« Scachs d’amor » est l’un des textes les plus importants pour les historiens et historiennes du jeu d’échecs, car c’est le document le plus ancien dont on dispose qui fait état de l’apparition des règles avec lesquelles nous jouons toujours actuellement. C’est par ce poème du dernier quart du XVe siècle que le jeu d’échecs moderne est inventé – du moins, que les changements par rapport à son ancêtre qui sera appelé par la suite « el viejo » sont décrits. Ces bouleversements réglementaires – sur lesquels nous reviendron – tiennent surtout à la nouvelle façon de se déplacer pour la pièce de la dame. Elle peut désormais se mouvoir dans les trois directions – horizontale, verticale et diagonale – d’autant de cases que possible tant qu’elle ne croise pas une autre pièce sur sa route. Tandis qu’au Moyen Âge, la dame ne pouvait bouger que d’une case en diagonale. Ce changement en entraîna un autre dans son sillage : la diagonale du fou n’était alors plus limitée à trois cases maximum, comme c’était le cas dans le jeu médiéval.
Le passage d’un jeu restreint aux portées très rapprochées à un jeu plus libre nous est donc relaté à travers un poème. Le document est un manuscrit en valencien, sur papier filigrané d’une dimension de 290 × 215 mm. Il se compose de quarante et un folios dont seulement treize contiennent le texte, les autres étant laissés blancs. Nous ne disposons actuellement que de photographies, réalisées au début du XXe siècle, qui sont conservées à la Bibliothèque de Catalogne, à Barcelone : sign. Arxiu fotogràfic Miquel i Planas, capsa 12/11. Le titre complet de l’ouvrage est donné dans le premier paragraphe, qui sert de colophon :
Hobra intitulada Scachs d’amor, feta per don Françí de Castellví, e Narcís Vinyoles e mossén Fenollar, sots nom de tres planetas, ço és Mars, Venus e Mercuri, per conjuncció e influència dels quals fon inventada. (fol. 1).
L’œuvre s’intitule « Scachs d’amor » et est donc collective, puisqu’elle a été composée par trois auteurs et amis, Francesc de Castellví (ca. 1435-1508), Narcís Vinyoles (ca. 1440- c. 1517) et Bernat Fenollar (ca. 1435- c. 1490). Ces trois Valenciens faisaient partie du même cercle littéraire et appartenaient à l’élite de la ville de Valence. Le premier était noble et travaillait à la cour d’Aragon ; le deuxième a occupé d’importantes charges administratives et juridiques pour la ville de Valence ; et le dernier, également membre de l’aristocratie, faisait partie du haut clergé et avait lui aussi d’étroites relations avec la cour de Ferdinand le Catholique2. Tous avaient un rôle actif dans la vie politique de leur région d’une part et, d’autre part, contribuaient à l’effervescence littéraire de la Valence de la fin du XVe siècle, en participant notamment à des concours de poésie et à la rédaction d’ouvrages collectifs3.
Le manuscrit ne comporte pas de date précise quant à sa rédaction. Néanmoins, le filigrane présent sur le papier et l’indication dans le colophon « sots nom de tres planetas, ço es Mars, Venus e Mercuri, per conjuncció e influència dels quals fon inventada » ont permis de dater le texte4. En effet, l’écriture aurait été inspirée par un alignement des planètes Mars, Vénus et Mercure dans le ciel valencien, alignement qui pour la période 1460-1480 n’a eu lieu que deux fois : le 30 juin 1475 et le 6 juin 1477. Nous suivons la datation ainsi établie en adoptant 1475 comme terminus post quem et 1477 comme terminus ante quem pour ce texte qui a bouleversé le jeu.
