L’objectif de cette communication est d’accorder un intérêt tout particulier à un motif précis de certaines représentations littéraires et picturales du locus horridus. Si les travaux critiques sur ce sujet sont peu nombreux, ils ont toujours défini ce topos comme une antithèse ou un contrepoint du locus amoenus exploré par Hernst René Curtius et l’ont qualifié de désagrément, d’« inamoenitas décorative ». En prenant le contre-pied de ces deux idées, nous insisterons sur le fait que le locus horridus ne soit pas seulement le pendant antithétique du locus amoenus, et que les éléments de ce topos ne constituent pas uniquement l’habillage d’une scène mais occupent une fonction au sein de la représentation.
Ne pouvant prétendre embrasser l’ensemble des œuvres du Siècle d’Or en une vingtaine de minutes, ces choix ont le souci de démontrer, de signifier et prennent en compte des textes et des images centrés sur des lieux hostiles et des paysages inquiétants espagnols mais aussi italiens et français afin de comprendre comment s’influencent les artistes de cette période. Dans ces œuvres, nous nous concentrons sur le motif rocheux, un relief qui peut être à la fois synonyme de roche ou rocher (pour la matière), de mont ou de montagne (image extérieure) mais aussi de grotte et de caverne (image intérieure). Cette considération nous amène à nous demander comment le motif rocheux peut être pensé au sein du locus horridus. A partir de ce point de réflexion, il sera question de l’analyse des stratégies discursives, des procédés d’écriture mis en œuvre, des formes et modalités poétiques mais aussi de l’élaboration plastique de ce motif.
Au-delà des approches descriptives, il semble judicieux de s’interroger sur la représentation du motif rocheux au cœur de lieux terrifiants, sa valeur symbolique ou culturelle et ses significations. Il conviendra ensuite d’examiner ce motif particulier sous le prisme d’éventuelles ruptures et innovations interprétatives.
Si différents lieux connotent le locus horridus, en sont la caractéristique et sont même appelés des loci “classiques” comme l’enfer, la forêt, la tempête, une mer déchaînée ou le désert toutefois, le motif rocheux, est rarement mentionné comme tel. Parmi les éléments constitutifs de ce topos, générateur d’angoisse, de craintes, réservoir des peurs des hommes et qui se retrouve illustré dans les écrits et les toiles du Siècle d’Or espagnol, cet élément naturel ne figure pas parmi les plus étudiés.
Dans les Églogas de Garcilaso de la Vega (1542) certains fragments posent un décor effrayant, élaboré peu à peu grâce à l’utilisation d’un vocabulaire précis, dans le but de suggérer des images au lecteur. De cet ensemble lexical naît une corrélation entre la violence des sentiments des personnages et la violence des éléments naturels. En effet, dans la primera Egloga, l’auteur met en scène un paysage peu amène, dans la segunda (v. 633) des grottes sont décrites comme des « fieras cavernas », et dans la tercera (v. 242), il s’agit d’un « monte cavernoso »1. Comme le confirme Christine Orobigt qui étudie le paysage garcilasien en entrant par les motifs de la crevasse, de la grotte, du ravin et des enfers qui se trouvent dans les représentations des espaces chtoniens, un certain aspect tellurique ressort de l’écriture de Garcilaso. La mort d’Élise dans la primera Égloga (v. 296-309) s’avère être la « cause de la transformation du locus amoenus en locus horridus. ». Les images, suggérées par un vocabulaire topique, tissent un lien entre le tourment des sentiments des personnages et le déchainement des éléments naturels. La temporalité en est troublée (le temps s’accélère), le lieu se métamorphose et, le passé heureux, perdu, amène le lecteur à arpenter les chemins d’une nature peu accueillante.
Une autre œuvre plonge le lecteur dans une représentation particulière du lieu effrayant, La Galatea (1585). Cervantes donne une approche singulière en représentant un paysage-cauchemar. Le passage (Fragment 1) suivant évoque le rapport entre le personnage d’Elicio et la nature :
Mientras que al triste lamentable acento/del mal acorde son del canto mío,/en Eco amarga de cansado aliento/responde el monte, el prado, el llano, el río,/demos al sordo y presuroso viento/las quejas que del pecho ardiente y frío/salen a mi pesar, pidiendo en vano/ayuda al río, al monte, al prado, al llano2.
