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Numéro 15 | juillet 2024 | Le locus horridus en Espagne et en Italie / Écriture et politique : Jorge Semprun / L’atelier d’écriture en prison
Le locus horridus en Espagne et en Italie 
Montagnes et rochers dans la littérature et la peinture du Siècle d’Or
Cécile DEVOS
rien

 

Plan

Représentation du motif rocheux au cœur de lieux terrifiants : significations

Le motif rocheux : ruptures et innovations

Bibliographie


 

Si les travaux critiques consacrés au locus horridus sont peu nombreux, ils ont toujours défini ce topos comme l’antithèse ou le contrepoint du locus amoenus exploré par Hernst René Curtius et l’ont qualifié de désagrément, d’« inamoenitas décorative ». Or le locus horridus n’est pas seulement le pendant antithétique du locus amoenus et les éléments de ce topos ne constituent pas uniquement l’habillage d’une scène, mais ont aussi une fonction particulière au sein des représentations. C’est ce que nous nous proposons de montrer ici à travers l’étude du motif du rocher, relief qui peut être désigné ou représenté par la roche ou le rocher (pour la matière), le mont ou la montagne (image extérieure), mais aussi la grotte ou la caverne (image intérieure).  À partir d’une sélection de textes et d’images espagnols mais aussi italiens et français, centrés sur des lieux hostiles et des paysages inquiétants, nous nous demanderons en particulier comment le motif rocheux est conçu au sein du locus horridus. Il s’agira de distinguer et d’étudier diverses modalités d’élaboration plastique de ce motif, d’identifier leurs significations et de voir dans quelle mesure les artistes s’influencent les uns les autres. Nous nous intéresserons ainsi, dans un premier temps, à la valeur symbolique ou culturelle des représentations du motif rocheux au cœur de lieux terrifiants puis, dans un second temps, nous examinerons ce motif particulier sous le prisme d’éventuelles ruptures et innovations.

Représentation du motif rocheux au cœur de lieux terrifiants : significations

Si différents lieux caractéristiques renvoient au locus horridus et sont même considérés comme des loci « classiques », comme l’enfer, la forêt, la tempête, une mer déchaînée ou le désert, le motif rocheux est rarement mentionné comme tel. Parmi les éléments constitutifs de ce topos, générateur d’angoisse, de craintes, réservoir des peurs des hommes, comme on peut le voir dans les écrits et les toiles du Siècle d’Or espagnol, cet élément naturel n’est d’ailleurs pas celui qui est le plus étudié.

Prenons par exemple les Églogas de Garcilaso de la Vega (1542), où certains passages présentent un décor effrayant, élaboré grâce à l’utilisation d’un vocabulaire précis constituant un ensemble lexical au sein duquel naît une corrélation entre la violence des sentiments des personnages et celle des éléments naturels. En effet, dans la primera Égloga, l’auteur met en scène un paysage peu amène. Dans la segunda (v. 633) les grottes sont décrites comme des « fieras cavernas », et dans la tercera (v. 242), on trouve un « monte cavernoso »1. Comme le confirme Christine Orobigt, qui étudie le paysage garcilasien à travers les motifs de la crevasse, de la grotte, du ravin et des enfers qui se trouvent dans les représentations des espaces chtoniens, un certain aspect tellurique ressort de l’écriture de Garcilaso. La mort d’Élise dans la primera Égloga (v. 296-309) s’avère être la « cause de la transformation du locus amoenus en locus horridus. ». Les images, suggérées par un vocabulaire topique, tissent un lien entre le tourment des sentiments des personnages et le déchaînement des éléments naturels. La temporalité en est troublée (le temps s’accélère), le lieu se métamorphose et le passé heureux, perdu, amène le lecteur à arpenter les chemins d’une nature peu accueillante.

