Dans le catalogue des genres romanesques que Marie NDiaye fait travailler (au double sens du verbe, genres qu’elle met ou remet en marche en même temps qu’elle en exhibe les tiraillements) depuis ses débuts, on sait la place féconde qu’occupent le mélodrame revisité, le conte fantastique, le roman familial1. En 2016, avec l’étonnant La Cheffe, roman d’une cuisinière2, elle fait revenir sur la scène éditoriale un sous-genre très puissant, celui du roman de l’artiste, ou du roman de la vocation, dans la lignée prestigieuse de Proust ou de Joyce, mais en en décalant subtilement les règles du jeu qu’elle trouble à sa façon singulière. Elle semble aussi proposer une sorte d’autoportrait en trompe-l’œil, comme l’avait justement observé Chloé Brendlé3, en donnant peut-être un aperçu sur sa propre cuisine créatrice.
Dans ce livre, se vérifie une fois encore une constante de l’art de Marie NDiaye dont, lecteurs contemporains de sa production, nous avons suivi les étapes et les retours : la fiction est bien toujours une sorte de détour (en forme de maelström) où le sens miroite et se disperse, gardant sa part d’énigme et de résistance. Autoportrait en cuisine donc, après l’étrange Autoportrait en vert4 de 2005 ou art de l’esquive ? Pour répondre à cette question, je voudrais revenir sur la texture de ce roman, sur la façon dont il détourne et fait fonctionner les codes du roman de la vocation, en offrant un « art poétique »5 indirect et fascinant.
La première ambiguïté porte évidemment sur le statut d’artiste de l’héroïne. Si un chef cuisinier peut prétendre depuis peu à ce rang, la cheffe de Marie NDiaye, dans sa modestie et sa réserve, n’ose pas revendiquer un titre si grandiloquent. Mais le narrateur n’hésite pas, lui, dans le panégyrique qu’il trace de celle qui l’a initié aux secrets d’une méthode. Il le fait à un moment décisif du récit, lorsque la cheffe va ouvrir son restaurant à Bordeaux, À la bonne heure, et qu’elle reprend avec elle sa fille de trois ans qu’elle avait confiée à ses propres parents. Cette décision, juge le narrateur, atteste « de la dimension exacerbée de son combat, de cette manière rageuse et pourtant absolument optimiste qu’elle eut alors de jouer son va-tout » (C, 192). Dans le même passage, assez exalté, il ajoute : « certes une inquiétante euphorie la menait sans doute mais c’est bien ce qui, cette combinaison de fougue, d’aveuglement et de sens obsédant de ses responsabilités, a fait de la Cheffe ce qu’elle est devenue, une grande artiste » (C, 193). Il justifie ainsi le mot qu’il sait discutable :
Il m’arrive d’oublier, quand je m’adresse à vous, quand je pense à la Cheffe, que le hasard de sa naissance a voulu que ses dispositions trouvent la cuisine comme terrain d’épreuves, c’est que la tiens, quoi qu’elle en eût, pour une artiste qui, dans d’autres circonstances, aurait donné sa mesure dans la peinture ou l’écriture, je ne sais quoi encore, mais la Cheffe n’aimait pas que je considère les choses ainsi (C. 193).
L’exagération ou l’emphase dépend donc du narrateur puisque la Cheffe, qui « se méfiait des grands mots », préfère parler, avec plus de retenue, du « petit génie de son métier » (C, 193).
Le roman se construit donc dans la tension indécidable entre une vocation que rien ne peut empêcher, si l’artiste est celui qui est habité par la conviction de son art (même si la révélation lui prend comme dans La Recherche du temps perdu de nombreuses années) et une forme plus modeste d’obstination à persévérer, à continuer d’être ce qu’on est. La Cheffe ne déroge pas à cette caractéristique frappante des héroïnes de l’œuvre de Marie NDiaye : leur entêtement à rester comme elles se pensent être, la sorte de conatus, si je peux risquer de façon pédante le terme de Spinoza, qui fait leur différence, leur force intérieure, et aussi bien leur caractère énigmatique. Mais, dans chaque livre, c’est bien leur endurance éprouvante et admirable que le roman déploie dans le récit d’une vie.