Il peut sembler étrange pour le lecteur d’aujourd’hui que la description d’une telle révolution ait été transmise par le biais d’une forme poétique. On s’imaginerait davantage une description réglementaire dans une prose assez froide. Mais l’on se retrouve bien face à une parole poétique à trois voix, où deux joueurs, Mars et Vénus, s’affrontent, et où l’arbitre, Mercure, énonce les règles. L’énonciation se complexifie davantage, car on ne se retrouve pas face à un simple affrontement entre deux divinités. On assiste véritablement à un combat entre les pièces de leur jeux respectifs, pièces qui représentent des qualités et des sentiments. Les strophes descriptives s’insèrent au milieu des passages symboliques, et cette nouvelle façon de jouer est donc transmise au lecteur au moyen d’un système complexe d’allégories successives et enchâssées. Ce fonctionnement a été remarqué par Antoni Ferrando Francés5 et Ricardo Calvo6. Mais la dimension poético-littéraire du texte est peu approfondie dans ces premières études, délaissée au profit de la place du manuscrit dans l’histoire du jeu. La mécanique et le contenu du système allégorique de «Scachs d’amor» sont détaillés dans un travail ultérieur, qui redonne une définition claire : «La al·legoria ofereix simultàniament una significació, una idea i una representació»7. Notre but n’est pas de redévelopper la description générale de l’ensemble allégorique déjà bien analysé par Alexandre Bataller et Carme Narbon. Notre propos est d’éclaircir de quelles manières ce système complexe se met en place, et les conséquences que cela implique. Nous reviendrons sur les éléments énonciatifs, ainsi que sur une notion restée discrète jusqu’alors, l’agôn, par laquelle s’effectue la jonction entre les allégories et le changement des règles.
En effet, l’agôn est intrinsèque au jeu comme phénomène social. Cette notion grecque désigne la compétition, la lutte. Sans rivalité, même la plus minime, il ne peut y avoir de jeu :
À l’origine de toute compétition, il y a le jeu, c’est-à-dire un accord tendant à réaliser, dans un temps et un espace déterminés, suivant certaines règles et dans une forme donnée, quelque chose qui mette fin à une tension et qui soit étranger au cours ordinaire de la vie8.
Le jeu, tant poétique qu’échiquéen, part de règles, respecte des formes, et se déroule pour trancher quelque chose. Il s’agit ici de mettre fin à une tension entre deux systèmes de règles, entre l’ancien et le nouveau, pour faire naître les échecs modernes. Cet affrontement passe par de multiples tensions sur l’échiquier, qui, une fois résolues, aboutissent à l’établissement de nouvelles règles, de nouvelles valeurs symboliques. Dans quelle mesure la nouvelle donne du jeu d’échecs présente dans Scachs d’amor naît-elle de plusieurs formes de compétition ? En d’autres termes, comment l’agôn permet-il d’expliciter les différents cadres poético-allégoriques, et même de justifier le choix de certaines règles ?
Le premier cadre agonistique se situe au niveau de l’espace réel du temps de la rédaction, c’est-à-dire, la fin du XVe siècle, entre trois amis poètes. Bien qu’il s’agisse ici d’une collaboration plutôt que d’un affrontement poétique, le contexte historico-littéraire des concours de poésie qui se tenaient en grand nombre dans la Valence de l’époque ne rend pas impossible une interprétation de l’écriture sous l’égide d’un certain climat de compétition.
En effet, dans le dernier quart du XVe siècle, Valence se transforme en un haut lieu d’activité intellectuelle de la Couronne d’Aragon. Les cercles aristocratiques et bourgeois de l’époque maintiennent de bonnes relations, et se réunissent autour de figures comme Joan Roís de Corella ou Bernat Fenollar, qui organisent des rencontres fréquentes afin de discuter, lire, rivaliser d’ingéniosité et écrire le meilleur poème autour d’une thématique désignée9. Les compilations des écrits étaient ensuite publiées sous la forme d’ouvrage collectifs comme, par exemple, les Obres e Trobes en lahors de la Verge Maria (1474, qui est la première œuvre à avoir été imprimée à Valence), Lo passi en cobles (1493) ou encore Lo procés de les olives (1497). Ces œuvres étaient surtout de la poésie religieuse et moralisatrice ou amoureuse.
Le concours poétique dans sa globalité, depuis la réunion de poètes jusqu’à la publication conjointe, contient déjà les deux aspects que nous allons retrouver dans le texte : agôn et complémentarité. Il n’y a pas de lutte possible sans une certaine interdépendance. Mais comment restituer à chacun de nos trois poètes la place qui lui revient dans l’élaboration de «Scachs d’amor» ? D’autant que, graphiquement, le manuscrit semble avoir été écrit par une seule et même main.
