La vie quotidienne est remplie de jeu. Des simples jeux de mots en passant par des structures ludiques à part entière qui nécessitent un support plus ou moins complexe, le jeu est partout et vient ponctuer l’existence des hommes et des femmes. Sans doute est-il un invariant culturel, que Johan Huizinga1 avait déjà identifié comme tel. S’il est plus facile d’observer et d’identifier les phénomènes ludiques de notre époque – les jeux de plateau, les jeux vidéo, les diverses fêtes et foires – qu’en est-il en des temps plus anciens ?
Voilà l’interrogation de départ qui a débouché sur une première journée d’étude, intitulée « Jeux et enjeux du Moyen Âge à la Modernité », qui s’est tenue début 2023 à l’Université Lyon 3. Les articles de ce dossier sont le fruit d’une partie des communications qui ont été présentées, des interrogations et des débats qui ont suivi.
Les game studies sont un champ hautement interdisciplinaire qui se développe depuis la fin du XXe siècle, et qui a beaucoup à offrir pour approfondir nos connaissances des jeux, des joueurs et des joueuses, et des créateurs et créatrices de ces jeux. L’objet est toujours le jeu, mais les méthodes et outils d’analyse empruntent beaucoup à l’histoire, la sociologie, l’ethnographie, l’anthropologie, l’archéologie, la littérature, le cinéma, l’histoire de l’art, etc. ; ce qui fait de cette discipline une science humaine véritablement ouverte, et en constant dialogue avec toutes ses ramifications.
Le cadre de notre étude se positionne à cheval entre la culture matérielle et l’histoire des idées. Il est volontairement large. Nous avons décidé de partir du Moyen Âge pour aller jusqu’à la fin de la période moderne – ici du Xe siècle pour terminer au XVIIIe siècle – ce qui a permis, pour une première approximation du sujet, de pouvoir intégrer des méthodologies diverses, de s’intéresser à des supports différents et, surtout, de pouvoir se poser la question de l’évolution des pratiques et enjeux ludiques au cours de ces huit siècles. Que l’on fasse un travail archéologique, que l’on s’appuie sur des manuscrits et incunables, que l’on cherche à déceler le jeu à travers des images : ces supports pluriels sont autant d’angles d’attaque qui sont venus nourrir la réflexion collective.
Il y eut bien sûr les questions classiques qui se sont rapidement posées : qui joue ? à quoi ? quand joue-t-on ? comment ? Bien souvent, répondre à ces simples interrogations est une tâche qui s’avère délicate. Par exemple, lorsqu’on est en face de plateaux de jeux tracés dans la pierre aux alentours du Xe siècle mais dont on ne possède ni pions, ni règles associées ; aux archéologues donc de faire parler la roche. Aussi, lorsqu’on regarde les jeux à la fin du Moyen Âge en Europe occidentale ; de nombreux traités ont été écrits afin d’enseigner les règles de ces jeux. Mais ils étaient rédigés par une élite – par des membres de la noblesse ou du clergé – à destination de cette même élite. Ainsi, sans argent, sans savoir lire – comme c’était le cas de l’écrasante majorité de la population à cette époque –, cela signifie-t-il pour autant que le peuple était d’emblée exclu du jeu ? Et même, la noblesse et le peuple jouaient-ils aux mêmes jeux, de la même façon ? Plus encore, les femmes, marginalisées par une écriture de l’histoire avant tout masculine, jouaient-elles autant que les hommes de leur même condition sociale ? Jouaient-elles avec eux ?
Si nous n’avons évidemment pas pu répondre en une journée à toutes ces questions qui, derrière leur simplicité apparente sont extrêmement complexes et nécessiteraient un plus long investissement, nous les avons posées. Ce fut donc une première étape.
