastère de Séville, reste fixe, Thérèse, du fait de sa mission de fondatrice, et le père Gracián, en tant que visiteur apostolique puis provincial, ne cessent, eux, de se déplacer. Cela rend difficile parfois la réception du courrier. À certains moments Thérèse indique qu’elle ne sait pas où envoyer ses lettres pour Gracián26. La crainte de voir s’égarer les lettres et l’importance de trouver des messagers de confiance et des circuits de distribution sûrs constituent une thématique récurrente des lettres. Par exemple dans celle du 15/6/76 à MSJ :
Por caridad la pido que me escriva por todas las vías que pudiere para que yo sepa siempre como están. no deje de escribir por Toledo, que yo avisaré a la madre priora las envíe con tiempo. Esa carta dé a nuestro padre a recaudo y si no estuviere ahí no se la envíe sino con persona muy cierta, que importa.
ou encore, le 5/9/76 à JG :
Hoy he enviado unas cartas a vuestra paternidad por el correo mayor, es menester no se olvide decirme si las recibió porque creo han de ir muy ciertas por ahí a Sevilla que es hermano de nuestra monja.
Ce souci d’avoir des porteurs fiables, on le retrouve dans une lettre du 13/10/1576 à MSJ :
Muy bien vinieron los pliegos y vernan siempre por Figueredo […] Es menester que me diga por la vía que recibe mis cartas porque ahora estoy en duda si se han llegado allá las que envío con este Figueredo. Acá no pueden peligrar, que está advisado y es muy buena cosa,
et dans une lettre à Gracián du 5/9/76 :
No olvide vuestra paternidad de escrivirme cómo se llama el hombre a quien yo he de guiar las cartas a Madrid, aquel criado de su padre. Mire no se le olvide y decirme cómo he de poner el sobreescrito y si es persona a quien se pueden dar los portes.
L’existence de plusieurs circuits d’acheminement du courrier peut expliquer parfois la succession de lettres d’une teneur assez semblable, car répéter l’information permettait de multiplier les chances que celle-ci arrive à destination, par une voie ou une autre. La lettre du 23/10/76 à Gracián rend bien compte de tout cela :
J’ai reçu aujourd’hui trois lettres de Votre Révérence par la voie du maître-courrier, et hier, j’ai reçu celles qu’apportait le P. Alphonse. Le Seigneur m’a bien favorisée, après le retard qu’elles ont mis à m’arriver […] Quand on m’a passé les paquets de la Mère Prieure27, j’ai eu un soubresaut en ne trouvant aucune lettre de Votre Paternité ni dans l’un ni dans l’autre. Jugez comme cela m’était sensible. Mais j’ai été promptement dédommagée. Que Votre Paternité veuille bien m’indiquer quelles sont les lettres de moi qu’elle reçoit. Très souvent, vous m’écrivez sans répondre à ce que je désire, et de plus, vous oubliez de mettre la date. Dans vos deux dernières lettres, vous me demandez comment j’ai trouvé Mme Doña Jeanne ; or je vous l’ai déjà écrit par la voie du courrier de Tolède. Je pense que votre réponse me vient dans les lettres que vous m’annoncez par la voie de Madrid ; je ne m’en préoccupe donc pas beaucoup.
et plus loin dans la même lettre :
Je suis très chagrinée que les lettres se soient perdues. Vous ne me dites pas s’il y avait quelque chose d’important dans celles qui sont tombées entre les mains de Peralta28.
Quelques jours après, le 4 novembre 76, Thérèse s’adresse de nouveau à Gracián en ces termes :
Je vous ai écrit plusieurs lettres ces jours derniers. Plaise à Dieu qu’elles vous arrivent ! Je suis désolée quand je vois toutes celles que je vous écris et combien peu vous en recevez, me dites-vous.
On voit à travers ces derniers exemples qu’il n’était pas rare, semble-t-il, que les lettres n’arrivent pas à destination (nous y reviendrons plus tard). Malgré tout, cette période montre combien les liaisons entre villes sont parfois plus aisées que d’autres. Ainsi Thérèse se réjouit-elle à plusieurs reprises de la facilité des communications entre Tolède et Séville comme en témoigne cette phrase du 5/9/76 écrite à Gracián (« je suis vraiment joyeuse de voir combien il sera facile ici d’écrire à votre Paternité »), confirmée le 7/9/76 par la lettre qu’elle adresse à MSJ racontant l’avantage que représente le fait que le maître-courrier soit un frère d’une religieuse du couvent où elle se trouve et qu’il fasse toutes les semaines le trajet à Séville :
Je pourrai avoir de vos nouvelles presque tous les huit jours. Voyez quel avantage ce serait ! […] et quelque nombreuses que soient les lettres, il ne peut s’en perdre aucune.
Et de fait, les lettres se succèdent alors à un rythme hebdomadaire et mettent environ une dizaine de jours à arriver si l’on en croit les indications données par Thérèse, comme par exemple dans une lettre écrite le 31/10/76 où elle dit avoir reçu le jour-même le courrier de MSJ daté du 22/10, confirmant ainsi les délais annoncés dans sa lettre du 7 septembre.
La seconde raison qui peut expliquer l’abondance de courrier en 1576-1577 tient au fait que cette période correspond au début de la relation à distance. Thérèse vient de passer plusieurs mois, à Beas puis à Séville, en compagnie de MSJ et à proximité de JG. L’absence et le besoin de maintenir le lien de proximité se font donc sentir plus fortement pendant ces premiers temps. Pour Thérèse, chaque lettre reçue est source de joie. « Vos lettres sont longues, bien qu’elles ne me paraissent pas telles quand je considère le plaisir qu’elles me causent. » lit-on dans une lettre à MSJ, le 11/11/76 et le même jour à JG : « la semaine précédente je vous écrivis pour vous dire toute la joie que m’avait causée, malgré sa brièveté, votre dernière lettre ». À l’inverse, ne pas en recevoir aussi souvent ou longuement qu’elle le souhaiterait la chagrine : « J’ai répondu il y a peu à vos lettres, qui ne sont jamais aussi nombreuses que celles que je vous envoie. […] Ne soyez pas une petite ingrate et demeurez avec Dieu » (lettre à MSJ du 3/12/76) ou encore « Oh ! qu’il y a longtemps que je ne reçois plus de lettres de vous ! et comme il me semble que je suis loin de vous ici ! » (lettre à MSJ du 10/12/77). À la fin de sa vie elle se plaint d’ailleurs régulièrement du silence trop fréquent de MSJ : « Vous tardez tant à m’écrire que vous me rendez de mauvaise humeur », dit-elle dans une lettre du 4/6/78. Il en est de même régulièrement vis-à-vis de Gracián comme par exemple dans la lettre du 26/10/81 où l’on peut lire « sans parler de la solitude où je suis de n’avoir depuis si longtemps aucune nouvelle de votre révérence […] ».
Les multiples courriers apparaissent donc le signe de la profonde affection qui lie Thérèse à ses deux jeunes âmes sœurs, comme le confirme ce passage d’une lettre adressée à MSJ datée du 4/6/78 :
On voit bien l’amour que vous me portez […] cependant vous m’en devez davantage, je vous assure, car je suis étonnée moi-même du profond amour que je vous porte. Et personne croyez-le bien ne vous surpasse en cela. Et toutes les sœurs ne me conviennent pas comme vous.
Thérèse conçut une certaine culpabilité de cet attachement particulier, elle qui dans le Chemin de perfection affirme que l’âme doit se détacher de tout :
Dichoso el corazón enamorado que en solo Dios ha puesto el pensamiento, por Él RENUNCIA todo lo criado, y en Él halla su gloria y su contento. Aun de sí mismo vive descuidado, porque en su Dios está todo su intento, y así alegre pasa y muy gozoso las ondas de este mar tempestuoso29.
