L’incipit de La Vengeance m’appartient plonge d’emblée le lecteur dans les mystères de la mémoire dont Marie NDiaye a déjà exploité les potentialités fantastiques1 dans ses romans et nouvelles : comment un événement ou un personnage passé et absent peut-il réapparaître comme une présence et être reconnu comme le même par la conscience qui le perçoit ? Cette énigme constitue le point de départ d’une des intrigues du roman : l’avocate Me Susane, point focal unique du roman, reconnaît dans le client qui vient d’entrer dans son cabinet, Gilles Principaux, l’adolescent qui l’a reçue dans sa chambre trente-deux ans auparavant, alors qu’elle avait dix ans.
L’homme qui, le 5 janvier 2019, entra timidement, presque craintivement dans son cabinet, Me Susane sut aussitôt qu’elle l’avait déjà rencontré, longtemps auparavant, et dans un lieu dont le souvenir lui revint si précisément, si brutalement qu’elle eut l’impression d’un coup violent porté à son front2.
Cette reconnaissance s’avère triplement paradoxale : d’abord parce que la fulgurance dramatique et douloureuse du souvenir éprouvée par Me Susane contraste avec la présence discrète du personnage qui la cause ; ensuite parce que la précision du lieu remémoré s’oppose à l’indétermination du personnage qui est supposé avoir été l’acteur principal de la scène et enfin parce que rien ne permet, sinon par l’affirmation forte de Me Susane, de distinguer une image fantasmée et irréelle produite par son imagination, de l’image-souvenir réellement vécue et passée qu’elle se rappelle brutalement. C’est le glissement de l’une à l’autre qu’il nous intéresse d’analyser pour saisir comment Marie NDiaye tisse subtilement les divers degrés de réalité représentés dans son univers fictionnel et déploie une des intrigues du roman à partir de la fulgurance d’une impression initiale. Car la reconnaissance de ce nouveau client engendre l’enquête personnelle que va mener Me Susane sur la famille de Caudéran, un quartier résidentiel de Bordeaux, où elle s’est rendue enfant et où elle a – ou aurait – vécu une scène d’initiation majeure pour son devenir. Cette anamnèse paraît secondaire par rapport à l’intrigue romanesque principale : celle du roman judiciaire sur le triple infanticide commis par l’épouse du client, fait divers que le lecteur apprend fortuitement quelques pages plus loin quand Me Susane en informe sa femme de ménage Sharon. Pourtant, cette quête intime, souvent traitée de façon burlesque, interrompt sans cesse la trame du fait divers tragique et déclenche même une rupture familiale, sans se solder par une révélation. Dans d’autres romans, Marie NDiaye utilise les souvenirs incertains, manipulés voire falsifiés de ses personnages non seulement pour mettre en doute la fiabilité de leur rapport au réel et au temps, mais aussi pour esquisser des embryons d’enquêtes complémentaires ou contradictoires qui épaississent le mystère de leur vie pour eux-mêmes comme pour le lecteur, et déploient tout un éventail de trames romanesques possibles.
Ricoeur montre que la reconnaissance est en soi un phénomène miraculeux : « on reconnaît comme étant le même le souvenir présent et l’impression première visée comme autre »3 et la reconnaissance nous renvoie à « l’énigme du souvenir en tant que présence de l’absent antérieurement rencontré »4. Ricœur poursuite cette analyse en montrant que « la ‘chose’ reconnue est deux fois autre, comme absente (autre que la présence) et comme antérieure (autre que comme présent) ». Selon le degré de différenciation et de distanciation du passé par rapport au présent, cette altérité est ressentie selon une gradation qui va de l’évidente familiarité à la profonde étrangeté ; Marie NDiaye en déploie toutes les nuances et les ambivalences jusqu’au paradoxe puisque c’est souvent le présent tout juste passé qui paraît étrange alors que le passé très lointain semble familier.
Dans Trois Femmes puissantes, par exemple, l’avocate Norah, qui s’est rendue en Guadeloupe pour défendre son frère accusé de meurtre, aperçoit fugitivement son compagnon Jakob, la fille de ce dernier Gretel et sa propre fille Lucie, « attablés à la terrasse de l’hôtel, où ils avaient tous autrefois déjeuné »5 alors qu’ils devraient être tous trois en métropole. Mais si la narration montre qu’elle les reconnaît indubitablement, le monologue intérieur rapporté, formant un psycho-récit, envisage une autre hypothèse :
Qui était en réalité ces trois personnes qu’elle avait vues à la terrasse du Grand hôtel ?
Elle-même, Nora, et sa sœur étant petite, accompagnées d’un étranger quelconque ?
Oh non, elle était sûre qu’il s’agissait de sa fille et de Greta avec Jakob, les deux enfants portaient d’ailleurs une petite robe rayée et un bob assorti qu’elle avait reconnus pour les avoir achetés l’été précédent avec, elle s’en souvenait, un accès de repentir dès sa sortie du magasin, car il s’agissait de tenues peut-être excessivement élégantes pour les fillettes, telles que sa sœur et elle n’en avaient jamais portées6.
Norah reconnaît dans l’image qu’elle vient tout juste de capter et qui appartient déjà à son passé proche, l’image familière des trois personnages qui appartiennent à sa vie actuelle et n’ont pas subi de métamorphoses. Et pourtant dans la conscience de Norah, s’y superpose une image différente, bien plus ancienne, celle de Norah et de sa sœur enfants accompagnées d’un adulte ; or pour dissiper ce mirage, Norah n’a pas recours à un argument rationnel et logique (l’impossibilité d’être en même temps dans le présent et dans le passé) mais à un indice qui lui permet de se situer dans le temps : les robes rayées achetées l’année précédente. Les différentes states du passé et du présent se superposent ainsi sans se mêler : l’enfance de Norah avec sa sœur, le voyage antérieur que la famille actuelle recomposée de Norah a effectué, l’achat des robes l’été précédent, et la perception fugitive tout juste passée des trois personnages attablés. Et c’est paradoxalement la dernière qui semble fragile puisque Norah la prend pour une hallucination.
Dans l’incipit de La Vengeance m’appartient, le personnage reconnu par Me Susane est à la fois très éloigné du présent et très différent de l’adolescent qu’il est censé avoir été ; pourtant Me Susane reconnaît d’abord dans Gilles Principaux le garçon qui l’a éblouie et s’applique ensuite à rester fidèle à cette première impression, disparue lors d’une entrevue suivante :
L’impression violente qu’elle avait éprouvée quand Principaux était entré pour la première fois dans son bureau, cette impression qu’elle l’avait connu jadis à Caudéran et que cette unique mise en présence, cette singulière bataille avaient engendré « Maître Susane », elle ne la retrouvait pas.