L’ambiguïté tient à la forme de la narration de La Cheffe, ce « roman » qu’un autre écrit sur elle. C’est le narrateur qui magnifie son modèle, et ses jugements emphatiques restent toujours suspendus à une validation réticente ou refusée puisque, le plus souvent, la Cheffe se contente de « froncer les sourcils » (C, 193). Celui dont le curieux monologue occupe tout le livre avoue très tôt son projet de livrer une hagiographie de la Cheffe : « Je voudrais tracer une Vie de la Cheffe comme on écrit une Vie de Saint, mais ce n’est pas possible et la Cheffe elle-même l’aurait trouvé ridicule » (C, 46). Le paradoxe se redouble, puisque toute vie de Saint repose sur l’équivoque d’une vocation qui ne peut s’accorder d’elle-même le degré de sainteté, mais qui doit être continuellement visée comme un idéal. Le saint doit mener une vie sainte mais pas une vie pour être sanctifié…
Avoir choisi le domaine de la cuisine permet à Marie NDiaye de rester dans l’ambiguïté et de ne pas projeter trop directement une image d’elle-même. Le décalage reste possible comme les effets de miroir. Il me semble qu’il fonctionne mieux que dans le livre de Maylis de Kerangal, paru un an plus tôt que La Cheffe, Un chemin de tables6. Dans les deux cas, la promotion du cuisinier (homme chez Kerangal, femme pour NDiaye et le choix est plus original) en créateur prend appui sur le savoir-faire, sur le génie d’invention culinaire. Son faire peut sans difficulté se lire comme « poïen » puisqu’il affirme un pouvoir de transformation, de métamorphose des éléments triviaux vers un état magnifié. Art qui touche à l’essentiel : donner à manger, mais en sublimant la nourriture ordinaire. Sublimation dont nos sociétés patriarcales ont souvent préféré accorder le don aux hommes plutôt qu’aux femmes dont ce serait la fonction faussement naturelle et domestique. En ce sens, le récit de NDiaye commence très habilement dans l’espace restreint d’une cuisine bourgeoise et privée, où la jeune fille découvre son talent presque malgré elle. Car « cheffe », le mot est entré récemment dans le dictionnaire dans sa forme féminisée, témoignant de l’irruption de femmes dans un domaine dominé par les hommes. Le roman de Marie NDiaye témoigne donc, après Trois femmes puissantes, de cette promotion du féminin qu’illustre, par contraste, le portrait du cuisinier de Declaerk, Millard, trop bavard, misogyne, mais cependant honnête et sérieux dans l’exercice consciencieux de son métier. Mais sans doute, lui n’atteindra jamais à la perfection d’un art de la cuisine, pas plus que le narrateur lui-même…
La Cheffe est la première femme à recevoir une étoile du guide prestigieux, elle illustre la reconnaissance depuis les années 2000 des talents féminins7, en gagnant donc des galons de notoriété et de reconnaissance. Mais on sait que dans le roman, cette étoile n’apporte à la Cheffe que sentiment de honte et d’imposture, comme si elle méprisait ce qui lui apparaît comme une soumission aux injonctions du monde extérieur. On ne sait s’il faut lire dans cette réaction un aveu indirect de l’écrivaine et de ce qu’elle aurait ressenti après l’attribution du Prix Goncourt à Trois femmes puissantes8.
Il faut donc revenir sur les étapes d’affirmation de la vocation (ou de la carrière) de la Cheffe, sur son itinéraire à la fois réaliste et légendaire. Elle est née en 1950 ou 1951, ce qui la démarque nettement de son autrice. Elle passe une enfance pauvre mais heureuse à Sainte-Bazeille, même si toutes sortes de détails de sa vie familiale indiquent un écart ironique entre le sentiment de satisfaction éprouvée et la dureté des conditions réelles. C’est ainsi qu’elle est rapidement placée, à l’âge de quatorze ans (pour se débarrasser d’une encombrante bouche à nourrir ?), comme bonne à Marmande. L’hagiographie est en bonne marche : début obscur, qualité de pauvreté qui fait de la révélation une sorte de miracle. La suite du parcours initiatique respecte les étapes classiques : l’épreuve intérieure (la jeune fille veut s’enfuir et rentrer chez elle, mais elle décide finalement de rester chez les Clapeau) ; la faute de la cuisinière en titre qui s’absente tout un été ; la grande scène primitive de la transfiguration avec le premier repas composé par la jeune fille dans la maison des Landes. On se souvient qu’après la soupe de poisson, elle sert un cromesquis de poulet et pour finir la tarte aux pêches qui deviendra une de ses signatures.