L’étude de l’Europe méditerranéenne médiévale et moderne, cadre spatial que nous avons élargi à l’Europe septentrionale, s’est avérée riche d’enseignement quant au deuxième terme de notre sujet : les enjeux. Un jeu est toujours bien plus qu’un banal divertissement ; celui-ci a toujours quelque chose à dire sur lui-même, sur la société par laquelle il a vu le jour ou dans laquelle il s’est transformé, sur cette société qui l’utilise à des fins récréatives, mais pas qu’exclusivement récréatives. Derrière le loisir et son support peuvent se glisser des considérations morales, religieuses, politiques, plus ou moins explicites, auxquelles les joueurs et joueuses ont pu également être sensibles. Par exemple, le jeu d’échecs dans l’Europe médiévale est devenu la métaphore de la société féodale idéale, grâce à l’ouvrage de Jacques de Cessoles, le Liber de moribus2. Rédigé à la fin du XIIIe siècle, ce manuscrit latin est rapidement traduit dans de nombreuses langues. La métaphore développée contient une visée moralisatrice assumée par l’auteur – qui appartient à l’ordre des Frères Prêcheurs – : le jeu est comme la société. Si toutes les pièces ne jouent pas liées ensemble, c’est-à-dire, si tous les individus ne collaborent pas entre eux, la société s’écroule et le roi meurt. Ainsi, chaque pièce représente un corps de métier, qui était incité à bien s’entendre avec les autres tout en se voyant rappeler ses valeurs, obligations, et qualités propres. Aussi, dans notre dossier, l’article de Sophie Lambea montre bien cette possible portée politique du jeu matériel : quoi de mieux qu’un jeu de cartes pour faire figurer des personnages historiques et transmettre une certaine idéologie dans l’Angleterre du XVIIIe siècle ?
Derrière le jeu se cache toujours bien plus que le simple loisir. Les divertissements gratuits, libres et spontanés laissent bien peu de traces. C’est quand le jeu est illicite, interdit, ou que celui-ci dégénère que le chercheur ou la chercheuse peut enfin dire quelque chose d’une activité en apparence anodine, qui n’avait pas vocation à entrer dans l’histoire. C’est le cas de Jean-Michel Mehl, qui a consacré une bonne partie de ses recherches à trouver des témoignages dans les archives juridiques médiévales3. Autrement dit, c’est grâce aux litiges, plaintes et procès, à autant de contentieux que, plusieurs siècles plus tard, l’on connaît enfin les jeux, les périodes auxquelles on joue – ou ne joue pas – et qu’on peut apporter des éléments de réponse aux questions : qui ? quand ? quoi ? concernant les jeux dans la France médiévale. Les jeux et leur cadre ont toujours quelque chose à dire, et nous leur laissons la parole.
Ce dossier propose quatre articles qui parcourent notre période et notre aire géographique. Les deux premiers se centrent sur la période médiévale. Le troisième fait la charnière entre le Moyen Âge et l’époque moderne. Et, grâce à un saut de quelques siècles, le dernier article vient clore le dossier en se focalisant sur la fin de la période moderne. Les trois premiers sont tournés vers la péninsule Ibérique, tandis que le dernier nous emmène en Grande-Bretagne. Voyons donc le détail de chaque regard porté sur le rapport entre les jeux et leurs enjeux.
Le premier article, de Léa Buttard, intitulé « Une historiographie des jeux de plateaux médiévaux, à partir du corpus d’Albalat (IXe – XIIIe siècles) », se divise en deux moments. Il présente d’abord une précieuse synthèse historiographique des recherches menées autour des jeux de plateau (mancalas, mérelles, damiers, etc.) dans les dernières décennies, dans le champ des Game Studies. Le minutieux référencement des différents angles d’attaque et méthodologies employées pour aborder la question permet de recenser les travaux déjà entrepris et ceux qu’il reste à entreprendre. Cet important état de l’art débouche sur la mise en avant de l’archéologie et de l’intérêt de ses outils dans le renouvellement des études sur les jeux dans les mondes médiévaux.
Dans un second temps, l’article se penche sur le cas d’al-Andalus, qui est particulièrement intéressant pour l’approfondissement de nos connaissances sur l’histoire ludique. En effet, les recherches archéologiques menées dans la péninsule Ibérique apportent un regard neuf sur les pratiques de jeu dans le monde islamique médiéval. Plus concrètement, l’autrice nous livre la description des soixante plateaux de jeu retrouvés sur le site archéologique d’Albalat, dans la province de Cáceres en Estrémadure – son terrain de recherche. Elle montre comment ces inscriptions dans la pierre au milieu d’espaces intérieurs constituent un corpus novateur pour l’approche du jeu dans la société médiévale islamique d’al-Andalus. Les premières pistes d’investigation sont présentées ainsi que les prometteuses perspectives qu’elles ouvrent.