Il était là, devant elle, un corps mort pour sa mémoire7.
Si le lien entre le souvenir passé et la perception présente semble rompu, c’est peut-être parce que de nouvelles images de Principaux se sont intercalées dans la conscience de Me Susane et font écran, comme le suggère, au début du roman, cette réflexion transcrite dans son monologue intérieur : « Elle faisait confiance bien davantage à l’opinion qu’elle s’était forgée du garçon trente ans auparavant qu’aux visions qu’elle avait de lui aujourd’hui, influencées, transformées par l’air du temps »8. La reprise pronominale « de lui » montre clairement que Me Susane ne remet pas en cause l’identité entre l’adolescent et son client. Le souvenir du passé, même s’il s’agit d’une « opinion », semble paradoxalement plus fiable que l’image perçue au présent, démultipliée et déformée par les discours produits par les médias sur le mari de l’infanticide, et ironiquement définies comme des « visions », non conformes à la réalité.
Le phénomène de la reconnaissance, sur lequel repose la mémoire, est donc doublement tiraillé, par l’imagination d’une part et par la perception d’autre part, qui intercalent d’autres images (imaginées, vécues à de moments différents ou perçues) entre le souvenir passé et l’image présente à la conscience.
Selon une longue tradition philosophique, la mémoire est certes une province de l’imagination mais elle s’en distingue d’abord par la distance temporelle :9 le souvenir est l’image antérieure d’une chose qui a existé mais qui est absente au présent. Or comment distinguer le souvenir de la vision ou de l’hallucination ? Comment savoir si l’image qui apparaît à la conscience au présent correspond au souvenir d’une chose qui est absente ? C’est par les traces que laisse la chose passée que la conscience présente peut opérer une telle vérification. Ricœur en distingue trois emplois : les traces écrites ou archives, l’« impression en tant qu’affection résultant du choc d’un événement dont on peut dire qu’il est frappant »10, et les empreintes corporelles, cérébrales, corticoles, objets d’étude des neurosciences. À l’exception de ces dernières, les traces sont bien utilisées par les personnages de Marie NDiaye pour distinguer les productions de la mémoire et de l’imagination, mais elles produisent un effet souvent contraire au résultat attendu : dans Ladivine par exemple, une « longue tache foncée »11 rappelle à Ladivine que son mari Marko a précipité le mystérieux adolescent Wellington par-dessus la rambarde après s’être battu avec lui la nuit précédente ;12 or Wellington réapparaît vivant en pleine nuit chez les amis de son père, les Cagnac13, démentant l’effet-signe funèbre de la trace de sang. Dans Trois femmes puissantes, c’est une photographie qui devrait servir de document attestant la réalité du souvenir de Norah : celle-ci affirme en effet qu’elle n’a « jamais vécu ailleurs qu’en France » alors que son père soutient qu’elle a habité à Grand-Yoff14 en lui montrant une photographie qui est censée constituer la preuve de sa présence dans cette commune de la banlieue de Dakar mais qui représente, selon elle, sa sœur. Cependant, peu à peu, l’assurance de Norah se délite : elle reconnaît dans « la robe vert tilleul aux petites fleurs jaunes », la robe que sa mère « lui avait confectionnée avec un coupon de tissu que Norah avait trouvé chez Bouchara »15 et elle finit par s’installer dans la petite maison où elle est censée avoir habité :
Elle [...] considérait avec plaisir la petite pièce blanche et nue et elle acceptait l’idée qu’elle avait peut-être, dix ans auparavant, dormi dans cette même chambre, car il était maintenant plus simple pour elle d’admettre, le cœur ouvert, une telle éventualité, que de la rejeter avec effroi et colère, de sorte qu’elle laissait sans crainte l’envahir une impression de déjà-vu qui pouvait aussi bien provenir de ce qu’elle avait traversé en rêve ce qu’elle vivait à présent16.
Entre souvenir et songe, la nature de cette image de Norah dans la maison de Grand-Yoff paraît indécidable, d’autant qu’elle semble reconnue par des voisins qui « lui parlaient d’elle-même telle qu’ils prétendaient l’avoir connue dix ans auparavant »17 sans qu’elle leur donne raison (comme le montre le modalisateur « prétendait ») ni les démente (« elle n’en était pas affectée »).
Dans La Vengeance m’appartient, c’est la deuxième acception de la trace comme « impression », consécutive d’un événement frappant, qui signale le souvenir ; le corps18 en garde la mémoire comme le montrent d’abord la douleur physique éprouvée par Me Susane à l’entrée de Gilles Principaux dans l’incipit cité, puis la métaphore oxymorique qu’elle emploie quand elle parle au téléphone de l’adolescent à sa mère : « ce garçon, maman, c’est l’enkystement d’une pure joie »19. Cette métaphore incongrue dans une conversation téléphonique banale s’inscrit dans le prolongement du monologue intérieur où Me Susane s’imagine retrouvant ce garçon : « [...] elle le verrait ouvrir une porte ou presser une sonnette et saurait alors qu’il ne faisait qu’un avec l’adolescent irrémédiablement logé dans son âme – une tumeur enkystée ? »20. La métaphore du kyste exprime l’intériorisation de l’image-souvenir dans le corps du personnage et son ambivalence axiologique, négative ou positive, maléfique ou merveilleuse ou bien les deux à la fois.
À défaut de retrouver le souvenir dans son corps, Me Susane le cherche dans le lieu où il s’est imprimé. Alors que les souvenirs transmis par les paroles volent, « les lieux demeurent comme des inscriptions, des monuments et potentiellement des documents », comme le rappelle Ricœur21, ravivant la métaphore platonicienne de la cire où se grave le souvenir22. La question « où ? » devient alors essentielle ; elle déclenche la recherche du lieu où s’est produite la scène entre la fillette et l’adolescent 32 ans plus tôt ; mais la « belle maison de Caudéran », parmi les « maisons-tombeaux »23 de ce quartier-cimetière, reste introuvable. Si la question du corps et du lieu du souvenir n’est pas féconde, c’est sans doute qu’elle est mal posée, comme l’a montré Bergson dans Matière et mémoire24 ; Me Susane lui substitue la question « qui ? » reprise obsessionnellement dans son monologue intérieur par des phrases interrogatives, mises en valeur par la typographie (en italiques, isolées par des alinéas), avec des variations :
Qui était, pour elle, Gilles Principaux ? (La Vengeance m’appartient, p. 12)
Qui était Gilles Principaux pour elle ? (p. 14 ; p. 22 ; p. 27)
Qui était Gilles Principaux dans son histoire ? (p. 28)
Qui était Principaux pour elle ? (p. 126)
Qui était, pour elle, cet homme au regard soucieux, aux traits banals ? (p. 133)
Qui était Principaux pour elle ? (p. 165)
Mais qui était Principaux pour elle ? (p. 170)
Qui était Principaux pour elle ? Comment s’appelaient véritablement les Principaux ? (p. 203)
La répétition du complément « pour elle » suggère que la question ne porte pas tant sur l’identité de Principaux que sur son lien avec Me Susane. Dès la première occurrence de cette interrogation lancinante, elle associe la question « qui ? » à la question « comment ? » qui l’incite à reparcourir le cheminement de l’image dans sa mémoire pour relier son passé et son présent.