Cependant elle parvint avec le temps à balayer ce sentiment à la pensée que Dieu lui-même aime ses créatures et attend d’être aimé en retour comme en témoigne la lettre du 8/11/81 :
Votre lettre m’a beaucoup consolée et ce n’est pas chose nouvelle : quand celles de quelques sœurs me fatiguent les vôtres au contraire me sont un repos. Si vous m’aimez bien, je vous le rends, je vous assure, et je suis contente que vous me le disiez. Comme il est certain que notre nature veut être payée de retour, cela ne doit pas être mal puisque Notre-Seigneur veut l’être lui-même […].
Dans la correspondance, on constate que Thérèse exprime plus ouvertement son affection à MSJ qu’au Père Gracián. Évoquant les visions de Thérèse consignées dans ses Relations spirituelles, nous avons déjà eu l’occasion de souligner la dimension sponsale de la relation qui unit Thérèse à Gracián30 que l’on retrouve dans leur correspondance le plus souvent de manière voilée. En effet, force est de constater qu’envers celui-ci elle a souvent recours à un langage codé : elle utilise la troisième personne du singulier et parle d’elle sous les noms d’Angèle, Laurence et Espérance et de Gracián sous le nom de Paul ou d’Elisée31. Une lettre du mois de novembre 76 est fort instructive à ce sujet :
[…] Avec le temps, Votre Paternité perdra un peu de cette nature expansive qui est certainement, je le vois, celle d’un Saint. Or, le démon ne veut pas que tous soient saints ; les personnes qui, comme moi, sont pécheresses et pleines de malice, souhaitent que vous ne donniez aucun prétexte à la plainte. Je puis vous porter et vous montrer beaucoup d’amour, pour plusieurs motifs ; mais toutes les sœurs ne sauraient agir de même. D’un autre côté tous les prélats ne seront pas comme mon Père, et l’on ne devra pas avoir avec eux autant d’abandon. Bien que Dieu vous ait donné un tel trésor de bonté, ne vous imaginez pas que les autres le garderaient aussi parfaitement que vous ; voilà pourquoi je crains plus, je vous l’assure, le dommage qui pourrait vous venir des hommes que celui qui pourrait vous être causé par tous les démons réunis. Je sais avec qui je traite, et d’ailleurs mon grand âge me le permet […] Je l’avoue, je me suis appliquée à ce qu’elles ne vissent pas mes imperfections ; dès lors que j’en ai un très grand nombre, elles en auront découvert plusieurs, par exemple l’amour que j’ai pour Paul et le soin que j’ai de sa santé. Souvent je parle de la nécessité que notre Ordre a de lui : je dis, en outre que c’est un cas de force majeure et que, s’il ne s’agissait pas de lui, ma conduite serait tout autre. Mais comme je deviens ennuyeuse ! Que mon Père veuille bien ne pas se fâcher de ce que je lui tiens ce langage ! Votre Paternité et moi nous sommes chargées d’un fardeau très lourd et nous devons rendre compte de notre conduite à Dieu et aux hommes. Vous connaissez l’amour qui me porte à vous parler de la sorte ; vous pouvez donc me pardonner et m’accorder en outre, la grâce que je vous ai demandée, celle de ne plus lire en public les lettres que je vous adresse. Sachez-le, tous les esprits ne sont pas les mêmes, et il y a certaines choses que les prélats ne doivent jamais dire d’une manière très claire. Quand je viens à vous parler d’une tierce personne ou de moi, il est bon que nul ne le sache. C’est très différent d’en parler entre vous et moi, ou d’en parler avec d’autres, serait-ce avec ma propre sœur. Je ne voudrais pas que le premier venu m’entendît traiter avec Dieu et vînt me troubler quand je suis seule avec Lui ; ainsi je désirerais qu’il en fût avec Paul ».
C’est un des seuls cas où la sainte aborde aussi explicitement le sujet, montrant l’alternance des passages à la première personne et à la troisième personne. Thérèse y insiste également sur la discrétion voire le secret à garder dans la manifestation de sentiments qui pourraient être mal compris et interprétés, faisant une distinction entre ce qui peut être diffusé et ce qui doit rester entre eux. Quelques mois plus tard, la lettre du 9 janvier 77 atteste que Gracián a bien tenu compte de ses indications :
Oh ! comme la perfection avec laquelle vous écrivez à Esperanza me réjouit ! Pour les lettres qui doivent être montrées aux autres, il est bon qu’elles soient ainsi ; c’est même dans votre intérêt. […] Que Dieu vous garde à mon affection ! Vous me procurez la joie la plus vive. […] Grâce à Sa Majesté je ne suis jamais craintive que quand il s’agit de Pablo ! Oh ! comme Angela s’est réjouie des sentiments qu’il lui montre dans une page écrite à la suite de la lettre qu’il lui a envoyée ! […].
Thérèse est prudente, car leur relation est tellement fusionnelle qu’elle peut être mal interprétée et de fait, très rapidement des rumeurs malsaines coururent à leur sujet, colportées par des opposants à la réforme thérésienne32. Gracián lui-même en témoigne dans sa Peregrinación de Atanasio :
Mas mira qué cosa son lenguas mordaces, que de la grande comunicación y familiaridad que teníamos los dos juzgaban algunos maliciosos no ser amor santo, y cuando no fuera ella tan santa como era y yo el mas malo del mundo, de una mujer de sesenta años tan encerrada y recatada no había de sospechar mal ; y con todo eso encubríamos esta tan íntima amistad porque no se nos echase a mala parte33.
Outre le témoignage d’affection, les missives montrent aussi le rôle hiérarchique de Thérèse qui se traduit par un accompagnement spirituel et humain des membres de son Ordre. En tant que mère fondatrice, elle écrit fréquemment aux prieures des différents monastères afin de leur prodiguer des conseils. María de San José, prieure débutante, n’échappe pas à la règle. Au contraire, étant données les difficultés rencontrées à Séville, Thérèse se soucie beaucoup de la gestion financière et humaine de cette communauté et envoie régulièrement des consignes à la jeune religieuse, comme en témoigne par exemple la longue lettre écrite le 11/11/76 portant essentiellement sur les questions d’argent34 :
Je suis préoccupée en voyant que ces religieuses que vous prenez chez vous ne vous tirent pas d’embarras. […] j’ai écrit en outre à votre Révérence et je l’ai priée de prévenir ces filles d’apporter quelque argent, afin de payer les rentes ; quant à l’héritage dont on a parlé, il doit être sans valeur. Il ne faut pas, à mon avis, que vous attendiez le moment où vous ne sauriez plus que devenir. Prenez donc bien toutes vos mesures, si vous ne voulez pas vous trouver dans la gêne. […] Vous m’êtes grandement redevables, je vous l’assure, de ce désir que j’ai de vous voir à l’abri de toute préoccupation. Pourquoi ne dites-vous pas à Jeanne de la Croix de vous remettre immédiatement l’argent qu’elle vous doit ? Vous ne seriez plus si gênées. Sachez donc que ce n’est pas une chose dont vous puissiez vous désintéresser. Agissez, en outre, de façon que cette Vanegas vous donne au moins de quoi payer Antonio Ruiz. Je vous l’ai déjà dit, c’est un cas de conscience de le rembourser promptement : vous savez dans quelle nécessité il se trouve. Je viens de relire ce qui concerne cette affaire de M. Paul […] Ne prenez pas l’héritage. […] Envoyez donc quelqu’un lui dire : Pourquoi voulez-vous fâcher vos enfants en léguant vos biens à un monastère ? […].
À travers ces lignes on voit combien Thérèse se soucie de l’état des caisses de la communauté de Séville et le point d’honneur qu’elle met à ce que les religieuses remboursent leurs dettes envers leurs bienfaiteurs. On la découvre aussi diplomate et fine stratège lorsqu’il s’agit de défendre la survie de ses maisons.
