Qu’est-ce que le Cinématon ?1 Une adaptation de la photographie d’identité au cinéma, un portrait filmé d’une personnalité du monde artistique ou culturel, qu’elle soit célèbre ou peu connue, pourvu qu’elle œuvre dans ce domaine-là. Tous les portraits filmés sont réalisés exactement selon les mêmes règles : un plan-séquence muet d’une durée de 3 minutes 30 secondes, en gros plan, en une seule prise, qu’il est donc impossible de recommencer. Chaque personne est libre de faire ce qu’elle veut devant la caméra et je me refuse à lui donner la moindre indication. Tous ses faits et gestes ont été décidés par elle. À ce jour2, j’ai réalisé 3140 Cinématons, ce qui représente 210 heures.
Comment, dans ces conditions, envisager les projections ? Les possibilités sont multiples et infinies. Parfois, on peut ne projeter qu’un seul Cinématon, comme ce fut le cas, récemment, de celui du réalisateur Nagisa Ōshima, dans le cadre d’une rétrospective de ses films ; d’autres fois, on organise des soirées sur un thème (les artistes plasticiens, les cinéastes, les écrivains, les burlesques, les derniers Cinématons inédits, etc.) ou des nuits « non stop » ; ou bien, à l’inverse, il est possible de projeter l’intégrale Cinématon. C’est un événement qui est assez rare. C’est arrivé à 18 reprises en 44 ans. La dernière intégrale a eu lieu il y a deux ans, en Angleterre, ce qui représentait alors 204 heures de film. La première diffusion intégrale s’était déroulée à la fin décembre 1978 lors de la première année de tournage des Cinématons (le premier avait été filmé le 7 février 1978). C’était à la galerie de l’Ouvertür, au 21 rue de l’Ouest, dans le 14e arrondissement de Paris, à quelques pas de chez moi (j’habitais alors au numéro 42, lieu de tournage du tout premier Cinématon). Cette galerie avait organisé une rétrospective de tous mes films, dont les 44 premiers Cinématons. Il y a eu, ensuite, d’autres intégrales, au Centre Georges Pompidou, à Paris, à l’occasion du millième Cinématon, à la Cinémathèque française à Paris, à Hambourg, Montréal, Lucca, Toronto… Mais un tel événement est de plus en plus difficile à organiser puisque cette anthologie cinématographique ne cesse d’augmenter au fil des années...
Si le premier Cinématon a donc été tourné le 7 février 1978, il y a également eu un numéro zéro… daté du 18 octobre 19773. Il s’agit de mon propre Cinématon, filmé par une amie réalisatrice, Martine Rousset, au cimetière du Montparnasse, à Paris. Je voulais être filmé devant la tombe d’Henri Langlois4, mort quelques mois plus tôt. Mais comme il fut impossible de la trouver, mon choix s’est arrêté sur une tombe anonyme. Lors de la première des deux rétrospectives intégrales présentée au Centre Georges Pompidou, celle de 1981 pour les 150 premiers Cinématons, un journaliste italien avait écrit dans La Repubblica, que le Cinématon était un « art de cimetière »… Sur le coup, je n’avais pas bien compris, mais quarante ans plus tard, au fil des disparitions, dont celle du regretté Dominique Noguez… ces mots ont pris de plus en plus de sens.
Cinématon 0. Gérard Courant. Paris, le 18 octobre 1977, à 15h. Image arrêtée.
https://www.youtube.com/watch?v=GhGCcPWAoC4
Cinématon n°71. Dominique Noguez, Paris, le 25 septembre 1979, à 16h40. Image arrêtée.