Comment le savoir, comment se fier à cette intuition exaltante, blessante, inquiétante qu’il avait été l’adolescent dont elle s’était éprise à jamais, autrefois, dans une maison de Caudéran qu’elle aurait été incapable de reconnaître aujourd’hui ?25
Le processus mental qui fait émerger le souvenir a été décrit par Bergson qui a montré que le souvenir se conserve à l’état latent en attendant d’être utile à l’action présente et forme ainsi une chaîne avec les autres souvenirs26. Mais l’introspection du personnage, transcrite dans l’ensemble du roman par le monologue intérieur au discours indirect libre, ne parvient pas à faire accéder Me Susane à un savoir sûr, qu’elle ne souhaite d’ailleurs pas27, et suggère au contraire que des obstacles empêchent celui-ci de se constituer. L’inconscient du personnage, qui produit un puissant effet de vie28, est suggéré par les répétitions obsessionnelles (de la question « qui ? », des noms propres, de la maison de Caudéran). La juxtaposition des trois adjectifs (très fréquente dans l’écriture de Marie NDiaye) paraît corriger une impression première (« exaltante ») en faisant surgir un traumatisme inconscient (« blessante »), qui laisse Me Susane sans repos (« inquiétante ») : l’épanorthose, cette sorte de tâtonnement énonciatif souligné ici par l’homéotéleute, mime ainsi le cheminement inabouti et sans cesse corrigé du souvenir dans la conscience du personnage.
Ce sont les personnages des parents, M. et Mme Susane, qui formulent les deux interprétations, psychanalytique et surnaturelle, de cet empêchement de la mémoire. Mais ils réagissent en tant que narrataires de l’histoire que leur fille leur raconte. Le récit orienté29 de Me Susane sur ce qui s’est passé cet après-midi-là dans la maison de Caudéran amène sa mère à qualifier la maison de « merveilleuse »30, « ces gens » de « fantastiques »31, puis à déclarer mystérieusement : « J’ai pénétré dans cette maison comme dans un bois lacté »32 poursuivant la comparaison avec la biche33 qui figure dans le monologue intérieur de Me Susane juste avant. Le père, qui refuse le surnaturel, formule la thèse rationnelle de l’agression sexuelle sous forme de questions : « Qu’est-ce qu’il a fait exactement ce type ? »34 ; « Mais que t’a-t-il fait dans cette chambre ? »35. Si l’idée d’un traumatisme se développe progressivement dans la conscience confuse de Me Susane alors qu’elle la refuse catégoriquement au début, Marie NDiaye traite de façon burlesque l’oubli du nom propre, qui fait partie des « psychopathologies de la vie quotidienne » caractéristiques du refoulement. Selon Freud en effet, celui qui essaie de se rappeler le nom oublié « trouve dans sa conscience d’autres noms, des noms de substitution, qu’il reconnaît aussitôt comme incorrects, mais qui n’en continuent pas moins à s’imposer à lui obstinément »36 ; ce mécanisme de fausse réminiscence révèle, selon Freud, que « le locuteur a refoulé quelque chose : il voulait oublier autre chose intentionnellement mais il a oublié malgré lui le nom. » Or c’est Mme Susane, et non sa fille, qui paraît avoir refoulé cette scène ancienne : elle ne parvient pas à se rappeler si cette famille de Caudéran s’appelait Principaux et ne cesse d’appeler sa fille au téléphone pour indiquer chaque fois un nom propre différent, engendrant un comique de répétition et un décalage burlesque, puisqu’elle interrompt le travail de sa fille traitant un dossier tragique. Les interprétations du récit de Me Susane par ses parents (envoûtement ou refoulement) se rejoignent dans le sentiment d’une infériorité sociale qui confine à l’humiliation et qui exacerbe l’éblouissement ressenti par la femme de ménage et sa fille en présence de ces bons bourgeois de Caudéran37. Mais même si le lecteur peut reconnaître ses propres interprétations dans celles des parents de Me Susane et être tenté de retrouver dans cette intrigue de La Vengeance m'appartient un roman fantastique ou un roman psychologique, il ne peut s’en satisfaire puisque d’autres catégorisations aussi pertinentes s’y ajoutent : le roman de vocation ou de formation permettant de lier la découverte des joies de l’argumentation dans la chambre de l’adolescent et le métier d’avocate ; le roman social opposant les bourgeois oisifs et le peuple travailleur, le roman judiciaire visant à faire éclater la vérité devant la société et à produire une plaidoirie lors d’un procès puisque Principaux est désigné comme coupable dans l’embryon de plaidoirie finale de Me Susane, le roman familial explorant les non-dits, les secrets et les conflits dans différentes familles, etc.
C’est la possibilité de la narration du passé qui pose problème dans ce roman, à cause des écarts insurmontables entre les choses dont on se souvient et le récit qu’on en fait, du fait même que celui-ci les organise et les réagence. Dans la scène déjà évoquée plus haut, où Me Susane raconte à ses parents, après bien des précautions oratoires, ce qu’elle a vécu enfant dans la maison de Caudéran dans le but de faire surgir dans la mémoire de sa mère le nom des gens où elle a travaillé cet après-midi-là38, Marie NDiaye ne livre d’abord au lecteur que les modalités de la narration, sous forme d’un dialogue entre les parents et leur fille : le contenu du récit est différé39 dans la deuxième partie de la scène qui est le discours intérieur de Me Susane dans sa voiture, ressassant le récit de la scène passée et l’échange infructueux et décevant avec ses parents.