Une autre œuvre plonge le lecteur dans une représentation particulière du lieu effrayant : La Galatea (1585). Cervantès en livre une approche singulière en représentant un paysage-cauchemar. Le passage suivant (Fragment 1) évoque le rapport entre le personnage d’Elicio et la nature :

 

Mientras que al triste lamentable acento/del mal acorde son del canto mío,/en Eco amarga de cansado aliento/responde el monte, el prado, el llano, el río,/demos al sordo y presuroso viento/las quejas que del pecho ardiente y frío/salen a mi pesar, pidiendo en vano/ayuda al río, al monte, al prado, al llano2.

 

Dès les premiers vers chantés par Elicio, qui se plaint de ne pouvoir trouver de réconfort auprès de la nature, le lecteur se retrouve face à une mise en scène renforcée par un jeu de répétitions des éléments constitutifs du paysage à la manière d’une litanie : « el monte, el prado, el llano, el río ». On trouve ensuite :

 

Crece el humor de mis cansados ojos/las aguas de este río, y de este prado/las variadas flores son abrojos/y espinas que en el alma s’han entrado./No escucha el alto monte mis enojos,/y el llano de escucharlos se ha cansado;/y así, un pequeño alivio al dolor mío/no hallo en monte, en llano, en prado, en río.

 

On remarque que l’énumération est répétée deux fois, suivant un ordre de hauteur décroissante, du relief le plus élevé – « el monte » – au relief le plus plat – « el río » – pour la première et la dernière répétition. Le premier et le dernier mots sont opposés par nature, l’un connotant un aspect vertical, statique et solide, l’autre un aspect horizontal, en mouvement et liquide. Ce qui aurait pu apparaître, pour Elicio, comme un locus amoenus, un milieu adjuvant et réconfortant pour ses malheurs, un réceptacle de sa douleur et une oreille attentive pour l’épanchement de ses sentiments, se présente plutôt comme un locus horridus à la mesure de ses peines.

On retrouve cette souffrance associée au motif rocheux dans la première partie du Quichotte (1605). En effet, Cervantès tisse une trame narrative dans laquelle les personnages évoluent et se promènent dans un paysage qui joue avec les frontières du locus horridus et qui change de signification en fonction de la manière dont sont représentés certains éléments naturels. Dans le chapitre 20 de la première partie, Don Quijote et Sancho, qui souffrent physiquement de « esta terrible sed que nos fatiga, que, sin duda, causa mayor pena que la hambre », se retrouvent, de nuit, dans un endroit dangereux et effrayant : « la escuridad de la noche no les dejaba ver cosa alguna ». Or si ce paysage nocturne participe à la mise en place de l’inquiétude et de la peur de l’inconnu, un autre lieu, plus significatif, appelle à l’aventure : « la cueva de Montesinos ». Aux chapitres 22 et 23, la grotte est la parodie d’un lieu effrayant peuplé d’animaux nocturnes et abritant le Mal. Toutefois, comme l’explique Aurora Egido, Cervantès parvient à introduire dans la grotte des éléments contradictoires « de la tradición paradisiaca y de la infernal ». Le chapitre 51 marque la fuite et le déshonneur de Leandra soulignés par le lexique suivant : « caminos », « bosques » et « cueva de un monte ». La nature encadre cet événement mais la grotte est au coeur du micro-récit puisque c’est bien dans cet espace que la jeune fille est retrouvée.

Dans Los trabajos de Persiles y Sigismunda (1617), le motif du rocher revêt différentes formes et fonctions. En analysant les effets de ce topique en lien avec cet élément précis, on remarque que la roche apparaît de manière polymorphe.

À la fois refuge pour le personnage et résidence des loups, le motif rocheux accueille les personnages en son sein mais c’est également le lieu symbolique de l’horreur, comme on peut le voir au chapitre cinq du premier tome :

 

Estando en esto, me parecio, por entre la dudosa luz de la noche, que la peña que me seruia de puerto se coronaua de los mismos lobos que en la marina auia visto, y que vno dellos -como es la verdad- me dixo en voz clara y distinta y en mi propia lengua: «Español, hazte a lo largo, y busca en otra parte tu ventura, si no quieres en esta morir hecho pedaços por nuestras vñas y dientes; y no preguntes quien es el que esto te dize, sino da gracias al cielo de que has hallado piedad entre las mismas fieras».