https://www.youtube.com/watch?v=1ZV3wNZpLJ0
En réalité, l’idée est née un peu par hasard, alors que j’avais vingt ans. Un ami caméraman, qui allait chaque année au festival de Cannes, m’avait proposé de filmer quelque chose pour moi. Je lui avais alors demandé de me filmer un grand cinéaste, mais en un seul plan-séquence, et en gros plan, sans d’ailleurs imaginer, à l’époque, que les Cinématons existeraient et sans savoir, aussi, que je deviendrais cinéaste ! Un mois plus tard, mon ami revient avec une bobine… qui contient celle d’Alfred Hitchcock, présent à Cannes en 1972 pour la présentation de son avant-dernier film, Frenzy5. C’est donc, au fond, un faux Cinématon, puisque le concept n’existait pas encore. Peut-être que, inconsciemment, l’idée du Cinématon était en train de naître… Des années après, ce portrait filmé sera ainsi classé dans les Cinématons hors collection… De plus, le plan-séquence d’Hitchcock n’est pas un Cinématon, puisque ce n’est pas moi qui l’ai tourné… Enfin, grâce à la notoriété du personnage filmé, Philippe Truffault, pour la chaîne de télévision Arte, a réalisé en 2019 un film, Vous connaissez le Cinématon d’Alfred Hitchcock ?, qui raconte l’histoire de ce faux Cinématon.
Cinématon « hors collection » d’Alfred Hitchcock conçu et produit par Gérard Courant et filmé par Jimmy Lan le 14 mai 1972 à Cannes (France) pendant le Festival du film. (Silencieux). Image arrêtée.
https://www.youtube.com/watch?v=12Rb361_Mog
Cinématon a généré d’autres séries cinématographiques, avec personnages, que j’ai créées, au fil des années, à partir des années 1980 : la série Couple, avec deux personnes, dans un cadre plus large ; la série Trio avec trois personnes, la série Portrait de groupe, une sorte de transposition de la photo de groupe ou de famille en cinéma ; la série Cinécabot, avec une personne et son chien, ou encore, Cinématou, avec une personne et son chat ! Et en dehors du Cinématon stricto sensu, il existe, aussi, la série Lire, qui compte 160 épisodes. Celle-ci est sonore, puisque des auteurs y lisent, pendant 3 minutes 30 secondes, le début de leur dernier livre publié soit, en général, deux ou trois pages.
Mais il y a aussi des séries sans personnages… Par exemple, la série Gare, qui s’inspire un peu du travail des frères Lumière, et qui est constituée d’un plan fixe de la façade d’une gare. Ou bien la série Cinéma, où je filme la façade de cinémas qui ont montré, en France ou à l’étranger, des Cinématons. Il existe aussi la série De ma chambre d’hôtel. Cette dernière est un peu différente car elle est constituée d’une vingtaine de plans d’une dizaine de secondes chacun de ce que je vois, à l’extérieur, depuis ma chambre d’hôtel. On pourrait ajouter aussi les séries d’inventaires filmés des rues et des places des villes où j’ai vécu. Je pense plus particulièrement à Lyon, dont j’ai filmé, entre 2002 et 2013, les 1500 rues, les 400 places et squares : toutes les rues de la ville ont été passées au peigne fin, et il ne manque pas une seule impasse, pas une seule allée. Cet inventaire s’appelle Lyon, autopsie d’une grande ville. Lyon, c’est 9 arrondissements et 9 inventaires de rues et 9 inventaires de places et de squares… pour un total de 16 heures de film. Bien sûr, comme toute ville se transforme, certaines rues ont, depuis le tournage de cet inventaire, disparu et d’autres, au contraire, ont depuis été créées. Bien sûr, ces dernières ne figurent pas dans mon inventaire car le tournage s’est arrêté en 2013. Il sera intéressant qu’un cinéaste, au début du XXIIe siècle, fasse un remake de mon film sur Lyon. Beaucoup de rues auront disparu et de nombreuses seront apparues.