Par ailleurs la Madre, qui se méfie des excès de rigueur, veille également à ce que ses prieures se montrent attentives envers leurs subordonnées et les traitent avec douceur comme on peut le lire dans cet autre extrait de la lettre du 11 novembre 1576 concernant cette fois l’encadrement des sœurs et les pratiques communautaires :
[…] dans la crainte d’oublier je vous annonce que j’ai appris ici certaines mortifications qui se pratiquent à Malagón. […] Ne commandez jamais rien de semblable : ne permettez pas, non plus, que les sœurs se pincent comme on le fait à Malagón, m’a-t-on dit encore. En un mot ne conduisez pas vos filles avec cette rigueur que vous avez vue dans ce monastère ; elles ne sont pas des esclaves : l’unique but de la mortification est de procurer l’avancement des âmes. Je vous assure, ma fille, qu’il faut bien travailler à ce point. Les petites prieures agissent à leur tête. On vient de m’apprendre maintenant des choses qui me causent beaucoup de peine. Plaise à Dieu de vous rendre Sainte ! Amen.
ou encore le 2 mars 77, quelques mois avant que ne se déclarent de très grosses difficultés pour la communauté de Séville dues à une religieuse devenue folle :
Il est bon que vous soyez attentive à l’oraison de Sœur Beatriz. Veillez néanmoins autant que possible à ce que l’on ne s’occupe de ces choses-là ni en conversation, ni ailleurs. C’est là un point qui dépend beaucoup des prieures. […] Voyez, si d’autres avaient trouvé le papier où elle parlait de ses révélations, quelle belle chose c’eût été ! Que Dieu pardonne au confesseur qui lui a commandé de l’écrire ! Notre Père est d’avis que je parle sévèrement sur ce point à la Sœur. Lisez la lettre ci-jointe que je lui envoie, et dans le cas où vous la trouveriez bien, expédiez-la-lui. Vous avez grandement raison de défendre que l’on s’entretienne de tout cela avec qui que ce soit. […] Veillez recommander à la sœur San Francisco de faire manger gras à la sœur dont je vous ai parlé dès que le carême sera fini et de ne pas lui permettre de jeûner. Je voudrais savoir ce qu’elle veut dire par cette force que Dieu met en elle ; elle ne l’explique pas. Voyez quel ennui ! elle s’en va tout en pleurs devant les autres ; elle écrit beaucoup et elle veut qu’on le sache. Procurez-vous ce qu’elle écrit et envoyez-le-moi. Ôtez-lui tout espoir de traiter avec personne, à moins que ce ne soit avec notre Père : toutes ces communications lui ont été très nuisibles. Sachez-le ce langage est encore moins compris à Séville que vous ne le croyez […].
Parfois Thérèse écrit pour rappeler à l’ordre la religieuse, voire lui faire des remontrances35 :
Oh ! quelle vanité vous devez avoir, maintenant que vous êtes à moitié provinciale ! […] Il ne sera pas mal, je crois, puisque, comme vous le déclarez, vous n’avez personne dans votre monastère pour vous reprendre, que je m’en charge ici, afin que vous n’ayez pas de vanité. (lettre de la mi-janvier 77)
On lit encore, dans le courrier du 6/1/81 « Comme je souffre de la tête, je ne saurais être longue, mais je ne puis m’empêcher de vous gronder […] » à propos de questions d’argent. Dans cette lettre, Thérèse donne longuement des consignes pour l’acheminement d’une certaine somme qu’elle voulait que MSJ lui envoie sans passer par le Père Nicolas, « qui serait capable de les garder au passage, pour le monastère de Pastrana », d’après elle36. Or on retrouve cette question plus tard encore, le 8/11/81, lorsque rapportant un échange avec ce dernier à propos de ladite somme, la Madre indique :
Je lui ai répondu en me montrant mécontente contre vous : j’ai ajouté que vous aviez dû vous entendre tous les deux ; et cela, je l’ai même cru , quand j’ai vu ce que vous avez fait malgré ma recommandation. Vous avez mérité de payer deux fois cette somme et il en sera de la sorte dans le cas où l’on ne me rembourserait pas les deux cents ducats.
Il en est de même vis-à-vis de Gracián, bien qu’il soit son supérieur du fait de sa charge apostolique et bien qu’elle lui ait juré obéissance37 comme nous l’avons vu plus haut. En tant que confesseur, il occupe de plus la place de père spirituel et elle n’a de cesse de lui adresser des marques de respect filial à travers, notamment, les formules de salutation finale de ses lettres comme « votre indigne servante et fille » par exemple. Malgré tout, du fait de son grand âge et de sa vocation de fondatrice, Thérèse joue envers lui un véritable rôle de mère spirituelle, ne cessant également de le guider et lui prodiguer des conseils, chose qu’il reconnaît lui-même dans son autobiographie lorsqu’il dit :
Ella me examinó a mí todo cuanto sabía en esta doctrina, así por letras como por experiencia. Me enseñó todo cuanto ella sabía, dándome tantas doctrinas, reglas y consejos, que pudiera escribir un libro muy grande de lo que me enseñó […]. Quédele tan rendido, que desde entonces ninguna cosa hice grave sin su consejo38.
Ainsi par exemple, dans une lettre d’octobre 1575, où elle explique qu’il n’est pas bon que les sœurs d’une communauté changent de couvent, Thérèse dit à Gracián :
Je prie votre Paternité de bien considérer ce point ; croyez-moi, je connais beaucoup mieux que votre Paternité la faiblesse des femmes. […] Soyez persuadé de ce que je dis, et, quand je viendrai à mourir, ne l’oubliez pas.
Dans sa correspondance à Gracián Thérèse invoque bien souvent son âge avancé, soit pour justifier d’une certaine expérience comme ci-dessus, soit pour présenter ses excuses pour ce qui pourrait sembler de l’impertinence de la part d’une subordonnée : « voilà une lettre qui est vraiment d’une vieille très peu humble tant elle donne de conseils » déclare-t-elle le 20/2/79. Ce qui ne l’empêche pas de continuer. Ainsi, pendant la période qui précède le chapitre d’Alcalá, Thérèse écrit à de nombreuses reprises à Gracián pour lui transmettre des rapports rédigés par les religieuses sur la situation dans chaque monastère. Elle en profite pour lui indiquer la conduite à tenir en vue des élections qui doivent désigner un provincial pour les carmes déchaussés. Elle insiste aussi sur la nécessité d’harmoniser et de faire publier les constitutions pour leurs communautés réformées, suggérant quelques ajouts et amendements (voir lettres de février 1581 notamment). C’est d’ailleurs à la demande de Gracián qu’elle rédigea le livre de consignes pour les visites apostoliques des carmélites déchaussées connu sous le nom de Visita de Descalzas.
Si l’on considère les lettres à MSJ, la troisième raison de la forte périodicité des missives de Thérèse, en particulier entre juin 76 et décembre 77, tient aussi et surtout au fait que Jerónimo Gracián réside à Séville pendant toute cette première période, or c’est lui le principal destinataire des courriers de la Madre. Dès le 18/6/76 on peut lire dans une lettre à MSJ : « veillez à m’envoyer une lettre de notre Père, ou donnez-moi de lui beaucoup de nouvelles car je n’en ai aucune ». La lettre du 7/9/76 est particulièrement révélatrice de la relation triangulaire et des informations qui passent de l’un à l’autre par écrit ou bien de vive voix :
[…] comme notre Père doit vous mettre au courant de tout, je ne vous parle pas de ces affaires en ce moment. Je vous prie seulement par charité d’avoir le grand soin de m’écrire ce qui se passe lorsque notre Père ne le pourra, de lui remettre mes lettres et de vous charger des siennes.
Le 20/09/76 (même jour qu’une lettre à JG) :
Je viens d’écrire une longue lettre à notre Père, je n’ai donc pas grand-chose à vous dire en ce moment. […] Par charité ne manquez pas d’aviser notre Père de se tenir sur ses gardes […] Veuillez lui dire que l’autre jour j’ai fait une confession presque générale à ce prêtre dont je lui avais parlé […] N’oubliez pas de rappeler à notre Père qu’il doit traiter avec le duc de l’affaire dont il m’a parlé.
ou encore le 11/11/76 :
Je prie votre Révérence de veiller à ce que notre Père me réponde au sujet des affaires dont je lui parle dans la lettre ci-jointe ; je dis que vous devez bien le lui rappeler, pour qu’il ne l’oublie point.
