En préambule, sans doute faut-il revenir sur le thème – et le terme – de science-fiction. Avant que l’auteur américain Hugo Gernsback n’invente ce néologisme en 1923, la plupart des récits de « littérature conjecturale », offrant donc un décalage avec la réalité, étaient classés dans le genre conte philosophique (L’Utopie de Thomas More, le Micromégas de Voltaire, les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift) ou, dès le XIXe siècle – et à tort – le genre fantastique : le Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, certaines des Histoires extraordinaires d’Edgar Poe, Le cas étrange du Dr Jekyll et de M. Hyde de Robert L. Stevenson, etc.
Conscients de rédiger des récits d’une genre particulier, les auteurs eux-mêmes les sous-titraient de façon originale : Voyages extraordinaires pour Jules Verne, Réalités fantastiques et autres fantaisies scientifiques pour Samuel-Henry Berthoud (1804-1891), Voyages excentriques pour Paul d’Ivoi (1856-1915), ou encore Romans des temps prochains pour Max Andiol ou R.-F. Géris.
En Angleterre, Herbert George Wells baptisa ses romans « fantaisies du possible ». En France, le terme d’anticipation fut parfois proposé dès la fin du XIXe siècle ; en 1943, Barjavel avait sous-titré son Ravages « roman des temps nouveaux ». Au début des années cinquante, les premières collections françaises de SF s’appelaient d’ailleurs « Anticipation », « Présence du futur » et « Rayon fantastique ». Le terme de science-fiction finit par s’imposer peu à peu, sans doute parce que le mot science suggérerait à la fois sciences exactes (astronomie, physique, biologie, informatique, etc.) mais aussi sciences sociales, humaines ou économiques, dont la SF allait largement user – de façon conjecturale.
Or, dès la naissance de la préhistoire – avec le Danois Christian Jürgensen Thomsen et surtout le Français Boucher de Perthes, au milieu du XIXe siècle, certains auteurs (Rosny Aîné avec Vamyreh en 1891, Jack London avec Avant Adam, en 1906) utilisèrent cette nouvelle science pour imaginer des récits conjecturaux situés dans ce passé lointain qui offrait des perspectives inédites. Avec le recul, on comprend mieux pourquoi cette nouvelle science qu’était la préhistoire avait donné naissance, dans le domaine de la fiction, à des récits conjecturaux. Au XIXe siècle, ce sont sans doute les progrès de la médecine qui poussèrent certains auteurs à rédiger des textes comme Frankenstein (1818), Le cas étrange du Dr Jekyll (1886) ou L’île du docteur Moreau (1896) avant que Le meilleur des mondes (1932), au XXe siècle, ne préfigure les (dangereux ?) progrès de la future génétique. Au XIXe siècle, si la géographie inspira les fictions conjecturales de Jules Verne (Cinq semaines en ballon, Le tour du monde en 80 jours) ou de Ridder Haggard, avec She (1887), la préhistoire allait jouer le même rôle… jusqu’à nos jours.
Aussi, la réponse qui consiste à constater que les premiers auteurs ayant abordé le récit préhistorique (Jack London, Rosny Aîné, H.G. Wells, etc.) étaient liés de près ou de loin à la littérature de SF me semble une analyse hâtive et peu satisfaisante.
Certes, on peut juger que puisque les récits de SF se situent souvent dans le futur, il n’y a aucune raison pour qu’ils n’explorent pas le passé. Sauf qu’il faudrait alors ranger les récits préhistoriques dans… les récits historiques. Ce qu’ils ne sont pas.
En effet, avec la préhistoire, les plus grandes libertés sont permises : les datations elles-mêmes sont très approximatives. Avant l’écriture, on ne peut que conjecturer (à partir d’ossements, de restes fossilisés, de traces de feux, de sépultures, etc. – et de dessins rupestres évidemment) le mode de vie de nos lointains ancêtres.
Les définitions du genre science-fiction des dictionnaires et encyclopédies évoquant en substance des « récits pseudo-scientifiques mettant en scène des superhéros », des « romans traitant de l’exploration de l’espace et du temps » – y compris ma propre définition du genre, dans mon essai La science-fiction, lectures d’avenir2 – ne parviennent pas à faire entrer, par exemple, La guerre du feu de Rosny Aîné dans la catégorie SF. En revanche, l’une de mes premières définitions, dans mon essai Jeunesse et science-fiction3 : « l’exploration du plus proche inconnu », semble convenir.
À mes yeux, la littérature de SF utilise l’espace de liberté laissé par les dernières découvertes (ou recherches) dans les domaines de toutes les sciences, exactes ou humaines. C’est sans doute la découverte de terres et de civilisations nouvelles qui va suggérer à Thomas More son Utopia (1516), dans lequel il imagine (pour faire court) une « société communiste idéale » ; il inaugure ainsi le conte philosophique.
Au XIXe siècle, les découvertes se multiplient, notamment celles de l’astronomie qui, avec Camille Flammarion et Giovanni Schiapparelli, vont convaincre les futurs auteurs de SF que d’autres planètes peuvent être habitées et/ou explorées. Dans ce domaine, la liste serait longue !
En effet, comme je l’affirme dans la préface de La guerre des mondes4 (1899 – voir ses rééditions chez Gallimard), H.G. Wells n’aurait jamais pu écrire son roman sans la prétendue découverte de canaux sur Mars et la parution de De l’origine des espèces de Darwin en 1859. Au XXe siècle, la SF (et plus précisément les ouvrages de hard science) élargira son domaine avec la découverte de la relativité générale par Albert Einstein en 1916 et celle de l’existence des galaxies par Hubble en 1924.
Suggérée dès 1905 par le biologiste William Bateson, la génétique sera au cœur du roman Brave new world (Le meilleur des mondes) de Huxley, publié en 1932, bien avant la découverte de l’ADN, en 1953, par James Watson et Francis Crick.