Dans la première partie dialoguée de cette scène, à la question du père : « qu’est-ce qu’il t’a fait exactement ce type ? », Me Susane répond :
Je ne comprends pas ta question, papa. Je viens de vous faire le récit de cet après-midi, je n’ai omis aucun détail quand il avait un sens et un intérêt dans le cadre de mon histoire, quand il signifiait quelque chose d’éloquent, je vous ai aussi, je crois, laissé entendre que ces quelques heures passées avec ce jeune homme (je le voyais ainsi du haut de mes dix ans, il devait en avoir quatorze ou quinze seulement) sont de celles que je me remémore aujourd'hui avec délice, avec nostalgie aussi puisque, c’est vrai, je ne vous l’ai peut-être pas dit, je n’ai jamais retrouvé chez aucun garçon, aucun homme, aucun être vivant en fait, ce charme étrange qui m’a en quelque sorte fatalement conduite à l’adorer.
– Mais qu’est-ce qu’il t’a fait ? demanda M. Susane d’une voix douloureuse40.
Le commentaire de Me Susane sur son propre récit est révélateur du travail de réagencement qu’elle a effectué, en avocate experte de l’éloquence, pour produire l’effet qu’elle cherchait et qui est de nouveau manqué puisque le père repose la même question. Or les omissions de détails prétendument insignifiants, les ellipses involontaires, les sous-entendus restent, pour le père rabroué comme pour le lecteur, autant d’indices d’un possible refoulement. Quand Me Susane se remémore, dans la deuxième partie de la scène, ce qu’elle a vécu enfant dans la chambre de l’adolescent, son discours intérieur répond, malgré elle, à la question de son père : « qu’avait-il fait ? ». Or son récit peut se lire à la fois comme une leçon révélant un talent oratoire précoce et comme une initiation libertine à la sexualité, deux apprentissages inadaptés à son âge comme le suggère l’emploi décalé et surprenant du titre abrégé de Maître Susane (Me Susane) pour la petite fille de dix ans41 dont le prénom n’apparaît jamais dans le roman sinon sous l’initiale H ; dans la phrase, le garçon « l’avait fait asseoir près de lui sur le canapé qui occupait un coin de la pièce fort éloigné, aux yeux de Me Susane, du lit, de l’armoire à vêtements [...] », c’est selon le point de vue de la fillette et non de l’avocate que la pièce paraît immense ; le point de vue de la fillette est ainsi ramené à celui de l’adulte comme si la fillette ne pouvait plus exister comme telle dans le passé remémoré ou comme si le titre de « maître » pouvait lui garantir une protection adulte, sociale, institutionnelle.
Tout l’art de Marie NDiaye est de suggérer, comme à l’insu de la narratrice, la trame de l’initiation sexuelle d’une jeune enfant ignorante et naïve, topos du roman libertin : l’invitation de l’adolescent (« viens je vais te montrer ma chambre »)42 , la « mère naïve » encourageant sa fille à suivre le garçon en l’exhortant muettement « (obéis-lui, sois polie) »43 ; l’adolescent montrant sa « collection de fossiles » à défaut de ses estampes japonaises, la faisant « asseoir près de lui sur le canapé », lui demandant « d’une voix à la fois détachée et suave, recrue et délicate [...] ce qu’elle pensait de tout cela », se montrant un professeur « exigeant »44 quant à la qualité du langage utilisé, tous ces indices distillent la trame d’une initiation libertine qui se termine par la manifestation de satisfaction de l’adolescent :
Elle avait extrait de son cerveau ce que celui-ci recelait de plus perspicace, de plus malin, d’enjôleur et de roué.
Le garçon avait paru content, il avait caressé ses cheveux que Me Susane avait alors longs et soyeux45.
La gradation des adjectifs, de « perspicace » et « malin », qui semblent employés par antiphrase, à « enjôleur » et « roué » qui caractérisent les libertines accomplies, montre le succès de cet enseignement qui est dénoncé comme une manipulation, dont Me Susane – la fillette et la narratrice – n’a pas conscience puisqu’elle se croit perspicace et maligne. Quant aux cheveux caressés par l’adolescent, la fillette choisit de les couper ras sans donner d’explication, juste après cette scène, accréditant sans le vouloir la thèse paternelle.
Si le récit de cette scène retranscrit le souvenir d’une leçon d’éloquence révélant à la fillette ses talents d’oratrice, il distille aussi des sous-entendus inquiétants en laissant entendre, comme à l’insu de la narratrice, la domination masculine, bourgeoise, culturelle de l’adolescent.
Il susurrait :
– Tteu, tteu lorsqu’elle digressait ou se montrait malhabile, l’incitant, l’obligeant même ( elle voulait tellement lui plaire ) à comprendre ce qu’il attendait, ainsi que Me Susane avait vu ses parents dresser Bouly, le chien de son enfance46.
La gradation des verbes (susurrer, inciter, obliger) et la comparaison finale dénoncent l’éducation comme un hypocrite et insidieux dressage, rappelant le portrait à charge que Marie NDiaye fait des enseignants47 dans l’ensemble de son œuvre.
Les deux interprétations de ce récit – celle d’une agression sexuelle masquée en initiation libertine, celle d’un cours de rhétorique déguisé en révélation éblouie d’une vocation – qui peuvent se lire comme des métaphores l’une de l’autre, se rejoignent dans la « plaisanterie » à double sens qui clôt le dialogue avec les parents : « Je n’étais pas la jeune fille face au cruel sultan »48 : Me Susane évoque, en la niant et en s’en moquant, l’angoisse de la logorrhée par laquelle elle croyait pouvoir satisfaire l’adolescent, comme Shéhérazade son époux tyrannique dans Les Mille et une nuits.
La narration du souvenir dépasse donc la narratrice qui pense son récit comme un plaidoyer en faveur de l’adolescent et qui s’en persuade, alors qu’il contient ironiquement des éléments à charge contre celui-ci. Dès que le souvenir est mis en intrigue dans un récit, sa vérité (sa conformité à ce qu’il fut au moment où il fut perçu) échappe et il est soumis au pouvoir plus ou moins conscient du narrateur voire du narrataire. Dans La Vengeance m'appartient, la narratrice semble se tromper elle - même (mais est-ce si sûr ?) en agençant son récit de manière à produire un effet sur ses narrataires (ses parents, elle-même, un jury imaginaire) et en semblant révéler à son insu un autre sens, refoulé dans les profondeurs de son inconscient, peut-être suggéré par son père qui en est le destinataire. Dans d’autres romans, celui qui raconte le souvenir le déforme et le retourne, inversant sa signification et imposant sa propre vérité. Dans Trois femmes puissantes, le père de Norah, à force de raconter que sa fille a vécu à Grand-Yoff, finit par imposer sa vérité : il se montre satisfait de voir la mère de Norah et son fils Sony enfin réconciliés alors que c’est lui qui a enlevé Sony enfant et l’a amené de force au Sénégal, menaçant de « trancher la gorge »49 à la mère de Sony si elle débarquait au Sénégal pour le revoir50. Dans la deuxième partie du même roman, le souvenir du meurtre commis par Abel est brouillé dans l’esprit de son fils, Rudy, qui était présent dans la maison au moment où son père a agressé son associé Salif mais ne sait plus s’il a assisté à la scène :
Ce qu’il n’arrivait encore pas à discerner, c’était s’il avait assisté à la scène entre son père et Salif ou si maman la lui avait racontée si précisément qu’il avait cru ensuite avoir tout vu.
