L’une des scènes les plus énigmatiques, sans doute, de l’art pariétal en France se situe dans ce qu’il convient d’appeler le « Puits de Lascaux ». Un bison, perdant ses entrailles, semble charger un homme en érection qui tombe à la renverse.
Figure 1. Le Puits de Lascaux, wikicommons
Le plus curieux est que l’homme a les traits d’un oiseau et que l’on ne peut guère s’y tromper puisqu’en dessous de son corps figure une tige sur laquelle est perché un oiseau dont la tête est rigoureusement identique à celle du personnage. Ce « tableau » est d’autant plus célèbre que les représentations d’oiseaux sont, dans les grottes ornées du Paléolithique, relativement rares. Il a donné lieu à plusieurs interprétations et a joué un rôle non négligeable dans les polémiques qui ont opposé les spécialistes de la préhistoire autour de l’estimation de la valeur et de la visée des « dessins » laissés par nos grands ancêtres.
On peut de cette scène proposer une lecture littérale. Elle consiste à ne voir dans l’étrange face-à-face de l’homme et du bison qu’un accident de chasse, mais elle fait fi alors du caractère invraisemblable des traits aviaires prêtés à l’homme. Jean Clottes, dans Pourquoi l’art préhistorique ?, lie l’interprétation de cette fresque à la nature même du lieu où elle se trouve et qui se caractérise par une très forte concentration en gaz carbonique susceptible de provoquer des malaises. Il en déduit que l’oiseau, si on admet que les conditions atmosphériques n’ont pas changé au fond de ce puits, évoquerait l’« envol de l’âme » et que sa répétition « renforcerait le message »1. Puis il suggère d’aller plus loin, d’« envisager que le thème de la mort ne soit pas à prendre au premier mais au second degré » et qu’il « se réfère à la transe et au voyage chamanique »2. Après tout, l’idée de la simplicité des peuples chasseurs a depuis longtemps fait place à celle de leur complexité, de l’usage par eux de métaphores se référant à des mythes et des histoires sacrées. Mais la lecture de Jean Clottes qui défend, par delà le commentaire de la scène du Puits, l’idée d’un « art » préhistorique, fait elle-même l’objet de sévères critiques.
Nous n’entendons pas ici trancher le débat entre préhistoriens en défendant ou en infirmant la possibilité d’un « art » préhistorique. Simplement constater, dans un premier temps, que l’oiseau, si l’on se fie aux premières représentations connues que l’homme en donne, est d’emblée symbolique et dès l’origine entretient avec l’homme un rapport très intime. Ajoutons que son surgissement dans l’art pariétal est aussi la pierre de touche d’une réflexion sur les méthodes de la discipline qui entend en rendre compte.
L’homme-oiseau de Lascaux pourrait assez bien illustrer les quatre modes de relations entre existants mis en évidence par Philippe Descola dans Par delà nature et culture et leurs limites. Les deux figures d’oiseaux incarnent, par l’écho qu’elles tissent dans la scène, une forme de continuité matérielle et morale entre l’homme et l’animal et, de facto, relèvent du « totémisme ». La correspondance qu’on peut lire entre l’âme de l’homme et l’envol de l’oiseau satisferait à la lecture analogique du monde naturel. L’animisme transparaît si l’on accepte du moins que l’oiseau incarne le passage vers un autre monde et donne corps à l’état de transe chamanique. Enfin le naturalisme postulerait une continuité matérielle qui explique que le visage de l’homme soit celui de l’oiseau et une différence d’aptitude culturelle que viendrait contredire à nouveau la figure de l’âme. Or, les études les plus récentes du chant des oiseaux nuancent le présupposé selon lequel l’animal serait dénué de culture3. Philippe Descola déduit de ces différents modes d’appréhension et de leurs insuffisantes la nécessité de s’interroger sur les frontières et les objets des disciplines qui traitent de l’homme et de la nature. Son étude, qui se déploie dans le champ de l’ethnologie, ne peut laisser indifférente la communauté des spécialistes de sciences humaines et sociales, de littérature et d’art.