On voit où je veux en venir : à la naissance de la Préhistoire, ou exactement à la prise de conscience, que l’histoire de l’Homme est plus ancienne que ce qu’affirment les textes religieux et qu’il existe sans doute une « évolution des espèces ».
On connaît le rôle, dans l’histoire de cette discipline, d’Élie de Beaumont, de Lamark, mais surtout celui de Boucher de Perthes et de Darwin.
Ravis de cette aubaine inédite, les auteurs de littérature conjecturale se précipiteront dans ce nouvel « espace inconnu » inespéré.
Dans un essai plus récent, La science-fiction à l’usage de ceux qui ne l’aiment pas5, je rappelle ma classification grossière des quatre champs d’exploration de la SF : les…
· autres lieux : le fond des mers, le cœur de la terre, le cosmos, les microcosmes et macrocosmes, les mondes parallèles, etc. ;
· autres temps : le futur, le passé, les uchronies, les voyages et paradoxes temporels, etc. ;
· autres êtres : les monstres, les mutants, les cyborgs, les robots, E.T., etc. ;
· autres sociétés : les utopies, les dystopies, les sociétés aux lois différentes, etc.
Dès 1836, la découverte, par Thomsen, de fossiles et d’outils lui fera proposer la classification des fameux « trois âges de la Protohistoire » : Néolithique, Âge du bronze, Âge du fer. L’existence de temps reculés va offrir aux auteurs un champ d’exploration inespéré. Avec une liberté qui, on le comprendra, va se restreindre peu à peu au fil des nouvelles découvertes dans ce domaine.
Cependant, la préhistoire est suggérée par certains auteurs dès la naissance de cette science : dans son Voyage au centre de la Terre (1864) Jules Verne évoque un monde préhistorique. Mieux, dans la (longue) première partie de ce roman, le professeur Lidenbrock, l’oncle du narrateur, est un géologue et un naturaliste. La descente dans le cratère du volcan éteint, le Sneffels, est une magnifique leçon de minéralogie ; et la géologie, avec l’étude des strates, pollens et fossiles laissés par les différentes époques, joue un rôle majeur dans l’exploration de la préhistoire.
Et puisqu’il est question de Jules Verne, j’en profite pour affirmer que s’il est considéré comme l’un des pères de la SF, il a en réalité écrit peu d’ouvrages relevant strictement de ce genre littéraire. Si Jules Verne est l’explorateur privilégié de ces fameux « plus proches inconnus », il a souvent utilisé les découvertes scientifiques (et géographiques) les plus récentes pour y situer l’action de ses romans. Rien de conjectural dans Cinq semaines en ballon (1863, d’ailleurs sous-titré Voyage de découvertes en Afrique par trois Anglais) ni dans Le tour du monde en 80 jours (1872) où tous les moyens de transport utilisés par les héros existaient à l’époque.
Revenons au récit préhistorique et à ses précurseurs. Au début du XXe siècle, l’Américain Jack London publie donc Avant Adam (1907), peu avant la sortie des romans préhistoriques de Rosny Aîné, La guerre du feu (1909) et sa suite Le félin géant (1916). Eyrimah, sous-titré « roman lacustre » et publié par les frères Rosny en 1893, ne fait que frôler la préhistoire puisque l’action se situe (en Suisse) six mille ans avant J.C.
Dans le recueil de Jack London Les temps maudits, la nouvelle « La force des forts » évoque un souvenir préhistorique. Quant à la nouvelle « La peste écarlate » (1912, traduite en France en 1924), elle est l’un des premiers récits post-apocalyptiques : cette maladie (l’action du récit se déroule en… 2013 !) a provoqué la quasi extinction du genre humain ; et les rescapés doivent survivre comme des primitifs.
On le voit : dès la naissance de la « science préhistorique », les récits conjecturaux se nourrissent des découvertes récentes et les intègrent à leurs récits d’aventures. Des ouvrages difficiles à classer, comme le sont d’ailleurs la plupart des récits parus dans « le journal des voyages », où il est délicat de discerner ce qui relève de l’innovation ou de la fantaisie scientifique. En effet, les auteurs mélangent allègrement l’information et la fiction dans de nombreux domaines : l’astronomie, la médecine, l’ethnographie, la géographie, etc.
Au début du XXe siècle, si les auteurs ne se lancent pas toujours dans un véritable « récit préhistorique », ils évoquent de plus en plus volontiers l’univers de cette époque, à la suite d’un cataclysme ou de la découverte d’un « monde préhistorique » miraculeusement préservé. C’est ce que feront, comme nous le verrons plus loin, les Anglais Edgar Rice Burroughs, Arthur Conan Doyle, les auteurs russes Vladimir Obroutchev, Ivan Efremov et bien entendu le Français Francis Carsac.
Tous ces écrivains ont par ailleurs touché de près ou de loin aux univers de la science-fiction. Pourquoi ? Parce qu’ils considèrent à juste titre la préhistoire comme une nouvelle science dont le champ d’exploration est d’autant plus ouvert… qu’il est quasiment vierge !
Autrement dit, la catégorie « autres temps » de la SF vient, dès le milieu du XIXe siècle, offrir aux écrivains une zone presque aussi vaste que celle des futurs les plus lointains. Les futurs, personne ne peut les explorer, c’est une aubaine. Mais le passé se révèle tout à coup presque aussi riche : qui ira vérifier ce qu’était l’Homme il y a 40 000 ou 400 000 ans ? Qui ? Les auteurs de SF et… les paléontologues !