Le lecteur se retrouve face à une mise en scène du paysage dès les premiers vers chantés par Elicio qui se plaint de ne pouvoir trouver de réconfort auprès de cette nature mais aussi face à un jeu de répétition des éléments constitutifs du paysage à la manière d’une litanie : « el monte, el prado, el llano, el río ». Il poursuit ainsi :
Crece el humor de mis cansados ojos/las aguas de este río, y de este prado/las variadas flores son abrojos/y espinas que en el alma s’han entrado./No escucha el alto monte mis enojos,/y el llano de escucharlos se ha cansado;/y así, un pequeño alivio al dolor mío/no hallo en monte, en llano, en prado, en río.
La position des mots est conservée et répétée deux fois, suivant un ordre de hauteur décroissante, du relief le plus élevé – « el monte » – au relief le plus plat – « el río » – pour la première et la dernière répétition. Le premier et le dernier mot sont opposés par nature, l’un connotant un aspect vertical, statique et solide, l’autre un aspect horizontal, en mouvement et liquide. Ce qui aurait pu apparaître comme un locus amoenus, un milieu adjuvant et réconfortant pour ses malheurs, réceptacle de sa douleur et oreille attentive pour l’épanchement de ses sentiments, apparaît plutôt comme un locus horridus à la mesure de ses peines.
Cette souffrance se retrouve dans la première partie del Quijote (1605). En effet, Cervantès met au point une trame narrative dans laquelle les personnages évoluent et se promènent dans un paysage qui joue avec les frontières du locus horridus et qui change en fonction de la manière dont l’auteur met en place certaines caractéristiques naturelles. Si le chapitre 20 de la première partie révèle que Don Quijote et Sancho, qui souffrent physiquement « esta terrible sed que nos fatiga, que, sin duda, causa mayor pena que la hambre », se retrouvent dans un endroit apparemment dangereux et effrayant alors qu’il fait nuit : « la escuridad de la noche no les dejaba ver cosa alguna » et contient des éléments naturels qui participent à la mise en place de l’inquiétude et de la peur de l’inconnu, un autre lieu, plus significatif, appelle à l’aventure : « la cueva de Montesinos ». Aux chapitres 22 et 23, la grotte suggère à la fois la parodie d’un lieu effrayant enfermant des animaux nocturnes et la présence du Mal. Toutefois, comme l’explique Aurora Egido, Cervantes parvient à fondre dans la grotte des éléments contradictoires : « de la tradicion paradisiaca y de la infernal ». Le chapitre 51, marque la fuite et le déshonneur de Leandra soulignés par le lexique suivant : « caminos », « bosques » et « cueva de un monte ». La nature encadre cet événement mais la grotte est au coeur du microrécit puisque c’est bien dans la grotte d’un mont que la jeune fille est retrouvée.
Dans Los trabajos de Persiles y Sigismunda (1617), le motif du rocher revêt différentes formes et fonctions. En analysant les effets de ce topique en lien avec cet élément précis, nous comprenons que la roche apparait de manière polymorphe.
A la fois refuge pour le personnage et résidence des loups, le motif rocheux accueille avec bienveillance mais représente également un lieu symbolique de l’horreur au chapitre cinq du premier tome :
Estando en esto, me parecio, por entre la dudosa luz de la noche, que la peña que me seruia de puerto se coronaua de los mismos lobos que en la marina auia visto, y que vno dellos -como es la verdad- me dixo en voz clara y distinta y en mi propia lengua: «Español, hazte a lo largo, y busca en otra parte tu ventura, si no quieres en esta morir hecho pedaços por nuestras vñas y dientes; y no preguntes quien es el que esto te dize, sino da gracias al cielo de que has hallado piedad entre las mismas fieras».
Toutefois, Cervantès, en évoquant la « montaña » au chapitre sept, révèle que l’espace et le temps ne sont pas favorables aux personnages. Contrairement à la « peña » qui avait une fonction adjuvante par rapport à ces derniers, les « montañas » les trompent, agissant comme des leurs dont ils se font duper.