Si les courriers que Thérèse envoie à MSJ servent à faire passer des lettres au Père Gracián, c’est que celui-ci semble avoir quelques problèmes de réception de courrier, comme nous l’avons signalé plus haut. Dans le contexte conflictuel où se trouvent les carmes déchaussés en Andalousie, Thérèse s’en inquiète, craignant que le courrier ne soit intercepté par d’autres, comme en atteste la lettre du 31/10/76 adressée à MSJ :
Pour l’amour de Dieu informez-vous si notre Père reçoit des lettres de moi, bien que je ne lui en envoie presque jamais sans en expédier également à votre Révérence. Aujourd’hui j’en ai reçu une de lui datée du 22 octobre où il m’annonce qu’il n’en a pas eu de moi depuis longtemps et cependant je ne cesse pas de lui écrire. […] je ne voudrais pas qu’on prît ces lettres ; supposé qu’elles fussent perdues, ce serait moins grave […].
Si bien que, cherchant un moyen d’échapper aux éventuelles mains malveillantes, le 8 novembre 76 elle écrit de nouveau à MSJ en présentant le stratagème suivant :
Les lettres que j’enverrai à notre Père ne porteront pas son adresse, mais celle de votre Révérence. Je mettrai sur l’enveloppe deux croix ou même trois […]. Il y a d’ailleurs beaucoup de lettres dans le paquet que je vous expédie. Que votre Révérence veuille aviser notre Père de ne pas mettre l’adresse sur les lettres qu’il me destine ; faites-le vous-même et mettez-y les mêmes signes que sur les vôtres. Ce moyen est plus sûr, et il est préférable à celui que j’avais indiqué.
consigne qu’elle réitère trois jours après, dans une missive du 11/11/76 :
Je vous ai écrit par le courrier il y a deux ou trois jours, ou même quatre. Je vous disais que je marquerais de deux ou trois croix les lettres qui porteront votre adresse et qui seront pour notre Père. Prévenez-moi, dès que vous aurez remarqué cet avis ; j’attendrai jusqu’alors pour employer ces signes.
Le contexte d’extrême tension dans lequel se trouve l’Ordre du Carmel lui fait craindre le pire pour ses fils spirituels (Thérèse va même jusqu’à qualifier la situation de « temps de guerre »). En effet, l’animosité envers Gracián est telle que certains moines cherchent à le faire disparaître. La lettre du 22/09/76 adressée à la prieure de Séville atteste de l’inquiétude permanente de Thérèse :
Par charité ayez soin de me donner des nouvelles de notre Père par la voie que je vous ai marquée dans la lettre qu’il vous a portée. Est-il arrivé en bonne santé ? Comment le trouvez-vous ? J’ai le plus vif désir de le savoir. Jugez si quand j’étais près de lui j’avais tant de préoccupation à son sujet, ce que ce doit être maintenant […].
En bonne mère, dans ses lettres, Thérèse ne manque pas de répéter à MSJ de veiller sur lui : « Prenez soin de sa santé, escomptez des 40 ducats les dépenses que vous ferez pour lui et ne soyez plus si simple, conformez-vous à ce que je vous dis » (lettre du 20/9/76). Elle lui réserve un traitement de faveur. Pour qu’il évite d’aller chez les carmes mitigés et qu’il échappe ainsi à tout risque d’empoisonnement, la Madre ordonne qu’on lui donne à manger au parloir car, écrit Thérèse, « ce dont nous avons le plus besoin c’est qu’on ne laisse plus notre Père prendre ses repas avec ces sortes de gens » (lettre du 19/11/76 à MSJ). Néanmoins cela doit demeurer secret car, par ailleurs, Thérèse spécifie bien à plusieurs reprises qu’il ne faut servir aucun repas en ce lieu, arguant le manque d’argent et de nourriture des sœurs qui se privent pour donner à manger ainsi que le danger pour les mœurs que représente le fait de mettre en présence régulièrement les religieuses et les moines (« monjas con frailes »)39.
Les soins dont la jeune prieure entoure Gracián augmentent encore l’affection que Thérèse porte à cette dernière, comme en atteste la lettre du 7/12/76 à MSJ :
Le muletier […] me presse vivement de lui passer la réponse, vous me pardonnerez donc ma fille si je suis brève ; je ne voudrais pas l’être avec vous, tant est grande l’affection que je vous porte ; et, certes, je vous aime beaucoup. Vous m’obligez tant, vous et vos filles, par votre sollicitude à soigner notre Père, comme il me le dit lui-même, que je vous porte plus d’amour encore. Vous montrez, en outre, cette prudence que je vous ai conseillée et je suis très contente. A mon avis, nous n’avons et nous n’aurons jamais un autre supérieur avec qui on puisse agir de la sorte. Comme le Seigneur l’a choisi pour soutenir les débuts de cette réforme et que nous ne serons pas tous les jours à recommencer, je m’imagine, je le répète, que nous ne possèderons jamais un autre homme comme lui. Si les circonstances n’étaient pas telles, nous ouvririons la porte au relâchement et nous tomberions dans des inconvénients plus graves que nous ne saurions imaginer avec des supérieurs qui n’auraient pas la sainteté de notre Père ; mais il n’y aura pas toujours la même nécessité que maintenant ; aujourd’hui nous sommes en temps de guerre ; voilà pourquoi nous devons nous conduire avec la plus grande circonspection. Que Dieu vous récompense ma fille du soin que vous avez de m’envoyer les lettres de notre Père ! Elles me donnent vie.
ou encore celle adressée à JG disant à propos de la jeune prieure :
Je l’aime beaucoup et ce qui me porte à l’aimer davantage encore, c’est qu’elle est pleine d’affection pour votre Paternité et qu’elle veille sur votre santé. N’oubliez pas de la recommander instamment à Dieu. Le monastère de Séville serait en quelque sorte perdu si elle venait à manquer. (lettre du 15/6/76)
À l’inverse, à partir de janvier 77 le rythme des courriers envoyés à MSJ ralentit un peu à cause du départ de Gracián, comme l’annonce Thérèse dans le post-scriptum de sa lettre du 17/1/77 : « Ne manquez pas de m’écrire, bien que notre Père ne soit pas à Séville. Pour moi, je vous écrirai moins souvent, mais c’est uniquement pour vous épargner les ports des lettres ». Mais ce ralentissement s’explique également du fait des transports plus difficiles : « Les courriers, je le sais, mettent beaucoup de temps pour venir à Tolède comme à vous arriver. Il est vrai, tout est retard quand on désire une chose » (lettre du 3/1/77) ainsi que pour des raisons de santé :
L’indisposition dont j’ai souffert et dont il est parlé dans le papier ci-joint a été la cause que je ne vous ai pas écrit plus souvent. J’attendais que mon mal fût passé […] je suis beaucoup mieux, cependant je ne puis encore écrire que très peu sans quoi j’éprouve aussitôt une très grande souffrance. (lettre du 28/2/77)
De fait, d’une façon générale, les lettres sont beaucoup moins nombreuses pendant cette deuxième période. Entre janvier et mai 77, Thérèse se limite à répondre à MSJ pour la remercier des colis remplis de cadeaux et de victuailles que la prieure de Séville lui envoie alors, comme le 28 février 77 :
Grand Dieu comme vous êtes puissante ! Vous avez ravi toutes les sœurs par votre envoi ! Les provisions que vous nous avez expédiées étaient excellentes ; tout le reste était on ne peut plus joli !
Les envois sont si nombreux qu’en avril, Thérèse lui conseille d’arrêter les colis qui commencent à arriver en mauvais état :
Il n’est déjà plus le temps de faire de tels envois, à cause de la chaleur. N’expédiez rien, si ce n’est de l’eau de fleur d’orange, car la fiole où était celle que vous m’avez envoyée s’est brisée. (lettre du 9/4/77)
et en décembre, elle réitère son ordre de ne plus rien envoyer, cette fois, à cause des frais de port, trop élevés (lettre du 19/12/77).