Le deuxième article, de Ángel Luis Molina Molina, « Fiestas y juegos populares en la España bajomedieval » propose un panorama fourni sur les fêtes et jeux populaires dans l’Espagne médiévale. Il analyse d’abord les fêtes ; souvent imposées par le calendrier religieux, ou introduites par les autorités locales, elles rythmaient l’année du peuple, en créant de multiples occasions de renforcer les liens sociaux et d’oublier collectivement – bien que momentanément – les dures réalités de l’existence. Lorsqu’elles ne font pas partie du calendrier catholique, les célébrations laïques permettaient de fêter d’importants événements - par exemple une victoire militaire ou la naissance d’un enfant au sein de la famille royale – consolidant par la même occasion le sentiment d’appartenance à une entité politique unie, et de plus en plus unifiée dans l’Espagne de la fin du Moyen Âge.
Dans un second temps, l’étude des jeux médiévaux les plus courants manifeste l’existence de réalités plurielles. Il y a d’abord les jeux des caballeros, des chevaliers, comme les joutes ou les tournois. Le peuple est spectateur de ces divertissements qui servent à accroitre l’expression de la puissance de la noblesse, de son rôle éminemment guerrier et de ses privilèges. Cette noblesse se distingue du reste de la population par ces activités qui lui sont réservées et qui servent également à l’occuper en temps de paix. L’élite théorise même l’utilité de ses propres jeux ; ils permettent le repos du corps ou de l’esprit, répit hautement nécessaire afin d’être plus efficace dans l’accomplissement de ses fonctions par la suite.
En face de ces spectacles, on trouve les jeux et sports pratiqués par le peuple. Les jeux d’adresse physique sont nombreux, mais ce sont davantage les juegos de mesa comme les cartes ou les dés, qui posent problème, et cela pour deux raisons. La première, c’est qu’ils sont des jeux de hasard ; la seconde, c’est qu’on les pratique par le biais de paris d’argent. Les autorités ecclésiastiques tentèrent à maintes reprises d’interdire ces jeux qu’elles percevaient comme immoraux, puisque déterminés par la chance, là où les autorités administratives souhaitaient encadrer, contrôler et prévenir les possibles dérives – les litiges et bagarres notamment – liées aux jeux d’argent. D’où, par exemple, la loi de 1276, el Ordenamiento de las tafurerías promulguée par Alphonse X. La répétition au fil du temps et des lieux de ces diverses interdictions prouve d’abord la relative inutilité de ces prohibitions, mais a surtout entraîné la marginalisation d’une partie du peuple des joueurs ; ceux que l’on peignait alors comme des habitués des infréquentables maisons de jeux, symbole d’une déchéance sociale évidente. Alors qu’en réalité, cette pratique transcendait bien souvent les origines sociales des participants.
Le troisième article se place à la frontière entre le Moyen Âge et l’époque moderne. Dans « La notion d’agôn comme clé de lecture du poème « Scachs d’amor » (XVe siècle) », Noémie Dumont se penche sur un texte charnière de l’histoire du jeu d’échecs. Le support qui l’occupe est un manuscrit valencien qui est le plus ancien témoin des règles modernes du jeu, dont l’apparition remonte à la deuxième moitié du XVe siècle environ. La notion d’agôn, ou de compétition, cruciale dans toute activité ludique, est éminemment centrale ici puisqu’elle semble déterminer aussi bien l’écriture du poème que le rééquilibrage de la pièce de la dame dans le jeu, à qui on a conféré un pouvoir bien plus grand que dans le jeu médiéval, changement qui constitue donc le tournant du jeu d’échecs.
Le poème est bâti sur un enchevêtrement d’allégories successives en perpétuelle tension. Tension entre les trois poètes. Tension entre les deux joueurs, Mars et Vénus, qui se livrent bataille sur l’échiquier. Tension également entre les deux jeux, dont les pièces représentent les sentiments qui naissent et alimentent le jeu de séduction et de conquête amoureuse qui se déroule sur les soixante-quatre cases de l’échiquier. Tension enfin des nouvelles règles avec l’ancien système ; la nouveauté est justifiée tant par un rééquilibrage stratégique – la plus grande portée de la reine est à tempérer par le fait qu’on n’a pas le droit de la perdre, à l’instar du roi – que par l’allusion à des réalités socio-politiques de l’époque – on ne peut pas promouvoir de pions et donc avoir plusieurs reines d’une même couleur sur l’échiquier car le couple royal se doit d’être monogame. Ainsi, théorie et morale se confondent dans un système complexe d’allégories qui, une fois démêlé, en dit long sur le contexte aragonais de la fin du XVe siècle, sur la possible influence de la société sur le jeu et vice versa.