En effet, de même que le présent vient rattraper les futurs imaginés par les écrivains, les découvertes successives du passé de l’humanité (celle des ères géologiques, de l’apparition de la vie, etc.) vont tour à tour nourrir (ou contredire !) les élucubrations des écrivains de SF qui investissent ce champ d’investigation. Les auteurs de récits préhistoriques devront donc se tenir au courant des nouvelles découvertes dans le domaine de la paléontologie pour rédiger des fictions, certes, mais ils seront priés de serrer de près la vraisemblance scientifique.
Depuis un siècle et demi, la Préhistoire offre donc un espace inconnu, encore flou, propre à imaginer toutes les aventures et… toutes les hypothèses. C’est sans doute ce qui légitime sa place dans le domaine SF.
S’il fallait établir un classement, on pourrait distinguer deux modes d’utilisation, pédagogique et ludique, avec, cela va de soi, un grand nombre de mariages et de variations. Le mode pédagogique, le plus fidèle possible à la réalité, utilise parfois certaines stratégies pour intégrer la préhistoire au récit. Le mode ludique, lui, s’écarte souvent de la vraisemblance et intègre parfois le thème du paradoxe temporel.
On y trouvera le récit préhistorique au sens strict et des récits préhistoriques dans lesquels des héros contemporains sont plongés des milliers d’années en arrière, le plus souvent à l’aide d’une machine à explorer le temps.
Son classement dans la littérature de SF est sujet à caution. Le récit fondateur, La guerre du feu, se contente d’être une « fiction aux temps préhistoriques », au fond sur le même mode qu’un roman historique. Avec une différence de taille : dans le roman historique, l’auteur est contraint de ne rien modifier à ce que les historiens connaissent de notre passé (même si Alexandre Dumas affirmait qu’on pouvait parfois « violer l’Histoire à condition de lui faire de beaux enfants »). Mais un roman historique digne de ce nom ne se permettra pas de faire mourir Louis XIV à une autre année que 1715. Même l’auteur (et égyptologue) contemporain Christian Jacq utilise les données historiques connues.
Dans le simple récit préhistorique, aucune machine, aucun artifice n’est ici utilisé pour justifier une action aussitôt située dans le lointain passé : comme le suggère Rosny Aîné, il y a peut-être cent mille ans : « Les Oulhamr fuyaient dans la nuit épouvantable […] Le feu était mort ». C’est le cas de nombreux romans déjà cités : La guerre du feu (voir l’incipit plus haut), Le félin géant, Eyrimah, Avant Adam…
Certains romans plus contemporains utilisent le même procédé. Dans La vallée des mammouths (1970), Michel Peyramaure nous plonge dans une aventure préhistorique située dans la vallée de Roufignac, en Dordogne, avec une « tribu des Grandes Falaises » proche des héros de La guerre du feu. L’auteur (l’un des futurs fondateurs de « l’école de Brive ») s’adresse ici aux jeunes adultes en serrant de très près les récentes découvertes dans le domaine préhistorique. En 2004, Michel Peyramaure publie Les grandes Falaises, une version pour adultes d’un récit qui se situe au même endroit, il y a 10 ou 12 000 ans. Son autre roman préhistorique, La Caverne magique (sous-titré Le roman de Lascaux) nous entraîne non loin de là, dans la vallée de la Vézère (la « rivière Noire ») et la vallée de la Beune. Peut-être l’auteur voulait-il surfer sur le succès mondial de la grande saga de Jean Auel, Les enfants de la Terre, inaugurée dès 1980 avec Le clan de l’ours des Cavernes dont l’héroïne, Ayla, était promue à un brillant avenir ?
Jean Auel, paléontologue américaine amateure, vite reconnue par les professionnels, publiera successivement La vallée des chevaux (1982), Les chasseurs de mammouths (1985), Le grand voyage (1990), Les refuges de pierre (2002) et Le Pays des grottes sacrées (2011). L’action de ces récits se déroule environ 30 000 ans avant notre ère, époque où l’on peut encore croiser les derniers Néandertaliens.
Avec le soutien scientifique d’Yves Coppens, Pierre Pelot, lui, nous entraîne en Afrique 1,7 million d’années avant notre ère, avec le premier volume (Qui regarde la montagne au loin) de sa saga Sous le vent du monde, dont les cinq titres seront publiés entre 1997 et 2001 et couvriront plusieurs périodes de l’histoire de l’Homme : Le Monde perdu du soleil (1998, un million d’années), Debout dans le ventre blanc du silence (1999, 380 000 ans ), Avant la fin du ciel (2000, 65 000 ans) et Ceux qui parlent au bord de la pierre (2001, 32 000 ans).
Pierre Pelot nous entraîne du Caucase au bord de la Méditerranée à des époques différentes, dans une série d’aventures humaines solidement étayées, et d’une certaine façon « pédagogiques », même si son propos, comme celui de Jean Auel, est destiné à un public adulte.
Car le domaine jeunesse se révèlera plus riche encore !
Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut citer les romans préhistoriques de Claude Cénac : Les cavernes de la rivière rouge (1967), Les sorciers de la rivière rouge et Souviens-toi de la rivière rouge (1995), où il est question de l’Homme de Cro-Magnon). On peut encore évoquer, dans le désordre, Attaques à Lascaux (2008) de Philippe Barbeau, La caverne de l’ours sacré (1998) d’Anne-Marie Desplat-Duc, Frères des chevaux (2012) de Michel Piquemal, La grotte des animaux qui dansent (2016) de Cécile Alix, Igor et Souky et les ombres de la caverne (2016) de Sigrid Baffert, Les visiteurs de Lascaux (2007) de Chantal Tanet, Le clan de la grotte au temps de l’Homme de Tautavel (2014) d’Olivier Melano, Chaân (2003) de Christine Ferret-Fleury, Mémoire de pierre (2011) d’Alain Orthlieb, Goumbi, un enfant au temps de la pierre polie (2000) de Severine Machu, L’écho des cavernes ou Comment l’homme de Cro-Magnon a inventé la grammaire (2009) de Pierre Davy.