Les lettres adressées à Gracián ralentissent également : on n’en compte que 5 pour l’ensemble de l’année 1577 contre 15 destinées à MSJ et 9 au Père Mariano. Ce ralentissement, jusqu’à disparaître complètement à certains moments, s’explique du fait de la présence du Père Gracián à Tolède auprès de Thérèse. L’absence de lettres révèle que les destinataires ont l’occasion de se voir régulièrement, pour eux écrire est donc tout simplement inutile pendant cette période. Il est intéressant de constater que c’est alors la Madre qui sert d’intermédiaire entre JG et MSJ comme en attestent les lettres du mois de mai 1577 :
Votre lettre est arrivée hier, j’ai aussitôt trouvé l’occasion de l’expédier à notre Père. Je vais vous payer maintenant la sollicitude que vous vous êtes donnée pour les miennes, tout le temps que notre Père sera de nos côtés (6/5/77)
et
notre Père n’est pas près de nous aujourd’hui […] Il ne pourra donc vous écrire, parce que le courrier sera parti à son retour (28/5/77).
Néanmoins, le nombre moins significatif de lettres dont nous disposons pour cette période n’est peut-être pas seulement dû à un ralentissement de l’activité épistolaire de la sainte, même si celui-ci peut également s’expliquer par des questions de santé lorsque Thérèse se casse le bras en 78 par exemple. Il arrive fréquemment dans les lettres, nous l’avons vu plus haut déjà, que Thérèse fasse référence à des missives qu’elle aurait envoyées et dont nous n’avons plus la trace. C’est le cas encore pendant cette seconde période, alors que Thérèse et MSJ sont en mauvais termes, la Madre fait allusion dans sa correspondance avec Gracián, à des « lettres terribles » adressées à MSJ et qui ne sont pas parvenues jusqu’à nous40. En effet, certaines missives ont pu disparaître, perdues ou volées, au cours de l’acheminement comme on l’a déjà évoqué plus haut, ou plus tard dans les archives où elles étaient conservées, au cours des siècles qui les séparent de nous. C’est le cas par exemple apprend-on dans une lettre du 31/1/79 au prieur des Chartreux de Séville que les carmélites déchaussées de la ville s’étaient vu confisquer les lettres de Thérèse :
Vous n’ignorez pas de combien d’autres manières on les a affligées, on est allé jusqu’à leur retirer les lettres que je leur avais écrites et qui sont maintenant entre les mains du nonce.
D’autres encore ont pu être volontairement détruites par les destinataires pour des questions de sécurité comme ce fut le cas pour la correspondance de Thérèse et Saint Jean de la Croix, entièrement disparue aujourd’hui. De la même façon, dans la lettre du 14 juillet 1581 adressée à Gracián où elle fait référence à un pli d’un cardinal, qu’elle joint à son envoi pour la faire lire à son confesseur et ami, on peut lire « votre Révérence sait maintenant le secret que demande la lettre ci-incluse ; […] veuillez la déchirer ». Ailleurs encore, elle lui demande de noter sur un papier les points importants à retenir de ses lettres avant de les faire disparaître.
De fait, la période 1578-1579, pour laquelle on ne compte que 7 lettres de Thérèse à MSJ, fut marquée par de terribles tensions au sein du Carmel entre réformés et mitigés qui valurent l’emprisonnement de Saint Jean de la Croix et l’enfermement de Gracián. Du côté des femmes, les persécutions et les calomnies à l’encontre des carmélites déchaussées de Séville atteignirent leur point culminant en décembre 78 avec la destitution et l’arrestation de María de San José. Pendant les mois précédents, dans la correspondance, on sent venir les difficultés : Thérèse en mère spirituelle et fondatrice donne ses conseils à MSJ quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de certaines sœurs de la communauté, et même des ordres comme en atteste une lettre du mois de novembre 78 « Ma fille, pour l’amour de Notre Seigneur, je vous demande de souffrir en silence »… Le contenu de cette missive montre aussi la Sainte capable d’erreur d’appréciation, notamment en ce qui concerne le Père Garciálvarez. Certes, les sœurs lui devaient beaucoup du fait de son aide au moment de leur installation dans la ville. Cependant celui-ci fut l’un des fauteurs de troubles et responsable des déboires de MSJ, à cause des conspirations de deux religieuses Margarita de la Concepción et Beatriz de la Madre de Dios, que Thérèse désigne comme la « negra vicaria » dans une lettre de 79 adressée à Gracián à propos de la situation de Séville. S’en suivent de longs mois sans lettres qui correspondent à la période de détention de MSJ. Celles-ci reprennent en juin 79 lorsqu’un décret du nouveau supérieur des carmes, fray Ángel Salazar, réhabilite la religieuse. Thérèse lui écrit ainsi qu’à Isabel de san Jerónimo (pressentie comme prieure au cas où MSJ ne serait pas réélue) en leur donnant les consignes à suivre par rapport aux sœurs à l’origine du scandale.
Si les tensions extérieures altèrent la fréquence des lettres écrites et/ou reçues et conservées, à l’inverse, les variations de rythme peuvent également refléter l’existence de tensions internes au sein du trio. Ainsi en est-il en 1579 par exemple lorsqu’un gros différend oppose Thérèse à une MSJ qui d’abord refuse de reprendre sa charge de prieure, puis de nouveau en poste, fait tout pour changer de maison, convaincant les sœurs de sa communauté que la leur est insalubre alors que la fondatrice considère cela comme des enfantillages41. Face à l’entêtement de la jeune prieure, Thérèse se fâche tellement qu’elle va jusqu’à douter de l’amitié que celle-ci lui porte. Elle s’en ouvre au père Gracián dans une lettre du 4/10/79 : « je crains qu’elle n’ait jamais été franche avec moi. […] J’ai beaucoup souffert avec elle, je vous le déclare ». En 1576 déjà certaines lettres témoignaient de difficultés entre elles qui semblent venir du fait que la Madre attendait beaucoup de sa fille spirituelle :
Tous ces pardons que vous me demandez me font rire. Pourvu que vous m’aimiez autant que je vous aime, je vous pardonne tout le passé et même tout l’avenir. Ce que j’ai le plus à vous reprocher maintenant, c’est le peu d’empressement que vous aviez à rester avec moi. Je le vois, ce n’était pas de votre faute […] Evidemment, le Seigneur qui m’a aménagé tant d’épreuves dans votre monastère voulait me priver de la consolation que vous m’auriez procurée. […] Lorsque j’étais à Séville, votre attitude venait augmenter mes autres épreuves. Je vous traitais comme ma fille chérie et j’étais vivement impressionnée de ne pas trouver en vous la même simplicité et la même affection. Votre lettre a sûrement effacé tout cela de ma mémoire et il ne reste que mon amour pour vous qui n’aura plus le souvenir des choses passées pour modérer son excès. (lettre de juillet 76)
Mais, de la même façon que ci-dessus, la Madre finit par pardonner à sa « fille chérie » et dans la lettre du 1er février 80, on peut lire « j’oublie tout ce que vous m’avez fait ». Plus encore :
Vous verrez par la longueur de cette lettre le désir que j’avais de vous écrire. Elle en vaut bien quatre de celles que j’envoie aux prieures de Castille. Et encore, il est rare que je leur écrive de ma main.