 

Toutefois, en évoquant la « montaña » au chapitre sept, Cervantès révèle que l’espace et le temps ne sont pas favorables aux personnages. Contrairement à la « peña » qui avait une fonction adjuvante, les « montañas » trompent les personnages et apparaissent comme des leurres :

 

Respiró Auristela, cobrò nueuo aliento Periandro; pero los demas que en las varcas yuan quisieran mudarlas, entrandose en la naue, que, por su grandeza, mas seguridad de las vidas y mas felice viage pudiera prometerles. En menos de dos horas se les encubrio la naue, a quien quisieran seguir, si pudieran; mas no les fue possible, ni pudieron hazer otra cosa que encaminarse a vna isla cuyas altas montañas, cubiertas de nieue, hazian parecer que estauan cerca, distando de alli mas de seys leguas. Cerraua la noche, algo escura; picaua el viento largo y en popa, que fue aliuio a los braços, que, voluiendo a tomar los remos, se dieron priessa a tomar la isla.

 

Au chapitre neuf, on trouve la même description des montagnes enneigées de cette île : « pero no descubrió3 otra cosa que montañas y sierras de nieue ». Désertique, peu engageant du point de vue des personnages et donc de la description qui en est faite, ce lieu est un locus horridus, sans âme qui vive, de la plage aux montagnes. Deux chapitres plus loin, le paysage est désertique et presque vide et cette absence témoigne d’une hostilité naturelle dressée contre les personnages. L’accent est mis sur le fait que ceux-ci ne se trouvent pas dans un contexte spatial agréable mais plutôt préjudiciable. La hauteur des reliefs et la neige sont des dangers qu’ils ont pu expérimenter, et cela se retrouve au chapitre 21, où apparaissent « montañas » et « riscos ». Cette idée est renforcée au chapitre vingt-trois dans lequel « los riscos », « las peñas » et « las montañas » sont réunis.

Dans cette œuvre, le champ lexical du rocher a pour fonction de représenter symboliquement un paysage plus rude. En effet, la dureté de la pierre évoque un milieu naturel difficile d’accès, comportant des obstacles et symbolisant les épreuves par lesquelles passent les personnages, qu’il s’agisse de roche, de rocher saillant et escarpé ou de montagne (enneigée). Un lien s’établit donc inexorablement entre l’environnement naturel, les qualités physiques de chaque élément et l’histoire dans laquelle évoluent les protagonistes. La suggestion est au cœur de la représentation du milieu naturel dans l’écriture de Cervantès, avec un paysage qui est traité de manière symbolique. Le motif du rocher jalonne et bouleverse le récit, accompagnant de cette manière l’univers narratif et les trajets des personnages.

Le motif rocheux : ruptures et innovations

Comme nous allons le voir à présent, dès le XVe siècle, notamment en Italie, mais aussi, plus tard, en France, ainsi que dans l’Espagne du Siècle d’Or, certaines  représentations du motif rocheux ne sont pas nécessairement liées au locus horridus ou ont du moins une fonction ambivalente, révélatrice de ruptures ou d’innovations.

En effet, la montagne, qui permet tout autant l’isolement du corps et la sauvegarde de l’esprit, est à la fois à un lieu effrayant, salvateur et sacré dans l’Europe du XVe au XVIIe siècle. Comme l’explique Gloria Bosse-Truche, elle est « le lieu biblique par excellence : elle symbolise la présence de Dieu, la proximité avec le divin […]. La montagne est le lien entre le monde terrestre et le royaume de Dieu »4. Le mouvement qui se dessine est toujours le même, il est ascensionnel : le corps qui gravit la montagne, comme dans la Divine Comédie de Dante, est associé à la montée de l’âme vers les cieux. L’effort physique est aussi un effort mental et spirituel. Les personnages ont affaire à « un lieu élevé et difficile d’accès [qui] implique l’idée d’effort à accomplir, […] souvent associée à la vertu »5.

Dès le milieu du XVe siècle, Andrea Mantegna (1431-1506), dans son œuvre Saint Jérôme dans le désert, offre un paysage constitué d’un rocher imposant et travaillé, où apparaît saint Jérôme faisant pénitence, assis au premier plan.