Sans doute peut-on m’objecter : mais qu’est-ce que la SF a à voir là-dedans ? Peu de chose, en effet, même si un grand nombre d’auteurs cités dans cette catégorie ont souvent œuvré dans le domaine de la SF, de Claude Cénac et Philippe Barbeau (pour la jeunesse) à Pierre Pelot, qui a publié de la SF aussi bien pour le lectorat adulte que jeunesse. La frontière est parfois imprécise, comme on le verra plus loin.
Ce sera leur seule différence avec les récits précédents… même si parfois, la cohabitation de héros contemporains avec leurs ancêtres peut poser problème. Jamais, dans ces récits, l’action des personnages ne provoquera de paradoxe temporel. Si bien que l’utilisation de ce procédé pseudo scientifique (voire magique) ne sera qu’un prétexte.
C’est le cas, par exemple, des récits de Jean-Claude Froelich comme Voyage au pays de la pierre ancienne (1962) : grâce à la machine temporelle du professeur Liévin, trois jeunes gens vont partager pendant plusieurs jours la vie des hommes du Magdalénien (11 500 ans avant notre ère). Afin de s’intégrer à la vie rude de leurs ancêtres, ils effectuent un premier voyage de reconnaissance et, revenus au XXe siècle, subissent un entraînement intensif. Accueillis ensuite dans la tribu de Nann, ils vont chasser le renne, le mammouth, le lion des cavernes et glaner mille renseignements ethnographiques et artistiques.
Le volume suivant, Naufrage dans le temps (1965) entraîne nos héros 800 000 ans avant notre ère à la recherche des « premiers hommes ». Le jeune Jean-Claude est capturé par des australopithèques… Dans La horde de Gor (1967), les personnages vont rencontrer l’homme de Néandertal, 55 000 ans avant notre ère. Ils sauvent l’un d’eux (Gor) de la noyade, et celui-ci les entraîne chez ses frères les Harms, sur les bords de la Seine. Or, contrairement à ce que suggérera (voir plus loin) Bradbury dans sa nouvelle Un coup de tonnerre (1952), l’intrusion et l’action des jeunes héros ne modifieront pas le présent dans lequel ils réapparaîtront. En effet, jamais l’auteur ne s’interroge sur leur rôle dans un passé susceptible d’être pourtant bouleversé par leur présence, notamment par le sauvetage de cet homme préhistorique qui aurait dû périr ! Théoriquement, en revenant dans le présent, l’humanité aurait dû compter sur la présence d’un grand nombre de ses descendants… mais cette conséquence n’était pas le propos (ni le souci) de l’auteur.
Dans La voûte invisible de Philippe Ebly, c’est un « glisseur temporel » qui permet aux trois héros Serge, Xolotl et Thibault, les « conquérants de l’impossible », de se transporter 5000 ans en arrière. Ils se retrouvent au coeur d’une forêt peuplée de loups et d’hommes à demi sauvages, « au milieu d’arbres géants que le soleil n’éclaire jamais ». Dans ces récits, la machine à remonter le temps s’impose.
Dans d’autres fictions, le procédé scientifique utilisé est différent : la nouvelle « L’ombre du passé » (1954) d’Ivan Efremov (écrivain soviétique du space opera socialiste La nébuleuse Andromède, 1953) met en scène une technologie inédite qui permet de faire resurgir, en couleurs et en relief, des scènes préhistoriques miraculeusement fixées par la nature sur des roches résineuses possédant les mêmes propriétés qu’une pellicule photo ! Ici, de façon très logique, aucune intervention humaine ne permet de modifier le passé. Avec « Souvenir lointain » (1957) de Poul Anderson, une nouvelle traduite de l’américain par Francis Carsac, une autre technologie permet de transporter son utilisateur… dans la peau d’un de ses ancêtres.
D’autres auteurs préfèrent un procédé qui relève carrément du fantastique, car aucune justification scientifique ne vient expliquer que le héros se retrouve soudain plongé des milliers d’années en arrière. C’est le cas d’Une fenêtre sur le passé (1961) de Francis Carsac. Le narrateur, Arnaud Lapeyre, géologue et anthropologue, relate à ses amis une expérience stupéfiante : en Dordogne, au Pech de la crabo (la colline de la chèvre), il a été confronté à une tribu de Néandertaliens… à la suite d’un orage. Hallucination ? Non, puisque revenu dans le présent, il trouvera la preuve (l’étamage d’une cruche) qu’il n’a pas rêvé !
Notons que ces deux procédés, très différents (se mettre dans la peau de son ancêtre et être projeté en arrière à l’aide d’un éclair) ont été ou seront utilisés par de nombreux autres auteurs. Le premier pourrait bien être Sprague de Camp, dans son roman De peur que les ténèbres (1939), où le héros, grâce à un éclair, sera transporté non pas dans la Préhistoire mais chez les Ostrogoths, en 535 après J.C. L’auteur de jeunesse déjà cité, Philippe Ebly, utilisera le même procédé pour projeter ses « conquérants de l’impossible » à l’époque romaine dans le troisième épisode de sa série : L’éclair qui effaçait tout.
Avec sa nouvelle « Le brouillard du 26 octobre » (1913), Maurice Renard, qui s’est aussi bien illustré dans le fantastique (Les mains d’Orlac, 1920) que dans la SF (Le docteur Lerne, sous-dieu, 1908) plonge deux scientifiques en pleine ère tertiaire, dans la période du miocène. Comment ? Tout simplement après avoir traversé un mystérieux brouillard ! Notons que ce brouillard inexplicable et bien pratique est un procédé qui relève plus du fantastique que de la SF ! Rien, en effet, ne justifiera ni n’expliquera sa nature particulière ni son action. Ce brouillard est aussi celui qui permet à un homme de rétrécir, dans le roman (fantastique) éponyme (L’Homme qui rétrécit, 1956) de l’américain Richard Matheson, comme dans le film (1957) que Jack Arnold tirera de ce récit, même si y est évoqué une probable contamination radioactive.