De fait, assez peu de lettres suivent, et quand il y en a, le plus souvent elles ne sont pas autographes, car Thérèse alors fatiguée et malade, est encore très occupée par d’ultimes fondations fort problématiques comme celle de Palencia et de Burgos42. Outre les préoccupations financières, l’un des principaux motifs d’écriture est alors le souci de la santé de sa fille, que l’on retrouve à travers toute la correspondance (Thérèse envoyant régulièrement des conseils de traitements et même des recettes de fumigations, de pilules etc) mais qui s’accentue au cours des derniers mois :
Prenez bien soin de votre santé. Je recommande à la Mère Jeanne de la croix […] d’y veiller ; elles devront me prévenir si vous ne vous conformez pas entièrement à cet avis. […] Je vous ordonne de prendre pour votre santé ce que vous jugerez de plus convenable […] ; toutes les deux vous me rendrez compte de cela. Votre pénitence serait ne de plus recevoir de lettre de moi. […] Notre désir est que […] vous me soyez obéissante, si vous ne voulez pas m’affliger de chagrin. Je vous l’assure en toute vérité, la perte d’aucune autre Prieure ne me serait aussi sensible que celle de votre Révérence. Je ne sais pourquoi je vous aime tant. (Lettre du 16/6/81)
J’ai reçu hier une lettre de votre Révérence : elle ne contenait, il est vrai que quelques mots, mais j’en ai été on ne peut plus contente. J’étais en effet très préoccupée : on me disait qu’une foule de personnes succombait au fléau. […] Je suis à chaque instant dans les plus vives alarmes quand je vous vois au milieu de si grands dangers. (lettre du 6/7/82)
Concernant la correspondance à Gracián, l’absence de lettres révèle pendant un certain temps que tous deux ont l’occasion de se voir régulièrement, comme nous l’avons souligné auparavant. Mais lorsqu’il part pour une longue tournée de visites commence une période très difficile pour Thérèse. Elle se sent très seule et fatiguée :
Ne voyez-vous pas combien mon contentement a été de courte durée ? […] Je vous l’assure, mon Père, la chair, après tout, est infirme et elle s’est abandonnée à la tristesse plus que je ne l’aurai voulu ; mon chagrin a été profond. Votre Paternité aurait très bien pu retarder son départ […] Il n’y aurait eu aucun inconvénient pour vous à attendre encore huit jours. Aussi, vous nous avez laissées dans une profonde solitude […] à la vérité, je ne puis rien vous dire de sensé aujourd’hui ; je me sens peu disposée à le faire. […] Désormais tout ne me sera que dégoût ; car enfin, mon âme souffre de n’être point auprès de celui qui la dirige et la soulage. […] (lettre du 24/5/81)
Seule la perspective de le revoir la remet d’aplomb comme en atteste ce passage de décembre 1581 :
J’ai été très contente lorsque l’on m’a remis, hier soir, votre lettre […] et que je vous ai vu si bien déterminé à me faire la grâce que je vous voie bientôt […] Nous vous avons préparé, je vous l’annonce, un petit logement […] Je ne vous écris pas plus longuement : la joie profonde que j’ai de vous voir bientôt ne me le permet pas. […] je suis bien, et de plus j’ai l’espoir de vous voir bientôt.
Cependant le séjour est de nouveau de courte durée et l’absence d’autant plus cruellement ressentie par Thérèse qu’elle sent venir la fin et qu’elle craint, une fois de plus, pour la vie de celui qu’elle considère comme son fils spirituel et son héritier, cette fois à cause de l’épidémie de peste qui sévit en Andalousie :
Je n’ai pas encore reçu la réponse aux lettres que je vous ai envoyées par un messager spécial et cependant je l’attends avec la plus vive impatience pour savoir comment va votre santé. […] C’est une chose fort pénible que vous fassiez ces voyages à cette époque, et que nous ne puissions pas avoir plus souvent de vos nouvelles. Mon désir le plus vif est que vous ne vous arrêtiez pas et que vous n’ayez même pas la pensée de vous rendre à Séville, malgré la nécessité qu’il peut y avoir ; car certainement la peste y exerce ses ravages. Pour l’amour du Seigneur ne succombez pas à quelque tentation d’y aller. Ce serait la perte de nous tous, au moins de moi ; Dieu, il est vrai, vous a donné la santé, mais l’exposer au danger serait capable de m’ôter la vie. (lettre du 25/6/82)
Complètement abattue malgré la bonne volonté de Gracián qui ne manque pas de lui envoyer régulièrement des courriers, c’est alors l’envie d’écrire tout simplement qui lui manque, comme elle l’avoue dans une ultime lettre écrite deux mois après :
Les lettres que je reçois si souvent de vous ne suffisent pas à dissiper ma peine […] Les raisons qui vous ont déterminé à partir ne m’ont pas paru suffisantes. […] J’ignore le motif de votre départ. Mais votre absence m’a été tellement sensible dans les circonstances présentes que j’en avais perdu le désir d’écrire à votre Paternité ; voilà pourquoi je ne l’ai pas fait jusqu’à ce moment où la nécessité m’y oblige […] Je ne sais, non plus, pourquoi vous devez rester si longtemps à Séville. On m’a annoncé que vous ne viendriez qu’à l’époque du Chapitre et cette nouvelle a beaucoup augmenté ma peine ; j’en suis plus affligée que si vous retourniez à Grenade. […] Au moins, ne songez pas à devenir Andalou. (lettre du 1/9/82)
Même si les lettres de ces derniers mois sont plus courtes et moins nombreuses, elles sont néanmoins précieuses car on y lit la fidélité des liens qui les ont unis et le profond désir de la Sainte de les voir perpétuer son œuvre. De son vivant déjà elle leur avait confié des missions comme celle de relire ses lettres destinées à d’autres correspondants, de les corriger au besoin et de les envoyer à sa place43. Elle leur a délégué son pouvoir : dès sa rencontre avec Gracián elle s’était réjouie d’avoir trouvé celui sur qui se décharger du gouvernement de ses maisons. Dans ses dernières lettres elle les institue dans leur rôle d’héritiers spirituels et garants de la postérité de la réforme. Ainsi par exemple écrit-elle à Maria de San José le 17 mars 1582 qu’elle voudrait la voir nommée fondatrice après sa mort, et même de son vivant car elle ne s’en sent plus la force44. Et dans une autre lettre envoyée en août 82 on peut lire encore :
Croyez-moi lorsque je vous dis « vous l’emportez sur moi en vertu mais je l’emporte sur vous en expérience ». Mon désir est que vous n’oubliiez point les conseils que je vous ai donnés. Je vous confie ces avis comme à une autre moi-même.
Quant à Gracián, elle lui dit le 21 février 81 :
J’ai été vraiment attendrie, lorsque vous m’avez demandé ce qui va arriver des Carmélites déchaussées. Au moins vous serez leur vrai Père ; et certes, vous y êtes bien tenu […].
« Une autre moi-même » et « leur vrai Père » … ils le furent, envers et contre tous, rejetés et calomniés (même après leur mort au travers de l’historiographie officielle de l’Ordre du Carmel), mais toujours fidèles à la fondatrice. Si Gracián dépensa une grande énergie à défendre la cause de Thérèse à Rome pour obtenir sa canonisation, il fut aussi et surtout le garant de la conservation de son héritage, au sein même de la Réforme thérésienne, affrontant les foudres de son successeur Nicolas Doria et de ses partisans favorables à un rigorisme que n’approuvait pas la fondatrice45. Il y sacrifiera son confort et sa réputation46, expulsé par l’Ordre des carmes déchaux qu’il avait lui-même contribué à établir, il finit sa vie en exil, dans un couvent de carmes mitigés en Flandres, de même que María de San José, qui passa le reste de ses jours dans une communauté au Portugal.
À travers les lettres de Thérèse apparaît sa figure très humaine avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses colères, ses préférences et ses regrets. On la voit femme de tête, tenace dans ses positions et ses décisions, fine stratège, calculatrice même parfois lorsqu’il s’agit d’œuvrer au nom du Seigneur et pour la cause de sa Réforme, femme fougueuse capable de s’embraser pour quelqu’un ou quelque chose qui lui tient à cœur, capable aussi de se tromper parfois et de se fâcher mais prompte à se réconcilier et à donner sa chance à chacun. Cette étude très limitée demanderait à être approfondie par un travail sur la correspondance de Gracián et de María de San José, ainsi que sur leurs écrits autobiographiques respectifs pour arriver à cerner plus précisément la nature de leurs relations et leur rôle dans la vie et la réforme de Thérèse.
[1] Cet article reprend la présentation faite le 22 avril 2015 lors de la journée de séminaire doctoral sur l’écrit des femmes en Europe à l’Université d’Artois.