Antoni Ferrando Francés, qui a édité le texte en 1978, a mené une étude métrique et linguistique. Celle-ci lui a permis de conclure que chacun des trois poètes avait rédigé personnellement ses strophes respectives. Les strophes de Castellví et de Vinyoles présentent des «característiques mètrico-lingüístiques bastant similars». Elles emploient plus de latinismes et d’archaïsmes, et suivent davantage une métrique italianisante. Tandis que celles de Fenollar se démarquent clairement par leur idiomatisme catalan10. On peut penser que la rédaction s’est faite conjointement, et que Vinyoles a aidé Castellví pour l’écriture – car c’était surtout Vinyoles qui maitrisait la versification italienne, puisqu’il parlait couramment toscan –, mais in fine, le détail de la composition de chaque strophe est individuel.
Cet entrecroisement débouche sur un jeu poétique – « jeu », jamais « je » parce qu’il n’y a pas de première personne du singulier dans notre texte. Il n’y a aucune incarnation ou identification des auteurs aux locuteurs poétiques. L’absence de « je » s’explique aussi par l’équilibre entre chaque parole ; s’il faut bien un vainqueur du jeu, personne ne prend le dessus et n’élève la voix. Ce système peut ainsi être qualifié de narratif. Le jeu poétique se poursuit ensuite dans le second espace : l’espace de l’énonciation poétique.
L’écriture du poème se fait donc sous l’influence de l’alignement de trois planètes, Mars, Vénus et Mercure. Mais ces trois planètes vont également donner leur nom et attributs aux locuteurs poétiques qui s’affrontent. Cela ne débouche pas à un poème en l’honneur d’un saint, comme par exemple lors des concours de poésie en l’honneur de la Vierge Marie dans l’Espagne de l’époque. Dans notre type de poésie, l’objet divin habituellement loué devient ici sujet divin qui se prête au jeu. Ce n’est pas une compétition pour ; c’est une compétition par les trois dieux romains, dont la rencontre fortuite confère un espace et un temps propices à l’avènement d’une compétition d’échecs qui suit de nouvelles règles :
Trobant-se Març ab Venus en un temple,
ensemps tenint Marcuri [en] sa presència,
ordí un joch de scachs, ab nou exemple (fol. 1v, strophe I)
Chaque poète endosse le rôle d’une figure divine et va représenter son jeu : «Don Françí de Castellví porta lo poch de Març» (fol. 1, v. 1 de la première strophe introductive) et «Narcís Vinyoles porta lo joch de Venus» (fol. 1, v. 1 de la deuxième strophe introductive). Le verbe «portar» a le sens ici de mener, diriger. On a d’abord l’opposition entre Mars et Vénus (Castellví / Vinyoles). Le jeu des rouges contre le jeu des verts ; en d’autres termes, le jeu du pouvoir contre le jeu de l’espoir. Le jeu du dieu de la guerre contre celui de la déesse de l’amour. Et le jeu masculin contre le jeu féminin.
Mais ces oppositions binaires antagoniques se transforment en dialectique grâce au troisième locuteur poétique, Mercure (Fenollar), à savoir le dieu qui préside les échanges. Ici, le terme « échanges » prend de nombreux sens : échanges de paroles, échanges de pièces et mouvements sur l’échiquier, échanges guerriers et amoureux, et changements dans les règles. «Mossén Fenollar diu los efectes de Mercuri» (fol. 1, v. 1 de la troisième strophe introductive).