Naturellement, j’ai fait beaucoup d’autres films, des courts, des longs métrages… et ce depuis le lycée, où l’amateur que j’étais alors, réquisitionnait ses copains, tout surpris, aujourd’hui, de pouvoir voir ces films, qui ont maintenant un demi-siècle d’existence, sur Internet. À ce jour, l’ensemble de mon œuvre filmée représente 970 heures6. Je suis un peu embêté, car j’avais dit lors d’une interview, il y a quelques années, que j’arrêterais le cinéma lorsque j’aurais atteint les 1000 heures de film. Le problème, c’est que je risque d’y arriver assez vite. Heureusement, j’avais aussi donné une autre indication : 10 000 films. Comme à ce jour, j’en suis à 1300 films et 7200 portraits filmés, soit 8500 films en tout, je dispose donc encore d’un peu de marge...
Naturellement, aujourd’hui, il ne va pas s’agir d’envisager une projection continue. je vous propose de voir simplement un choix de 16 Cinématons auxquels j’ajouterai quelques courts commentaires, un peu comme le faisait Sacha Guitry lorsqu’il présentait sa série Ceux de chez nous7. Soit environ une heure de projection.
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=JgJ8xIJ-b48
Marie-Noëlle Kauffmann est une actrice qui n’a pas fait carrière et à qui j’ai donné le rôle principal de l’un de mes longs métrages8. Le tournage du Cinématon l’angoissait, de sorte que ce jour-là, pour se désinhiber, elle a bu beaucoup de whisky. Elle s’est mise alors à jouer, avec des gestes un peu maladroits, avec un chat qui n’était pas le sien. Le chat lui a griffé la paupière inférieure, et il s’en est fallu d’un millimètre ou deux pour que son œil soit atteint. C’est un des rares exemples de vrai sang au cinéma…
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=hDUOo60xS3M
Jean-Luc Godard a alors 50 ans et deux mois. Il est à Berlin-Ouest pour présenter son film Sauve qui peut (la vie), film franco-austro-germano-suisse de 1980. Je me souviens qu’un jour, lors d’une rencontre avec lui, dans les années 1970, bien avant de faire son Cinématon, il m’avait dit : « Il vaut mieux faire un mauvais long-métrage qu’un bon court-métrage, car un court-métrage, personne ne le regarde, tandis qu’un long-métrage, tout le monde va en parler, même s’il est mauvais. » Ces formules chocs, très tranchantes, c’est tout Godard ! Mais, c’est vrai, quand je me suis lancé dans l’aventure Cinématon, je me suis dit : il faut que je fasse un film très long…
Dans ce plan-séquence, Godard fume une cigarette Boyard – c’était avant qu’il fume le cigare –, tout en manipulant des documents. En réalité, il s’agit du contrat de distribution de Sauve qui peut (la vie) pour l’Allemagne. Juste avant le tournage, j’avais en effet assisté à une réunion entre le distributeur allemand, le producteur Marin Karmitz9, et Godard, qui a choisi de se faire filmer pendant le paraphage du contrat.
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=EuMrVJMnWwg
Robert Kramer est un important cinéaste indépendant américain qui a d’abord travaillé aux USA, puis en France. Quand je lui ai proposé ce Cinématon, il m’a répondu : « D’accord, je vais essayer d’être immobile pendant 3 minutes et demie ». À un moment, au milieu du Cinématon, il cligne d’un oeil et, en général, les spectateurs qui ont compris son jeu, applaudissent chaleureusement.
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=UaKdy2rrSRM
Noël Godin est l’entarteur bien connu de BHL, et de bien d’autres personnalités, parmi lesquelles Duras, et même Godard… C’est un admirateur du cinéma américain muet et burlesque, et par ailleurs, un homme qui rencontre, réellement, de grands problèmes avec les objets, dans la vraie vie. Couper du pain, du beurre avec un couteau démesuré, manipuler de la farine, utiliser une cafetière, une marmite… tout dérape… Le tournage a eu lieu chez un ami commun, à qui il a fallu deux journées de nettoyage pour faire disparaître les traces du tournage. Quand la salle hilare du Studio 43 à Paris assistera à la projection de ce portrait filmé, mon ami, à l’issue de la séance, me dira qu’il n’a pas trouvé ce Cinématon drôle ! Il fut le seul dans ce cas...