 

Fig. 1. Andrea Mantegna, Saint Jérôme dans le désert (circa 1449-1450)

 

Il s’agit d’une représentation moderne mettant en valeur le motif rocheux dans un paysage biblique. Cette rupture est délibérée et explicite. Le rocher, peint avec des couleurs chaudes assimilables à la terre et au bois, remplit l’espace de la toile. Son aspect massif prend plus d’importance que le saint entouré de ses symboles, dans un paysage dont le ciel s’assombrit jusqu’à devenir noir et étrange, voire inquiétant. Ce rocher, inhospitalier, pourrait donc finalement se révéler accueillant pour le personnage, dans une solitude et un environnement particulier, comme le souligne le titre, le désert.

Lorsqu’il peint La Vierge aux rochers, Léonard de Vinci représente un paysage particulier à travers une scène religieuse :

 

Fig. 2. Léonard de Vinci, La Vierge aux rochers (1483-1486)

 

Dans ce paysage animé par les saillies des rochers, Vinci donne à voir l’aspect naturel qui se dégage des attitudes et des figures ainsi que la forte présence des éléments minéraux. Comparés aux architectures feintes et aux poses assez hiératiques des retables de cette époque, ces aspects sont novateurs. Les formes affilées des roches, la couleur et l’atmosphère froide et angoissante du dernier plan de l’œuvre attirent l’attention. Il ne s’agit pas d’un paysage agréable et accueillant pour une scène topique de Vierge à l’enfant, mais d’un décor surnaturel de caverne et de roches, d’eaux et de végétaux dont les personnages ne semblent pas tenir compte. Cela marque une nouveauté dans la peinture religieuse. Il s’agit même d’une composition totalement novatrice puisque cette toile est ambiguë et présente un décor surnaturel avec de l’eau et de la végétation au premier plan puis, une grotte et des roches au second plan.

Si nous nous tournons vers la France, dans son œuvre Les quatre saisons ou le cours de l’Histoire, et notamment dans le détail que l’on nomme l’« Hiver », Poussin examine les effets des tourments de la nature, comme le montre cette scène d’une grande intensité dramatique :

 

Fig. 3. Nicolas Poussin, L’Hiver (1660-1664)

 

Dans cette partie de la toile, la catharsis dramatique d’une succession d’éléments et de plans narratifs rassemblés en un seul paysage conduit à une catharsis picturale. Les reliefs rocheux de cette œuvre constituent le support d’un moment narratif mêlant à la fois motifs naturels et présence humaine. La mise en scène de la fureur des passions est mêlée à l’intensité des éléments naturels sur le point de se déchaîner sur la terre et déjà en proie au déchaînement dans les cieux. Poussin propose sa vision du locus horridus, en s’inspirant du fait biblique mais en offrant un environnement rocailleux et de désolation, agité par une tempête effroyable. Toutefois, comme nous l’avons vu, ce lieu effrayant et intrinsèquement négatif peut également rassurer les personnages, les protéger et les accueillir en son sein, tel un refuge.

À la lumière de ces trois œuvres, l’homme et la nature semblent être connectés par une médiation spirituelle rendue concrète et visible par les peintres. En fin de compte, les éléments naturels établissent un lien entre l’humain et le divin afin de transmettre des connaissances et des sentiments liés aux passages de la bible représentés dans ces toiles. Les rochers escarpés ou les grottes peu engageantes peuvent provoquer un déséquilibre dans le paysage et rattacher les personnages à un autre équilibre, un nouvel équilibre. Il s’agit d’une modification, d’une métamorphose des éléments de la nature et d’une nouvelle expérience du locus horridus.