Mercure agit comme un arbitre, mais nous pouvons préciser le contenu de son arbitrage ; sa fonction n’est pas de trancher en faveur du vainqueur, ni de commenter les coups et le jeu qui se déroule. L’issue de la partie se décide d’elle-même, à partir des actions de Mars et Vénus sur l’échiquier. Le rôle véritable de Mercure est de créer et garantir l’ordre, tant dans le jeu poétique que dans les règles du jeu. C’est d’ailleurs à la suite de la strophe introductive qui lui est consacrée que l’on trouve les règles de lecture du poème :
Les cobles són totes encadenades, ab nou bordons en cascuna portant orde de seqüència, so és quatre, tres y dos; y axí ·s deuen escriure e legir. En lo epitafi de les quals veuren lo seny literal sumat, ço és lo joch dels escachs e les paccions. (fol. 1)
D’abord et avant tout, Mercure pose et maintient le cadre fictif dans lequel se déroulent tous les échanges au sens large du terme. Dans sa typologie, Roger Caillois remarque que les jeux «sont plutôt ou réglés ou fictifs»11. Soit ils comportent des lois à respecter, soit ils consistent en de la mimétique, en un «faire comme si », pour imiter des actions ou objets de la vie courante. Or ici, le cadre poétique suppose à la fois mimésis et respect des règles – des règles métriques et, surtout, des règles du jeu d’échecs, puisque c’est de ça dont il s’agit. Fenollar assume donc la jonction de deux processus a priori antagoniques et irréconciliables.
C’est précisément par les paroles performatives de Mercure que s’ouvre la troisième sphère ludique et agônique, qu’il est possible d’appeler « l’espace hétérotopique de l’échiquier ». Il nous faut ici revenir sur la notion d’espace appliquée au jeu. Les théoriciens du jeu comme Huizinga insistent sur le fait que le jeu se déroule toujours « dans un temps et un espace déterminés »12. On joue toujours dans un espace réel, le jeu se déroule dans une portion délimitée de la réalité – le terrain, l’échiquier, l’écran d’ordinateur, etc. Mais l’espace réel s’ouvre sur un espace autre, différent du cours de la vie ordinaire, dans lequel le joueur se trouve absorbé. La notion d’hétérotopie, empruntée à Michel Foucault, nous semble la plus pertinente pour qualifier l’ouverture d’un espace autre à l’intérieur de la réalité, à la fois en continuité avec celle-ci et paradoxalement en rupture avec elle : « L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont eux-mêmes incompatibles »13. L’exemple que Foucault prend est celui de la scène de théâtre ou de l’écran de cinéma. Ici, le plateau de jeu fonctionne de la même façon ; c’est un nouvel espace dans l’espace.
Dans une hétérotopie, l’espace et le temps sont à la fois en continuité et en discontinuité avec le réel :
Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ; l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel14.
Les hétérotopies obéissent également à une logique « d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. En général, on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme dans un moulin »15. Et ce sont bien les paroles et actions de Mercure qui remplissent la fonction de mise en place de cet espace et ce temps autre :
Mossén FENOLLAR diu los efectes de Mercuri
primo, divisa lo taulell;
acompara aquell al Temps;
suma lo nombre de les cases, que són sexanta-quatre;
a les quals coresponen sexanta-quatre cobles;
donant les leys e pactes qu· entre ·ls jugadós se duen servar. (fol. 1)
Mercuri, prest en sos modos y vias,
pintà ·l taulell de sorts clares y escures:
y fon lo Temps, partit per nits y dies,
un quadre fent les primeres clausures;
lo qual per creu partí ·n quatre natures
de temps divers; y après, seguint ses guies,
de quada part féu quatre ·guals figures
e, dividint sots tal pacte la resta,
un sis y hun quart suma tota la llesta. (fol. 1v, strophe III, v. 19-28)
Mercure donc, par sa parole performative, son verbe divin, ouvre cet espace hétérotopique : «divisa lo taulell / pintà ·l taulell […] y fon lo Temps». Il trace l’échiquier et organise le cadre spatio-temporel de l’affrontement poétique et échiquéen dans le même mouvement. Il devient garant de l’ordre ainsi créé : «donant les leys e pactes qu· entre ·ls jugadós se duen servar». La coïncidence parfaite entre l’espace poétique et l’espace ludique repose dans la correspondance formelle entre les soixante-quatre cases de l’échiquier et les soixante-quatre strophes prévues pour le poème. Lois, temps et espace du poème sont indissociables des lois, temps et espace du jeu.