Respiró Auristela, cobrò nueuo aliento Periandro; pero los demas que en las varcas yuan quisieran mudarlas, entrandose en la naue, que, por su grandeza, mas seguridad de las vidas y mas felice viage pudiera prometerles. En menos de dos horas se les encubrio la naue, a quien quisieran seguir, si pudieran; mas no les fue possible, ni pudieron hazer otra cosa que encaminarse a vna isla cuyas altas montañas, cubiertas de nieue, hazian parecer que estauan cerca, distando de alli mas de seys leguas. Cerraua la noche, algo escura; picaua el viento largo y en popa, que fue aliuio a los braços, que, voluiendo a tomar los remos, se dieron priessa a tomar la isla.
Au chapitre neuf se trouve la même description des montagnes enneigées de cette île « pero no descubrió3 otra cosa que montañas y sierras de nieue ». Désertique, peu engageant du point de vue des personnages donc de la description qui en est faite, ce lieu est assimilable à un locus horridus sans âme qui vive, de la plage aux montagnes. Deux chapitres plus tard, le paysage est désertique et presque vide et cette absence témoigne d’une hostilité naturelle dressée contre les personnages. L’accent est mis sur le fait que ceux-ci ne se trouvent pas dans un contexte spatial agréable mais plutôt préjudiciable. La hauteur des reliefs et la neige sont des dangers qu’ils ont pu expérimenter, et cela se retrouve au chapitre 21, où apparaissent « montañas » et « riscos », qui caractérisent le paysage que parcourent les personnages. Cette idée est renforcée au chapitre vingt-trois dans lequel « los riscos », « las peñas » et « las montañas » sont réunis.
Dans cette œuvre, le champ lexical du rocher a pour fonction de représenter symboliquement un paysage plus rude. En effet, la dureté de la pierre représente le milieu naturel difficile d’accès comportant des obstacles et symbolise les épreuves par lesquelles passent les personnages, qu’il s’agisse de roche, de rocher saillant et escarpé ou de montagne (enneigée). Un lien s’établit donc inexorablement entre l’environnement naturel, les qualités physiques de chaque élément et l’histoire dans laquelle évoluent les protagonistes. La suggestion est au cœur de la représentation du milieu naturel dans l’écriture de Cervantès, avec un paysage qui est traité de manière symbolique. Le motif du rocher jalonne et bouleverse le récit, accompagnant de cette manière l’univers narratif et les trajets des personnages.
Les ruptures visuelles se sont produites non seulement en Espagne et au Siècle d’Or, mais aussi et principalement en Italie, dès la fin du XVe siècle, puis en France.
La montagne, permettant tout autant l’isolement du corps et la sauvegarde de l’esprit correspond à la fois à un lieu effrayant mais aussi salvateur et sacré dans l’Europe du XVe au XVIIe siècle. Comme l’explique Gloria Bosse-Truche, elle porte en elle une charge symbolique. Elle est (je cite) « le lieu biblique par excellence : elle symbolise la présence de Dieu, la proximité avec le divin […]. La montagne est le lien entre le monde terrestre et le royaume de Dieu »4 (fin de citation). Le mouvement qui se dessine est toujours le même, il est ascensionnel : le corps qui gravit la montagne, comme dans la Divine Comédie de Dante, est associé à la montée de l’âme vers les cieux. Cette idée biblique implique que l’effort physique soit aussi un effort mental et spirituel. Les personnages ont affaire à « un lieu élevé et difficile d’accès [qui] implique l’idée d’effort à accomplir, […] souvent associée à la vertu ».
Dès le milieu du XVe siècle, Andrea Mantegna (1431-1506) avec son œuvre Saint Jérôme dans le désert offre un paysage constitué d’un rocher imposant et travaillé, avec le personnage de Saint Jérôme faisant pénitence, assis au premier plan.
Fig. 1. Andrea Mantegna, Saint Jérôme dans le désert (circa 1449-1450)
Il s’agit d’une représentation moderne qui met en valeur le motif rocheux dans un paysage biblique. Cette rupture est délibérée et explicite. Le rocher, peint avec des couleurs chaudes assimilables à la terre et au bois, remplit l’espace de la toile. Son aspect massif prend plus d’importance que le saint entouré de ses symboles, dans un paysage dont le ciel s’assombrit jusqu’à devenir noir et étrange voire inquiétant. Ce rocher, inhospitalier, pourrait donc finalement se révéler accueillant pour le personnage, dans une solitude et un environnement particulier comme le souligne le titre, le désert.