La remise en cause problématique des liens possibles entre l’homme et la nature fait écho, d’une certaine manière, au développement, aux États-Unis et en Europe, des recherches menées en « éco-critique » ou en « éco-poétique ». Celles-ci entraînent également l’invention de nouveaux outils critiques, tels que la «pensée-paysage » chère à Michel Collot4, la redistribution des champs disciplinaires, voire la redéfinition de ces champs. En matière d’études historiques, les travaux d’Éric Baratay constituent un plaidoyer pour la prise en considération du rôle de l’animal dans l’Histoire et incarnent une nouvelle manière d’écrire l’Histoire5. En matière d’études littéraires et artistiques, l’analyse de la place de la Nature (y compris d’une Nature sans homme) dans les œuvres littéraires entraîne non seulement la délimitation de nouveaux corpus et donc l’ébauche d’une nouvelle histoire littéraire mais aussi une interrogation sur la visée des représentations artistiques, sur leur portée politique ou herméneutique.
Des études consacrées à « L’oiseau, de l’animal au symbole », pourraient être le point de départ d’un devisement historique et exhaustif, dans le domaine des arts et des sciences humaines, des diverses significations symboliques prises par les oiseaux tels qu’ils sont représentés. Et sans doute les analyses qui suivent permettent-elles d’ébaucher une telle typologie. Plus exactement, c’est de l’oiseau conçu comme un entre-deux que semblent dériver de nombreuses significations symboliques : l’oiseau fait signe.
Il occupe des emplois et revêt des valeurs symboliques divers et parfois contradictoires dans la littérature et dans les arts : oiseau messager, informateur, oraculaire ou fatidique, étiologique, nourrisseur, transporteur, sauveur ou ravisseur mais aussi, simplement, adjuvant et opposant, signe d’élection, psychopompe, et merveille, jusqu’à devenir modèle de l’aviateur, conseiller ou exemplaire6. L’oiseau peut être envisagé pour lui-même, dans son altérité par rapport à l’homme, ou comme une part de l’homme, positive ou négative, voire devenir l’image d’autre chose. Si, au plan spirituel et artistique, l’oiseau est l’une des formes que l’on donne à l’âme, très concrètement, l’idée d’une âme-oiseau ne paraît pas sans lien avec l’idée que les anges aient des ailes. Quelque chose d’ailé fait le lien entre humanité et divinité, voire entre vie et mort. On peut penser que l’une des sources de ces images est la mention biblique de la colombe qui descend sur le Christ après son baptême (Mathieu III : 16, mais aussi Marc I : 10, Luc III : 22 ou Jean I : 32). Le texte biblique le précise, la colombe assigne une forme corporelle à l’Esprit-Saint. Ainsi, on ne s’intéresse pas à la part spirituelle de l’animal, mais à l’aspect matériel de la part spirituelle d’un homme, ou d’une personne divine. L’oiseau a une forme et un corps et pourtant il est souvent ressenti comme le moins incarné des animaux. Or cette remarque est particulièrement illustrée dans le domaine des arts plastiques où l’on cherche à représenter l’immatériel, à lui donner un aspect visible. On trouve là l’oiseau.
L’oiseau est une image privilégiée de la part qui rattache l’homme au divin ou, du moins, à sa part spirituelle, et à ce qui reste quand il n’est plus. On considère souvent que l’âme s’envole aux cieux, comme l’oiseau, au moment de la mort, mais ce ne sont pas seulement les sèmes de légèreté, d’envol ou de beauté qui motivent l’association avec l’oiseau. L’oiseau est une âme, il ne la porte pas seulement sur ses ailes. Certainement une idée de délicatesse ou de fragilité s’ajoute, ainsi que la perception du céleste comme opposé au chtonien, symboliquement plus incarné… On utilise l’image de l’oiseau pour dire ce qui reste quand le corps s’est éteint, comme si l’oiseau était l’image de la part la plus durable et la plus précieuse de l’homme, mais aussi de ce qui reste visible, au moins momentanément, d’une existence désormais invisible. Ainsi, l’oiseau prend valeur de trace, il désigne éventuellement autre chose. En suivant le vol des oiseaux, il peut d’ailleurs saisir une part des mouvements de l’air, qui échappent au regard. L’oiseau devient médiateur et permet à l’homme de mieux percevoir le monde, d’accroître son savoir. Par son vol, l’oiseau trace des dessins fugitifs, éphémères comme une expression du temps dans l’espace. D’un point à l’autre, l’oiseau relie, rapproche, tisse un réseau qui peut être considéré comme le maillage d’une intelligence poétique du monde. Sa plume invite à l’écriture. C’est encore l’oiseau, mais cette fois le rapace, qui nous enseigne à prendre de la distance, à poser un regard à la fois distant et aigu sur le monde. L’oiseau enseigne à regarder; il alerte sur l’extrême diversité du réel.