Enchâssements des différents niveaux de l’espace poétique. Source : élaboration propre
Ainsi donc est posé le cadre d’un agôn organisé dans une succession « d’espaces autres », ouverts par un évènement cosmologique particulier. Il donne lieu à la rédaction d’un poème dont l’énonciation ouvre par la suite l’espace du jeu. Jeu qui à son tour est l’occasion de l’établissement d’un nouvel ordre ludique. Ce nouvel ordre est non sans continuité avec le passé : certaines traditions ludico-poétiques et leurs symboliques allégoriques sont reprises, réutilisées, resignifiées. Nous pouvons désormais entrer dans le dernier jalon des enchâssements, à savoir l’agôn entre les pièces personnifiées.
Pour qu’un jeu suscite l’intérêt et ait du succès, sa condition sine qua non est qu’il doit être équilibré. Cela est vrai dans l’affrontement entre deux personnes ou deux équipes (un PSG vs Brive-La-Gaillarde est joué d’avance). Mais il est aussi primordial que l’équilibre se retrouve à l’intérieur du système ludique lui-même. S’il contient un élément trop puissant, le poids est mal réparti d’entrée de jeu et les éléments jugés comme les plus faibles finissent par être rapidement délaissés par les joueurs.
«Scachs d’amor» met en place ce système d’égalité sur plusieurs niveaux. Égalité d’abord par le combat entre deux puissantes divinités qui ne sont différenciées que par leurs attributs, leurs couleurs et leur genre. Ces différences ne contiennent pas, en soi, les conditions d’un déséquilibre notoire. Égalité ensuite par le jeu : chaque divinité joue avec un jeu de seize pièces ; les deux camps se battent à armes égales. En revanche, ils ne sont pas identiques au niveau allégorique, car le contenu du jeu entre Mars et Vénus – la partie qui se déroule sur l’échiquier – est en fait une succession de rapports entre des sentiments. En effet, le dernier degré de l’allégorie se détache des attributs divins pour symboliser des émotions et facultés humaines à travers chacune des trente-deux pièces :
[MARÇ]
lo Rey és raho;
la Reyna, voluntat;
los Roch[s], desigs;
los Cavalls, laors;
los Orfils, pensaments;
los Peons, serveys.
[VENUS]
lo Rey és honor;
la Reyna, belea;
los Rochs, vergonya;
los Cavals, desdenys;
los Orfils, dolços esguarts;
los Peons, cortesies. (fol.1)
Ces personnifications de la Raison, de la Volonté, du Désir, de l’Honneur, de la Beauté, etc. décrivent un jeu de séduction : la conquête amoureuse d’une femme par un homme, dans la veine du courant médiéval des échecs amoureux que l’on retrouve dans plusieurs romans et chansons de geste. On peut par exemple penser au Livre des échecs amoureux moralisés d’Évrard de Conty (début XVe siècle). Les règles de lecture et d’interprétation à la fin de l’introduction de « Scachs d’amor » soulignent clairement ce lien entre le jeu d’échecs et l’amour : « ço és lo joch d’escachs e les paccions » (fol. 1). Dans cette tradition, l’amour se dispute à la manière d’une guerre en miniature sur un échiquier. Elle obéit aux mêmes mécanismes ; c’est un agôn réglé. Les émotions des deux parties sont différentes, mais les deux protagonistes jouissent d’une relative égalité, bien que ce soit Mars qui ait une position active, qui prenne les initiatives, et que Vénus réponde et se défende d’une manière plus passive.
Si la tradition métaphorique des échecs amoureux est réemployée, le poème rompt avec le passé par l’introduction de variations dans les règles du jeu, qui sont signalées à plusieurs reprises : «Mas nostre joch de nou vol enremar-se / de stil novell e strany a qui bé ·l mira» (fol. 10, strophe LIV, v. 478-479) ; «Puix nostre stil» (fol. 11, strophe LX, v. 532) ; «Per ço diu bé la ley de nostre escola / que no deu may la Dama restar sola» (fol. 11, strophe LX, v.539-540). Le renouveau réaffirmé tient surtout aux nouveaux mouvements de la dame qui introduisent un bouleversement conséquent. Mais pour pallier ce nouveau pouvoir incroyable du point de vue de la stratégie, pour que le jeu continue à être équilibré et intéressant, il est nécessaire de maintenir une égalité à l’intérieur du système. Les nouveaux mouvements de la dame – d’une case en diagonale, elle peut désormais se déplacer dans toutes les directions sans limitation – induisent alors trois autres règles qui la concernent ; on ne peut pas avoir plusieurs dames en même temps pour un même camp, on ne peut pas prendre la dame de son adversaire avec la sienne, et le jeu est perdu si la dame est capturée par une autre pièce.