Là encore l’imagination créatrice de Marie NDiaye est particulièrement habile. Le choix du cromesquis (croquette peu noble en cuisine dont le lecteur aussi ignorant que moi apprend le nom à cette occasion) est un véritable hapax dans ce qui deviendra la méthode ascétique de la Cheffe. Elle recourt, une fois seulement, au pouvoir d’illusionniste du cuisinier en recomposant entièrement un poulet qu’elle a haché préalablement et dont l’apparence normale est le fruit de l’art de transformation culinaire.
La scène du premier repas est dilatée sur une dizaine de pages euphoriques qui constituent l’apothéose secrètement initiale de la Cheffe. Ce moment glorieux de visitation de la Cuisine et d’affirmation ingénue de soi nécessite pourtant d’être rejoué sur le plan social. Car il faut une épreuve supplémentaire, une retombée dans la médiocrité humaine, qui advient avec la faute charnelle, suivie de la naissance de sa fille au père incertain et gardé secret. Comme dans Rosie Carpe9, même si c’est de manière moins dramatique, la naissance de l’enfant est un moment terrible de déréliction et de déchéance personnelle, avec enfermement et prostration, signes d’une longue dépression post-partum. Ce dévoiement du spirituel, c’est peut-être ce que la Cheffe devra continuer d’expier en élevant une fille que le narrateur ne cesse de montrer comme ingrate et destructrice.
Il faut donc un nouveau départ, et La Cheffe se tisse pour le lecteur assidu des romans de Marie NDiaye d’échos aux autres œuvres, évoquant Ladivine10 et l’arrivée de Clarisse, elle aussi à Bordeaux, pour une nouvelle vie loin de sa mère. La ville de Bordeaux, qui apparaît fantomatique dans Mon cœur à l’étroit11, est pour ainsi dire devenue la capitale au carré des provinciales endurcies. C’est là que la Cheffe fait son véritable apprentissage en cuisine chez Declaerk, avant de franchir le pas décisif et de fonder elle-même son restaurant. L’hagiographie retrouve ainsi les rails d’un roman réaliste classique, où l’héroïne doit passer les étapes obligées d’une trajectoire sociale crédible. Le modèle balzacien de l’ascension puis de la décadence continue d’informer de part en part La Cheffe.
Cet itinéraire naturalise donc le récit d’une vie qu’il faut aussi lire comme une success story mais dont les codes trop lisses sont partout contestés. Car la réussite de la Cheffe va de pair avec une trajectoire de dépouillement qui la rapproche de l’idéal de sainteté que projette sur elle le narrateur. C’est dans cette épure qu’on peut lire un art poétique paradoxal. Celle qui est restée illettrée et doit compter sur sa mémoire pour retenir les recettes qu’elle ne déchiffre pas facilement, parvient pourtant à manifester une philosophie implicite de la cuisine, en pensant à des « compositions idéales » (C, 137), comme si elle obéissait à quelque modèle platonicien. Ce repas paradoxal, « repas absent de tous bouquets », dirait un lecteur de Mallarmé, c’est celui qu’elle réalise en négatif à la toute fin du roman quand, attablée avec le narrateur, et buvant un verre de Graves, elle désigne les animaux alentour et les fruits comme possibilité intouchée et idéelle d’une cuisine qui n’a plus besoin de se matérialiser.