Dans la poésie espagnole du XVIIe siècle, le motif rocheux est notamment travaillé dans le poème d’Adrián de Prado, Canción Real a San Jerónimo (1616). Sur le thème de la retraite de saint Jérôme, le poète évoque tout au long du poème un lieu sauvage et inhospitalier, véritable désert imaginaire du « locus horridus », propice aux agressions physiques, un milieu foisonnant de vie dévoratrice, pour reprendre les termes de Pierre Civil6. Le poète livre une vision réaliste du paysage, dont il dessine les contours et les reliefs, dressant un « grand décor érémitique, baroque et pictural », selon Pauline Renoux-Caron7. Ce long poème, intitulé Canción del gloriosísimo Cardenal, y Doctor de la Iglesia San Gerónimo, donde se describe la fragosidad del desierto que habitaba, las facciones del santo, y el riguroso modo de su Penitencia8 de 1616, est composé de 21 estancias et d’un remate. Suivant le modèle de la canción a la italiana et le schéma métrique et strophique des canciones de Garcilaso, le poète représente, en particulier dans la première partie, un espace désertique, où le motif rocheux dessine un paysage peu amène, un « univers aride et désolé »9. Or Ana Isabel Martinez10 souligne l’intérêt d’Adrián de Prado pour le monde symbolique, allégorique, issu de toute une tradition iconographique et picturale.

Le motif rocheux apparaît dans chaque strophe et une palette lexicale variée est utilisée pour le désigner, comme « montes » et « riscos » dans les quatre premiers vers, puis « piedras », « peñas » et « peñascos » dans les vers suivants et enfin « la cueva » (v. 127-154, 225-266). Le mouvement est plutôt descendant mais il va de l’extérieur vers l’intérieur. D’une part, le changement de vocable permet de montrer avec quelle précision le poète utilise les mots afin de décrire le paysage qu’il donne à voir, un paysage qui fait penser aux toiles de Mantegna mais aussi de Joaquim Patinir. L’espace désertique offre un climat d’hostilité et ce lieu de pénitence correspond au topos du locus horridus dans lequel le saint mène son combat spirituel, luttant entre le corps et l’esprit. Toutefois, si l’élément rocheux semble s’ériger de manière antagonique, le roc et les rochers abritent des oiseaux et leur permettent de créer leur nid. Naît alors un contraste entre la stérilité du lieu aride et l’abri que constituent la falaise et les rochers pour ces oiseaux. Cette grotte est donc aussi une forme de sauvegarde physique pour le saint en pleine retraite psychique.

Un changement d’atmosphère et de reliefs, symbole de violence et d’aridité apparaît à partir du vers 15. Comme le dit Ana Isabel Martínez : « las rocas se abren en profundas grietas, los escasos vegetales tienen ramas retorcidas, las aves anidan en riscos pelados […] »11. Les occurrences de « piedra », « peña », « pedernal », « risco », « roca » ou « espacio pedregoso » permettent de renforcer les effets visuels dans la construction du paysage.  Enfin, le mot « piedra » est utilisé de plusieurs manières dans cet extrait :

 

Señor, si tuve hecho piedra el pecho/con esta piedra ya, sin darle alivio,/carne le hago por sacar más medra;/y si en la piedra yo señal no he hecho/con lágrimas y llanto, como tibio,/basta que haga en mí señal la piedra./ya veis que no se arredra/de mi espalda mezquina/ la dura diciplina/y estrecha cota de un silicio tosco;/y que en aqueste yermo no conozco/sino el sustento que me da una enzina/por piedras que le tira el braço anciano,/ por tener siempre piedras en la mano.

 

La métaphore de la pierre à la place du cœur est synonyme de résistance. Il s’agit de ne pas ressentir d’émotions ni de tenir compte des sentiments qui peuvent être présents, comme une négation de la nature humaine. L’auteur montre qu’il est impossible de rendre le (cœur du) personnage plus tendre, à l’image de la pierre qui est dure, par nature. Apparaît alors l’idée d’un écho, comme si la pierre résonnait en lui et lui correspondait. Le personnage est donc lui aussi, dur, froid, et sans pitié. Enfin, le mot « piedra » est plutôt utilisé comme un obstacle, physique ou métaphorique, sur le chemin de la vie, avec des connotations négatives associées à ce qu’il est impossible de changer, mais aussi à cette idée de difficulté et d'empêchement contre lesquels il faut lutter. Cela peut se rapprocher d’un certain mysticisme lié à l’imaginaire qui se développe dans et autour du locus horridus et des représentations du saint que nous avons vues.