Les études portant sur « L’oiseau, de l’animal au symbole » pourraient donc également être le lieu d’une interrogation sur le cheminement suggéré, de la connaissance savante de l’animal à sa représentation symbolique et constituer des plaidoyers soit pour une évolution des significations prêtées à ces animaux ou à leurs figures en fonction des progrès accomplis en matière d’ornithologie, soit au contraire pour l’idée que les arts auraient devancé les sciences et participeraient à leurs progrès. L’émergence de l’ornithologie comme science, comme le rappelle Paul Lawrence Farber, constitue sans nul doute un terrain privilégié pour mettre en évidence la complexité des articulations entre discours littéraires et savants ; cette discipline est en effet archétypale de la manière dont le langage scientifique doit s’arracher à celui des arts, tant les oiseaux sont objets d’ornementation, de contemplation ou de dégustation avant de devenir des objets d’observation7. Mais elle est exemplaire aussi de la manière dont savants et écrivains peuvent se poser, en matière de description et de représentation d’animaux volatiles, aux variations multiples et aux couleurs infinies, les mêmes questions et les résoudre en termes de poétique8.
Traiter des oiseaux, en matière d’art comme en matière de science, n’est pas traiter de n’importe quel animal et suppose, dans l’une ou l’autre sphère, de mettre à l’épreuve les moyens et les procédés de la représentation. Plus fondamentalement encore, il semble bien que dans l’un ou l’autre domaine, l’étude des oiseaux engage celle de l’homme ou des sociétés humaines. Là est l’énigme de cet animal, si différent de l’homme par ses caractéristiques physiques et par ses aptitudes au vol et si proche de lui, apparemment, pour que celui-ci soit convaincu de se reconnaître dans celui-là. Dans le domaine de l’ornithologie, la capacité des oiseaux à chanter est sans doute ce qui explique que, dès la naissance de ce discours comme science, soient suggérés de nombreux liens, d’analogie ou de comparaison, entre l’animal et l’homme. Dès 1784, dans l’article « Perroquet » rédigé par Mauduyt de la Varenne de l’Encyclopédie méthodique, la comparaison est mise au compte de Buffon et désignée comme un topos :
les perroquets n’ont donc au-dessus des autres animaux que de jouir d’une organisation plus analogue à la nôtre relativement aux organes de l’ouie et de la parole […]. Je ne m’étendrai pas davantage sur ces propositions dont le lecteur trouvera les preuves détaillées dans l’ouvrage de M. le comte de Buffon, à la tête de l’histoire des perroquets, édit. In-12, tom. XI, pag. 90 et suiv. Morceau plein de savoir et de philosophie, dans lequel l’auteur en faisant l’histoire du perroquet, en rappelant celle du singe, éclaire l’homme sur ses propres prérogatives et lui découvre l’espace qui est resté vide entre lui et les animaux9.
L’ornithologie ne naît en tant que science qu’en prennant position par rapport au parallèle généralement admis de l’homme et de l’oiseau.
Cela pourrait bien entendu être perçu comme l’un des nombreux indices du caractère anthropocentriste de l’histoire naturelle pratiquée au moins par Buffon. Mais cela peut être lu aussi comme l’indice du fait que les représentations savantes ou artistiques de l’oiseau révèlent autant l’oiseau qu’elles révèlent l’homme ou, du moins, qu’il est attendu d’elles qu’elles participent de la compréhension de l’humain et, ce faisant, qu’elles reviennent sur les présupposés de leurs propres langages.
Alors, analyser l’oiseau sous la double espèce de l’animal et du symbole ne revient plus seulement à choisir entre les représentations symboliques d’une part et la réalité animale de l’autre ; cela revient à postuler que les caractéristiques mêmes de l’animal (la discordance entre un corps d’emblée distinct de celui de l’homme et une communauté d’emblée admise) sont ce qui pousse le langage qui entend le dire, le figurer, ou le décrire à interroger ses propres procédés et, in fine, ses limites.