On sort ici de l’équilibre symbolique pour entrer dans l’équilibre tactique. Mais, là encore, l’équilibre tactique n’est pas justifié à part ni rationnellement ; il passe par des explications allégoriques et morales. C’est comme cela qu’on peut expliquer ces trois règles qui n’ont pas été conservées aujourd’hui, et qui ont paru étranges à ceux qui se sont penchés sur le poème.
D’abord, on ne peut promouvoir un pion en dame : «Lo Peó no puga montar a Dama, ni hagie pus d’una Dama» (fol. 10v, strophe LVII). L’interdiction de multiplier les dames – en amenant ses pions sur la dernière rangée – est justifiée par l’impératif moral monogamique du couple royal : « L’amant e fel sol d’una s’anamora » (fol. 10v, strophe LVII, v. 512). Cette fidélité morale que l’on exige d’un couple réel sert l’équilibre ludique que l’on cherche à conserver, afin de maintenir un rapport de forces équitable dans le combat et qu’un camp ne se retrouve pas dans la possibilité d’écraser l’autre par la présence de multiples pièces puissantes.
Ensuite, la perte de la dame entraîne la perte de la partie : «Si ·s pert la Reyna, que sia perdut lo joch» (fol. 11v, strophe LXIII). Normalement, c’est uniquement l’échec et mat au roi qui mène à la défaite. On est face à une sorte de dédoublement du but du jeu, puisqu’on peut également gagner en capturant la dame de son adversaire. Du point de vue de la stratégie, c’est un moyen de tempérer la nouvelle puissance de la dame ; elle est désormais une pièce forte que l’on se doit de conserver au même titre que le roi. Mais il y a également une explication possible du point de vue de l’allégorie littéraire : si l’on perd la reine – à savoir la Beauté ou la Volonté – le jeu de séduction n’a plus lieu d’être et la partie prendrait fin. L’introduction de cette règle obéit là encore au maintien d’un équilibre tant allégorique que stratégique.
Enfin, arrive l’interdiction pour des reines de se capturer entre elles : «Que les Reynes no ·s pugen pendre la una ab l’altre» (fol. 11, strophe LX). Cette règle rejoint la précédente en mettant sur le même plan le rôle du roi et celui de la nouvelle dame. Les reines ne peuvent pas se prendre entre elles par parallélisme avec l’impossibilité des rois de se capturer entre eux : « com entre Reys ferir-se no ·s comporta / seran tanbé les Reynes atreuades » (fol. 11, strophe LX, v. 535-536). La pièce devenue la plus puissante est placée sur un pied d’égalité avec celle qui détermine le but du jeu initial : les auteurs établissent une équivalence parfaite entre les deux pièces principales qui forment le couple de monarques. Ainsi, la même valeur agonistique est transférée à la nouvelle dame : « Puix nostre stil tot lo poder transporta / dels Reys amant[s] a les Reynes amades » (fol. 11, v. 533-534).
Ce rééquilibrage par l’égalité stratégique désormais établie entre le roi et la dame du nouveau système se lit dans l’équilibre quantitatif de leur présence textuelle. Treize strophes sont consacrées au roi, treize strophes à la dame, sous la répartition suivante : dix strophes de Mercure font état des règles concernant le roi et un roi se déplace effectivement dans trois strophes des joueurs ; quatre strophes de Mercure énoncent les règles pour la dame, mais neuf strophes des joueurs la font se déplacer.