Léonard de Vinci, s’engage dans cette voie d’un paysage particulier pour une scène religieuse lorsqu’il peint La Vierge aux rochers:
Fig. 2. Léonard de Vinci, La Vierge aux rochers (1483-1486)
Dans ce paysage animé par les saillies des rochers, Vinci donne à voir un aspect naturel qui se dégage des attitudes et des figures ainsi que la forte présence du paysage dominé par les éléments minéraux. Comparés aux architectures feintes et aux poses assez hiératiques des retables de cette époque, ces aspects sont novateurs. Les formes affilées des roches, la couleur et l’atmosphère froide et angoissante du dernier plan de l’œuvre attirent l’attention de l’observateur. Il ne s’agit pas d’un paysage agréable et accueillant pour une scène topique de Vierge à l’enfant, mais d’un décor surnaturel de caverne et de roches, d’eaux et de végétaux dont les personnages ne semblent pas tenir compte. Cela marque une nouveauté dans la peinture religieuse. Il s’agit même d’une composition totalement novatrice puisque cette toile est ambiguë et présente un décor surnaturel avec de l’eau et de la végétation au premier plan puis, une grotte et des roches au second plan.
Si nous nous tournons vers la France, dans son œuvre Les quatre saisons ou le cours de l’Histoire et notamment dans le détail que l’on nomme l’« Hiver », Poussin examine les effets des tourments de la nature qui confèrent un aspect horrible à cette dernière scène d’une intensité dramatique.
Fig. 3. Nicolas Poussin, L’Hiver (1660-1664)
Dans cette partie de la toile, la catharsis dramatique d’une succession d’éléments et de plans narratifs rassemblés en un seul paysage conduit à une catharsis picturale. Les reliefs rocheux de cette œuvre constituent le support d’un moment narratif mêlant à la fois d’autres motifs naturels et la présence humaine. La mise en scène de la fureur des passions est mêlée à l’intensité des éléments naturels sur le point de se déchaîner sur la terre et déjà en proie au déchaînement dans les cieux. Poussin propose sa vision du locus horridus, en s’inspirant du fait biblique mais en offrant un environnement rocailleux et de désolation, bravé par une tempête effroyable. Toutefois, comme nous l’avons vu, ce lieu qui effraie et porte intrinsèquement un aspect négatif peut également rassurer, protéger et accueillir, tel un refuge, les personnages en son sein.
À la lumière de ces trois œuvres, l’homme et la nature semblent être connectés par une médiation spirituelle qui est rendue concrète et visible par les peintres. En fin de compte, les éléments naturels permettent d’établir un lien entre l’humain et le divin dans le but de transmettre connaissances et sentiments liés aux passages de la bible véhiculés dans ces toiles. Les rochers escarpés ou des grottes peu engageantes peuvent provoquer un déséquilibre dans le paysage…pour faire entrer les personnages dans un autre équilibre, un nouvel équilibre. Il s’agit d’une modification, d’une métamorphose des éléments de la nature et d’une nouvelle expérience du locus horridus.
Dans la poésie espagnole du XVIIe siècle, le motif rocheux est notamment travaillé dans le poème d’Adrián de Prado, Canción Real a San Jerónimo (1616). Sur le thème de la retraite de saint Jérôme, il évoque dès le début et tout au long du poème un lieu sauvage et inhospitalier, véritable désert imaginaire du « locus horridus », propice aux agressions physiques d’un milieu foisonnant de vie dévoratrice, pour reprendre les termes de Pierre Civil5. On lui prête un regard réaliste sur le paysage dont il dessine les contours et les reliefs, qualifié de « grand décor érémitique, baroque et pictural » selon Pauline Renoux-Caron6. Dans la première partie de ce long poème intitulé Canción del gloriosísimo Cardenal, y Doctor de la Iglesia San Gerónimo, donde se describe la fragosidad del desierto que habitaba, las facciones del santo, y el riguroso modo de su Penitencia7 de 1616 se compose de 21 estancias et d’un remate, suivant le modèle de la canción a la italiana et le schéma métrique et strophique des canciones de Garcilaso, en proposant un nombre indéterminé d’estancias formées d’endécasyllabes et d’heptasyllabes »8, il est question d’un espace désertique qui met en scène le motif rocheux visible grâce aux éléments au cœur de la représentation du paysage peu amène, d’un « univers aride et désolé »9 qui se veut réaliste dans les onze premières stances. Ana Isabel Martinez10 souligne l’intérêt d’Adrián de Prado pour le monde symbolique, allégorique empreint d’une tradition iconographique et picturale. Le motif rocheux apparaît à chaque strophe et une palette lexicale variée est utilisée pour le désigner comme « montes » et « riscos » dans les quatre premiers vers, puis « piedras », « peñas » et « peñascos » dans les vers suivants et enfin « la cueva » (v. 127-154, 225-266). Le mouvement est plutôt descendant mais va de l’extérieur vers l’intérieur. D’une part, le changement de vocable permet de montrer avec quelle précision le poète utilise les mots afin de décrire le paysage qu’il donne à voir et les toiles de Mantegna mais aussi de Joaquim Patinir viennent alors à l’esprit. L’espace désertique offre un climat d’hostilité et ce lieu de pénitence correspond au topos du locus horridus dans lequel le Saint mène son combat spirituel, luttant entre le corps et l’esprit. Toutefois, si l’élément rocheux semble s’ériger de manière antagonique, le roc et les rochers abritent des oiseaux et leur permettent de créer leur nid. Il naît un contraste entre la stérilité du lieu aride et l’abris que constitue la falaise et les rochers pour ces oiseaux. Cette grotte est donc aussi une forme de sauvegarde physique pour le Saint en pleine retraite psychique. Un changement d’atmosphère et de reliefs, symbole de violence et d’aridité apparaît à partir du vers 15 : « las rocas se abren en profundas grietas », los escasos vegetales tienen ramas retorcidas, las aves anidan en riscos pelados […] ». Les occurrences de « piedra », « peña », « pedernal », « risco », « roca » ou « espacio pedregoso » permettent de renforcer les effets visuels dans la construction du paysage. Pour finir, insistons sur le mot « piedra » utilisé de plusieurs manières dans cet extrait :
Señor, si tuve hecho piedra el pecho/con esta piedra ya, sin darle alivio,/carne le hago por sacar más medra;/y si en la piedra yo señal no he hecho/con lágrimas y llanto, como tibio,/basta que haga en mí señal la piedra./ya veis que no se arredra/de mi espalda mezquina/ la dura diciplina/y estrecha cota de un silicio tosco;/y que en aqueste yermo no conozco/sino el sustento que me da una enzina/por piedras que le tira el braço anciano,/ por tener siempre piedras en la mano.
La métaphore de la pierre à la place du cœur est synonyme de résistance. Il s’agit de ne pas ressentir d’émotions ni de tenir compte des sentiments qui peuvent être présents, comme une négation de la nature humaine. L’auteur montre qu’il est impossible de rendre le (cœur du) personnage plus tendre, à l’image de la pierre qui est dure, par propriété et apparaît alors l’idée d'un écho, comme si la pierre résonnait en lui et lui correspondait. Celui-ci est lui aussi, dur, froid, et sans pitié. Enfin, « piedra » est plutôt utilisé comme un obstacle, physique ou métaphorique, sur le chemin de la vie, avec des connotations négatives associées à ce qu’il est impossible de changer mais aussi à cette idée de difficulté et d'empêchement contre lesquels il faut lutter. Cela peut se rapprocher d’un certain mysticisme lié à l’imaginaire qui se développe dans et autour du locus horridus et des représentations du Saints que nous avons vues.
Cette idée de motif rocheux comme obstacle se retrouve également chez Gongora ou dans la représentation poétique du paysage des Soledades (1613). En effet, l’auteur crée un rapport étroit entre la diégèse et la nature, et Mercedes Blanco souligne une « dramatisation du paysage »11, à un dynamisme hyperbolique et à une agitation pathétique, qui accompagnent ou amplifient celle des personnages. L’emploi singulier et la symbolique du lexique du paysage dans la « Soledad primera » apparaît dès la Dédicace au Duc de Béjar. Les premiers vers font entrer le lecteur in medias res dans une nature hostile aux obstacles difficilement franchissables pour le pèlerin.