Mais pourquoi, comment maman aurait-elle décrit ce qu’on lui avait déjà raconté à elle-même, puisqu’elle n’y était pas ?
Rudy n’avait pas besoin de fermer les yeux pour voir comme s’il y était encore ou comme s’il y avait jamais été son père crier quelque chose à Salif puis, avant que celui-ci ait eu le temps de lui répondre, l’assommer d’un coup de poing en plein face51.
Comme dans les deux autres exemples, le discours intérieur du personnage mêle le point de vue de l’enfant (qui appelle sa mère « maman » et revit les sensations éprouvées lors de cette scène traumatisante) et celui de l’adulte qui échoue à démêler le vrai du faux en se corrigeant sans cesse, le souvenir-écran produit par le récit de la mère ayant peut-être brouillé le souvenir authentique.
Si raconter, c’est reformer la chaîne des souvenirs, Marie NDiaye montre subtilement que le récit la déforme, soit parce qu’il est sous l’autorité d’un narrateur de mauvaise foi, manipulateur et tout puissant qui, à force de répéter sa version finit par l’imposer, soit parce qu’il est produit par un narrateur de bonne foi qui a oublié ou refoulé le passé et qui complète les blancs par des suppositions plus ou moins conscientes. Le narrataire représenté dans les romans de Marie NDiaye se trouve ainsi souvent piégé par le récit qui lui est adressé et qui le plonge souvent dans un malaise indicible dont il ne peut sortir qu’en se laissant porter malgré lui par le courant du récit52.
La vérité du souvenir, sur laquelle repose le témoignage produit dans le cadre institutionnel de l’enquête policière et du procès, est ainsi fragile : dans La Vengeance m’appartient, Gilles Principaux soutient à Me Susane que deux policiers étaient présents à son arrivée sur la scène du triple crime alors que les dépositions et articles de journaux qu’elle a lus affirment qu’un policier et une policière s’y sont rendus53. Et les témoins, pourtant assermentés, accrédités et dignes de confiance, présentent des témoignages contradictoires dont la véracité est remise en cause par l’emploi du conditionnel :
La policière dirait qu’elle l’avait vu tituber, s’accrocher au chambranle.
Son collègue assurerait qu’il était resté ferme sur ses jambes et Principaux lui-même ne se souviendrait de rien, laissant entendre que le malaise justement avait provoqué cette amnésie54.
Qui croire en l’absence d’un narrateur en surplomb tranchant entre les deux versions ? Quel discours correspond à ce qui a eu lieu ?
La loi logique de non contradiction oblige à choisir : c’est soit un policier et une policière, soit deux policiers qui ont fait les premiers constats dans La Vengeance m'appartient ; dans Trois femmes puissantes, soit Rudy a assisté au meurtre commis par son père ; soit il n’y a pas assisté et on le lui a raconté.
Mais ce « ou » exclusif n’est pas la seule manière de traiter le souvenir : à l’étroitesse sclérosante de cette alternative logique indéniable, certains personnages semblent préférer, plus ou moins volontairement, l’ouverture à l’imaginaire que leur offre une autre version, telle Norah qui, dans l’exemple déjà cité, finit par accepter l’idée qu’elle a déjà habité dans la petite maison qu’elle loue dans la banlieue de Dakar : « elle y consentait humblement, déraisonnablement, comme à un mystère »55. De façon similaire, Ladivine, qui est reconnue par plusieurs personnes comme l’invitée d’un mariage auquel elle n’a pas assisté, finit par raconter ce mariage pour leur plaire puis par s’interroger, dans son monologue intérieur transcrit au style indirect libre, sur l’impression étrange d’une réalité parallèle, quand la jeune mariée elle-même la reconnaît :
[Ladivine] ne pouvait, se disait-elle, avoir assisté à ces noces.
Qui lui ressemblait assez pour qu’on la confondît avec cette personne ?
Et pourquoi avait-elle l’impression qu’elle aurait menti ridiculement en niant sa présence, pourquoi avait-elle l’impression, même, qu’elle ne mentait pas en acceptant comme exacte l’affirmation qu’elle avait participé à ce mariage où elle avait porté sa petite robe en vichy jaune achetée trois ans plus tôt aux galeries Lafayette de Bordeaux ?56
Comme la robe de Norah portée sur la photo dans Trois femmes puissantes, la robe de Ladivine, trace datée reconnue par les invités, sert d’image sensible pour accréditer une autre version du passé que celle que soutient le personnage focal dans le monologue intérieur duquel le lecteur est plongé. Le discours sur le souvenir peut être taxé de vrai ou de mensonger mais qu’en est-il du souvenir tel qu’il apparaît à la conscience avant tout discours ou toute configuration narrative ? En d’autres termes, pour reprendre la question formulée par Ricœur à la suite de Bergson, qu’est-ce que « reconnaître le souvenir pour un souvenir » ?57 En décrivant le mouvement de rappel, c’est-à-dire la progression du souvenir pur (encore virtuel) vers le souvenir-image (re-présenté et actuel, imitant la perception), Bergson montre que nous reconnaissons le souvenir pour un souvenir « parce qu’il demeure attaché au passé par ses racines profondes », parce qu’il se ressent « de sa virtualité originelle » et est « en même temps qu’un état présent quelque chose qui tranche sur le présent »58. C’est à un tel mouvement de rappel que se livre ensuite Ladivine dans une longue séquence introspective : la petite robe en vichy jaune renvoie en fait le personnage à un autre souvenir douloureux, celui des dernières courses à Bordeaux avec sa mère Clarisse Rivière qui se fait assassiner sauvagement peu après par son compagnon. Ladivine conclut le rappel de ce souvenir douloureux par des hypothèses au conditionnel sur le choix possible de cette robe pour un mariage et sur l’existence d’un sosie, redéployant ainsi les virtualités de l’histoire qui aurait pu avoir lieu. Si pour Ladivine le mariage n’est pas attaché à son propre passé puisqu’il ne correspond pas à son propre souvenir, elle peut imaginer cet épisode comme une virtualité de son passé qui ne s’est pas réalisée ou bien qui a été accomplie par une autre (son sosie) à son insu59.