Musique et poésie, de cette réflexivité quasiment inhérente au thème de l’oiseau, sont particulièrement représentatives : si l’homme entend chanter au même titre que l’oiseau, que fait-il lorsqu’il chante un oiseau ? Et comment la musique peut-elle se faire l’équivalent de ce chant sans revenir sur ses propres outils et sur son écriture ? La poésie elle aussi se caractérise nécessairement par sa musicalité ; peut-elle ou doit-elle se faire l’équivalent de la langue des oiseaux ? Si cette réfléxivité n’est pas, en matière d’oiseau, le propre de l’art, les représentations artistiques et historiques de l’oiseau sont peut-être exemplaires de la manière dont l’objet, par sa nature même, entraîne nécessairement le renouvellement de postulats discursifs et disciplinaires. L’entre-deux entre l’oiseau et l’homme n’est pas seulement un détour vers l’un pour mieux revenir à l’autre ou un détour vers l’autre pour mieux revenir au premier ; il est le lieu, toujours mouvant, d’une exploration des possibles de la représentation et de la connaissance. Aussi nous convions-vous à des parcours croisés, doubles parfois lorsque les mots et la musique s’entremêlent, semblables ou divers lorsque la lecture d’une étude écrite est précédée de la contemplation d’un cheminement en images. L’oiseau permet aussi cela : l’exploration des possibles de la revue numérique qu’est L’Entre-Deux.
[1] Jean Clottes, Pourquoi l’art préhistorique ?, Paris, Gallimard, 2011, p. 242.
[2] Ibid., p. 243.
[3] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2015, p. 321.
[4] Michel Collot, La Pensée-paysage, Arles, Actes Sud, 2011.
[5] Éric Baratay, La Société des animaux de la Révolution à la Libération, Paris, La Martinière, 2008 et Le Point de vue animal, une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012. Voir à ce propos Quentin Deluermoz et François Jarrige, « Introduction. Écrire l’histoire avec les animaux », Revue d’Histoire du XIXe siècle, 54, 2017, p. 15-29.
[6] Voir par exemple la typologie rappelée par Claude Lecouteux, « L’homme et les oiseaux au Moyen Âge : perspectives pour une approche », in Claude Thomasset (dir.), D’ailes et d’oiseaux au Moyen Âge, Langue, littérature et histoire des sciences, Paris, Honoré Champion, « Sciences, techniques et civilisations du Moyen Âge à l’aube des Lumières », 2016, p. 77-107.
[7] Paul Lawrence Farber, Discovering Birds. The Emergence of Ornithology as a Scientific Discipline, 1760-1850, Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 1997. Cf. aussi l’excellente histoire de l’ornithologie de Valérie Chansigaud, Histoire de l’ornithologie, Paris, Delachaux et Niestlé, 2007.
[8] Nous nous permettons de renvoyer ici à Anne-Gaëlle WEBER, « Savants et amateurs ornithologues au tournant des XVIIIe et XIXe siècles : la littérature en partage ? », Gesnerus, 73, 2016, p. 256-272.
[9] Pierre-Jean-Claude Mauduyt de la Varenne, « Perroquet », Histoire naturelle, in Encyclopédie méthodique ou par ordre de matières, par une société de gens de lettres, de savans et d’artistes, Paris, Panckoucke, 1784, t. II, p. 324.
Anne Gaëlle WEBER
Univ. Artois, EA 4028, Textes & Cultures, F-62000 Arras, France
Myriam WHITE-LE GOFF
Univ. Artois, EA 4028, Textes & Cultures, F-62000 Arras, France
Baratay, Éric, La Société des animaux de la Révolution à la Libération, Paris, La Martinière, 2008.
—, Le Point de vue animal, une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012.
Chansigaud, Valérie, Histoire de l’ornithologie, Paris, Delachaux et Niestlé, 2007.
Clottes, Jean, Pourquoi l’art préhistorique ?, Paris, Gallimard, 2011.
Collot, Michel, La Pensée-paysage, Arles, Actes Sud, 2011.
Deluermoz, Quentin et Jarrige, François, « Introduction. Écrire l’histoire avec les animaux », Revue d’Histoire du XIXe siècle, 54, 2017, p. 15-29.
Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2015.
Lecouteux, Claude, « L’homme et les oiseaux au Moyen Âge : perspectives pour une approche », in Claude Thomasset (dir.), D’ailes et d’oiseaux au Moyen Âge, Langue, littérature et histoire des sciences, Paris, Honoré Champion, « Sciences, techniques et civilisations du Moyen Âge à l’aube des Lumières », 2016, p. 77-107.
WEBER, Anne-Gaëlle, « Savants et amateurs ornithologues au tournant des XVIIIe et XIXe siècles : la littérature en partage ? », Gesnerus, 73, 2016, p. 256-272.