Même si ce n’est pas là le but de notre article, une dernière remarque s’impose. Il serait tentant d’interpréter la nouvelle puissance de la dame et l’équilibre roi-reine par un parallèle avec les événements historiques contemporains à la rédaction du texte, c’est-à-dire, voir dans ce nouveau système du jeu d’échecs la célébration de l’avènement du couple Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille à la tête de l’Espagne. Cette séduisante idée a été notamment développée par Govert Westerveld16. En effet, Isabelle et Ferdinand se marient en 1469. Elle accède à la Couronne de Castille en 1474 et lui, au trône d’Aragon en 1479. L’interdiction des dames de se capturer entre elles pourrait faire allusion à la bataille de Toro en 147617, entre Isabelle et Jeanne pour la succession au trône de Castille. Mais attention, entre 1475 et 1477, les Rois Catholiques ne le sont qu’en puissance. Ils ne se sont pas encore affirmés comme un couple royal fort, où chacun a le même pouvoir de diriger, donc de maintenir le jeu politique ou de le perdre. D’autant que, si le texte a été écrit en 1475, la bataille de Toro n’a même pas encore eu lieu !
De plus, une erreur de lecture de Westerveld le mène à cette conclusion trop hâtive. Dans sa traduction en anglais des vers 244-246, «la Reyna gran, que ·l bell nom d’Amor crida, / mana venir, corrent per plans y serra, / hun Cavaller en aquella partida», le cavalier disparaît, ce qui donne : «The great Queen, proclaiming the beautiful name of Love, command to come to that part, crossing plains and mountains on a horseback for conquering and gathering her troops»18. Il interprète alors à tort cette image comme celle d’une reine guerrière qui monterait à cheval et commanderait directement son armée, comme l’aurait été Isabelle Ière. Une pléthore d’autres arguments pourraient contredire cette hypothèse d’un emprunt historique. Nous nous contenterons d’en citer quelques-uns. Le texte est écrit par des Valenciens, qui sont donc sujets du royaume d’Aragon. S’ils voulaient véritablement célébrer l’arrivée d’Isabelle sur le trône de Castille, il eût été probable qu’ils décident de l’indiquer clairement dans le colophon, plutôt que de prendre un événement cosmologique comme point de repère temporel. De plus, rien dans le texte ne fait mention à des référents réels : on parle de rôles, d’institutions et de sentiments connus de tous, mais on ne leur prête pas une figure identifiable particulière. À notre connaissance, aucun texte n’osera établir explicitement un lien entre la dame du jeu d’échecs moderne et Isabelle de Castille avant la fin du premier quart du XVIe siècle19.
Le jeu, cet accord qui tend à réaliser quelque chose qui mette fin à une tension, s’appuie dans notre poème sur différentes strates de compétition successives. Dès la phase de rédaction jusqu’à la phase de jeu, en passant par l’énonciation, les éléments s’affrontent afin de proposer les modalités d’un jeu d’échecs renouvelé.
Le poème développe une superposition d’espaces de jeu, ces hétérotopies, dans lesquelles se déroule l’agôn. Mercure préside cette nouvelle donne, permet la réalisation de l’affrontement entre Mars et Vénus où le dieu de la guerre met fin à la tension amoureuse et gagne l’amour de Vénus. Mais, cependant, les règles et la forme du poème, elles, ne mettent pas fin à la tension ; au contraire, elles justifient la permanence de cette tension, depuis l’agôn lui-même.
L’opposition croisée complémentaire entre Mars et Vénus, entre le roi et la reine, le masculin et le féminin, la Raison et la Beauté, l’Honneur et la Volonté dure tout au long du poème grâce à ce nouvel équilibre, qui assure le maintien des diverses tensions. Le roi vert, celui qui est défait à la fin de cette partie poétique, symbolise l’Honneur. Or l’honneur est un concept qui n’a de sens que sur la base de rapports entre égaux. Battu par la Volonté, l’Honneur reste théoriquement en position de demander une revanche, et l’agôn pourrait recommencer. L’équilibre demeure au-delà de la partie proposée.
Cette notion d’agôn nous permet donc d’interpréter l’ensemble des cadres ludiques et antagoniques enchâssés de «Scachs d’amor», dans lesquels jeu et compétition sont effectivement indissociables. La poésie est créatrice de sens et de nouvelles règles pour le jeu. Elle permet la réunion des contraires, du lyrisme et de la logique, de la mimésis et des règles. «Scachs d’amor» reflète également l’esprit de son époque, car d’après Huizinga : « toute l’attitude spirituelle de la Renaissance est celle d’un jeu »20.