On notera entre parenthèses que se trouvent, sous le titre Le brouillard du 26 octobre et autres récits sur la préhistoire6, quatre nouvelles (« Une fenêtre sur le passé », « Souvenir lointain », « L’ombre du passé » et « Le brouillard »…) dont il a été question plus haut. À l’origine, aucune d’elle n’était destinée à la jeunesse. En les sélectionnant, j’ai jugé que leur contenu et leur ton pouvaient toucher des collégiens. En effet, on constatera la place importante du jeune public parmi les lecteurs de ce genre d’ouvrages. À l’origine, le roman La guerre du feu n’était pas spécialement destiné aux jeunes. Le texte est sorti pour la première fois en 1909 dans la revue Je sais tout, « encyclopédie mondiale illustrée » qui s’adressait à un public… familial. Au tout début de « l’école publique laïque, gratuite et obligatoire » cette publication devait toucher les jeunes comme les adultes et livrer aussi bien des documentaires que des fictions. Mais voilà, la Préhistoire fascina très vite les enfants, et elle continue de le faire, en littérature comme au cinéma.
Il offre des libertés plus grandes. On y trouve des récits d’aventure ou d’exploration dans lesquels sont découverts des « environnements fossiles » animaux ou/et humains et l’usage (parfois irraisonné) d’une machine à explorer le temps. Ludique, ce mode ? Oui, parce que contrairement au « mode pédagogique », ces lieux improbables sont imaginaires ou inexistants !
Le plus souvent, il s’agit de la découverte, à l’époque contemporaine, d’un monde préhistorique préservé. Au début du XXe siècle, de nombreux auteurs ont utilisé un subterfuge récurrent : au lieu d’imaginer un récit aux temps de la préhistoire, les héros découvrent, sur notre Terre, un lieu encore inconnu, préservé de toute civilisation, dans lequel vivent (ou survivent) des « fossiles vivants » : animaux préhistoriques ou hommes des cavernes. C’est le cas d’Arthur Conan Doyle dans la première aventure du professeur Challenger, Le monde perdu (1912), dans lequel les héros, parvenus en Amazonie, sont confrontés sur un haut plateau à un environnement préhistorique inattendu. Notons que Michael Crichton a publié un roman éponyme, une variation du premier récit (Jurassic Park) qui a donné lieu aux films Jurassic Park (1993) et Le monde perdu (1997). Deux films précédents, au même titre, restaient, eux, parfaitement fidèle au roman d’Arthur Conan Doyle : celui de Harry O. Hoyt, en 1925 et celui d’Irvin Allen en 1960. On sait comment, dans les romans de Michael Crichton et les films de Steven Spielberg, des animaux préhistoriques sont reconstitués à partir de l’ADN d’un tyrannosaure retrouvé dans le sang d’un moustique conservé dans l’ambre !
Même si l’environnement du personnage de Tarzan n’est pas préhistorique, le propos d’Edgar Rice Burroughs (dans Tarzan of the Apes, 1912, souvent traduit par Tarzan l’homme singe ou Tarzan, seigneur de la jungle) suggère au lecteur de réfléchir sur les comportements primitifs à l’époque où l’on découvre encore des régions (et des tribus) au centre de l’Afrique. Il est d’ailleurs frappant de constater qu’Arthur Conan Doyle et Edgar Rice Burroughs publient leurs deux ouvrages la même année : 1912. En revanche, dans son cycle Pellucidar : Retour à l’âge de pierre et Terre d’épouvante (1914), l’auteur de Tarzan imagine une terre creuse et l’existence d’un monde primitif (avec toutefois des condors géants, des hommes-bisons et des hommes-mammouths !) à l’intérieur de notre globe. Ici, l’imaginaire se débride, la référence à la SF devient évidente et le « mode pédagogique » cède la place au « mode ludique » ! Notons encore que si ces ouvrages ne sont pas, à l’origine, destinés à la jeunesse, ce dernier lectorat récupérera vite les personnages et leur environnement primitif. Tarzan aura un avatar, Rahan, le fils des âges farouches, créé en 1969 par le scénariste Roger Lécureux et le dessinateur André Chéret, dans Pif Gadget. Un héros qui (contrairement à Tarzan) vit aux temps préhistoriques et dont le sous-titre « des âges farouches » fait explicitement référence au roman La guerre du feu, que Rosny Aîné avait sous-titré « roman des âges farouches ».
Evoquons un roman russe pour la jeunesse moins connu, La Terre de Sannikov, de Vladimir Obroutchev (1863-1956), un ouvrage sorti en URSS en 1926, et en France en 1957 dans la collection « Prélude » à La Farandole. Cette « terre de Sannikov » aurait été, dans la réalité, une île découverte en Sibérie au début du XIXe siècle. L’écrivain Vladimir Obroutchev a fait revivre ce fait, sans doute légendaire, en imaginant au début du XXe siècle une expédition qui parvient, en Sibérie, dans une vallée où règne un environnement préhistorique : Néandertaliens, mammouths, etc.. Cette « vallée préhistorique fossile » se révèle le cratère d’un volcan récemment éteint, au climat préservé, exceptionnellement doux. Comme dans de nombreux ouvrages, ce roman est le prétexte à la description précise d’un monde préhistorique conforme aux connaissances de l’époque. Avant d’être écrivain, Vladimir Obroutchev était géologue, géographe… et « héros de l’U.R.S.S. ». Il passait alors pour l’Élysée Reclus soviétique.