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=1cPPnRc-0-0
Cette année-là, Sandrine Bonnaire a 15 ans. Elle allait bientôt jouer dans À nos amours, de Maurice Pialat. Au moment de ce Cinématon, elle était pressentie pour le rôle, mais rien n’était encore sûr quant à sa participation au film de Pialat. Le Cinématon est donc sa première apparition au cinéma. Comme ce portrait filmé l’inquiète, elle a demandé à une amie et comédienne de son âge, Maïté Maillé, de rester non loin d’elle, et c’est donc à elle qu’on la voit parler, parfois. C’est pour elle une sorte de « béquille » qui lui permet de garder une contenance.
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=tYYHlK_4EL8
Galaxie est la fille d’un ami comédien, Joël Barbouth, qui avait travaillé avec beaucoup de cinéastes dont Marc’O10 et Philippe Garrel11. Sa fille, qui a alors 7 mois, était modèle et posait pour des magazines pour bébés. Son père la tient pour la rassurer, et elle communique avec sa mère. Il faut en effet pouvoir supporter deux projecteurs de 500 watts, ce qui est énorme pour un bébé, et ce qui explique peut-être les petits problèmes gastriques qu’elle rencontre pendant le film. En 1993, Galaxie aura un rôle-clé dans un film d’Éric Rohmer : L’Arbre, le maire et la médiathèque.
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=KrP1Rh0c_zw
Juliet Berto avait souhaité qu’on installe, entre elle et la caméra, une glace transparente, légèrement teintée en gris, afin que le cinéaste-caméraman-cinématoneur apparaisse en transparence. Juliet Berto n’était pas seulement une actrice, elle était aussi metteur en scène.
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=JAniaNVGsJY
On lit, derrière Cécile Babiole, le nom de « Nox ». C’est celui d’un groupe de rock Indus auquel elle appartenait, avec Gérome et Laurent Perrier.
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=DIkYYmQ5hwY
Jacques Monory est un artiste peintre qui a également réalisé plusieurs films, par exemple un film expérimental, EX- (1968), ou bien Brighton Belle (1974), ou encore Le moindre geste peut faire signe (1988).
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=2bP0nVInUuY
Il s’agit du deuxième Cinématon de Boris Lehman, le premier ayant été filmé en 1978. (Il fait partie des rares personnes à avoir plusieurs Cinématons). Dans celui-ci le cinéaste fait se succéder des cartons écrits de sa main que nous devons lire, ce qui est une façon de « remplacer » le son. Mais Boris Lehman a beau se cacher derrière ces feuilles, il se dévoile peut-être plus qu’un autre.
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=zV1Hb_WdoWY
Jean-Jacques Andrien12 est en présence de deux objets presque disparus : un Polaroïd et une cabine téléphonique.
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=sgM2HXHibHA
Terry Gillian, membre des Monty Python, entre autres facéties, mange un billet de cent francs…
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=7nHXmjbts2s
Roberto Begnini rit, parle, bouge les mains… et l’on peut lire sur ses lèvres un mot qu’il répète inlassablement afin que ceux qui maîtrisent la langue de Dante puissent le comprendre. Il a lui aussi un billet de 100F, qu’il déchire…
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=dlCQCmChBLg
Lorsqu’un ami critique de cinéma a vu ce Cinématon, il m’a dit, sur le ton de la plaisanterie, qu’il comprenait pourquoi la RDA (Else Gabriel, au moment du tournage, était Allemande de l’Est) n’existait plus… Il est vrai que cette performance, associant la farine, du sang, un rat… provoque des avis très tranchés.
Voici deux derniers Cinématons, sans le moindre commentaire…
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=-OY0lM67tvE
Image arrêtée. Lien vers le cinématon intégral : https://www.youtube.com/watch?v=4JF6-2W_j4g&t=35s
Les Cinématons que l’on vient de voir peuvent appeler plusieurs remarques. Une remarque technique, pour commencer : pourquoi tantôt la couleur, tantôt le noir et blanc ?