Cette épure, ce sentiment ascétique, c’est dans le rapport aux sucreries que le roman l’énonce le plus clairement. Pour la Cheffe citée par son ancien commis, il s’agit de faire fi du « profond désir d’un dénouement sucré, une morale de l’histoire, si j’ose dire, qui mette tout le monde d’accord » (C, 93). On peut lire dans cette formulation une sorte d’aveu de Marie NDiaye elle-même, tant les dénouements de ses romans ne sont ni sucrés, ni consensuels… À ce besoin enfantin de consolation sucrée, la Cheffe oppose « la quête d’une sobriété, d’une âpre pudeur qu’elle ambitionnait de rendre pour elle-même maîtresse de tous ses penchants » (C, 93). Si la pudeur peut aisément être un trait que le lecteur prête volontiers à Marie Ndiaye, il restera plus circonspect sur la sobriété de sa langue.
La Cheffe incarne ainsi une sorte de puritanisme de l’art, elle qui s’éloigne de son corps pour le rendre absolument fonctionnel, en le cachant sous des vêtements eux-mêmes uniquement pratiques12. Elle tenterait par là de se tenir à distance des « émanations érotiques » (C, 131) de la cuisine, toujours rattachée de manière impure aux pulsions orales et prédatrices, ces « émanations » dont le couple Clapeau ressent si fortement les effets. La Cheffe peut alors être qualifiée paradoxalement comme « illuminée paisible », ou « fanatique réservée » (C, 95).
Dans cet idéal ascétique de la cuisine, la Cheffe refuse tous les chichis décoratifs, les trucs tape-à-l’œil (malgré le recours initial au cromesquis), pour affirmer un idéal de simplicité dont on ne sait s’il faut le transposer directement à l’autrice. C’est donc logiquement qu’elle n’a aucun intérêt pour la réception de ses plats et ne cherche jamais à recueillir l’avis des clients de son restaurant. Le débat semble avoir lieu sur un autre plan que celui de la gratification narcissique. Cette indifférence au jugement constitue sans doute une des clés du portrait de tout artiste véritable, tel que le dessine en creux le roman.
Il s’agit bien de revendiquer une autonomie presque incompréhensible, presque monstrueuse. Idéal que le narrateur voit déchoir dans la relation masochiste que la Cheffe entretient avec sa fille, signe manifeste d’un échec plus profond, d’un renoncement à une ligne de conduite plus volontaire. C’est quand cette même fille quitte Bordeaux et sa mère, pour des études au Canada, que la Cheffe retrouve le goût de relancer un nouveau restaurant, qu’elle ressuscite ainsi comme Cheffe (ce titre qui est, tout au long du récit, son seul nom) en ouvrant la Gabrielle.
Avec un sens très sûr du détail et du retard narratif, c’est d’ailleurs à cette occasion que nous découvrons le vrai prénom de la Cheffe : Gabrielle, qu’elle aura voulu donc inscrire pour finir dans la trajectoire de son accomplissement ambigu. Ce nom, sa petite-fille, Cora, revenue voir son père à Lloret de Mar, veut le reprendre à son tour pour le restaurant qu’elle souhaite y ouvrir avec la complicité ambivalente de son père. Marie NDiaye excelle à ses petits tours de force romanesques, nouant d’un coup des fils laissés ouverts dans la narration. Mais le prénom tardivement donné ne masque pas l’anonymat profond de celle qui n’aura vécu que pour son art, ou son métier, à la manière dont le narrateur reste lui-même anonyme et caché sous la faconde débridée de son récit. D’une certaine manière c’est la vision sacerdotale de sa fonction qui interdit à la Cheffe de se distinguer par un nom.
Hagiographie, triomphe d’une conception puritaine et épurée de l’art ? S’il est si difficile de répondre, comme pour tous les romans de Marie NDiaye, c’est parce que l’ambiguïté fondamentale du roman tient à son mode de narration. Nous n’avons que l’image de la Cheffe que dessine ce narrateur qui a été l’amoureux transi de la Cheffe, a courtisé sa fille qu’il déteste violemment maintenant, s’est vu privé de la fille, Cora, qu’il a eue avec elle. Car c’est jusqu’au lien de parenté réelle avec la Cheffe qu’il dissimule tout au long de l’histoire. Narrateur instable, agité, qui s’adresse à des interlocuteurs restés dans l’ombre du récit, peut-être des journalistes.