Dans Cordillère interdite (1970) de Michel Peyramaure (auteur déjà mentionné), Chico, jeune Indien pauvre d’Amérique du sud, retrouve les descendants d’une race de géants qui vivent sur un plateau inaccessible des Andes. Le responsable de la même collection (« Plein Vent », destinée aux jeunes adultes), André Massepain, publiera en 1975 un roman qui est la suite des aventures de Gilles et Jérôme, L’île aux fossiles vivants. Suite à accident d’avion dont ils sont les seuls survivants, ces jeunes gens découvrent en plein Pacifique une île où survivent, entre autres, des animaux préhistoriques qu’on croyait disparus. Un autre ouvrage de la collection « Jeunesse-Poche Anticipation » publiera en 1973 un roman de Pierre Pelot, L’île aux enragés, dont les habitants sont revenus à l’âge de pierre… On le voit, ces « environnements préhistoriques préservés » sont situés dans des lieux encore inexplorés. C’est la partie géographique de mon classement Le plus proche inconnu : le centre de la Terre, des hauts-plateaux d’Amazonie, des vallées de Sibérie, une île… Au XXIe siècle, ce type d’ouvrage se fait rare, et pour cause !
Mais… pourquoi pas un monde préhistorique sur une autre planète ? C’est ce qu’a imaginé Pierre Devaux (1897 / 1969). Ce scientifique, auteur d’ouvrages de vulgarisation et de romans pour la jeunesse, fut également le créateur et le directeur de la collection « Sciences et aventures », chez Magnard, en 1945. Un précurseur, car cette collection (une douzaine de romans publiés entre 1945 et 1965) ne proposait que des romans de SF. Le premier d’entre eux, XP15 en feu (1945), fut un vrai best-seller, que Magnard réédita souvent. Il eut une suite, L’exilé de l’espace (1947), dans laquelle le héros atterrissait sur Vénus – on y vient. En 1971, pour le lancement de la première collection de poche jeunesse, « Jeunesse Poche Anticipation », les Editions Rageot achètent les droits de cette longue suite pour en publier une partie sous le titre inédit et alléchant de Cosmonautes contre diplodocus (1971). Il y est question d’une planète (Vénus) où règne un climat de l’ère secondaire. On y trouve des diplodocus, mais aussi des tyrannosaures et des « hommes-crocodiles » ! Deux expéditions rivales (une américaine et une française) se disputent la capture de ces animaux pour les ramener sur Terre.
Au fil du temps, et puisque les territoires inexplorés de notre planète deviennent inexistants, les auteurs rivalisent de fantaisie et d’imagination pour proposer des aventures préhistoriques à leurs lecteurs ; et l’usage d’une machine à explorer le temps se révèle idéale pour suggérer qu’une intrusion dans le passé lointain risque de modifier le présent, créant ainsi une uchronie. Ainsi, l’action des Déportés du cambrien (Prix Hugo 1968), de Robert Silverberg, se situe en 1984. À cette époque « future » (en effet, si Philip K. Dick a publié sa novella « Do Androids Dream of Electric Sheep ? » en 1966, l’action de Blade Runner se situe en 2019), les Etats-Unis sont tombés sous le régime de la syndicature, qui est « tout à la fois capitaliste, centralisatrice et isolationniste, voire xénophobe » (Donald Trump n’avait pourtant que 22 ans lors de la parution du livre). Grâce à une invention diabolique du physicien Hawksbill, « le marteau », on envoie donc les récalcitrants au régime et autres opposants dans une prison temporelle : le passé très lointain, le précambrien – « un milliard d’années avant notre ère ». Un monde primitif dépourvu d’animaux et même de plantes. Difficile, en ce cas, d’imaginer que les prisonniers, dans ce passé hors d’âge, puissent avoir la moindre influence sur l’évolution future des espèces (encore que…).
En réalité, dans ce mode ludique où le paradoxe temporel fait parfois merveille, le modèle du « genre préhistorique » est sans doute la nouvelle de Ray Bradbury « Un coup de tonnerre » (dans Les pommes d’or du soleil, recueil de nouvelles paru en 1953). Traduite et publiée dans la collection « Présence du Futur » dès 1956, elle a été rééditée de nombreuses fois par Denoël et Gallimard, dans les collections « 1000 soleil » et « Folio-Junior », notamment dans la série « Folio-Junior SF » que j’ai créée et dirigée dès 1981. Faut-il rappeler le sujet d’« Un coup de tonnerre » ?
L’action se situe dans le futur, le lendemain d’élections où Keith a battu le dangereux candidat Deutcher (dont le nom rappelle évidemment Hitler !). À cette époque a été mise au point une machine à explorer le temps, qu’une société privée utilise pour proposer des parties de chasse dans le passé ». Pour dix mille dollars, le candidat Eckels, accompagné de son guide Travis, va pouvoir tuer un tyrannosaure 60 millions d’années avant notre ère – un animal qui, la société l’a vérifié, serait de toute façon mort quelques secondes plus tard, écrasé par un arbre. En effet, pas question de modifier quoi que ce soit dans le passé ! C’est pourquoi Eckels, une fois sur place, est invité à se déplacer sur une passerelle qu’il ne doit quitter sous aucun prétexte. Hélas, en voyant arriver le monstre, Eckels panique, et s’enfuit, en posant le pied par terre. Travis, très contrarié, tue le tyrannosaure et va récupérer les balles dans le cadavre… on comprend pourquoi ! Au retour, quand les voyageurs temporels réapparaissent dans le présent, ils constatent que leur environnement est légèrement différent. L’orthographe de la pancarte proposant des voyages dans le passé est modifiée ; les élections ont bien eu lieu la veille, mais c’est Deutcher qui a été élu ! Affolé, Eckels examine la boue qui macule ses chaussures. Il y trouve un papillon écrasé. Un papillon qui n’a pas pu être mangé par un oiseau qui est mort, etc. Ce simple papillon disparu avant terme a été la cause, pendant 60 millions d’années, d’un enchaînement inédit de faits. Et il a entraîné un présent légèrement différent de celui que les voyageurs ont quitté.