Au tout début de l’aventure, les 9 premiers Cinématons sont filmés en 16mm noir et blanc. Je n’avais pas de caméra et j’utilisais celle de la cinéaste Martine Rousset qui, de plus, m’aidait à filmer car je ne maîtrisais pas encore très bien ce matériel. Ça rendait parfois les choses compliquées car ma camerawoman n’était pas toujours disponible. C’est la raison pour laquelle, à la fin du mois de mars 1978, j’ai acheté une caméra Super 8. Mais, en 1978, Kodak avait arrêté depuis plusieurs années la commercialisation des cassettes Super 8 noir et blanc. Pourquoi ? Si le Kodachrome ne pouvait être développé que par Kodak (seul Kodak possédait la licence pour développer le Kodachrome), par contre, le noir et blanc pouvait être développé par n’importe quel laboratoire. Et certains laboratoires n’avaient pas le niveau d’exigence de qualité de Kodak et avaient des résultats parfois décevants. Certains cinéastes s’étaient plaints à Kodak de cette mauvaise qualité. Mais l’entreprise Kodak n’y était pour rien car, si c’est bien elle qui fabriquait la pellicule, ce n’est pas elle qui, dans ce cas, développait le film. Pour ne plus être confronté à ces résultats de mauvaise qualité, Bernard Jubard, le directeur de la division cinéma chez Kodak, prit la décision de ne plus commercialiser le Super 8 noir et blanc en France (alors qu’il continuait de l’être à nos frontières, en Suisse, en Angleterre, en Belgique ou en Allemagne de l’Ouest). À partir du Cinématon numéro 10, je fus donc contraint de filmer en couleur. Lorsque Bernard Jubard prit sa retraite en 1991, Monique Koudrine, sa remplaçante, réintroduisit le Super 8 noir et blanc mais, à ce moment-là, j’avais déjà dépassé les 1000 Cinématons et j’ai préféré continuer à filmer en couleur. Quand la pellicule argentique Kodachrome s’est arrêtée définitivement en 2006, j’ai poursuivi mon travail en vidéo, avec une caméra numérique MiniDV. J’ai d’abord tourné en couleur, puis, à partir de 2010 et du Cinématon numéro 2332, je suis revenu au noir et blanc des origines du Cinématon.
Au cours de cette longue aventure artistique de plus de quatre décennies, il y a eu parfois quelques loupés, quelques problèmes techniques, des batteries récalcitrantes qui arrêtaient le film avant son terme. Mais ces films ratés n’ont pas fini à la poubelle : ils furent recyclés dans la catégorie des Cinématons hors collections et n’ont donc pas été perdus.
J’aimerais revenir aussi sur un autre aspect, qui concerne la mort, le deuil. Le vidéaste et critique d’art Jean-Paul Fargier avait accepté, vers 1980, de faire un Cinématon. Mais il n’était pas pressé de se faire filmer. Chaque fois que je le croisais, environ une fois par an, je lui renouvelais ma proposition et, à chaque fois, il me répondait qu’il ferait le Cinématon quand il serait prêt. Et il ne l’était jamais ! Puis, à l’occasion du mariage d’un ami commun, en juin 1991, il m’a enfin dit qu’on pouvait faire ce portrait filmé, qu’il avait une idée... Quelques jours plus tard, j’étais chez lui, avec ma caméra. Plus exactement, dans sa cave, où pendant les 3 minutes et demie de son Cinématon, il déguste un vin qu’il vient d’extraire d’un tonneau. Ce que je ne savais pas et qu’il m’apprit après le tournage, c’est que ce vin avait été fait par son père dans ses vignes des Cévennes. Et il m’apprit aussi que ce dernier venait de mourir ! Ce Cinématon dégage une émotion intense. Dans ce film, Jean-Paul Fargier rend un hommage magnifique à son père. Il a eu raison d’attendre plus de 10 ans ! Si nous avions fait son portrait filmé en 1980, jamais le film n’aurait eu une aussi grande force.