[2] Pour avoir un aperçu des activités proposées en 2014-2015, voir le site internet dédié aux commémorations : http://paravosnaci.com. Il renvoie à plusieurs manifestations comme le Congreso Internacional Teresiano. Historia, literatura y pensamiento à l’Université Pontificale de Salamanque du 22 au 24 octobre 2014 (http://eventos.upsa.es/event_detail/1126/detail/congreso-internacional-teresiano-upsa-2014.html) ou encore le V Congreso Teresiano Internacional. Epistolario y Escritos Breves au Centro Internacional Teresiano Sanjuanista, Universidad de la Mística (Ávila) et dont les actes viennent de paraître (http://www.mistica.es/index.php/component/k2/item/352-01-09-14-v-congreso-teresiano-internacional-epistolario-y-escritos-breves). Côté français on peut citer le colloque organisé par la Province de Paris de l’Ordre des Carmes Déchaux à l’Institut catholique de Paris, les 27 et 28 mars 2015 et dont les actes ont été publiés en novembre 2015 aux éditions du Cerf sous la direction de Didier-Marie Golay. Force est de constater que toutes ces recherches et ces publications demeurent à caractère confessionnel. On ne trouve rien de récent sur la question en revanche du côté de l’Université ou de l’hispanisme français.
[3] SANTA TERESA DE JESÚS, Obras Completas, Efren DE LA MADRE DE DIOS et Otger STEGGINK (éd.), Madrid, BAC, 2003. L’édition de référence en français des Œuvres complètes, est celle traduite par Mère Marie du Saint Sacrement ocd, révisée et annotée par les Carmélites de Clamart et Bernard Sesé, Paris, Cerf, 1995. Cependant les traductions dont j’ai disposé pour ce travail et qui sont reportées ici proviennent du RP Grégoire de St Joseph, tant pour les lettres, publiées en 4 volumes en 1939 aux éditions du Cerf que pour les autres écrits (Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil, 1948).
[4] Efren DE LA MADRE DE DIOS et Otger STEGGINK (éd.), op. cit., p. 863.
[5] Elle connaissait le latin comme en atteste la lettre du 19/11/1576 dans laquelle Thérèse la réprimande car elle inclut trop de citations latines dans ses courriers :« Votre lettre pour le Père Mariano eût été très bien sans ce latin que vous y avez mis. Que Dieu préserve toutes mes filles de vouloir passer pour des latinistes ! Que cela ne vous arrive plus et ne le permettez à personne. Je désire beaucoup plus que mes filles s’appliquent à paraître simples, comme il convient surtout à des saintes, qu’à passer pour des rhétoriciennes ». Non pas que Thérèse condamne la connaissance sinon pour éviter toute pédanterie orgueilleuse mais aussi et surtout pour ne pas attirer l’attention de l’Inquisition qui les surveillait de près.
[6] MARÍA DE SAN JOSÉ (SALAZAR), Libro de Recreaciones (1585) publié par les éditions Monte Carmelo en 1913, réédité en 1966 et 1979. On y trouve le récit de sa rencontre avec Thérèse et de la fondation du couvent de Séville ainsi que des éléments de formation spirituelle.
[7] « Thérèse avait deviné le désir que sa jeune amie gardait jalousement dans son cœur ; aussi quand elle la voyait somptueusement vêtue et parée de bijoux : « Marie, lui disait-elle, cette vanité est indigne d’une chrétienne qui aspire à devenir l’épouse du Christ », in Sainte Thérèse d’Avila et la vocation du Carmel, Paris, Alsatia, 1943, p. 277.
[8] Avec María de San José, elle aurait été prête à partir au pays des Maures, déclara Thérèse dans une lettre à la prieure de Valladolid en 1575. Et plus tard, en lui racontant ses déboires sévillans, elle ajouta « Grandes almas son las que aquí están, y esta priora tiene un ánimo que me ha espantado, harto mas que yo […] Ella tiene harto entendimiento. Yo le digo que es extremada para el Andalucía » (lettre du 29/4/76)
[9] « Avant de l’oublier, je vous déclare que j’ai trouvé charmant l’envoi de ce mémoire où sont marquées les aumônes que vous avez reçues et les grosses sommes que vous avez gagnées par votre travail. Plaise à Dieu que cela soit vrai ! ce serait une grande joie pour moi ; mais vous êtes tellement rusée ; je crains qu’il n’y ait là quelque habileté de votre part ; j’ai la même pensée pour les bonnes nouvelles que vous me donnez de votre santé, tant j’en suis contente » (lettre de la mi-janvier 1577).
[10] Voir le Livre des Fondations, chapitre 23.
[11] Par obéissance au Supérieur général des Carmes, Rubeo, qui lui avait donné l’autorisation de fonder des monastères partout en Espagne exception faite de l’Andalousie, mais également par défiance personnelle envers le caractère andalou, comme en témoignent le Livre des fondations et certains commentaires de ses lettres.
[12] À cause de cette affaire, Thérèse eut maille à partir avec l’Inquisition à Séville. « Oh ! Quelle année ai-je passée ici ! » s’exclame-t-elle dans la lettre du 29/04/76 citée en note 8.
[13] Voir les notes de la BAC ainsi que Carlos ROS, Jerónimo Gracián, el amigo de Teresa, Burgos, Monte Carmelo, 2014, chapitre 9, p.97-113.
[14] Elle lui conseillera même de renoncer à cette charge dans une lettre de 1576.
[15] Pour le récit de leur rencontre, voir le Livre des fondations, chapitre 23.
[16] Thérèse mentionne son nom pour la première fois dans une lettre à María Bautista la prieure de Valladolid datée du 13 mai 1574 : « Oh ! si vous voyiez comme le mouvement s’accentue, quoique en secret, en faveur de nos Pères Carmes déchaussés ! Il y a de quoi bénir le Seigneur. Ce mouvement a été provoqué par ceux qui sont allés en Andalousie, Gracián et Mariano ».
[17] « Ce me sera une grande consolation de me décharger sur vous du gouvernement des monastères » (lettre à Gracián d’octobre 1575).
[18] Livre des fondations, chapitre 23, in Œuvres complètes, op. cit., p. 1251.
[19] JERÓNIMO GRACIÁN, Peregrinación de Anastasio, 1605. On en trouve une édition récente préparée par Juan Luis ASTIGARRAGA (éd.), Rome, Teresianum-Piazza S. Pancrazio, 2001, citée sur le site http://www.portalcarmelitano.org, « Curso de formación sobre Santa Teresa de Jesús, Tema 5: Teresa de Jesús y Jerónimo Gracián », consulté le 25/3/2015.
[20] Cité dans la BAC, p.610-611.
[21] Dans ce fragment Thérèse parle d’elle à la troisième personne en utilisant un pseudonyme. Nous reviendrons plus loin sur ce langage codé.
[22] Pour ne citer qu’un exemple, dans la lettre du 19/7/75 on peut lire : « comme cette affaire est entre les mains de Votre Majesté et que la Vierge […] a voulu […] vous choisir pour protéger et relever son Ordre, j’ai osé prendre la liberté de vous écrire cette lettre. Je supplie donc Votre Majesté, par amour pour notre Seigneur et sa glorieuse Mère, d’ordonner que nous vivions en province séparée. […] Le meilleur moyen de réussir serait de confier cette Réforme naissante à un Carme déchaussé appelé le Père Gracián. Je viens de faire sa connaissance ; il est jeune encore ; néanmoins, je ne puis m’empêcher de louer le Seigneur pour toutes les qualités dont il l’a orné […] ».
[23] Dans cette très longue lettre, elle lui demande de lever l’excommunication qu’il a lancée sur Mariano et Gracián. Elle présente Gracián comme « un ange » et affirme que s’il le connaissait, il serait ravi de le compter parmi ses fils.
[24] Jerónimo GRACIÁN, Peregrinación de Atanasio, cité par Carlos ROS, op. cit., p. 9-10.
[25] Lettre à Gracián du 9/9/76
[26] Lettre à Gracián du 26/10/81 « ce m’est chose terrible de ne pas savoir où vous êtes », par exemple.
[27] María de San José.
[28] Le père Tostado (inquisiteur).