Enfin, le dernier article de cette collection amène à une réflexion sur l’utilisation ouvertement politique du jeu en tant qu’objet matériel. Sophie Lambea se propose d’étudier « Les jeux de cartes comme objets de propagande politique en Angleterre au cours du long XVIIIe siècle ». Notamment à travers l’exemple des jeux de cartes illustrés par Francis Barlow de 1679 à 1720, on voit de quelle manière un message politique peut s’esquisser au long de 52 cartes à jouer, comment celles-ci racontent alors une version des événements de la vie politique contemporaine, et comment le message arrive à être subrepticement diffusé pour servir la propagande d’un parti.
L’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle est encore tiraillée par le conflit religieux entre anglicanisme et catholicisme. Francis Barlow mit son talent de peintre et de graveur au service des whigs, un parti profondément anticatholique, afin de dénoncer divers complots dont les whigs auraient été la cible et d’informer l’opinion publique, par le biais des cartes à jouer, de la chronologie des différents événements. Le jeu de cartes est un objet visuel, pratique pour déjouer la censure, puisqu’il montre les gens sans les nommer – c’est non sans rappeler une certaine proximité avec la caricature. Il est facilement reproductible, donc aisément diffusable à grande échelle pour un prix raisonnable. Et surtout il reste jouable et revêt alors une fonction informative et éducative. Mais il est aussi collectionnable, puisque quelques-uns de ces quatorze jeux créés par Barlow sont conservés dans un état impeccable. Si une partie des joueurs a utilisé ces jeux pour ses parties de la vie de tous les jours, d’autres y ont vu d’emblée un objet précieux, capable de transmettre l’histoire de la vie politique anglaise de leur temps, et l’ont donc conservé comme témoin de leur patrimoine.
Voilà donc pour le contenu de ce dossier qui, nous l’espérons, sera le premier d’une longue série. Questionner le rapport entre les jeux et leurs enjeux sur une période et une aire géographique aussi larges mérite bien d’autres études et bien d’autres débats. Néanmoins, nous proposons à nos lecteurs et lectrices un premier aperçu de ce que les loisirs révèlent des sociétés médiévales et modernes, et de ce qu’en retour, ces sociétés disent et font de ces jeux. Ce n’est qu’un début.
Avant de commencer la partie, je tiens à remercier les auteurs et autrices pour leur contribution. Merci d’avoir joué le jeu et d’avoir apporté votre regard sur ce sujet aussi vaste que passionnant. Maintenant, let the game begin !
[1] Johan HUIZINGA, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, (1e édition 1933), Paris, Gallimard, 1951.
[2] Pour l’édition en français, voir Jacques DE CESSOLES, Jean-Michel MEHL, Le livre du jeu d’échecs, ou la société idéale au Moyen Âge, XIIIe siècle. Stock, 1995.
[3] Voir notamment : Jean-Michel MEHL, Les jeux au royaume de France (XIIIe siècle - début du XVIe siècle) : étude d'anthropologie historique. Fayard, Paris, 1990. Et Jean-Michel MEHL, Des jeux et des hommes dans la société médiévale. Honoré Champion, Paris, 2010.
Noémie DUMONT
Université Jean Moulin, Lyon 3, IHRIM
HUIZINGA, Johan, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, (1e édition 1933), Paris, Gallimard, 1951.
DE CESSOLES, Jacques, MEHL, Jean-Michel, Le livre du jeu d’échecs, ou la société idéale au Moyen Âge, XIIIe siècle. Stock, 1995.
MEHL, Jean-Michel, Les jeux au royaume de France (XIIIe siècle - début du XVIe siècle) : étude d'anthropologie historique. Fayard, Paris, 1990.
MEHL, Jean-Michel, Des jeux et des hommes dans la société médiévale. Honoré Champion, Paris, 2010.