D’une certaine façon, avec ce court récit d’une vingtaine de pages, Bradbury ouvre (après d’autres !) l’une des nombreuses portes des paradoxes temporels et de l’uchronie. Mais l’uchronie, c’est – au sens propre – une autre histoire, un récit dans un présent (ou une trame temporelle) différent(e) du (de la) nôtre. Ainsi, dans Le maître du Haut château (1962), Philip K. Dick imagine un récit dans lequel Hitler et les « forces de l’Axe » ont gagné la Seconde guerre mondiale.
Les jeux offerts par les hypothèses des récits de SF ne sont pas gratuits, ils proposent souvent une réflexion sur un sujet précis :
· la politique et les problèmes sociaux avec les dystopies ;
· nos rapports avec les sciences, les technologies et leur mauvais (ou leur bon) usage quand il est question de robots ou d’informatique ;
· on sait que l’extraterrestre est une métaphore de l’étranger (quel est notre comportement vis-à-vis de « l’autre » ?) ;
Souvent, la science-fiction situe son action dans un futur lointain. En choisissant la Préhistoire comme sujet, elle opère un retournement, en offrant une réflexion sur nos origines – et, au-delà de la Préhistoire proprement dite, sur le passé de notre planète. Le décor de ces récits est à la fois réaliste et imaginaire, car pseudo-scientifique. J’ai coutume d’affirmer que la science est « un échafaudage provisoire pour expliquer le monde ». Les scientifiques n’utilisent-ils pas prudemment la formule : « dans l’état actuel de nos connaissances » ? Or, dans le domaine de la préhistoire comme dans celui de la physique, ces connaissances ne cessent de se modifier. Depuis peu, par exemple, on pense que la plupart des dinosaures avaient sans doute des plumes, de quoi rendre obsolètes les animaux du film Jurassic Park !
Les récits préhistoriques invitent donc implicitement le lecteur à s’interroger sur l’origine de l’humanité, sur son lointain passé (et, par un effet de miroir, sur son devenir). En se questionnant sur nos origines (voire en jouant avec elles), l’auteur invite en effet son lecteur à imaginer quel pourrait être notre destin. Nous savons, ou croyons savoir, notre univers vieux de plus de 13 milliards d’années et notre Terre née il y a 4,5 milliards d’années. Les premiers organismes unicellulaires y seraient apparus un milliard d’années plus tard. Les vers et les méduses il y a 700 millions d’années… et les premiers poissons il y a 450 millions d’années. L’homme est donc très jeune. Issu des premiers lémuriens, il n’a mis que quelques millions d’années pour devenir l’Homo sapiens (vieux de 300 000 ans ?) que nous sommes. Aujourd’hui, on sait combien sont complexes les ramifications des pré-humains : il n’est d’ailleurs plus question de partir à la recherche d’un éventuel « chaînon manquant ».
Ce bref rappel permet déjà, dans les récits préhistoriques, de faire prendre conscience au lecteur que l’Homme est un stupéfiant et magnifique produit de l’évolution. Magnifique ? Oui : combien de planètes, dans l’univers, ont vu (ou verront) apparaître la vie… et un animal doté des capacités que nous avons acquises ? Sans doute fort peu, n’en déplaise à mes camarades auteurs de SF (qui, je le sais, ne sont pas dupes). Connaissez-vous le « paradoxe de Fermi » ? En ce début de XXIe siècle, nous sommes en réalité une seconde, une étincelle d’intelligence dans une immensité spatiale et temporelle. Aussi, l’improbable mariage de la préhistoire avec la science-fiction a plusieurs vertus :
· la première, pédagogique (n’en déplaise aux fondamentalistes religieux de tous bords), tend à nous prouver que l’univers n’est pas vieux de 6 000 ou 7 000 ans ;
· la seconde, plus philosophique, permet de mieux situer l’Homme dans le temps, ainsi que dans la « préhistoire », c’est-à-dire dans cette période qui va des premiers pré-humains à l’usage de l’écriture : quelques millions d’années, une goutte d’eau à l’échelle des 13,7 milliards d’années de l’univers.
Si le récit préhistorique, avec toutes ses variantes, séduit en priorité le jeune public, c’est sans doute parce qu’il touche aux questions fondamentales de l’enfance. Des questions en apparence simplistes et en réalité fondamentales, qu’on retrouve dans le poème de Peter Handke, leitmotiv du film Der Himmel über Berlin7 de Wim Wenders :
Als das Kind Kind war,
War es die Zeit der folgenden Fragen :
Warum bin ich ich und warum nicht du ?
Warum bin ich hier und warum nicht dort ?
Wann began die Zeit und wo endet der Raum ?
Ist das Leben unter der Sonne nicht bloss ein Traum ?
Ist was ich sehe und höre und rieche
Nicht bloss der Schein einer Welt vor der Welt ?
Ce qui pourrait donner, librement traduit :
Quand l’enfant était un enfant
C’était le temps où il se posait les questions suivantes :
Pourquoi suis-je moi – et pourquoi pas toi ?
Pourquoi suis-je ici – et pourquoi pas ailleurs ?
Quand le Temps a-t-il commencé ? Et où finit l’espace ?
Si la vie, sous le soleil, n’était qu’un rêve ?
Et si tout ce que je vois, tout ce que je sens, ce que je respire
N’était qu’une illusion, qui me cache le monde réel ?