Le Cinématon est une expérience qui se nourrit de la diversité des trajectoires individuelles, une aventure qui nous envoie dans des directions imprévues, avec ses irrégularités : en 1990, année de surmenage, j’ai réalisé près de 380 portraits filmés dont 305 Cinématons… mais en 2020, année COVID oblige, j’ai filmé seulement 12 Cinématons…
Au fond, l’un des principes fondamentaux du Cinématon est de garder une trace. J’ai filmé des célébrités, des vedettes, mais aussi de jeunes artistes peu connus, plasticiens, acteurs/actrices, poètes… dont, désormais, il existe une archive, un document qui préserve leur mémoire. Un document dans lequel même lorsqu’on pense se cacher, on se dévoile beaucoup, finalement. Car on ne peut pas échapper au dispositif du Cinématon, à la radicalité du plan-séquence muet et de la prise unique. Heureusement que j’ai choisi le muet. Si le Cinématon avait été sonore, la parole aurait fait fonction de masque. Le fait qu’il n’y ait pas le son oblige les cinématonés à se montrer d’une façon toute particulière et différente. Cela me fait penser à la définition donnée par un critique : « le Cinématon, c’est un strip-tease mental ».
[1] Ce texte est la transcription, par Martine Lavaud et avec l’accord de son auteur qui l’a validée, de la conférence donnée par Gérard COURANT à l’Université d’Artois, le 2 décembre 2021.
[2] C’est-à-dire le 2 décembre 2021. À la date du 9 juin 2023, il en existe 3182.
[3] Pour consulter la liste intégrale des cinématons accompagnés de leur fiche technique, ainsi que des informations complètes sur la filmographie de Gérard Courant, consulter son site, en particulier via ce lien : http://www.gerardcourant.com/index.php?t=cinematon&c=t.
[4] Henri Langlois (1914-1977) est un conservateur et restaurateur de films, cofondateur de la Cinémathèque française.
[5] Ce film de 116 mn, tourné entre août et octobre 1971, est le 51e du réalisateur britannique, et le seul à comporter des scènes de nu. Le scénario a été écrit par Anthony Shaffer, d’après le roman d’Arthur La Bern, Goodbye Piccadilly, Farewell Leicester Square. Scénario : Anthony Shaffer. Musique : Ron Goodwin.
[6] Le 2 décembre 2021.
[7] Ce documentaire remarquable de Sacha Guitry, présenté pour la première fois à Paris le 22 novembre 1915, capture des moments plus « familiers » de la vie de personnalités illustres : André Antoine, Sarah Bernhardt, Edgar Degas, Henri Desfontaines, Jane Faber, Anatole France, Lucien Guitry, Octave Mirbeau, Claude Monet, Auguste Renoir (avec son fils Claude Renoir), Henri-Robert, Auguste Rodin, Edmond Rostand, Camille Saint-Saëns.
[8] Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier..., réal. Gérard Courant, 1979. Voir http://www.gerardcourant.com/index.php?f=27.
[9] Ce réalisateur, producteur et distributeur a créé MK2, société spécialisée dans le cinéma indépendant. Depuis 2018, il est Président de l’association de l’Institut pour la photographie des Hauts-de-France.
[10] Les Idoles, 1967.
[11] La Liberté la nuit, 1983.
[12] Ce cinéaste belge né en 1944 est le réalisateur de divers films: La pierre qui flotte (court métrage, 1972) ; Le rouge, le rouge et le rouge (court métrage, 1972) ; Le fils d’Amr est mort (1975) ; Le Grand Paysage d’Alexis Droeven (1981) ; Mémoires (documentaire, 1984) ; Australia (1989) ; Il a plu sur le grand paysage (documenaire, 2012).