On retrouve également le motif rocheux comme obstacle chez Góngora, notamment dans la représentation poétique du paysage des Soledades (1613), où il établit un rapport étroit entre la diégèse et la nature. Mercedes Blanco parle même de « dramatisation du paysage »12, de dynamisme hyperbolique et d’agitation pathétique qui accompagnent ou amplifient celle des personnages. L’emploi singulier et la symbolique du lexique du paysage dans la « Soledad primera » apparaît en effet dès la Dédicace au Duc de Béjar. Les premiers vers font entrer le lecteur in medias res dans une nature hostile, aux obstacles difficilement franchissables pour le pèlerin :

 

[…] muros de abeto, almenas de diamante,/bates los montes, que de nieve armados,/gigantes de cristal los teme el cielo,/donde el cuerno, del eco repetido,/fieras te expone, que al teñido suelo/muertas pidiendo términos disformes,/espumoso coral le dan al Tormes!13

 

Dans les paysages de la « Soledad segunda », il est également question d’échelle des plans visuelle. Le fragment suivant rappelle l’idée d’obstacles à franchir par le personnage et le relief rocheux prend plusieurs formes :

 

a pesar de mi edad, no en la alta cumbre/de aquel morro difícil (cuyas rocas/tarde o nunca pisaron cabras pocas,/y milano venció con pesadumbre),/sino desotro escollo al mar pendiente14.

 

Mais dans le dialogue entre Micón et Lícidas, une nouvelle symbolique apparaît, faisant naître une tonalité métaphysique nouvelle dans l’œuvre : la pierre renvoie à la pérennité des éléments face au passage du temps sur l’homme à travers l’emploi de l’expression « el tiempo vuela », qui fait référence au « tempus fugit » de Virgile :

 

(LÍCIDAS) Esta en plantas no escrita,/en piedras sí, firmeza honre Himeneo,/calzándole talares mi deseo,/que el tiempo vuela. Goza pues ahora/los lilios de tu aurora,/que al tramontar del Sol mal solicita/abeja aun negligente flor marchita15.

 

Le temps renvoie à l’idée de la mort humaine opposée à l’éternité de la pierre. Or dans la réponse que Micón fait à Lícidas, le personnage tente de lui prouver le contraire :

 

(MICÓN) Si fe tanta no en vano/desafía las rocas donde impresa/con labio alterno mucho mar la besa,/nupcial la califique tea luciente./Mira que la edad miente,/mira que del almendro más lozano/Parca es interïor breve gusano16.

 

Il s’agit alors, ici, de dépasser la loi immuable de la nature en faisant fi du temps et de ce qui est inscrit dans la roche. On voit ainsi comment le motif donne lieu à une rupture.

L’ensemble de ces exemples montre donc que le motif rocheux, intégré aux paysages horribles, apparaît sous des formes variées (la montagne, le rocher, la roche), et prend tout son sens dans le fil d’une trame narrative, dans l’expressivité d’une composition poétique, ou encore à travers les effets visuels recherchés par les artistes dans leurs tableaux. Dans les Églogues de Garcilaso de la Vega, il fait partie d’un paysage qui se transforme. Le lieu, perverti, négatif, devient un autre lieu. Dans La Galatea, le milieu naturel révèle un paysage-cauchemar inhospitalier pour les personnages, à travers une écriture suggestive et visuelle. Dans le Quichotte, ce motif, significatif et fonctionnel dans la trajectoire narrative, apparaît dans la description de lieux horribles, à travers un lexique sobre mais symbolique. Mantegna, avec son Saint Jérôme dans le désert, offre quant à lui une représentation moderne, mettant en valeur le motif rocheux dans un paysage biblique. Il crée ainsi une rupture en montrant un rocher finalement accueillant, comme le fait Léonard de Vinci, en lui associant l’iconique représentation de la Vierge à l’enfant. S’instaure ainsi une lutte entre bienveillance et malveillance, entre dangers et protection, ce que l’on voit chez Poussin qui propose sa propre vision du locus horridus sur fond biblique, soit le triomphe de la nature sur l’humain. Cette nature a priori hostile se retrouve également chez Adrián de Prado, qui renverse lui aussi les codes et motive de manière positive l’élément minéral. Enfin, à travers le motif rocheux, Góngora donne à réfléchir sur le temps qui passe, comme le fera Poussin, et nous offre une forme personnelle de memento mori.