Le sentiment d’étrangeté qui en découle et dont Dominique Rabaté a analysé les subtilités dès les premières œuvres de Marie NDiaye tient non seulement à l’« inadéquation sociale », au « sentiment insurmontable de désaccord avec le monde »60 de ses personnages, illustré encore par cet exemple où Ladivine paraît seule contre tous, mais encore à notre rapport au passé et surtout au présent que Marie NDiaye configure dans toute sa complexité, dans les romans plus récents que nous étudions. Le présent n’existe pas ou presque ; à peine une sensation ou une impression affleurent-elles à la conscience du personnage qu’elles sont immédiatement doublées d’un discours intérieur qui les commente, les interroge, les compare, les ramène au passé ; dans Ladivine, tous les personnages vivent à côté de leur vie, dans des simulacres, illustrant ce paradoxe que Bergson formule dans Matière et mémoire :
si on considère le présent concret et réellement vécu par la conscience, on peut dire que ce présent consiste en grande partie dans le passé immédiat [...] ; notre « perception, si instantanée soit-elle, consiste donc en une incalculable multitude d’éléments remémorés, et à vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons, pratiquement, que le passé [...]61.
Pour Bergson, c’est parce que le présent est déjà son propre passé qu’il peut y avoir souvenir : « un corollaire important de la thèse de la survivance en état de latence des images du passé est en effet qu’un présent quelconque est dès son apparition son propre passé ; car comment deviendrait-il passé s’il ne s’était constitué en même temps qu’il était présent »62. L’impression étrange de déjà vu rend sensible cette propriété du présent : quand Ladivine commande un jus de mangue dans une paillote, elle est saisie par l’impression que « l’instant, elle l’avait vécu déjà, bien qu’elle ne fût jamais venue dans ce marché » et s’interroge : « Dans quel songe avait-elle pris rendez-vous, pour ainsi dire, avec cette femme et ce verre et le jus épais dont la douceur dans sa gorge était rigoureusement celle qu’elle avait déjà éprouvée, bien qu’elle n’eût jamais auparavant bu le jus d’une mangue tout juste mixée ? »63. Ce sentiment puissant de déjà vu, Ladivine essaie de le vérifier en interrogeant la serveuse et envisage l’hypothèse qu’elle ne parvient pas à situer cette scène déjà vécue dans son passé parce que
c’était arrivé dans l’un de ces rêves si véridiques qu’on est certain, au réveil, d’avoir réellement voyagé et qu’il n’y a pas de vision onirique mais des réalités qu’on prend pour des songes, et cependant on se voit sans âge et les saisons n’ont pas de saveur64.
Tout en présentant ce déjà vu comme un rêve, la phrase au style indirect libre qui suit le cheminement de la pensée de Ladivine inverse le rapport entre les rêves et les réalités (ce sont les rêves qui sont qualifiés de véridiques, et les réalités qui sont prises pour des songes) et se termine par un constat du dédoublement de la personne (« on se voit ») qui est une des caractéristiques du phénomène du déjà-vu tel que le décrit Bergson : on aperçoit « alors le monde extérieur comme dans un rêve ; on devient étranger à soi-même, tout près de se dédoubler et d’assister en simple spectateur à ce qu’on dit et à ce qu’on fait »65. La dépersonnalisation, exprimée par l’emploi du pronom indéfini « on » dans le monologue intérieur de Ladivine, est également rattachée à ce phénomène de déjà-vu par Bergson. Elle est amorcée dans ce passage qui annonce la « dissolution » de « la vie anxieuse »66 de Ladivine.
Selon Bergson, l’expérience du déjà vu (qu’il appelle « souvenir du présent ou fausse reconnaissance »)67 révèle la scission du présent réel qui s’accomplit à chaque instant : « notre existence actuelle, au fur et à mesure qu’elle se déroule dans le temps, se double ainsi d’une existence virtuelle, d’une image en miroir : tout moment de notre vie offre donc deux aspects : il est actuel et virtuel, perception d’un côté et souvenir de l’autre. Il se scinde en même temps qu’il se pose. Ou plutôt il consiste en cette scission même »68. Le sentiment de déjà vu s’explique par ce dédoublement entre « la perception qui n’est que perception et la perception doublée de son propre souvenir »69 que la personne confond avec un souvenir plus lointain. C’est cette scission du présent que Marie NDiaye fait vivre à son lecteur en montrant que l’existence virtuelle des personnages double à chaque instant le moment présent qu’ils sont en train de vivre et l’emporte le plus souvent sur celui-ci, au point de les rendre complètement inadaptés au monde réel dont ils ne peuvent saisir que l’étrangeté et sur lesquels ils ne peuvent agir70. Me Susane est minée par les songes qui modifient profondément la révélation éblouissante dont son moi éveillé garde le souvenir et qui finissent par imposer une obsession de vengeance contre l’adolescent : « Combien de fois dans sa jeunesse, Maître Susane n’avait-t-elle reçu le commandement de rendre au garçon de Caudéran l’offense qu’à son réveil elle n’était plus certaine d’avoir subi mais que ses rêves lui présentaient comme incontestable et terrible »71.Le personnage est ainsi livré aux virtualités parfois merveilleuses, souvent terrifiantes qui doublent sa perception du monde. Le choix d’un point focal unique pour tout ou partie du roman a pour effet d’enfermer le lecteur dans cette conscience jusqu’au malaise tout en lui donnant une distance au style indirect libre qui transcrit les pensées du personnage.
L’écriture du souvenir permet donc à Marie NDiaye de déployer les doublures potentielles du réel. La reconnaissance fait surgir le souvenir dans le présent, en superposant deux images dans la conscience du personnage, celle remémorée du passé et celle perçue dans le présent. Mais le souvenir remémoré peut être manipulé, fantasmé ou rêvé : Marie NDiaye brouille le degré de réalité des images qui surgissent dans la conscience de ses personnages en jouant sur la combinaison des deux facultés de la perception et de la mémoire. La fausse reconnaissance signale ce jeu : Bergson rappelle qu’« elle aurait lieu à tout instant si la volonté, sans cesse tendue vers l’action, n’empêchait le présent de se retourner sur lui-même en le poussant indéfiniment dans l’avenir »72. Marie NDiaye offre toute une palette nuancée de personnages qui relâchent, plus ou moins intensément ou continûment, leur volonté, affaiblissant ce que Bergson appelle « l’élan de conscience » 73 : ils se dédoublent en quelque sorte et, tirés en arrière par le passé ou des songes parallèles, ne parviennent pas à vivre dans le présent, telle Clarisse Rivière, la mère et la fille de Ladivine, qui rêve sa vie au lieu de la vivre, ou telle Me Susane dont la volonté de femme puissante est sans cesse contrariée ironiquement par le surgissement de ce qui double le réel à son insu.