Des questions auxquelles tentent de répondre bien des romans de SF, avec cette interrogation permanente sur la perception de la réalité, inaugurée par Platon avec le mythe de la caverne. Bien qu’il soit vieux de dizaines de milliers d’années, l’Homo sapiens est très récent et son avenir risque d’être plus court encore. Pour parodier Yves Paccalet, l’humanité disparaîtra sans doute plus tôt qu’on ne le croit. Avec le réchauffement climatique qui se précise et contre lequel aucune mesure sérieuse n’est prise, les futurs proposés par les auteurs de SF risquent d’être à la fois plus proches et plus catastrophiques qu’ils n’osaient l’imaginer.
Certains écrivains de SF ont pour coutume d’utiliser les données du présent pour envisager des conséquences à long terme, contrairement aux politiques, habituellement préoccupés par leur réélection dans quatre ou cinq ans. L’Anthropocène se profile, et avec lui, il n’est plus question de millions ni de milliers d’années, mais de quelques siècles avant que notre globe ne devienne une fournaise. Une vision catastrophiste prédite par les collapsologues ? Non, à en croire l’appel des 15 000 : un cri d’alarme de 15 364 scientifiques de 184 pays, lancé le 13 novembre 2017 dans la revue BioScience. Cet appel nous affirme que l’humanité est en grand danger. Mais face à son extinction autoprogrammée, l’homme préfère avoir une courte vue et se plier en priorité aux impératifs de l’économie de marché : produire et consommer, les deux premiers commandements du dieu Croissance.
Le 27 juin 2018, pour conclure mon propos, j’avais proposé la formule pessimiste (ou réaliste ?), vulgaire et provocatrice : « Quant à la plupart des 8 milliards d’humains, l’avenir de leur propre espèce… ils s’en foutent. Leur priorité, c’est la coupe du monde de foot ». De fait : le 15 juillet 2018, ils étaient 500 000 aux Champs Elysées à crier : « On a gagné ». En 2100, ils seront des milliards à comprendre que l’humanité a sans doute perdu.
[1] L’expression « science-fiction » est abrégée sous le sigle « SF ».
[2] Christian GRENIER (préface de Ray Bradbury), La science-fiction, lectures d’avenir ?, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1994.
[3] C. GRENIER, Jeunesse et science-fiction, P., Magnard, collection « Lecture en liberté », 1972.
[4] Herbert George WELLS (préface de C. Grenier), La guerre des mondes, P., Gallimard, 1996, URL : http://gotomars.free.fr/grenier.html et https://grenier-blog.noosfere.org/index.php/post/2016/04/25/La-Guerrre-des-Mondes-H.G.-WELLS.
[5] C. GRENIER, La science-fiction à l’usage de ceux qui ne l’aiment pas, P., Éditions du Sorbier, collection « La Littérature jeunesse », 2003.
[6] Le brouillard du 26 octobre et autres récits sur la préhistoire (textes choisis et présentés par Christian Grenier), P., Gallimard, collection « Folio-Junior SF », n° 172, 1981.
[7] Film paru en France en 1987 sous le titre Les ailes du désir.
Résumé
Apparus au XIXe siècle, les récits de « fiction préhistorique » témoignent des progrès de cette science nouvelle qu’est l’étude de la préhistoire. La science-fiction a fini par absorber ces textes grâce au caractère conjectural d’une action située dans des passés mal connus.
La littérature explore la préhistoire en y situant une action imaginaire ou y envoyant des explorateurs grâce à une machine. Mais intervenir dans le passé pourrait modifier le présent, entraînant un paradoxe temporel !
Ces récits sont surtout appréciés par les jeunes, fascinés par la préhistoire... et préoccupés par l’avenir de leur propre espèce.
Abstract
Stories of "prehistoric fiction", which first appeared in the 19th century, bear witness to the progress of this new science, the study of prehistory. Science fiction will eventually absorb these texts, thanks to the conjectural nature of an action set in a little-known past.
Literature explores prehistory by setting an imaginary action in it or sending explorers there thanks to a machine. But intervening in the past could have an impact on the present, creating a "time paradox"!
These stories are particularly popular with young people, who are fascinated by prehistory... and concerned about the future of their own species.
Pourquoi la SF a-t-elle intégré le thème de la Préhistoire ?
Comment la littérature de SF a-t-elle utilisé ce thème ?
Le récit préhistorique au sens strict
Quels objectifs, quelles métaphores se cachent dans ce genre de récits ?
Christian GRENIER
Auteur de littérature de jeunesse
Bibliographie de l’auteur (essais sur la SF)
GRENIER, Christian (préface de Ray Bradbury), La science-fiction, lectures d’avenir ?, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1994.
—, Jeunesse et science-fiction, P., Magnard, collection « Lecture en liberté », 1972.
—, La science-fiction ? J’aime !, Messidor, collection « L.F. Documents », 1981.
—, La science-fiction à l’usage de ceux qui ne l’aiment pas, P., Éditions du Sorbier, collection « La Littérature jeunesse », 2003.
—, Le brouillard du 26 octobre et autres récits sur la préhistoire, textes choisis et présentés par Christian Grenier, P., Gallimard, collection « Folio-Junior SF », n° 172, 1981.
WELLS, Herbert George (préface de C. Grenier), La guerre des mondes, Paris, Gallimard, 1996, URL : http://gotomars.free.fr/grenier.html et https://grenier-blog.noosfere.org/index.php/post/2016/04/25/La-Guerrre-des-Mondes-H.G.-WELLS.
Sitographie
Pour compléter mon propos à propos du changement climatique :
LUCCHESE, Vincent, « Changement climatique : les 8 apocalypses à venir », Usbek&Rica, 11 juillet 2017, URL : https://usbeketrica.com/article/changement-climatique-les-8-apocalypses-a-venir.
RIPPLE, William J., « Le cri d’alarme de quinze mille scientifiques sur l’état de la planète », Le Monde, le 13 novembre 2017, URL : https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/11/13/le-cri-d-alarme-de-quinze-mille-scientifiques-sur-l-etat-de-la-planete_5214185_3244.html.