[…] muros de abeto, almenas de diamante,/bates los montes, que de nieve armados,/gigantes de cristal los teme el cielo,/donde el cuerno, del eco repetido,/fieras te expone, que al teñido suelo/muertas pidiendo términos disformes,/espumoso coral le dan al Tormes!12
Ces reliefs naturels renforcent la perspective, le franchissement des obstacles naturels se fait plus facilement et le pèlerin semble pouvoir avancer plus commodément pèlerin :
[…] Y recelando/de invidïosa bárbara arboleda/ interposición, cuando/de vientos no conjuración alguna,/cual haciendo el villano/la fragosa montaña fácil llano 13.
Dans les paysages de la « Soledad segunda », il est également question d’échelle des plans visuelle. Le fragment suivant rappelle l’idée d’obstacles à franchir par le personnage et le relief rocheux prend plusieurs formes :
a pesar de mi edad, no en la alta cumbre/de aquel morro difícil (cuyas rocas/tarde o nunca pisaron cabras pocas,/y milano venció con pesadumbre),/sino desotro escollo al mar pendiente14.
Durant le dialogue entre Micón et Lícidas, une nouvelle symbolique apparaît, faisant naître une tonalité métaphysique nouvelle dans l’œuvre : la pierre renvoie à la pérennité des éléments face au passage du temps sur l’homme à travers l’emploi de l’expression : « el tiempo vuela » qui fait référence au « tempus fugit » de Virgile :
(LÍCIDAS) Esta en plantas no escrita,/en piedras sí, firmeza honre Himeneo,/calzándole talares mi deseo,/que el tiempo vuela. Goza pues ahora/los lilios de tu aurora,/que al tramontar del Sol mal solicita/abeja aun negligente flor marchita15.
Le temps renvoie à l’idée de la mort humaine opposée à l’éternité de la pierre. Dans la réponse que Micón fait à Lícidas, il tente de lui prouver le contraire et de dépasser cette loi immuable de la nature en cherchant donc à dépasser le temps et ce qui est inscrit dans la roche :
(MICÓN) Si fe tanta no en vano/desafía las rocas donde impresa/con labio alterno mucho mar la besa,/nupcial la califique tea luciente./Mira que la edad miente,/mira que del almendro más lozano/Parca es interïor breve gusano16.
Cet exposé proposait de réfléchir sur la manière dont le motif rocheux pouvait être pensé au sein du locus horridus à travers plusieurs représentations littéraires et picturales significatives puis grâce à certaines œuvres mettant en valeur des ruptures et des innovations interprétatives.
Nous avons ainsi pu comprendre comment les écrivains et artistes de cette époque représentait visuellement le motif rocheux dans des paysages horribles. Ce motif naturel comprenant plusieurs formes variées (la montagne, le rocher, la roche), à la représentation variée et complexe, prend tout son sens dans le fil d’une trame narrative, dans l’expressivité d’une composition poétique et à travers les effets visuels recherchés par les artistes dans leurs tableaux. Il a été intéressant de cerner la recherche de l’expression de l’horreur ou de la menace, de souligner les effets et la fonction de ce motif dans le rapport complexe à la sensibilité et à l’imaginaire du lecteur ou du regardant. L’intensité de la figuration de cet élément dans les paysages que nous avons choisis laisse transparaitre la force du message transmis par les auteurs et artistes. Il y a une véritable insistance sur la représentation mentale que peut se faire le lecteur grâce à un vocabulaire particulier ou à des figures de style dans les textes, ainsi qu’une mise en scène qui permet un voyage allégorique dans le temps et l’espace dans les œuvres peintes.
Dans les Églogues de Garcilaso de la Vega (1542), le motif rocheux fait partie d’un paysage qui se transforme. Le lieu est perverti, négatif et devient un autre lieu. Dans La Galatea le milieu naturel révèle un paysage-cauchemar inhospitalier pour les personnages dans les fragments que nous avons vus, à travers une écriture suggestive et visuelle. Puis, les extraits étudiés du Quijote mettent en avant un motif significatif et fonctionnel dans la trajectoire narrative. Présent dans les lieux horribles, le motif du rocher est esquissé par un lexique sobre mais symbolique.