[1] GARCILASO DE LA VEGA, Las Églogas, Madrid, Cátedra, 2012, p. 34

[2] Miguel de CERVANTES SAAVEDRA, Los seis libros de Galatea, Tomo I, Libro Primero, 1784, Madrid, p. 1.

 

[3] « el barbaro Antonio ».

[4] Gloria BOSSE-TRUCHE, « La montagne comme motif emblématique » dans Le milieu naturel en Espagne et en Italie, (ed. N. Peyrebonne et P. Renoux-Caron), « Travaux du Centre de Recherches sur l’Espagne des XVI° et XVII° siècles » Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 220.

[5] Ibid.

[6] Pierre CIVIL, Le milieu naturel en Espagne et Italie. Savoirs et représentations XVe-XVIIe siècle, Travaux du Centre de Recherche sur l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles, CIVIL, Pierre, PEYREBONNE, Nathalie, RENOUX-CARON, Pauline (éd.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 7-17.

[7] Formule de Karl VOSSLER employée dans son ouvrage La soledad en la poesía española, Madrid, Visor Libros, 2000 p. 192 citée par Pauline RENOUX-CARON dans « Locus horridus, locus orandi : l’espace désertique dans la Canción del gloriosísimo Cardenal [...] San Jerónimo (1616) de fray Adrián de Prado ».

[8] Ana Isabel MARTÍNEZ, « La difusión popular de la faceta eremita de San Jerónimo en el siglo XVII español », Via Spiritus, 2002, p. 149-151, URL: https://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/3479.pdf.

[9] Ibid., p. 241.

[10] Ana Isabel MARTÍNEZ, art. cit., p. 161-169.

[11] Ibid.

[12] Nature et paysages. L’émergence d’une nouvelle subjectivité à la Renaissance, p. 117-138,

[13] Cf. v. 6-12, URL : http://www.cervantesvirtual.com/obra-visor/soledades--0/html/fedc9aec-82b1-11df-acc7-002185ce6064_2.html.

[14] v. 388-400.

[15] v. 598-604.

[16] v. 605-611.

Résumé

Cette étude aborde le motif des montagnes et des rochers tel que le mettent en scène certaines représentations littéraires et picturales du locus horridus au cours du Siècle d’Or espagnol. Comme nous nous attachons à le montrer, le locus horridus ne saurait être seulement le pendant antithétique du locus amoenus. Les éléments qui le constituent occupent toujours une fonction spécifique dans l’économie même de la représentation. Dans les œuvres sélectionnées, le motif rocheux peut être l’image extérieure d’un relief, à la fois synecdoque de roche, de mont ou de montagne mais renvoyer aussi à un lieu intérieur, une grotte ou une caverne. Cette considération conduit à se demander comment le motif rocheux a alors été pensé et conçu au sein du locus horridus. À l’appui de ce point de réflexion sont analysées des stratégies discursives, des procédés d’écriture poétique mais aussi un certain nombre d’élaborations plastiques. S’interroger sur la portée du motif rocheux au cœur de lieux terrifiants engage à en préciser sa valeur symbolique ou culturelle ainsi que ses significations, à l’examiner aussi sous le prisme d’éventuelles ruptures et innovations interprétatives.

Cécile DEVOS

Université Sorbonne Nouvelle Paris III, LECEMO

Cécile DEVOS, « Montagnes et rochers dans la littérature et la peinture du Siècle d’Or », L’Entre-deux, 15 (1) | juillet 2024 | URL : https://www.lentre-deux.com/?b=298 | consulté le 09-07-2025

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