[1] Alain CHAREYRE-MEJAN, Le Réel et le fantastique, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 81. « Dès que quelqu'un se souvient, il raconte une histoire fantastique. [...] La présence du réel est dans la mémoire un revenant. ».
[2] Marie NDIAYE, La Vengeance m’appartient, Paris, Gallimard, 2021, p. 9.
[3] Paul RICŒUR, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p. 47.
[4] Ibid.
[5] Marie NDIAYE, Trois femmes puissantes [2009] Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010, p. 64.
[6] Ibid.
[7] M. NDIAYE, La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 133-134.
[8] Ibid., p. 39.
[9] P. RICŒUR, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 22. « Pour Aristote, la distance temporelle est inhérente à l’essence de la mémoire et assure la distinction entre mémoire et imagination. ».
[10] Ibid., p. 16-17.
[11] Marie NDIAYE, Ladivine [2013], Paris, Gallimard, « Folio », 2014, p. 297.
[12] Ibid., p. 291.
[13] Ibid., p. 354.
[14] M. NDIAYE, Trois femmes puissantes, op. cit., p. 81.
[15] Ibid., p. 84.
[16] Ibid., p. 92.
[17] Ibid., p. 97.
[18] P. RICŒUR, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 48-53, pour l’analyse des phénomènes mnémoniques impliquant le corps et le lieu habité par le corps.
[19] Marie NDIAYE, La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 41.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 49. Voir l’usage que font des lieux les ars memoriae antiques. Cf. Frances A. YATES, L’Art de la mémoire [The Art of Memory, 1975], traduction de l’anglais de Daniel Arasse, Paris, Gallimard, 1987.
[22] Ibid., p. 10. Voir dans le Théétète (191d) de PLATON la réponse de Socrate : « Eh bien, affirmons que c’est là un don de la mère des Muses, Mémoire : exactement comme lorsqu’en guise de signature nous imprimons la marque de nos anneaux, quand nous plaçons ce bloc de cire sous les sensations et sous les pensées, nous imprimons sur lui ce que nous voulons nous rappeler [...] Et ce qui a été imprimé nous nous le rappelons et nous le savons, aussi longtemps que l’image en est là ; tandis que ce qui est effacé ou ce qui s’est trouvé dans l’incapacité d’être imprimé nous l’avons oublié, c'est-à-dire nous ne le savons pas. ».
[23] M. NDIAYE, La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 40.
[24] Henri BERGSON, Matière et mémoire, Essai sur la relation du corps à l'esprit, [Paris, Alcan, 1896], PUF, coll. « Quadrige », 3e édition, 1990, p. 165. À propos de la fausse question du lieu de mémoire où se conserverait le souvenir.
[25] M. NDIAYE, La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 12.
[26] H. BERGSON, Matière et mémoire, op. cit., p. 162.
[27] M. NDIAYE, La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 28 : « Il n’était jamais arrivé à Me Susane d’attendre une réponse dans un tel état d’espoir et d’anxiété, ne sachant pas ce qu’elle souhaitait entendre. / Elle devait pourtant le savoir souterrainement puisqu’elle se sentit désappointée lorsque Mme Susane, catégorique, obtuse, fermée à toute pression lui assura qu’elle ne se rappelait pas avoir travaillé pour des Principaux. ».
[28] Parmi les procédés produisant « un effet de vie », figure en effet, selon Vincent Jouve, le lexique modal qui renforce l’illusion référentielle : quand les trois modes (vouloir, pouvoir, savoir) s’imbriquent, l’effet de vie est maximal. C’est le cas dans le passage cité : Me Susane veut à tout prix ce qu’elle ne sait pas et ne le peut pas. Vincent JOUVE, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, p. 106.
[29] Marie NDIAYE distingue subtilement ce que Me Susane veut et croit raconter ( une histoire « joyeuse » ) et ce qu’elle raconte malgré elle : « Elle se voyait haletante, à la fois échauffée et transie comme s’il y avait eu la moindre difficulté à raconter le moment le plus heureux de son existence » ( La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 30 ).
[30]Ibid., p. 30.
[31] Ibid., p. 31.
[32] Ibid.
[33] Ibid. « Elle accepta que le ton de son récit corresponde à l’émoi qui la faisait soudainement transpirer et trembler sous la suspension d’opaline, si bien qu’elle en devint pantelante comme une biche acculée. ». Cette comparaison suggère la présence d’un loup ou d’un chasseur qui corrobore la suspicion d’agression.
[34] Ibid., p. 34.
[35] Ibid., p. 38.
[36] Sigmund FREUD, Mémoire, souvenirs, oublis, [1921, 1923] trad. Yves Le Lay et Samuel Jankélévitch, Éditions Payot, 1966 et 1967, Petite Bibliothèque Payot, 2009, chapitre 2 « L’oubli des noms propres » p. 50.
[37] M. NDIAYE, La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 86. Ce sentiment d’humiliation sociale est explicitement attribué au père de maître Susane : « Et l’intuition de M. Susane, selon laquelle elles avaient toutes les deux été leurrées et violentées dans cette belle maison de Caudéran, pouvait-elle la mettre sur le compte de la jalousie ou de la peur et d’un besoin primaire chez lui de défendre ses sombres mœurs contre les dérèglements séducteurs des bourgeois ? ».
[38] Ibid., p. 27-40.
[39] Le même procédé de disjonction de l’énonciation et de l’énoncé du récit est utilisé dans Rosie Carpe. Lazare, le frère de Rosie, se confesse à Lagrand ( Marie NDIAYE, Rosie Carpe, [Éditions de Minuit, 2001], Minuit, coll. « Double », 2006, p. 269-271 ) mais seul le cadre énonciatif du récit est donné au lecteur( les circonstances, le narrateur, le narrataire et ses réactions horrifiées ) : le contenu du récit ( le crime crapuleux d’un couple de touristes par Lazare et Abel ) est révélé au lecteur vingt pages plus loin ( p. 290 et suivantes ) quand Lagrand se remémore ce qui lui a raconté Abel. Ce décalage ne sert pas tant à produire un suspense narratif qu’à laisser se développer la rumination de Lagrand incapable de digérer ce récit ( la métaphore alimentaire est filée dans tout ce passage ). La double analepse ( Lagrand se remémorant le récit qui lui fait Lazare du crime qu’il a commis deux jours plus tôt ) montre les effets de contagion du récit et le transfert de mémoire qui s’opère, le narrataire Lagrand se sentant coupable comme s’il avait commis ce crime.