Le choix d’un conteur aussi visiblement peu fiable fait peser un lourd soupçon sur tous les éléments du récit, qu’on doit lire comme la projection parfois pathologique des sentiments de l’ancien commis de À la bonne heure. A-t-il été vraiment le préféré de la Cheffe ? Son confident, lui qui n’hésite pas à l’espionner, à aller dans les Landes, sans lui dire, voir le lieu de la révélation ? Mais qui fait montre de bien peu d’empressement pour savoir qui pourrait être le père de la fille de la Cheffe. Derrière le récit de l’ascension de la Cheffe, se lit en filigrane celui de la chute du narrateur, réfugié à Lloret de Mar et vivant une vie superficielle et inepte.
Car le roman n’est pas seulement le monologue adressé à ces interlocuteurs invisibles. Il est traversé régulièrement de passages en italiques qui changent le mode de destination, moments de monologue intérieur cette fois, dont l’énonciation se situe à Lloret, dans l’attente de l’arrivée, plus ou moins redoutée, de Cora. Marie NDiaye reprend une fois de plus la technique qu’elle avait brillamment mise au point dans Mon cœur à l’étroit. L’irruption de ces pensées intempestives et qui paraissent étrangement déconnectées du fil du récit principal déstabilise l’énonciation générale du roman, en tramant un autre roman sous le « roman » d’une cheffe, perturbant les lignes généalogiques et affectives, redoublant en négatif l’ascension de la Cheffe. À moins que, sucrerie inattendue et ambiguë, le dénouement qui voit Cora sur le point d’ouvrir un restaurant à Lloret avec son père, à qui elle a offert un assortiment de véritables couteaux de cuisine, ne soit le point d’aboutissement heureux d’une trajectoire par ailleurs très contrariée.
Nous ne pourrons juger que sur la foi d’un témoignage trop partial et biaisé. Le narrateur non fiable est trop impliqué dans l’histoire qu’il déforme, qu’il transforme en légende dorée sans qu’on puisse en vérifier la pertinence. Mais c’est bien lui qui assure, comme les fans des stars ou des divas, l’illusio (pour reprendre le mot à Pierre Bourdieu)13 essentielle sur laquelle repose tout art. C’est grâce à lui que nous partageons la croyance dans la puissance de l’art culinaire, dans ce qu’il exige de chacun et chacune. Grâce à celui qui semble ne plus y croire pour lui-même tant il a mythifié la figure de la Cheffe.
Ainsi son destin reste-t-il invérifiable. Il garde son opacité et son mystère, son secret et sa réserve, malgré la faconde volubile du narrateur. Il garde aussi une valeur exemplaire, si la petite-fille prend in extremis le relais de sa grand-mère, comme si les familles étaient toujours pour Marie NDiaye le lieu de transmission magique et inconsciente des obsessions et des destinées rejouées. La chaîne brisée des solidarités se renoue de la même façon indécidable dans les dénouements de Mon cœur à l’étroit ou de Ladivine, avec l’énigmatique retour du chien.
L’étonnant dispositif romanesque de La Cheffe conserve sa part résistante d’énigme, et relance le désir de savoir du narrateur comme du lecteur, celui de percer à jour les raisons de l’eczéma de l’héroïne par exemple. Mais il interdit de compter sur des causalités trop mécaniques, trop simplement psychologiques. On ne pourra déduire de l’enfance paupérisée de la Cheffe son devenir. Le refus de tout naturalisme reste bien le credo de l’écrivaine.
Il reste donc une sorte de rayonnement ambigu qui est la réussite du « roman » dont le caractère ambivalent et fictionnel est affiché dès le titre. Comme si la leçon (retenue, réservée) de ce livre était qu’il fallait, vaille que vaille, persister dans son être, contre toute aliénation familiale ou sociale14. Mais il faut le dire de façon moins pompeuse : il faut persister sans son faire plutôt que dans son être, dans « le petit génie de son métier », sans souci des autres et en traçant sa route, puissante mais par accident ou par réfraction. En tout cas sans jamais théoriser un art du roman que Marie NDiaye se refuse à écrire15 et dont elle a peut-être livré avec le roman de la Cheffe les échos ou les reflets.