[1] Pour la description codicologique complète voir : José Antonio GARZÓN, Josep ALIÓ, Miquel ARTIGAS, NEBEA. Nuevo Ensayo de Bibliografía Española de Ajedrez, Valence, Catarroja, Romeu Imprenta, 2012, p. 64-71.
[2] Antoni FERRANDO FRANCÉS, Narcís Vinyoles i la seva obra, Valence, Universitat de Valencia, 1978. Pour plus de précisions sur les données biographiques, voir l’introduction p. 9-75.
[3] Ricardo CALVO, El poema Scachs d'amor: (siglo XV): primer texto conservado sobre ajedrez moderno, Madrid, Editorial Jaque XXI, 1999, p. 45.
[4] José Antonio GARZÓN, El regreso de Francesch Vicent : la historia del nacimiento y expansión del ajedrez moderno, Valence, Fundacio Jaume II el Just , Generalitat Valencia, 2005, p. 345-352.
[5] A. FERRANDO FRANCES, Id.
[6] R. CALVO, Id., et Ricardo CALVO, «Un nuevo manuscrito de ajedrez del siglo XV», Revista Jaque, n° 72, Saint-Sébastien, 1985.
[7] Alexandre BATALLER CATALÀ, Carme NARBON, «“Escacs d’amor”: una obertura al joc», A Sol Post, Estudis de Llengua i Literatura 2, Alcoi, Marfil Universitas, 1991, p. 50.
[8] Johan HUIZINGA, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu (1re éd. française 1951), Paris, Gallimard, 2017, p. 152.
[9] María Carmen ROMEO PÉREZ, «La Valencia literaria del siglo XV, el manuscrito Scachs d’amor y sus tres autores», 2012.
[10] A. FERRANDO FRANCÉS, op. cit., p. 61-62.
[11] Roger CAILLOIS, Les jeux et les hommes (1re éd. 1958), Paris, Gallimard, 2018, p. 41.
[12] J. HUIZINGA, op. cit., p. 152.
[13] Michel FOUCAULT, Dits et écrits, Tome IV, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p. 758.
[14] M. FOUCAULT, op. cit, p. 759.
[15] M. FOUCAULT, op. cit, p. 760.
[16] Govert WESTERVELD, The Poem Scachs d’amor, First Text of Modern Chess, Blanca (Espagne), Academia de Estudios Humanísticos de Blanca, 2015.
[17] G. WESTERVELD, op. cit., p. 58.
[18] G. WESTERVELD, op. cit., p. 53.
[19] On trouve cette mention dans le Remedio de jugadores de Pedro de Covarrubias, publié en 1519 : «Mas avn que atualmente no pelean [las reynas] van en el real algunas vezes por mas animar a los suyos y prouocar a su defensa y mas espantar los enemigos, como hazia nuestra gran reyna doña ysabel en la guerra de granada». Il faut donc attendre que la guerre de Grenade (1482-1492) soit terminée pour que le lien s’établisse.
[20] J. HUIZINGA, op. cit., p. 250.
Résumé
Dans le poème «Scachs d’amor», l’enchâssement des diverses strates allégoriques se fait par le biais de l’agôn. Les rapports successifs de compétition permettent l’écriture poétique, lancent la partie d’échecs, encadrent les différents sentiments qui interviennent pendant les assauts et assurent la mise en place des règles modernes du jeu. Les divers affrontements qui se jouent passent aussi par le maintien d’un certain équilibre dont nous analysons le contenu et les modalités.
Resumen
En el poema «Scachs d’amor», los diversos planes alegóricos se engastan mediante el agôn. Las relaciones competitivas sucesivas permiten la escritura poética, impulsan la partida de ajedrez, enmarcan los diferentes sentimientos que intervienen durante los asaltos y aseguran el establecimiento de las reglas modernas del juego. Esos afrontamientos que están en juego necesitan también cierto equilibrio cuyas modalidades analizamos en este artículo.
La rédaction : un agôn poétique entre trois amis
L’énonciation : un agôn entre trois divinités
Une tension agonistique maintenue par l’établissement d’une nouvelle égalité
Noémie DUMONT
Université Jean Moulin Lyon 3, IHRIM
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