Résumé
Qu’est-ce que le Cinématon ? Pourquoi est-ce le film le plus long ? Comment fonctionne ce portrait expérimental qui tient l’équilibre entre la contrainte et la liberté, entre le portrait photographique et le film ? Gérard Courant raconte ici sa longue pratique, sans cesse réinventée par ceux qui en partagent l’aventure, du Cinématon, dont la collection, de Jean-Luc Godard à des acteurs plus confidentiels de la vie culturelle, est à présent riche de plus de 3180 films, chiffre inmanquablement provisoire.
Abstract
What is a cinematon? Why is it the longest film? How does this experimental portrait work? Why does it hesistate between constraint and freedom, photographic portraiture and film? Gérard Courant explains and shows his long practice, constantly reinvented by those who share the adventure, of the cinématon, whose collection, from Jean-Luc Godard to more confidential players in cultural life, now boasts over 3180 films - a number that is inevitably provisional.
Au sujet du film le plus long du monde : les portraits du cinématon
1. Cinématon n°56. Marie-Noëlle Kauffmann (France). Comédienne. Paris, le 4 mai 1979, à 22h15.
3. Cinématon n°122. Robert Kramer (USA). Cinéaste. Digne, le 2 mai 1981, à 12h30.
6. Cinématon n°264. Galaxie Barbouth (France). Modèle. Paris, le 9 décembre 1982, à 19h30.
9. Cinématon n°458. Jacques Monory. Artiste, plasticien. Cachan, le 15 janvier 1985, à 10h30.
10. Cinématon n°468. Boris Lehman. Cinéaste belge. Paris, le 12 février 1985, à 13h.
11. Cinématon n°528. Jean-Jacques Andrien (Belgique). Cinéaste. Cannes, le 16 mai 1985, à 15h30.
13. Cinématon n°801. Roberto Begnini (Italie). Cinéaste, comédien. Cannes, le 17 mai 1986, à 18h45.
14. Cinématon n°1180. Else Gabriel (RDA). Performer. Paris,le 20 janvier 1990, à 19h40.
Gérard COURANT
Écrivain, producteur, réalisateur
AUTOBIOGRAPHIE. Catalogue de la rétrospective Cinématon, Galerie de l’Ancienne Poste, Calais, décembre 1985.
BÉNÉDICT, Sébastien, « 2034, L’Odyssée de Gérard Courant », Cahiers du cinéma, n°573, novembre 2002.
BOURGEOT, Jean-François, « Hommage à Gérard Courant – Gérard Courant le bien nommé », Catalogue du Festival du Cinéma Méditerranéen de Montpellier, 2003.
DONGHY, Jacques, « Gérard Courant : un cinéma ontologique », Art Press, n°84, septembre 1984.
GHYS, Clément, « Le court le plus long », Libération, 28 juillet 2012.
https://www.liberation.fr/cinema/2012/07/29/le-court-le-plus-long_836331/
KERMABON, Jacques, « Les 700 cinématons de Gérard Courant », dans Le documentaire français, CinémAction, Éditions Cerf, dossier réuni par René Prédal, 1987.
LENNE, Gérard, « Soyez cinématoniques », Drôle de vie, n°9, janvier 1991.
MARDORE, Michel, « La folle entreprise d’un voyeur appelé Gérard Courant. Jean-Luc et Philippe se font tirer le portrait », Le Nouvel observateur, 5 juillet 1985.
NOGUEZ, Dominique, « Le Maître de nos cérémonies », Le Journal du 43, décembre 1986.
—, « Le Jivaro de nos têtes », in Gérard COURANT, Livre Cinématon, Éditions Veyrier, 1989, repris dans Dominique NOGUEZ, Éloge du cinéma expérimental, Paris expérimental, 1999.
PAUCARD, Alain, Trilogie. Programme de l’intégrale Cinématon, Cinématon : 10 ans/1000 portraits Gérard Courant, Centre Georges Pompidou, 2 au 13 mars 1988.
—, « Les métastases du cinématon », in Gérard Courant, Cinématon, éditions Henri Veyrier, 1989.
—, « Cinématon », Rectangle, n°32-33, 1991.
ROY, Jean, « Gérard Courant en toute liberté », L’Humanité, 14 juin 2000.