[1] Dans la suite des romans, le statut des héroïnes minorées se fait de plus en plus explicite et l’œuvre consent plus ouvertement à la lecture – d’abord massivement anglo-saxonne – d’une mise en fiction de la problématique du « colorblindness », pour celle qui est aussi devenue maintenant la sœur de Pap Ndiaye…
[2] Je citerai, dans l’édition originale chez Gallimard, les références directement précédées de la lettre C. Marie NDIAYE, La Cheffe, roman d'une cuisinière, Paris, Gallimard, 2016.
[3] Voir son article : « Marie NDiaye par le menu » paru dans le numéro 177 du Matricule des anges (octobre 2016).
[4] Marie NDIAYE, Autoportrait en vert, Mercure de France, 2005.
[5] L’expression est justement employée par Chloé Brendlé dans son compte rendu.
[6] Maylis DE KERANGAL, Un chemin de tables, Paris, Editions du Seuil, 2015.
[7] Dans le temps de la fiction, cela devrait être au début des années 1980, l’écrivaine anticipe donc un mouvement de reconnaissance un peu plus tardif.
[8] Marie NDIAYE, Trois femmes puissantes, Paris, Gallimard, 2009.
[9] Marie NDIAYE, Rosie Carpe, Paris, Minuit, 2001.
[10] Marie NDIAYE, Ladivine, Paris, Gallimard, 2013.
[11] Marie NDIAYE, Mon cœur à l'étroit, Paris, Gallimard, 2007.
[12] Une seule fois, par hasard, le narrateur croise à Bordeaux la Cheffe endimanchée pour une noce, portant une robe plus voyante, qui le choque en affichant une féminité qu’il préfère sublimer.
[13] Voir ses analyses dans Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire (Seuil, 1992) et le rôle qu’il donne à l’illusio pour garantir la foi dans les pouvoirs artistiques.
[14] Ironiquement, au risque pour la Cheffe de tuer par générosité ses propres parents en leur offrant une voiture neuve qu’ils ne savent pas conduire comme il faut et avec laquelle ils ont un accident fatal… Mais pas plus de psychanalyse explicative que de naturalisme chez Marie NDiaye, sinon comme une sourdine ironique qui double et mine le récit.
[15] Il faut en effet insister sur l’absence remarquable dans son œuvre de tout texte réflexif ou théorique, à la différence de tant d’auteurs qui lui sont contemporains.
Résumé
Faut-il lire La Cheffe, roman d’une cuisinière comme un autoportrait de Marie NDiaye ? Comme un roman de vocation artistique décalé ? Le livre de 2016 joue habilement de plusieurs codes romanesques pour mettre en avant le destin ambigu d’une nouvelle « femme puissante ».
Abstract
Do we have to read La Cheffe, roman d’une cuisinière as a self-portrait of Marie Ndiaye herself ? Or should we see it a quirky version of the novel of the artist ? The book, published in 2016, skillfully plays on many novelistic codes to put forward the ambiguous destiny of a another embodiement of a « mighty woman ».
Dominique RABATÉ
Université Paris Cité, Cerilac
BOURDIEU, Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
BRENDLÉ, Chloé, « Marie NDiaye par le menu », Matricule des anges, numéro 177, octobre 2016.
DE KERANGAL, Maylis, Un chemin de tables, Paris, Editions du Seuil, 2015.
NDIAYE, Marie, Rosie Carpe, Paris, Minuit, 2001.
Autoportrait en vert, Paris, Mercure de France, 2005.
—, Mon cœur à l’étroit, Paris, Gallimard, 2007.
—, Trois femmes puissantes, Paris, Gallimard, 2009.
—, Ladivine, Paris, Gallimard, 2013.
—, La Cheffe, roman d’une cuisinière, Paris, Gallimard, 2016.