[29] Camino de perfección, chapitre 5.
[30] Au moment de la rédaction du texte pour la communication du 22 avril 2015, j’ai eu l’occasion de découvrir un article de Victoria COHEN IMACH, « Con él a solas. Las cartas de Santa Teresa de Jesús a Jerónimo Gracián », Anclajes, vol. 10, n°10, 2006, qui insiste sur la relation presque amoureuse entre Gracián et Thérèse que l’on perçoit à travers leur correspondance. http://ojs.fchst.unlpam.edu.ar/ojs/index.php/anclajes/article/viewArticle/267, page consultée le 17/04/2015.
[31] Pseudonyme que l’on retrouve également dans les Relations spirituelles de Thérèse ainsi que dans les écrits de Gracián comme le Diálogo de Angela y Eliseo écrit le jour où il apprit la mort de la Madre (cité par Carlos ROS, op. cit. p. 223-224).
[32] Carlos ROS, op. cit., p. 10. On y apprend également que les bruits concernant la relation de Gracián avec María de San José furent plus virulents encore.
[33] Idem.
[34] Aussi paradoxal que cela puisse paraître pour des religieuses ayant fait vœu de pauvreté, l’argent est un des sujets principaux de toute la correspondance de Thérèse. En effet, les monastères n’ayant en principe pas de rentes les sœurs vivaient uniquement de charité. Aussi Thérèse dépensait-elle une grande énergie à solliciter des aumônes et lever des fonds pour financer ses fondations et entretenir les maisons. Au début du moins car cela changea progressivement avec l’intégration de religieuses apportant des revenus réguliers en dot pour tirer les monastères de l’embarras financier permanent dans lequel ils se trouvaient, au point que Thérèse demanda en 1581 à Gracián de retirer des constitutions la clause stipulant l’interdiction de bénéficier de rentes.
[35] Ce sera particulièrement le cas à propos de la volonté de MSJ exprimée à plusieurs reprises de changer de maison à Séville. Thérèse, qui y avait installé les sœurs avec l’aide financière de son frère, s’oppose fermement au changement pendant plusieurs années.
[36] Lettre du 6/1/81
[37] Par exemple dans la lettre du 31 octobre 1576 : « Le livre des fondations est sur le point d’être achevé. Je crois que vous serez content de le lire […]. Voyez si je n’obéis pas bien ! ».
[38] JERÓNIMO GRACIÁN, Peregrinación de Anastasio, cité par Carlos Ros, op. cit.
[39] Lettres du 15/6/76 à MSJ et à JG, par exemple.
[40] Lettre du 4/10/79 à JG.
[41] Lettre du 10/12/77.
[42] « Ma santé est assez bonne, mais les visites me donnent tant d’occupations, que voudrais-je vous écrire de ma propre main, je ne le pourrais même pas. Je vous remets sous ce pli le récit détaillé des événements de cette fondation », lettre du 6/1/81 à Palencia. Ou encore celle du 6/2/82 : « je vous écris cette lettre de Burgos où je suis en ce moment. Voilà douze jours écoulés depuis notre arrivée et nous n’avons pas encore commencé la fondation à cause de plusieurs contradictions qui ressemblent un peu à celles que nous avons eues à Séville ».
[43] Elle le fait souvent avec MSJ, notamment pour ce qui concerne les lettres à envoyer aux sœurs de Pastrana dont cette dernière s’occupait en l’absence de Gracián, et on le voit aussi avec JG comme dans la lettre du 21/2/81 « vous aurez la bonté de lire [cette lettre] ; puis vous la fermerez avec un cachet semblable au mien et vous la lui remettrez » 21/2/81 à propos d’un courrier destiné au Père Commissaire.
[44] « Vuestra reverencia lo dice tan bien todo que, si mi parecer se hubiera de tomar, después de muerta la eligieran por fundadora, y aun en vida muy de buena gana, que harto más sabe que yo y es mejor ; esto es decir verdad. Un poco de esperiencia le hago de ventaja ; mas de mí hay ya que hacer poco caso, porque se espantaría cuán vieja estoy y cuán para poco », lettre du 17/3/82.
[45] On voit bien la douceur de la mère fondatrice dans les lettres où elle parle à Gracián des constitutions en 1581 notamment, évoquant par exemple la question du jeûne et demandant à ce que les religieuses n’en fassent pas plus que ceux prescrits par l’Église.
[46] La suite de la vie de Jérôme Gratien fut une collection d’épreuves que l’on peut lire dans son récit autobiographique. Expulsé du Carmel réformé, ce n’est qu’en 1999, plusieurs siècles après sa mort, qu’il a été officiellement réhabilité. Sa cause est actuellement présentée en vue d’une béatification (cf. Carlos ROS, op. cit.).
Résumé
Cet article présente une étude de la correspondance de Sainte Thérèse d’Avila qui se focalise sur ses deux principaux destinataires : le Père Jerónimo Gracián de la Madre de Dios et la Mère María de San José. Elle met en avant l’existence d’une véritable relation triangulaire entre ces trois personnes clés de la réforme du Carmel au XVIe siècle en Espagne et s’intéresse aux liens qui les unissent. Combinant approche quantitative (nombre et rythme des lettres) et analyse qualitative du contenu des missives, ce travail cherche à exposer les différentes raisons qui peuvent expliquer les fortes variations que l’on observe à travers le temps concernant le rythme de leurs échanges.
Resumen
Este artículo estudia el epistolario de Santa Teresa de Ávila enfocándose en sus dos destinatarios principales : el padre Jerónimo Gracián de la Madre de Dios y la Madre María de San José. Pone de relieve la existencia de una verdadera relación triangular entre estos tres personajes clave de la reforma del Carmelo en la España del siglo XVI y trata de mostrar la índole de los vínculos que los unen. Combina enfoque cuantitativo (número y ritmo de las cartas) y cualitativo (análisis del contenido del correo) para proponer diferentes razones que pueden explicar las grandes variaciones que se observan a lo largo del tiempo en cuanto al ritmo de los intercambios.
Présentation du corpus et des principaux destinataires
Variations de rythme des courriers et relation triangulaire
Lieu de résidence et modes d’acheminement du courrier
Accompagner et guider ses fils et filles spirituels
Beatriz GAIN
Univ. Artois, EA 4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras, France
COHEN IMACH, Victoria, « Con Él a solas. Las cartas de Santa Teresa de Jesús a Jerónimo Gracián », Anclajes, vol. 10, n°10, 2006, http://ojs.fchst.unlpam.edu.ar/ojs/index.php/anclajes/article/viewArticle/267.
Epistolario y escritos breves de santa Teresa de Jesús, Actas del V Congreso Internacional Teresiano en preparación del V Centenario de su nacimiento (1515-2015), Burgos, Monte Carmelo, 2015.
GOLAY, Didier-Marie, (éd.), Thérèse d’Avila : actualité d’une naissance, actes du colloque organisé par la Province de Paris de l’Ordre des Carmes Déchaux à l’Institut catholique de Paris les 27 et 28 mars 2015, Paris, Cerf, 2015.
JERÓNIMO GRACIÁN, Peregrinación de Anastasio (1605), Juan Luis ASTIGARRAGA (éd.), Rome, Teresianum-Piazza S. Pancrazio, 2001.
MARÍA DE SAN JOSÉ (SALAZAR), Libro de recreaciones (1585), Burgos, Monte Carmelo, 1979.
ROS, Carlos, Jerónimo Gracián, el amigo de Teresa, Burgos, Monte Carmelo, 2014.
SANTA TERESA DE JESÚS, Obras Completas, Efren DE LA MADRE DE DIOS et Otger STEGGINK (éd.), Madrid, BAC, 2003.
THÉRÈSE D’AVILA, Œuvres Complètes, traduction de Marie du Saint Sacrement ocd, révisée et annotée par les Carmélites de Clamart et Bernard Sesé, Paris, Cerf, 1995.
THÉRÈSE D’AVILA, Œuvres complètes, traduction du RP Grégoire de St Joseph, Paris, Éditions du Seuil, 1948.
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