Mantegna avec son Saint Jérôme dans le désert offre une représentation moderne qui met en valeur le motif rocheux dans un paysage biblique c’est-à-dire qu’il crée une rupture en montrant un rocher, inhospitalier, finalement accueillant comme le fait Léonard de Vinci, en y associant l’iconique représentation de la Vierge à l’enfant. En connotant ce motif il instaure une lutte entre bienveillance et malveillance, dangers et protection, ce que travaille Poussin en proposant sa propre vision du locus horridus sur fond biblique, soit le triomphe de la nature sur l’humain. Cette nature hostile se retrouve également chez Adrián de Prado, qui renverse lui aussi les valeurs et motive de manière positive l’élément minéral. Enfin, Gongora donne à réfléchir sur le temps qui passe comme le fera Poussin, et nous offre une forme personnelle de memento mori.
Une valeur poétique, mystique et moralistatrice est donc accordée à l’horrible dans un contexte particulier avec des attributs, des éléments et des symboles propres au locus horridus. Ce lieu commun, bien qu’il s’oppose au locus amoenus offre une complexité et une profondeur qui permet de dépasser cette dualité. Les écrivains et artistes étudiés ici ont eu à cœur de représenter ce que ce lieu pouvait avoir d’ambigu en utilisant des éléments de la nature et particulièrement le rocher. L’intensité de la représentation de cet élément dans les paysages que nous avons choisis laisse transparaitre la force du message transmis par les auteurs et artistes, entre visualisation du lieu effroyable, réflexion autour de la vie et de la mort et voyage allégorique dans le temps et l’espace.
[1] Ibidem, p. 34
[2] Miguel de CERVANTES SAAVEDRA, Los seis libros de Galatea, Tomo I, Libro Primero, 1784, Madrid, p. 1.
[3] « el barbaro Antonio ».
[4] Gloria BOSSE-TRUCHE, « La montagne comme motif emblématique » dans Le milieu naturel en Espagne et en Italie, (ed. N. Peyrebonne et P. Renoux-Caron), « Travaux du Centre de Recherches sur l’Espagne des XVI° et XVII° siècles » Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 220
[5] Pierre CIVIL, op. cit., p. 7-17.
[6] Formule de Karl VOSSLER employée dans son ouvrage La soledad en la poesía española, Madrid, Visor Libros, 2000 p. 192 citée par Pauline RENOUX-CARON dans « Locus horridus, locus orandi : l’espace désertique dans la Canción del gloriosísimo Cardenal [...] San Jerónimo (1616) de fray Adrián de Prado ».
[7] Ana Isabel MARTÍNEZ, « La difusión popular de la faceta eremita de San Jerónimo en el siglo XVII español », Via Spiritus, 2002, p. 149-151, URL: https://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/3479.pdf.
[8] P. RENOUX-CARON, op. cit., p. 241.
[9] Ibid., p. 241.
[10] Ana Isabel MARTÍNEZ, op. cit., p. 161-169.
[11] Nature et paysages. L’émergence d’une nouvelle subjectivité à la Renaissance, p. 117-138,
[12] Cf. v. 6-12, URL : http://www.cervantesvirtual.com/obra-visor/soledades--0/html/fedc9aec-82b1-11df-acc7-002185ce6064_2.html.
[13] v. 64-69.
[16] v. 605-611.
Résumé
Cette étude aborde le motif des montagnes et des rochers tel que le mettent en scène certaines représentations littéraires et picturales du locus horridus au cours du Siècle d’Or espagnol. Comme nous nous attachons à le montrer, le locus horridus ne saurait être seulement le pendant antithétique du locus amoenus. Les éléments qui le constituent occupent toujours une fonction spécifique dans l’économie même de la représentation. Dans les œuvres sélectionnées, le motif rocheux peut être l’image extérieure d’un relief, à la fois synecdoque de roche, de mont ou de montagne mais renvoyer aussi à un lieu intérieur, une grotte ou une caverne. Cette considération conduit à se demander comment le motif rocheux a alors été pensé et conçu au sein du locus horridus. À l’appui de ce point de réflexion, sont analysées des stratégies discursives, des procédés d’écriture poétique mais aussi un certain nombre d’élaborations plastiques. S’interroger sur la portée du motif rocheux au cœur de lieux terrifiants, engage à en préciser sa valeur symbolique ou culturelle ainsi que ses significations, à l’examiner aussi sous le prisme d’éventuelles ruptures et innovations interprétatives.
Représentation du motif rocheux au cœur de lieux terrifiants et ses significations
Examinons ce motif particulier sous le prisme d’éventuelles ruptures et innovations interprétatives
Cécile DEVOS
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