[40] M. NDIAYE, La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 35.
[41] Dominique Rabaté relève que le docteur Zaka, en pèlerinage dans le quartier de son adolescence, est « protégée derrière son titre, derrière son absence de prénom » dans Mon cœur à l’étroit. Dominique RABATÉ, Marie NDiaye, CulturesFrance édition, coll. « Auteurs », 2008, p. 18.
[42] M. NDIAYE, La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 36.
[43] Ibid.
[44] Ibid., p. 37. Même page pour les citations précédentes.
[45] Ibid.
[46] Ibid.
[47] Michael SHERINGHAM, « La Figure de l’enseignant chez Marie NDiaye », L’Esprit Créateur, Vol. 53, N° 2, Marie NDiaye’s Worlds / Mondes de Maria NDiaye ( Summer 2013 ), p. 97-110, Published By The Johns Hopkins University Press https://www.jstor.org/stable/26378846 Dernière consultation le 30 août 2023.
[48] M. NDIAYE, La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 40.
[49] M. NDIAYE, Trois femmes puissantes, op. cit., p. 57.
[50] Ibid. Norah s’interroge sans fournir de réponses : « Est-il parvenu à se persuader que c’est Sony et leur mère qui ont refusé de se rencontrer pendant toutes ces années ? ».
[51] Ibid., p. 218-219.
[52] Mais rien n’étant simple dans les romans de Marie NDiaye, le narrataire infléchit aussi par sa seule présence le récit que lui fait le narrateur : quand Me Susane raconte la scène de la maison de Caudéran à ses parents, elle intègre, dans une prétérition, la suggestion paternelle d’une agression sexuelle.
[53] M. NDIAYE, La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 58.
[54] Ibid., p. 80.
[55] M. NDIAYE, Trois femmes puissantes, op. cit., p. 97.
[56] M. NDIAYE, Ladivine, op. cit., p. 348.
[57] P. RICŒUR, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 565.
[58] H. BERGSON, Matière et mémoire, op. cit., p. 148.
[59] M. NDIAYE, Ladivine, op. cit., p. 352., « Il était clair, de fait, qu’elle aurait choisi cette robe précisément pour aller à un mariage où on l’aurait invitée à cette saison. / Il n’y avait pas d’hypothèse plus plausible, concernant le vêtement qu’elle aurait porté, que sa robe en vichy jaune. [...] Qui l’avait fait pour elle ? Quelle femme, lui ressemblant en tout point, avait porté cette robe au mariage ? ».
[60] D. RABATÉ, Marie NDiaye, op. cit., p. 21.
[61] H. BERGSON, Matière et mémoire, op. cit., p. 167.
[62] P. RICŒUR, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 562.
[63] M. NDIAYE, Ladivine, op. cit., p. 176.
[64] Ibid., p. 177.
[65] Henri BERGSON, L’Énergie spirituelle, [Paris, Alcan, 1920], PUF, coll. « Quadrige », 3e édition, 1990. « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance » p. 110.
[66] M. NDIAYE, Ladivine, op. cit., p. 178.
[67] H. BERGSON, L’Énergie spirituelle, op. cit., p. 110.
[68] Ibid., p. 136.
[69] Ibid., p. 138.
[70] L’impression de déjà-vu s’accompagne d’un sentiment d’impuissance que Bergson a relevé dans de nombreux travaux sur ce phénomène et qui est éprouvé par Ladivine : l’impression de rêver sa vie au lieu de la vivre, de ne pouvoir agir dans la courte scène déjà vue à laquelle elle assiste, comme sa mère, Clarisse/Malika Rivière, a rêvé sa vie tout entière au lieu de la vivre.
[71] M. NDIAYE, La Vengeance m’appartient, op. cit., p. 86.
[72] H. BERGSON, L’Énergie spirituelle, op. cit., p. 152.
[73] Ibid.
Résumé
Les personnages principaux des trois romans étudiés font l’expérience de la fausse reconnaissance ou phénomène de déjà vu qui pose le problème de la nature du souvenir, entre perception et imagination, réalité et rêve. Ce phénomène déclenche un questionnement, une quête ou une enquête et permet surtout d’épaissir le mystère des personnages en faisant apparaître ce qui double le réel à leur insu. L’écriture du souvenir vrai ou faux permet ainsi à Marie NDiaye de tisser subtilement les divers niveaux et degrés de réalité représentés dans son univers fictionnel.
Abstract
The main characters in the three novels studied experience false recognition (or déjà vu), which raises the question of the nature of memory, between perception and imagination, reality and dream. This phenomenon triggers questioning, even a quest or investigation, and deepens the mystery of the characters by revealing what unwittingly doubles reality. In this way, Marie NDiaye subtly weaves together the various levels and degrees of reality represented in her fictional universe.
Évelyne THOIZET
Université d’Artois, Textes & Cultures (UR 4028)
NDIAYE, Marie, Ladivine [2013], Paris, Gallimard, « Folio », 2014.
—, Trois femmes puissantes [2009] Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010.
—, La Vengeance m’appartient, Paris, Gallimard, 2021.
Études
BERGSON, Henri, Matière et mémoire, Essai sur la relation du corps à l'esprit, [Paris, Alcan, 1896], PUF, coll. « Quadrige », 3e édition, 1990.
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FREUD, Sigmund, Mémoire, souvenirs, oublis, [1921, 1923] trad. Yves Le Lay et Samuel Jankélévitch, Éditions Payot, 1966 et 1967, Petite Bibliothèque Payot, 2009.
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RICŒUR, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2000.
YATES, Frances A., L’Art de la mémoire [The Art of Memory, 1975], traduction de l’anglais de Daniel Arasse, Paris, Gallimard, 1987.
Article
SHERINGHAM, Michael, « La Figure de l’enseignant chez Marie NDiaye », L’Esprit Créateur Vol. 53, N° 2, Marie NDiaye’s Worlds / Mondes de Maria NDiaye (Summer 2013), p. 97-110, Published By The Johns Hopkins University Press https://www.jstor.org/stable/26378846.